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Dossier

A la recherche d’une définition des institutions de la liberté.

La médecine, langage du politique chez Machiavel
Marie GAILLE-NIKODIMOV

Résumé

Cet article explore une dimension essentielle, et jusqu’à présent peu analysée, du langage machiavélien : les métaphores médicales et parmi celles-ci, plus spécialement les termes et expressions qui lui permettent d’énoncer ses thèses majeures sur l’ordre institutionnel propre à la liberté. L’enquête sur les sources de la théorie médicale en vigueur au tournant du 16ème siècle – le présocratique Alcméon de Crotone, le corpus hippocratique tel qu’il est transmis par Galien – montre à la fois l’importance du vocabulaire médical pour Machiavel (les métaphores médicales ne sont donc en aucun cas de simples ornements) et les libertés qu’il prend à l’égard de cette source dans la formulation de ses idées politiques. L’analyse de cet usage oriente la réflexion vers une analyse du statut de l’idée de constitution mixte chez Machiavel : les institutions de la liberté correspondent-elles à cet idéal antique, formulé en Grèce, puis appliqué à la réalité romaine par Polybe, Cicéron et Denys d’Halicarnasse. En réalité, à travers sa pensée du conflit civil, Machiavel s’éloigne de manière radicale du modèle de la constitution mixte.

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Texte intégral

1Tout lecteur peut repérer la présence massive d’un réseau d’images relatives à la médecine dans l’œuvre de Machiavel et constater leur cohérence : la cité comme organisme vivant et mortel, et plus précisément comme corps mixte composé d’humeurs, l’action du gouvernement comprise comme diététique et thérapie politiques, en particulier à travers la figure du prince-médecin, la crise comme moment clé de l’histoire de la cité. Partant du principe que l’écriture machiavélienne ne peut être considérée comme un tout homogène, mais comme une sorte de patchwork - Machiavel utiliserait librement telle ou telle langue, selon qu’elle permet d’exprimer ses thèses de la manière la plus claire et la plus frappante -, nous dirons de manière générale que la médecine d’inspiration hippocratico-galénique sert mieux que tout autre langue l’invitation machiavélienne à agir et à ne pas se laisser abandonner au sort, parce qu’elle repose sur la conviction que l’intervention humaine sur la maladie est possible et potentiellement efficace.

  • 1  Nous attendons cependant la publication de la thèse de L. Gerbier, qui consacre d’importantes anal (...)
  • 2  J. G. A. Pocock, Le Moment machiavélien – La pensée politique florentine et la tradition républica (...)

2Nous souhaitons ici attirer plus particulièrement l’attention sur la notion d’humeur. Notre hypothèse est qu’une enquête sur son sens et l’usage qu’en fait Machiavel contribue de manière notable à la compréhension de sa réflexion institutionnelle. L’exégèse machiavélienne, pourtant si abondante, a produit peu d’analyses à ce propos1. Si l’on s’en tient aux cinquante dernières années, nous constatons que John Greville Agard Pocock ne consacre aucune analyse au vocabulaire organique et médical présent dans l’œuvre de Machiavel, pourtant essentiel à la compréhension des idées de corruption et de finitude temporelle de la cité, deux aspects qu’il étudie dans Le Moment machiavélien. Quentin Skinner, pour sa part, qualifie le thème des humeurs d’axiome de la pensée machiavélienne, sans cependant développer une explication de celui-ci. Du côté italien, les choses sont plus ambiguës : l’usage de la notion d’humeur est relevé, mais n’est pas spécifiquement étudié jusqu’au début des années 1980. Fredi Chiappelli souligne dès 1969 l’importance du champ lexical de la vie organique, de la vie et de la mort, typique de la Renaissance et note la récurrence de la notion d’humeur dans Le Prince et les Discours, mais ne s’y attarde pas. Gennaro Sasso n’analyse pas non plus spécifiquement la thématique des humeurs, tout en affirmant son importance2.

  • 3  A. Parel, The Machiavellian Cosmos, Princeton, University Press, 1992. Avant lui, L. Sanzi s’est i (...)
  • 4  Cl. Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Gallimard, 1972, p. 382 ; G. Sfez, « Machiavel : La r (...)

3Anthony Parel a, le premier, consacré une étude à la notion d’humeur et mené des analyses spécifiques de son usage dans Le Prince, les Discours et L’Histoire de Florence3. En établissant la filiation de cette notion à la collection hippocratique, il estime qu’en l’employant, Machiavel propose de manière implicite un modèle d’organisation de la cité, fondé sur l’équilibre des humeurs. La clé de la santé est que chaque humeur, qu’elle désigne un groupe social ou le désir de celui-ci, soit satisfaite. Gérald Sfez s’est aussi attaché à commenter la notion d’humeur dans le sillage de l’interprétation du Prince développée par Claude Lefort. Celui-ci affirme que l’antagonisme entre peuple et grands, évoqué dans le chapitre 9, est « une opposition constitutive du politique » et non « une distinction de fait »4. Gérald Sfez, comme Claude Lefort, souligne son caractère irréductible. Si ce dernier n’a pas prêté une attention particulière à la notion d’humeur, Gérald Sfez, au contraire, la met en avant : elle est la marque, selon lui, de l’absence de toute réconciliation possible, de toute mesure commune entre le désir du peuple et celui des grands. La cité ne peut être la somme ou la reprise dans un tout de ces humeurs. Cependant, si le rapport des humeurs peut dégénérer en une guerre civile ouverte, il peut aussi donner lieu à un processus de résistance des humeurs l’une contre l’autre, favorable à la liberté.

4L’interprétation de Anthony Parel et celle de Gérald Sfez lient la présence de la notion d’humeur dans l’œuvre de Machiavel à une réflexion institutionnelle. Pour Anthony Parel, Machiavel fait de la répartition équilibrée des magistratures entre les humeurs des grands et du peuple le fondement essentiel d’un ordre institutionnel durable. Gérald Sfez, de son côté, insiste sur le fait qu’à travers cet usage terminologique, Machiavel ne peut que critiquer un modèle constitutionnel fondé sur l’équilibre des parties, le rapport des humeurs étant modifié en permanence. L’un souligne l’idée d’équilibre, l’autre, celle de déséquilibre, ou encore, de perte constante de l’équilibre. Le désaccord entre ces deux analyses renforce la nécessité d’une enquête sur le sens et le rôle joué par la notion d’humeur dans la réflexion machiavélienne.

5Or, nous connaissons mal aujourd’hui cette notion. Pour ne citer que lui, Georges Canguilhem y fait seulement allusion dans Le Normal et la pathologique :

  • 5  G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, « Quadrige », PUF, 1999 [1ère édition : 1966], p. 12.

Inversement, la médecine grecque offre à considérer, dans les écrits et les pratiques hippocratiques, une conception non plus ontologique mais dynamique de la maladie, non plus localisationniste mais totalisante. La nature (physis), en l’homme comme hors de lui, est harmonie et équilibre. Le trouble de cet équilibre, de cette harmonie, c’est la maladie. Dans ce cas, la maladie n’est pas quelque part dans l’homme. Elle est en tout l’homme et elle est tout entière de lui. Les circonstances extérieures sont des occasions mais non des causes. Ce qui est en équilibre dans l’homme, et dont le trouble fait la maladie, ce sont les quatre humeurs dont la fluidité est précisément apte à supporter des variations et des oscillations, et dont les qualités sont couplées selon leur contraste (chaud, froid, humide, sec). 5

6Notre première tâche est de revenir à la conception médicale de cette notion et de chercher à comprendre comment elle est parvenue à Machiavel. Le premier témoignage de l’usage de la notion d’humeur dans le domaine médical que nous avons conservé est lié au médecin présocratique Alcméon de Crotone (acmé vers 500 av. J.-C.). Il définit la santé comme l’équilibre entre les quatre qualités primordiales (chaud, froid, sec, humide), classées en couples de contraires et désigne un tel équilibre par le terme d’isonomie, emprunté au langage politique. Ce terme, notamment associé, aux Ve et VIe siècles en Grèce, au régime du peuple, la démocratie, désigne l’égalité devant le droit. Filant la métaphore politique, il emploie d’autre part celui de monarchie pour décrire la maladie : celle-ci advient lorsque l’une des humeurs en vient à dominer l’autre. Comme le suggère le propos d’Aëtius, la correspondance entre le corps humain et le corps politique semble destinée à mettre en évidence les relations à l’intérieur d’un couple, entre les dynameis opposées :

  • 6  Aëtius, Opinions, V, xxx, 1, in Les Présocratiques, Alcméon, B II, D. Delattre (trad.), Gallimard, (...)

Selon Alcméon, c’est l’équilibre des puissances <isonomia ton dynameon> comme l’humide et le sec, le froid et le chaud, l’amertume et la douceur, etc., qui produit et conserve la bonne santé ; c’est au contraire la prédominance <monarchia> de l’une d’elles qui provoque la maladie et quand deux de ces puissances prédominent, c’est la mort qui s’ensuit.6

7Giuseppe Cambiano, dont nous suivrons ici l’interprétation, estime que le terme d’isonomie doit être avant tout compris comme une détermination négative. La santé ne résulte pas ou ne correspond pas, selon lui, à une situation dans laquelle les contraires s’équilibrent quantitativement. Ils sont égaux au sens où aucun d’entre eux ne domine :

  • 7  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocra (...)

Elle [la santé] est la situation dans laquelle un opposé ne prévaut pas sur l’autre. Dans l’expression tên summetron tôn poiôn krasin le mot symmétron, qui équivaut au préfixe iso- du mot isonomia, ne fournit pas une détermination quantitative exacte ni les moyens d’y arriver. C’est plutôt le mot krasis qui donne un renseignement ultérieur. Chacun des opposés est doué d’un pouvoir ‘égal’ à celui de l’autre, quand il est intégré dans un mélange qui assigne à chacun des deux un rôle proportionné à celui de l’autre. Cela ne veut pas dire que les deux opposés soient nécessairement égaux sur le plan de la quantité. L’égalité dont il s’agit ici est une égalité de fonction, et la marque certaine de cette égalité est l’absence de toute prépondérance sur une fonction et sur ce qui l’exerce. Le concept de symmétros krasis met au clair que l’égalité entre les opposés, bien loin de causer un conflit destructif, donne naissance à une forme de ‘solidarité’, c’est-à-dire à une intégration des fonctions. La prépondérance d’une fonction entraîne l’anéantissement de la fonction opposée, c’est-à-dire la maladie. La krasis n’est donc pas une simple addition ou juxtaposition de dynameis. La symmétriè de la krasis permet aux opposés de jouer entièrement leur rôle. Et c’est grâce à l’opposition que l’égalité entre les opposés se maintient. Si la perte de l’égalité équivaut à la disparition de l’opposition, le manque d’opposition entraîne la perte de l’égalité. Dans ce cas, la dynamique des opposés fait place à l’immobilisme de la monarchie, qui a supprimé toute opposition et qui peut conduire à la mort. D’après Alcméon, la maladie n’est donc pas le conflit entre pouvoirs antagonistes à l’intérieur du corps, mais la domination d’un seul pouvoir, qui anéantit en même temps l’opposition et l’égalité.7

8Cependant, nous ne disposons pas des preuves de la transmission de cette conception à l’époque de Machiavel. Nous savons en revanche que le savoir médical disponible en son temps est issu de l’hippocratisme galénique – c’est-à-dire du corpus hippocratique, alors connu à travers le filtre de la transmission partielle et du commentaire de Galien. Nature de l’homme, qui fait l’objet d’une telle transmission, expose la théorie des humeurs. La santé et la maladie y sont expliquées à partir d’un mélange, jugé harmonieux <krasis> ou non, de quatre humeurs <dynamis>, conçues comme les composantes du corps :

  • 8  Hippocrate [Polybe], Nature de l’homme, 4, p. 169, in L’Art de la médecine, J. Jouanna et C. Magde (...)

Le corps de l’homme renferme du sang, du phlegme, de la bile jaune et de la bile noire. Voilà ce qui constitue la nature du corps ; voilà ce qui est cause de la maladie et de la santé. Dans ces conditions, il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans une juste proportion entre elles tant du point de vue de la qualité que de la quantité et quand leur mariage est parfait ; il y a maladie quand l’une de ces humeurs, en trop petite ou trop grande quantité, s’isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les autres. Car, nécessairement, quand l’une de ces humeurs s’isole et se tient à part soi, non seulement l’endroit qu’elle a quitté devient malade, mais aussi celui où elle va se fixer et s’amasser, par suite d’un engorgement excessif, provoque souffrance et douleur. De fait, quand l’une de ces humeurs s’écoule hors du corps plus qu’il ne faut pour résorber la surabondance, la vacuité provoque de la souffrance ; si, inversement, c’est à l’intérieur que l’humeur s’évacue, change de place et se sépare des autres, de toute nécessité, d’après ce qui a été dit, c’est une double souffrance qu’elle provoque : à l’endroit qu’elle a quitté et à celui où elle s’est amassée en excès.8

9Dans L’Ancienne médecine, nous trouvons une autre version de l’explication humorale de la maladie, beaucoup plus proche de la pensée médicale d’Alcméon de Crotone exposée par Aëtius. Tout d’abord, elle ne limite pas le nombre de substances composant le corps humain :

  • 9  Hippocrate, L’Ancienne médecine, in L’Art de la médecine, op. cit., p. 86-87.

Il y a en effet dans l’homme du salé, de l’amer, du doux, de l’acide, de l’acerbe, du fade, et mille autres substances possédant des propriétés diverses sous le rapport de la quantité et de la force. Ces substances, tant qu’elles sont mélangées et tempérées l’une par l’autre, ne sont pas manifestes et ne font pas souffrir l’homme ; mais quand l’une d’entre elles se sépare et s’isole, alors elle devient manifeste et fait souffrir l’homme.9

  • 10  Hippocrate, L’Ancienne médecine, ibid., p. 92.

10De plus, elle emploie un vocabulaire également politique : « L’homme se trouve dans la condition la plus excellente de toutes quand les substances sont en état de coction et de calme, sans manifester aucun pouvoir particulier. »10

11Cependant, nous ne pouvons prendre ce passage en considération, car le traité de L’Ancienne médecine n’a pas été commenté par Galien, sans doute en raison des violentes critiques qu’il contenait contre la figure du philosophe-médecin et parce qu’il remettait en cause une idée qui lui était chère – celle de qualités élémentaires à la base du système des humeurs. Il n’a été traduit ni en latin ni en arabe et a été publié seulement par Littré au XIXe siècle. Dès lors, la théorie médicale des humeurs contemporaine à Machiavel ne pouvait s’en inspirer.

  • 11  P. Pellegrin dans Galien, Traités philosophiques et logiques, P. Pellegrin, C. Dalimier et J-P. Le (...)

12La médecine de Galien a été dominante jusqu’au début de la science moderne, malgré les critiques dont sa philosophie de l’âme a fait l’objet et l’amalgame de sa médecine avec l’héritage de la science naturelle aristotélicienne et celui de l’astronomie ptoléméenne. La théorie des humeurs, reprise de la pensée hippocratique, s’intègre chez Galien à un ensemble éclectique de thèses – cet éclectisme étant, au demeurant, « un assemblage, conscient et avoué, de doctrines diverses »11. A l’humorisme s’ajoute ainsi la théorie d’inspiration platonicienne des trois âmes et leur liaison avec le cerveau, le cœur et le foie, et, issues d’Aristote et des stoïciens, l’idée finaliste et la thèse de la sympathie entre les parties d’un organisme. Du point de vue strictement pathologique, l’explication humorale est articulée par Galien à une explication anatomopathologique, c’est-à-dire fondée sur l’idée d’un dys-fonctionnement de tel ou tel organe, par suite d’une lésion ou d’une altération.

13En quoi consiste selon lui l’explication humorale ? En se référant au traité hippocratique Sur la nature de l’homme, il fait reposer sa physiologie sur l’idée qu’il y a quatre éléments premiers, le feu, l’air, l’eau et la terre, dont chacun est caractérisé par deux des quatre qualités premières, le chaud, le froid, le sec et l’humide. Ainsi, le sang est chaud et humide, le phlegme (ou pituite) est froid et humide, la bile noire est froide et sèche, et la bile jaune est chaude est sèche.

  • 12  Galien, Des facultés naturelles, II, 9, Ch. Daremberg (trad.), in Galien, OEuvres médicales choisi (...)

Quant à la démonstration scientifique, il faut la tirer des principes que nous avons posés en commençant, lorsque nous déclarions que l’action exercée et subie réciproquement par les corps dépend du chaud, du froid, du sec et de l’humide, et que si les veines, le foie, les artères, le cœur, l’estomac ou quelque autre partie exercent une action quelconque, on est forcé par d’invincibles nécessités de reconnaître que cette action existe dans l’organe en vertu d’un certain mélange des quatre qualités. 12

14Les humeurs sont en corrélation avec les saisons. Les maladies caractérisées par un excès de pituite se déclenchent en hiver - le rhume, par exemple. Une autre corrélation est établie avec l’âge : l’enfance est plutôt victime de maladies par excès de sang, la jeunesse et l’âge mûr, par excès de bile jaune et de bile noire et, enfin, la vieillesse, par excès de pituite. Enfin, la constitution de l’individu, son tempérament, est également un élément déterminant. La manière dont les quatre humeurs se tempèrent les unes les autres dans un corps particulier, dont elles s’équilibrent en accordant une certaine prédominance à l’une ou à l’autre doit être envisagée pour comprendre la maladie. Le tempérament sanguin (où le sang prédomine) sera sujet aux maladies par excès de sang.

  • 13  J. Pigeaud, « L’Esthétique de Galien », Métis, VI, 1-2, 1991, p. 7-42.
  • 14  Respectivement Galien, Des lieux affectés, 9, p. 207 et Du diagnostic et du traitement des passion (...)

15Alors que la santé est pensée en termes d’égalité et de symétrie – au point que la pensée de Galien a pu être mise en relation avec le Canon de Polyclète13 –, les maladies, correspondant à des déséquilibres d’une ou plusieurs humeurs, peuvent correspondre soit à des excès, soit à des défauts, de telle ou telle humeur. Si la pléthore se caractérise par l’excès de sang, l’anémie se caractérise par un défaut de sang. Dans le même sens, l’épilepsie résulte, selon Galien, de l’obstruction des canaux du pneuma par une humeur épaisse (Des lieux affectés), tandis que les maux d’estomac sont causés par une alimentation excessive, cette dernière engendrant un mauvais mélange des humeurs (Du diagnostic et du traitement des passions propres de l’âme de chacun)14.

16La question de la correspondance entre le modèle alcméonien et le modèle transmis par Galien, fondé sur les quatre humeurs, fait l’objet d’un débat. Selon Emmanuel Terray, les auteurs des traités hippocratiques sont des disciples d’Alcméon de Crotone. D’une part comme de l’autre, l’idée d’excès joue un rôle essentiel dans l’approche de la maladie. Cette idée peut selon lui servir de fil directeur pour penser ensemble le schéma alcméonien du pouvoir excessif ou celui de l’isolement, que l’on trouve dans Nature de l’homme et d’autres traités hippocratiques :

  • 15  E. Terray, La politique dans la caverne, Le Seuil, 1990, p. 121.

De fait, c’est la victoire totale de l’un des camps en présence qui est à redouter : elle détruirait le corps, puisque celui-ci est foncièrement – et doit demeurer – divers. En conséquence, le premier péril est l’excès, source de supériorité : « Tout excès est contraire à la nature », disent les Aphorismes, révélant clairement le caractère normatif de cette dernière notion […] Bien vite, nos auteurs se rappellent que le concept d’excès est relatif : le déficit n’est pas moins néfaste que la pléthore. « La douleur se produit et par l’excès et par le défaut », affirment les Lieux dans l’homme. La même règle gouverne la diète. En conséquence, « la médecine est soustraction et addition, soustraction de l’excédent, addition de ce qui manque », et ses échecs proviennent aussi des exagérations ou des insuffisances du traitement. De telles considérations mènent tout naturellement à l’idée de mesure : il est dangereux de se porter aux extrêmes (es tò éeskhaton), avertissent les Aphorismes. De fait, les références au respect ou au dépassement de la mesure sont constantes dans la Collection, ainsi que des allusions à la juste proportion. Au total, le mal tient à l’isolement et à la suprématie de l’un des éléments au sein du Tout, le premier trait étant la condition nécessaire du second. Nos médecins sont ici les fidèles disciples d’Alcméon, qui, on s’en souvient, prônait l’isonomie et combattait la monarchie.15

  • 16  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocra (...)
  • 17  G. Cambiano, ibid., p. 443-444.

17Giuseppe Cambiano est en désaccord avec cette perspective16. Il avance plusieurs arguments, à commencer par celui, classique, de la diversité des auteurs et des doctrines du corpus hippocratique, qui empêcherait de présenter celui-ci de manière unifiée. Selon lui, la collection hippocratique présente au moins deux conceptions de la maladie, dont l’une repose sur une analogie mécaniste et non politique. En outre, le terme même d’isonomie, central dans le fragment conservé d’Alcméon de Crotone, est absent de la collection. Certes, les verbes krateo [dominer, régner] et épikrateo [commander sur, l’emporter sur] y sont très fréquents et l’on peut, à partir d’eux, envisager un rapport de filiation avec Alcméon de Crotone. Dans le traité Du Régime, en particulier, l’emploi de ces verbes est lié à la recherche des causes de la maladie. Son auteur cherche à déterminer si la nourriture est plus importante pour la santé que les exercices, de façon à réaliser une « proportion exacte » des aliments et des exercices, variable selon les cas individuels. Cette recherche peut être rapprochée de la conception de la maladie et de la santé exposée par Alcméon de Crotone. Leur parenté est d’autant plus étroite que l’interaction entre la nourriture et l’exercice tient à ce que le feu et l’eau sont conçus comme les éléments constituants du tout et de l’homme. Il y a homogénéité entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Par la détermination d’un régime de nourriture et d’exercice, il s’agit de créer un mélange où sont présents à la fois l’eau et le feu – tous deux étant opposés, mais essentiels ensemble, et non séparément. Un tel régime doit faire en sorte qu’aucun des deux ne l’emporte sur l’autre radicalement. Le parallèle avec Alcméon de Crotone a cependant ses limites. Contrairement à ce dernier, l’auteur de ce traité conçoit « une sorte de mécanisme de blocage qui se met en marche lorsqu’un des deux éléments tend à l’emporter complètement », de telle sorte qu' « une domination totale est par conséquent impossible »17. Surtout, alors qu’Alcémon de Crotone, repris par le traité de L’Ancienne médecine sur ce point, envisage une infinité de qualités, Nature de l’homme présente le système des quatre humeurs. Or, selon Giuseppe Cambiano, la correspondance entre ces deux termes n’est pas totale : l’humeur ne détient pas en exclusivité une qualité, mais seulement un certain degré de celle-ci. Dans le cas des humeurs, celles-ci étant plus ou moins conformes à leur nature selon les saisons, il y une prédisposition aux maladies produites par l’excès de l’humeur conforme à la saison – alors que la maladie se déclare, selon L’Ancienne médecine, indépendamment du cycle saisonnier. Ainsi se trouverait-on face à deux conceptions distinctes de la santé et de la maladie.

18Un argument en faveur de la thèse de E. Terray, par delà les différences signalées par G. Cambiano, peut être construit à partir de l’analyse que propose G. Vlastos des notions grecques de justice et d’égalité. G. Vlastos s’intéresse à la théorie médicale parce que celle-ci a offert, selon lui, à la pensée politique grecque un modèle pour concevoir l’harmonie de la cité fondée sur l’égalité. En retour, l’usage politique des notions d’isonomie et d’isomoria rendraient explicites le présupposé égalitaire, implicite dans les termes dynamis et krasis employés par les penseurs de l’art médical.

19La définition de la notion de dynamis et de l’idée de krasis éclaire, selon lui, ce lien entre les modèles antiques du mélange des humeurs:

  • 18  G. Vlastos, « Equality and Justice in Early Greek Cosmologies », Classical philology, 42, 1947, p. (...)

The original meaning of dynamis is not a « substance that has power », but rather « a substance which is a power, which can assert itself, and by the simple act of asserting itself, by being too strong, stronger than the others, can cause trouble ». Its strength must therefore be taken away and thus moderated. And this is to be done not through repression by a superior, but through counterpoise against an equal. This is the heart of the doctrine of krasis. [...] Alcmaeon’s isonomia of the powers is no more that its earliest-known statement at a time when interest still centered in the fact of equilibrium itself rather than in the specific nature of the equilibrated powers.
Powers are equal if they can hold one another in check so that non can gain « mastery » or « supremacy » or, in Alcmaeon’s terms, « monarchy » over the others. Medical theory assumes this kind of equality even when it conceives krasis not as the equipoise of pairs of physical opposites (Hot-cold, dry-moist, etc.), but as a many-valued blend of powers. For here, too, the purpose of blending is to insure that ‘no individual power is displayed’.18

20Cette analyse s’appuie sur le sens du terme dynamis en grec, qui désigne la « propriété », mais aussi la « puissance », le « pouvoir » (le verbe dynasteuein signifie « avoir un pouvoir souverain »). Il contient donc lui-même une métaphore politique. Ainsi, peu importerait, dans une certaine mesure, que l’on ait affaire à une pense médicale reposant sur un modèle de quatre humeurs ou caractérisé par un nombre infini et indéterminé de « qualités ». Dans les deux cas, il s’agit pour le médecin de faire en sorte qu’aucun des termes ne l’emporte sur l’autre. On retrouverait alors de manière inattendue l’analyse que Giuseppe Cambiano propose sur le sens de l’isonomie chez Alcméon de Crotone. Peu importerait en outre qu’il s’agisse d’une analyse centrée sur la notion d’isolement ou sur celle d’isonomie – l’une équivalant à l’autre.

21Pour Giuseppe Cambiano, cette équivalence demeure bien évidemment problématique, ou du moins elle n’est pas établie avec certitude ni pour Alcméon ni pour le corpus hippocratique :

  • 19  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », op. cit., p. 455.

Nous ne sommes pas renseignés si Alcméon supposait une relation entre la séparation et la monarchie. Pour L’Ancienne médecine, d’ailleurs, le non-mélangé est ce qui est fort et doué d’une grande dynamis. Mais c’est Anaxagore qui avait établi un rapport entre la séparation et le pouvoir, en soutenant qu’on est dans l’état le plus favorable pour kratein, quand on est hors du mélange, monos ep' heôutou. C’est l’état propre du nous, qui peut être appelé par conséquent autokrates. S’il se fût mélangé à une chose seulement, il eût participé de toutes, parce qu’il n’y a rien qui soit tout à fait séparé du reste. Le chaud, par exemple, ne peut être détaché du froid par un coup de hache, ni le froid du chaud. Le mélange aurait représenté pour le nous un obstacle à sa domination sur le tout. […] Dans cette perspective, l’isolement et la monarchie coïncidaient, mais sans aucun rapport avec un état pathologique. […] Par ailleurs, L’Ancienne médecine s’appropriait la thèse selon laquelle il y a un rapport entre la séparation et le pouvoir et la force, mais autrement qu’Anaxagore, elle jugeait que ce rapport était la description véritable de la maladie.19

22Nous ne prétendons pas, ici, trancher ce débat, mais mettre en évidence toute la complexité des questions relatives à la transmission des conceptions médicales antiques de la santé et de la maladie.

23Lorsque Machiavel écrit ses œuvres, l’enseignement médical repose sur une tradition textuelle établie à partir du XIe siècle, sous l’impulsion des premières traductions de l’arabe de Constantin l’Africain et de ses disciples. À partir du XIIe siècle, l’enseignement à Salerne se fait à partir d’un corpus de cinq textes, L’Articella – c’est-à-dire le « petit art ». Il comprend L’Isagoge (édition princeps : Padoue, 1476), les Aphorismes et les Pronostics d’Hippocrate, le De urinus de Théophile, le De pulsibus de Philaret et le Tegni de Galien leur sera adjoint au XIIe siècle. D’autres œuvres s’y adjoindront au fil du temps, mais, de manière générale, cet ensemble transmet le galénisme sous la forme qu’il avait pris à Alexandrie, puis chez les médecins arabes. Le savoir médical qui est divulgué à travers ces textes est souvent schématisé afin de permettre la mémorisation. On le voit à travers ce passage de L’Isagoge, la version latine du Kitâb al-masa’il fî l-Tibb, essentiellement rédigé parHunain ibn Ishâq, ou Iohannitius (IXe siècle ap. J.-C.) :

  • 20  Cet extrait est cité et traduit de l’anglais par D. Jacquart et F. Micheau, à partir de la version (...)

En combien de parties se divise la médecine ? – En deux parties. – Quelles sont-elles ? – La théorie et la pratique. - En combien de parties se divise la théorie ? – En trois parties. – Quelles sont-elles ? - La théorie des choses naturelles, d’où l’on déduit la connaissance des maladies du fait que les choses naturelles dévient de leur état normal ; la théorie des causes ; la théorie des signes.
Combien y a-t-il de choses naturelles ? – Sept. – Quelles sont-elles ? – Les éléments, les complexions, les humeurs, les membres, les forces, les actions et les esprits.
Combien y a-t-il d’éléments ? – Quatre. – Quels sont-ils ? – Le feu, l’air, l’eau, la terre.- Quelle est la force du feu ? – Chaude et sèche. - Quelle est la force de l’air ? – Chaude et humide. - Quelle est la force de l’eau ? – Froide et humide. - Quelle est la force de la terre ? – Froide et sèche.
Combien y a-t-il de sortes de complexions ? – Neuf. – Quelles sont-elles ? – Huit d’entre elles ne sont pas équilibrées et une seule est équilibrée. Sur les huit non équilibrées, il y en a quatre simples, à savoir la chaude, la froide, l’humide, la sèche, et quatre composées, à savoir, la chaude et sèche, la chaude et humide, la froide et sèche, la froide et humide.
Combien y a-t-il d’humeurs ? – Quatre. – Quelles sont-elles ? – Le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire.20

24A ce corpus, il faut ajouter le texte connu au Moyen Age et à la Renaissance sous le titre de Pantegni – Tout l’art -, issu du travail de ‘Alî ibn al-‘Abbâs al-Majûsî (Xe siècle après J.-C.), al-Kitâb al-Malak î, Le Livre royal ou Livre complet sur l’art médical. De même que L’Isagoge, cet ouvrage présente de manière souvent elliptique les définitions essentielles à l’art médical, celles des humeurs, des complexions ou tempéraments, des esprits ou pneumata, des forces ou fonctions et des constituants solides du corps humain. Ceux-ci sont considérés comme issus, à l’instar des autres constituants de l’univers, des quatre éléments fondamentaux (eau, air, feu, terre). Ils sont des mélanges variés des qualités premières.Enfin, la base de l’enseignement médical en Europe jusqu’au XVIIe siècle a été également constituée par le Canon d’Avicenne ou Ibn Sînâ, traduit par Gérard de Crémone, le Liber continens de Razi et le Colliget d’Averroes.

  • 21  A. Cavarero, Corpo in figure. Filosofià politica della corporeità, Feltrinelli, 1995, p. 113-114.
  • 22  P. Archambault, « The Analogy of the "body" in Renaissance Political Literature », inBibliothèque (...)
  • 23  P. Costa, Civitas,Storia della cittadinanza in Europa, I, Laterza, 1999, p. 9-10.

25Chez Machiavel, l’usage de la notion d’humeur participe tout d’abord, associé à d’autres éléments, d’une remise en cause des représentations organiques de la cité dominantes à son époque et avec eux, détermine une nouvelle vision de la cité, cadre de sa réflexion institutionnelle. La métaphore elle-même du « corps politique » se diffuse au moyen-âge. L’une de ses fonctions principales jusqu’à la Renaissance est de mettre l’accent sur la dimension collective et supra-individuelle de la cité et son organisation intérieure différenciée21. Elle a en commun avec les métaphores organiques employées dans la Grèce antique une question, celle de la prévalence de la tête - l’âme - par rapport aux autres parties du corps. Avant la redécouverte de La Politique d’Aristote, la métaphore du corps politique est relativement peu utilisée. Lorsqu’elle apparaît, elle est dérivée du l’idée paulinienne du corps mystique. Paul Archambault relève une telle filiation dans le De institutione regia de Jonas d’Orléans (traité du IXe siècle) : le corps du Christ y incarne l’église universelle, dont la tête est le Christ lui-même. Dans un traité ultérieur, le Tractatus de regia potesta de Hugo de Fleury (XIe siècle), le pouvoir du prince sur son royaume est comparé à celui de l’âme sur le corps, tandis que le Christ incarne la double figure du roi et du prince parfaits22. Jusqu’au Policratus de Jean de Salisbury (1159), la question posée à travers l’usage de la métaphore d’un corps dominé par sa tête est celle de la relation entre le pouvoir royal et celui du Christ et au-delà, de l’Église. Jean de Salisbury joue un rôle fondamental dans l’élaboration et la diffusion de la métaphore organique et à cette question de l’articulation des deux pouvoirs, temporel et céleste, il ajoute celle de l’articulation et de la hiérarchisation des parties du corps23. Tout en affirmant comme ses prédécesseurs le rôle de guide et de direction de la tête, il accorde plus d’attention qu’eux aux différentes parties de l’anatomie corporelle et à leur articulation, en s’appuyant sur un ouvrage, le De institutio Traiani, qu’il attribue à Plutarque (cet ouvrage nous est inconnu et il se peut qu’il l’ait inventé de toutes pièces). Cette représentation de la cité est destinée à penser son unité et sa hiérarchisation interne.

  • 24  Marsile de Padoue, Le Défenseur de la paix, I, 15, J. Quillet (trad.), Paris, Vrin, 1968, p. 133-1 (...)

26Après la redécouverte d’Aristote (première traduction en latin de La Politique en 1260), nous avons de multiples témoignages de la prégnance de la métaphore organique dans la réflexion politique. Chez saint Thomas par exemple, qui partage avec Jean de Salisbury la question de l’articulation et de la hiérarchisation des parties du corps, le cœur et la tête renvoient à la partie dirigeante de la cité et la nécessité d’un gouvernement est montrée à partir de la comparaison entre la cité et le corps humain. Dans Le Defensor Pacis de Marsile de Padoue, traduit à Florence en langue vulgaire dès 1363, l’usage de la métaphore organique est destiné à montrer que la cité est en bonne santé dès lors que chaque membre remplit la fonction qui lui correspond en nature. La référence à la nature lui permet d’introduire la distinction entre les hommes selon les compétences ou les prédispositions qui débouchent sur la constitution d’habitus, chacun concourant à la perfection de la cité24.

27Enfin, parmi les métaphores organiques disponibles à l’époque de Machiavel figure celle qu’expose Menenius Agrippa dans son discours à la plèbe retirée sur le Mont Sacré. Rappelée par Tite-Live dans L’Histoire romaine, elle met l’accent sur la coopération nécessaire des membres du corps, d’autant plus aisément que l’estomac, et non la tête, joue ici le rôle essentiel :

  • 25  Tite-Live, Histoire romaine, II, 32, A. Flobert (trad.), GF Flammarion, 1995, p. 205-206.

Il fallait donc rétablir la bonne entente coûte que coûte. Le Sénat décida d’envoyer Menenius Agrippa haranguer la plèbe : c’était un homme qui savait parler et il avait les faveurs de la plèbe dont il était issu. Autorisé à entrer dans le camp, il se borna, dit-on, à raconter l’histoire suivante, dans le style heurté de ces temps éloignés. Autrefois le corps humain n’était pas encore solidaire comme aujourd’hui, mais chaque organe était autonome et avait son propre langage ; il y eut un jour une révolte générale : ils étaient tous furieux de travailler et de prendre de la peine pour l’estomac, tandis que l’estomac, bien tranquille au milieu du corps, n’avait qu’à profiter des plaisirs qu’ils lui procuraient. Ils se mirent donc d’accord : la main ne porterait plus la nourriture à la bouche, la bouche refuserait de prendre ce qu’on lui donnerait, les dents de le mâcher. Le but de cette révolte était de mater l’estomac en l’affamant, mais les membres et le corps tout entier furent réduits dans le même temps à une faiblesse extrême. Ils virent alors que l’estomac lui aussi jouait un rôle actif, qu’il les entretenait comme eux-mêmes l’entretenaient, en renvoyant dans tout l’organisme cette substance produite par la digestion, qui donne vie et vigueur, le sang, qui coule dans nos veines. Par cet apologue, en montrant comment l’émeute des parties du corps ressemblait à la révolte de la plèbe contre les patriciens, il les ramena à la raison.25

  • 26  A. Cavarero, Corpo in figure, op. cit., p. 128.
  • 27  Machiavel, Le Prince, 9, p. 94.
  • 28  Voir Aristote, De la génération et de la corruption, II, 8, J. Tricot (trad.), Vrin, 1993. Tous le (...)

28Machiavel ne s’inspire ni de la représentation de la cité proposée par Menenius Agrippa, ni de celle développée à partir de la réflexion de Jean de Salisbury ou de la relecture d’Aristote. Encore moins revient-il à la question du rapport entre le corps de la cité et le corps du Christ. La cité de Machiavel, dans Le Prince comme dans les Discours et L’Histoire de Florence, apparaît sous les traits d’un corps vivant et mortel, sujet aux maladies et aux crises et éminemment corruptible. Cela constitue un premier point de rupture avec les métaphores organiques évoquées ci-dessus. Adriana Cavarero a en effet remarqué qu’elles tendent à éluder à la fois le moment de la naissance et celui de la mort, deux temps pourtant inhérents à l’existence de tout corps. Elle rappelle à ce sujet que l’idée de nature peut renvoyer tant à l’idée d’un ordre naturel, bon et juste, que les cités doivent imiter, qu’à celle d’un cycle de vie. Machiavel, en insistant sur le caractère mortel de la cité et le processus de corruption, récupère ce qui négligent les métaphores médiévales (l’idée de la maladie n’était pas absente dans les réflexions politiques médiévales, mais comme le montre l’invention des deux corps du roi, l’idée de la permanence dans le temps étaient pour elles déterminantes)26. D’autre part, Machiavel décrit la cité comme un corps mixte ou complexe, c’est-à-dire une combinaison d’éléments simples et contraires, les humeurs elles-mêmes – « […] dans toute cité se trouvent ces deux humeurs diverses – cela vient de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé des grands, et les grands désirent commander et opprimer le peuple »27. Cette représentation est dérivée des conceptions médicales de l’époque ou de la « philosophie naturelle » aristotélicienne selon laquelle les corps mixtes, qui n’existent que dans le monde sublunaire, sont des combinaisons d’éléments simples et contraires28.

29Dans le cadre posé par cette nouvelle vision de la cité, la notion d’humeur joue également un rôle considérée isolément. Examinons ses occurrences dans Le Prince, les Discours sur la première décade de Tite-Live et L’Histoires de Florence.

30Le Prince contient trois occurrences, qui se trouvent dans le chapitre 9, où Machiavel traite de la principauté civile, et dans le chapitre 19, où il évoque, considérant les causes du mépris et de la haine dont les princes peuvent être l'objet, le règne de certains empereurs romains. Dans les deux cas, l’usage du terme humeur est lié à la question de la détermination de la forme du régime : celle-ci apparaît tenir au rapport de force des humeurs. Au chapitre 9, le principat ou la république ou la licence sont présentés comme les trois issues possibles de ce rapport. Le chapitre 19 introduit quant à lui l’idée d’une variation à l’intérieur d’une seule et même forme de régime. Machiavel établit en effet une distinction parmi les règnes de ces empereurs : pour être semblables du point de vue du « nombre » du pouvoir – un seul homme gouverne -, ils ne le sont pas selon l’humeur sur laquelle ces derniers ont su et pu, ou non, s’appuyer – le peuple, l’armée, les grands.

31Dans les Discours - 17 occurrences dont 9 dans le livre I, 1 dans le livre II et 7 dans le livre III, cet écart s’expliquant notamment par le fait que le livre II est essentiellement consacré à des questions militaires -, la perspective institutionnelle prévaut également. Ainsi, dans le chapitre I, 4, les « lois favorables à la liberté » sont issues de la désunion entre l’ « humeur » des grands et celle du peuple. Au chapitre I, 5, il emploie de nouveau ce terme à propos de la meilleure répartition des magistratures entre les grands et le peuple du point de vue de la liberté. Dans le chapitre I, 7, à partir du constat de la contrariété des « humeurs » et de la nécessité pour elles de « s’exhaler », il affirme la nécessité de lois judiciaires destinées à empêcher que cette « exhalaison » ne se fasse de manière privée, et donc violente - comme c’est le cas, par exemple, au chapitre I, 16 de L’Histoire de Florence, relatant le conflit entre les familles Cerchi et Donati.

32L’Histoire de Florence confirme à son tour cette perspective institutionnelle (43 occurrences réparties sur la dédicace et les huit livres, à l’exception du livre VI). Avant d’en venir aux occurrences relatives aux grands et au peuple, je m’arrêterai exceptionnellement sur un usage relatif à la naissance des partis guelfe et gibelin (I, 15), utile pour comprendre le sens que Machiavel confère à ce terme. Les humeurs y apparaissent comme des cristallisations partisanes durables : elles sont décrites comme le fruit de la constitution d’opinions opposées sur le pouvoir du pape et sur celui de l’empereur. Elles-mêmes sont à l’origine des « guerres intestines » italiennes. L’existence des humeurs est donc d’emblée associée au conflit, dans ce cas effectif et meurtrier. Leur satisfaction conjuguée est présentée comme impossible. Lorsque ce terme s’applique aux grands et au peuple, le conflit porte sur la répartition des magistratures au sein de la cité. Le passage extrait du chapitre III, 21, qui commente les conséquences du tumulte des Ciompi, la révolte des cardeurs de la laine et des ouvriers sans corporation propre (1378), est à cet égard éloquent. En effet, Machiavel y évoque la cité traversée d’humeurs antagonistes et décrit celles-ci à partir de leurs exigences institutionnelles respectives : les anciens nobles ne supportent pas d’être exclus des magistratures, les plus puissants des gens du peuple ne veulent pas partager le pouvoir avec les arts mineurs et le menu peuple, les arts mineurs souhaitent augmenter leur autorité et le menu peuple craint d’être privé de ses corporations. Le conflit peut aussi avoir pour objet des aspects plus spécifiques de l’organisation politique de la cité, tels que les impôts (IV, 14) ou le mode de scrutin (VII, 2).

33D’autre part, L’Histoire de Florence met en évidence, plus que les deux œuvres précédentes, le champ lexical, en particulier verbal, associé aux humeurs. Machiavel a introduit, notamment dans les Discours, l’idée d’un mouvement, d’une dynamique à travers les notions de désir et d’appétit, qui définissent aussi les grands et le peuple. Celle-ci est plus encore marquée par la présence, associée au terme « humeur », des verbes « ribollire », « perturbare », « muovere », « accendere », « crescere », « alterare » ; les humeurs peuvent être « rabbiosi » - enragées – et, en tout état de cause, elles troublent – alterare - les habitants de la cité. L’usage du terme « humeur » associé à ces verbes débouche sur une vision de l’histoire de la cité marquée par une dynamique difficile à contrôler, à laquelle ses gouvernants doivent répondre par certains agencements institutionnels.

34Lorsque Machiavel cherche, en commentant la première Décade de Tite-Live, les institutions de la liberté, quel rôle joue, plus précisément, la notion d’humeur ? Dans les Discours, les institutions de la république romaine, qui incarnent chez lui par excellence le « vivere libero », apparaissent comme le fruit d’un mélange entre l’humeur du peuple et celle des grands. La conclusion du chapitre I, 2 des Discours nous invite à penser qu’à travers cette description Machiavel renvoie son lecteur à l’idéal de la constitution mixte :

  • 29  Machiavel, Discours, I, 2, Ch. Bec (trad.), Laffont, 1996, p. 195.

La fortune lui fut si favorable que, quoique l’on fût passé du régime monarchique et aristocratique à celui du peuple, par les étapes et pour les raisons susdites, néanmoins on n’ôta jamais toute son autorité au roi pour la donner aux optimates, et l’on ne diminua jamais l’autorité des optimates pour la donner au peuple. Restant mixte, ce fut un État parfait, qui atteignit sa perfection grâce à la désunion de la plèbe et du sénat, comme on va amplement le démontrer dans les deux prochains chapitres. 29

  • 30  Ch. Carsana, La teoria della « Costituzione mista » nell’età imperiale romana, Edizione New Press, (...)

35L’expression que nous traduisons aujourd’hui par « constitution mixte » est formulée pour la première fois en Grèce, au IVe siècle av. J-C, par les tenants d’un régime aristocratique modéré30.Ceux-ci se réclament d’un modèle déjà quasi mythique, celui de la « constitution des Anciens », incarnée par la Sparte de Lycurgue et l’Athènes de Solon et envisagent, à travers ces modèles d’organisation du gouvernement, un régime stable et éloigné de tout extrémisme. La formulation de l’idée d’un « mélange » renvoie à un contexte historique précis, celui de la tyrannie oligarchique des trente à Athènes, suivie de l’avènement de la démocratie. Les oligarques modérés s’opposent à la première comme à la seconde et voient dans le « mélange » une sorte de compromis entre les oligarques et les démocrates. La matrice de ce modèle constitutionnel est donc aristocratique : elle vise d’abord à limiter la faculté du peuple à intervenir dans le gouvernement des affaires communes, dans l’Athènes démocratique. Cette formulation première de l’idée de constitution mixte a une autre caractéristique importante : elle exprime l’idéal de juste mesure, de la voie du milieu, de la sage modération, de la médiété.

  • 31  Polybe, Histoires, VI, R. Weil (trad.), Les Belles Lettres, 1977.
  • 32  Cicéron, La République, É. Bréguet (trad.), Les Belles Lettres, 1989 ; Denys d’Halicarnasse, Origi (...)

36Ce modèle est, avec Polybe, soustrait pour la première fois à son contexte grec originaire, pour être appliqué à Rome, dans le tome VI de ses Histoires31. L’expression elle-même de constitution mixte n’est jamais employée par Polybe, mais c’est bien à cet idéal de la « constitution des Anciens » qu’il se réfère. Polybe et à sa suite, Cicéron et Denys d’Halicarnasse, ont vu dans l’organisation politique de Rome un genre mixte de gouvernement, propre à maintenir la concorde civile et à garantir la durée de la cité32. Tous ont souligné que Rome s’est dotée d’un tel gouvernement mixte au cours du temps. Pour tous, le sénat romain joue un rôle prépondérant : comme dans sa version grecque originelle, l’idée de gouvernement mixte est surtout destinée à empêcher que le peuple ne gouverne seul. Machiavel connaît la thèse de Polybe et sans doute aussi celle de Denys d’Halicarnasse, puisqu’il existe une traduction latine de ses Antiquités romaines dès 1480 – à défaut de celle exposée par Cicéron dans La République, redécouverte seulement au XIXe siècle : Rome serait parvenue, à travers de multiples vicissitudes, à réaliser l’idéal antique de la constitution mixte, dans lequel chaque partie de la cité participe et contrebalance le pouvoir des autres.

  • 33  Cf. In Libros politicorum, 2.7. 245. Dans La Somme théologique, I-2. 95.4.3, il souligne qu’elle e (...)
  • 34  J. M. Blythe, Ideal Government and the Mixed Constitution in the Middle Ages, Chapitre 4, Opus cit (...)
  • 35  Il affirme qu’une multitude qui n’est ni bestiale ni vile peut et doit gouverner, in : In libros p (...)

37Machiavel est également familier de la théorie de la constitution mixte, appliquée ou non à Rome, à travers une tradition de pensée développée à partir du moyen âge, fondée sur la découverte et la traduction de La Politique d’Aristote (1260, par Guillaume de Moerbeke). En effet, sans qu’il soit possible de dire avec certitude que la constitution mixte est, aux yeux de Saint Thomas d’Aquin le régime politique idéal et même si elle apparaît chez lui sous les traits d’une monarchie tempérée, elle n’en est pas moins définie et défendue dans son œuvre comme le mélange des trois formes pures qui se tempèrent réciproquement.33 Ses disciples développent par la suite, chacun à leur manière, une analyse de la constitution mixte. Elle n’apparaît pas à proprement parler dans la réflexion de Gilles de Rome, défenseur d’une monarchie dont le roi gouverne les sujets selon sa propre volonté ou des lois qu’il a lui-même édictées ; mais l’on peut, selon James M. Blythe, repérer dans l’importance qu’il donne aux sages conseillers et au consentement populaire une forme d’influence de l’idéal de la constitution mixte.34 Pierre d’Auvergne, en revanche, la présente comme le régime politique idéal, en ce qu’il mélange les vertus de chaque forme pure, et confère, dans ce mélange, un rôle véritable à la multitude.35 On retrouve aussi l’idée de constitution mixte chez Ptolémée de Lucques - appliquée à Rome, elle signifie que toutes les catégories de la population ont part, au gouvernement -, chez Engelbert d’Admont, le seul à analyser toutes les combinaisons possibles de gouvernement mixte, tout en privilégiant une sorte de monarchie fondée sur le consentement populaire, ou encore chez Jean de Paris, dans un questionnement sur la nature du meilleur gouvernement de l’Église. Par la suite, cet idéal de gouvernement est présent dans les œuvres de Marsile de Padoue, de Guillaume d’Ockham, de Bartolus de Sassoferato, de Jean Buridan ou encore de Nicole d’Oresme.

38Une telle tradition, née au moyen-âge, parce qu’elle envisageait surtout, à travers l’idée de constitution mixte, un modèle de gouvernement monarchique au pouvoir limité, ne pouvait être reprise par Machiavel pour penser les institutions de la liberté dans l’exemple romain. Peut-on dire en revanche qu’il hérite de Polybe et Denys d’Halicarnasse, ou de Cicéron sans le savoir ?

  • 36  Machiavel, Discours, I, 4, op. cit., p. 196.

39Machiavel reprend-t-il cette vision de Rome comme réalisation de l’idéal de constitution mixte pour en faire le fondement des institutions républicaines ? En réalité, il se démarque de cette conception à travers la manière même dont il utilise le modèle médical du mélange des humeurs. Les chapitre I, 2-5 des Discours constituent à ce sujet le lieu d’un véritable renversement de perspectives. Le chapitre I, 4 est, pour l’essentiel, consacré aux conditions d’émergence de la liberté. Il énonce une thèse scandaleuse pour ses contemporains : « Ils ne considèrent pas le fait que dans tout État, il y a deux humeurs différentes, celle du peuple et des grands, et que toutes les lois favorables à la liberté procèdent de leur désunion. »36

40Dans ce chapitre, les lois sont présentées, seules ou dans le couple qu’elles forment avec l’ordre institutionnel, comme le fruit d’un compromis entre la plèbe et le sénat. Machiavel rappelle que le peuple descend dans la rue ou refuse de s’enrôler à la guerre pour obtenir une loi. En vue de parvenir à ses propres fins - faire cesser l’agitation ou former les armées -, le sénat est « obligé de le satisfaire ». Les institutions romaines ne sont plus envisagées, comme c’était le cas dans le chapitre I, 2, en tant que mélange réussi des trois bonnes formes de gouvernement, mais comme le résultat du compromis entre deux désirs antagonistes qui, pour s’assouvir, doivent accorder quelque chose à l’autre. Certes, on pourrait rétorquer qu’il faut distinguer entre leur genèse – rattachée à la désunion entre les deux humeurs -, et son résultat – Rome aurait un gouvernement mixte. Cependant, à partir de ce chapitre, Machiavel escamote complètement le discours sur les formes de gouvernement et n’analyse que le rapport des grands et du peuple. Il ne remet donc pas en cause explicitement l’interprétation du gouvernement romain fondée sur l’idéal de la constitution mixte, mais de fait, conduit progressivement et insensiblement le lecteur, au fil des chapitres 2 à 5, à ne plus en tenir compte et à examiner plutôt le conflit entre les grands et le peuple, qu’il a identifié comme la source de création des lois et des institutions. Au début du chapitre 5, ce nouvel objet est d’ailleurs présenté comme allant de soi et il ne sera désormais plus question d’autre chose. Cette négation par le silence est au demeurant un procédé que l’on peut repérer dans son œuvre à plusieurs reprises ; elle est l’une des formes que prend son argumentation. Quel sens a dès lors l’apparente reprise de l’analyse polybienne du cycle des gouvernements et l’évocation laudative de la perfection de république romaine comme gouvernement mixte si, par la suite, il ne prête attention qu’à la contrariété des humeurs ? Nous pouvons, à cet égard, faire l’hypothèse que Machiavel s’inscrit dans un premier temps dans un cadre théorique familier des Florentins – la théorie des formes de gouvernement –, afin de mieux le subvertir de l’intérieur, de la même façon qu’en commentant la première Décade de Tite-Live, il niche des thèses souvent polémiques dans la lecture d’une œuvre connue de ses contemporains.

41Que nous apprend l’interrogation sur les conditions de maintien de la liberté - vaut-il mieux confier sa garde au peuple ou aux grands ? - formulée au chapitre I, 5 des Discours ? Afin de répondre à celle-ci, Machiavel entreprend une comparaison entre Sparte et Venise d’une part, et Rome, d’autre part. Sparte et Venise ont fait le choix d’accorder cette garde aux grands. La traduction de ce choix, en matière de régime politique, est une république aristocratique. Les arguments en ce sens sont résumés ainsi :

  • 37  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 198.

Le premier consiste à accorder quelque chose de plus à son ambition [de la noblesse], et à la satisfaire, en lui donnant une part plus grande au commandement de la république et en remettant cette charge entre ces mains. L’autre consiste à priver d’autorité les esprits turbulents de la plèbe, qui par nature produit des dissensions et des troubles pouvant porter la noblesse à quelque acte de désespoir et entraîner avec le temps les pires conséquences.37

42Inversement, Rome a fait le choix de confier la garde de la liberté au peuple. Les faits apparemment lui donnent tort, puisque la liberté a duré, dans cette cité, moins longtemps qu’à Sparte. Pourtant, Machiavel affirme vouloir d’abord parler en faveur de ce choix :

  • 38  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 198.

Pour en venir aux raisons et parler d’abord en faveur de Rome, je dirai qu’il faut toujours confier un dépôt à ceux qui ont moins le désir de s’en emparer. Sans aucun doute, si l’on considère les buts des nobles et du peuple, on constate qu’il y a chez les premiers un grand désir de dominer, et, chez le second, le désir seulement de ne pas être dominé et, par conséquent, une plus grande volonté de vivre libre. Préposé à la garde de la liberté, le peuple en a donc plus de soin et, ne pouvant s’en emparer, il empêche que les autres ne s’en emparent.38

43La notion d’humeur intervient ici de telle sorte que le lecteur est amené à concevoir l’alternative comme le choix entre deux mélanges possibles – ou le mélange qui privilégie, de manière exclusive, les grands, ou un mélange qui accorde une part au peuple, en plus de celle qu’il confère aux grands (cela ne veut pas dire égalité des charges) :

  • 39  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 199.

A dire vrai, si l’on raisonne bien sur l’une ou l’autre des solutions, on peut hésiter quant à savoir qui il faut choisir pour la garde de la liberté, ne sachant pas quelle est l’humeur des hommes la plus nocive dans une république : celle qui désire conserver les charges qu’elle a déjà, ou celle qui désire acquérir celles qu’elle n’a pas39,

44déclare-t-il avant de dénoncer l'avidité des grands.

45A l’issue de cette lecture des chapitres 2 à 5, il apparaît donc que Machiavel conçoit les institutions de la liberté comme un mélange ; mais ce mélange ne correspond pas à l’idéal du gouvernement mixte, d’autant plus que le chapitre 5 rompt avec le privilège accordé au « petit nombre » dans la conception gréco-romaine de cet idéal. La notion d’humeur intervient, dans cette argumentation, comme une sorte de plaque tournante. Elle permet de subvertir le cadre de pensée défini par l’idéal de la constitution mixte, mais aussi de conserver la question du mélange comme fil directeur de la réflexion sur les institutions libres et durables.

46L’idée du mélange, équilibré ou harmonieux pour la santé, déséquilibré pour la maladie, est au centre de la pensée médicale de source hippocratico-galénique. Cela explique-t-il l’usage de la notion d’humeur par Machiavel dans sa réflexion institutionnelle, et plus particulièrement dans les Discours, dans son analyse du « vivere libero » romain ? On pourrait être tenté de conclure en ce sens : à partir du moment où Machiavel fait de la question de la répartition des magistratures entre les grands et le peuple la question essentielle dans sa réflexion sur les conditions d’émergence et de maintien durable de la liberté, la définition médicale de la santé ne lui offre-t-elle pas une métaphore particulièrement appropriée ?

47La relation qu’entretient Machiavel avec la pensée médicale de son temps est cependant plus complexe. On relève en effet des écarts importants entre la manière dont Machiavel utilise ce terme et la définition hippocratico-galénique de la santé et de la maladie. Nulle part chez Machiavel il n’y a de reprise de la théorie des quatre humeurs : elles sont chez lui au nombre de deux – les grands et le peuple. L’idée d’équilibre ou d’harmonie, essentielle à la conception médicale de la santé, n’a guère sa place dans sa réflexion institutionnelle centrée sur le conflit des humeurs et sur sa dynamique irréductible, dont témoignent les verbes relevés dans L’Histoire de Florence - « ribollire », « perturbare », « muovere », « accendere », « crescere », « alterare ». Ils montrent qu’aux yeux de Machiavel le mélange favorable à la liberté n’est jamais établi de manière définitive ; au contraire, il se trouve pris dans un procès de constante redéfinition.

48Le mélange envisagé par Machiavel à propos de la république populaire romaine présente une analogie plus forte avec la conception alcméonienne de la santé, fondée sur les couples d’opposés. Tout comme le suggère cette conception à propos de la santé, la distribution des magistratures favorable au maintien de la liberté repose sur l’impossibilité de dominer pour l’une ou l’autre des humeurs ; cela n’implique pas que ces magistratures soient réparties également au sens de l’égalité arithmétique ; ce qui compte, dans les deux cas, c’est le maintien de la dynamique d’opposition. Cependant, comme nous l’avons rappelé, nous n’avons aucune preuve concernant la transmission de cette conception à l’époque de Machiavel. En outre, la correspondance entre la définition alcémonienne de la santé et la détermination des institutions de la liberté par Machiavel n’est pas totale : chez Machiavel, l’une des humeurs, celle des grands, est plus nocive que l’autre à l’égard de la liberté, alors que les humeurs ont la même valeur pour la santé chez Alcméon. Aussi semble-t-il prudent, par provision, de ne conférer à la conception alcémonienne qu’une fonction heuristique dans notre analyse de la pensée machiavélienne du « vivere libero » romain - elle propose une définition de l’équilibre des puissances fondée sur l’idée d’une égalité négative utile à la compréhension du chapitre I, 5 des Discours.

49Quelle que soit la conception considérée, on constate par ailleurs qu’il est moins intéressé par les définitions de la santé et de la maladie que par l’image même du « mélange ». Ainsi, il ne pose jamais une relation d’équivalence entre la république populaire et la santé et la république aristocratique et la maladie, ou encore entre la république et la santé et la monarchie et la maladie. En reprenant une tournure propre à Georges Canguilhem, nous pouvons dire que chacun de ces régimes correspond chez lui à une « norme » spécifique et qu’aucun n’est l’état pathologique d’un autre. Aussi nous semble-t-il essentiel, à l’issue de cette enquête, de reconnaître l’extrême liberté qui caractérise l’usage machiavélien des  sources médicales. Machiavel s’appuie certes sur la théorie humorale enseignée à son époque dans sa réflexion sur les institutions de la liberté. Mais il ne lui emprunte que ce qui lui est nécessaire – l’idée du mélange tel qu’aucune humeur ne domine l’autre ou ne soit en excès par rapport à l’autre. Il ne retient pas la théorie des quatre humeurs, pas plus qu’il n’utilise les descriptions des spécificités de chacune. En outre, Machiavel greffe sur le modèle de la santé du corps humain proposé par la théorie humorale certains éléments directement issus de sa conception du conflit civil – le désir de dominer des grands et la dynamique incessante engendrée par la confrontation des appétits et des passions des uns et des autres. Un processus double est ici à l’œuvre : la pensée institutionnelle de Machiavel s’appuie sur le modèle médical, qu’elle adapte en retour à ses besoins.

50Dès lors, il y a, dans sa pensée, plus qu’un emploi rhétorique d’un vocabulaire médical familier à ses contemporains : la question du « bon mélange » se pose de la même manière pour Machiavel à propos de la liberté qu’elle se pose pour les médecins au sujet de la santé du corps humain. Toutefois, nous ne pouvons parler à son propos, comme le fait Emmanuel Terray au sujet de la pensée grecque, d’une « analogie de structure » entre politique et médecine, entre conditions de la liberté et conditions de la santé, qu’à un certain degré de généralité. Pour percevoir cette analogie, il faut s’en tenir à cette idée du mélange.

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Notes

1  Nous attendons cependant la publication de la thèse de L. Gerbier, qui consacre d’importantes analyses à la langue médicale de Machiavel.

2  J. G. A. Pocock, Le Moment machiavélien – La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, L. Borot (trad.), PUF, 1997 ; Q. Skinner, Machiavelli, Oxford University Press, 1981, p. 65. Nous disposons d’une traduction française de ce texte par M. Plon (Le Seuil, 1989) ; F. Chiappelli, Studi sul linguaggio del Machiavelli, Firenze, Le Monnier, 1952 et Nuovi studi sul linguaggio del Machiavelli, Le Monnier, 1969 ; G. Sasso, Niccolo Machiavelli, I, Il pensiero politico, Il Mulino, 1980.

3  A. Parel, The Machiavellian Cosmos, Princeton, University Press, 1992. Avant lui, L. Sanzi s’est intéressé au langage médical chez Machiavel, mais n’a pas consacré d’analyse développée à la notion d’humeur : I « segni » della natura e i « paradigmi » della storia : il metodo del Machiavelli, La Caita Editore, 1981.

4  Cl. Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Gallimard, 1972, p. 382 ; G. Sfez, « Machiavel : La raison des humeurs », Rue Descartes, Mai 1995, 12-13, p. 11-37.

5  G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, « Quadrige », PUF, 1999 [1ère édition : 1966], p. 12.

6  Aëtius, Opinions, V, xxx, 1, in Les Présocratiques, Alcméon, B II, D. Delattre (trad.), Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 226. D. Delattre souligne que le terme ‘mélange’ traduit le grec ‘krasis’, plus précis que ‘mixis’ en ce qu’il contient l’idée que les éléments constitutifs du mélange se tempèrent l’un l’autre (n. 7, p. 1259). Ce fragment est présenté par H. Diels & W. Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, 24 B 4, 5ème édition., Berlin, 1934-1937. Le témoignage de Plutarque et Stobée sur Alcméon de Crotone recueilli par H. Diels va dans le même sens, Doxographi graeci, Berlin, 4ème éd.ition, 1965, p. 442 sq.

7  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocratique, Actes du 4ème colloque international hippocratique de Lausanne, 1981, Droz, 1983, p. 441-458.

8  Hippocrate [Polybe], Nature de l’homme, 4, p. 169, in L’Art de la médecine, J. Jouanna et C. Magdelaine (trad.), GF Flammarion, 1999.

9  Hippocrate, L’Ancienne médecine, in L’Art de la médecine, op. cit., p. 86-87.

10  Hippocrate, L’Ancienne médecine, ibid., p. 92.

11  P. Pellegrin dans Galien, Traités philosophiques et logiques, P. Pellegrin, C. Dalimier et J-P. Levert (trad.), GF Flammarion, 1998, p. 26.

12  Galien, Des facultés naturelles, II, 9, Ch. Daremberg (trad.), in Galien, OEuvres médicales choisies, 2, TEL Gallimard, 1994, p. 74.

13  J. Pigeaud, « L’Esthétique de Galien », Métis, VI, 1-2, 1991, p. 7-42.

14  Respectivement Galien, Des lieux affectés, 9, p. 207 et Du diagnostic et du traitement des passions propres de l’âme de chacun, 9, p. 34, in Galien, L’âme et ses passions, Les Belles Lettres, La Roue à livres, 1995.

15  E. Terray, La politique dans la caverne, Le Seuil, 1990, p. 121.

16  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocratique, op. cit.

17  G. Cambiano, ibid., p. 443-444.

18  G. Vlastos, « Equality and Justice in Early Greek Cosmologies », Classical philology, 42, 1947, p. 157-178.

19  G. Cambiano, « Pathologie et analogie politique », op. cit., p. 455.

20  Cet extrait est cité et traduit de l’anglais par D. Jacquart et F. Micheau, à partir de la version proposée par P. Ghalioungui en anglais : Questions on medecine, Le Caire, 1980, in La médecine arabe et l’occident médiéval, Maisonneuve & Larose, 1990, p. 47-48.

21  A. Cavarero, Corpo in figure. Filosofià politica della corporeità, Feltrinelli, 1995, p. 113-114.

22  P. Archambault, « The Analogy of the "body" in Renaissance Political Literature », inBibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 29, 1967, p. 21-53.

23  P. Costa, Civitas,Storia della cittadinanza in Europa, I, Laterza, 1999, p. 9-10.

24  Marsile de Padoue, Le Défenseur de la paix, I, 15, J. Quillet (trad.), Paris, Vrin, 1968, p. 133-135. Voir aussi I, 2, p. 58-59 et I, 5, p. 83.

25  Tite-Live, Histoire romaine, II, 32, A. Flobert (trad.), GF Flammarion, 1995, p. 205-206.

26  A. Cavarero, Corpo in figure, op. cit., p. 128.

27  Machiavel, Le Prince, 9, p. 94.

28  Voir Aristote, De la génération et de la corruption, II, 8, J. Tricot (trad.), Vrin, 1993. Tous les corps autres que les éléments proviendront des contraires, ou plutôt des éléments en tant qu’ils ont été combinés, et les éléments proviendront des contraires en tant que ceux-ci existent en puissance d’une certaine façon. Les éléments simples ou corps premiers sont le feu, l’air, la terre et l’eau, eux-mêmes issus d’une combinaison des qualités, sec, humide, chaud, froid. Ils se mélangent et composent des corps mixtes.

29  Machiavel, Discours, I, 2, Ch. Bec (trad.), Laffont, 1996, p. 195.

30  Ch. Carsana, La teoria della « Costituzione mista » nell’età imperiale romana, Edizione New Press, Biblioteca di Atheneum, vol. 13., 1990.

31  Polybe, Histoires, VI, R. Weil (trad.), Les Belles Lettres, 1977.

32  Cicéron, La République, É. Bréguet (trad.), Les Belles Lettres, 1989 ; Denys d’Halicarnasse, Origines de Rome, Les Antiquités romaines, I et II, V. Fromentin et J. Schnäbele (trad.), Les Belles Lettres, La Roue à livres, 1990 et Antiquités romaines, III, V. Fromentin (trad.), Les Belles Lettres, 1998.

33  Cf. In Libros politicorum, 2.7. 245. Dans La Somme théologique, I-2. 95.4.3, il souligne qu’elle est le régime choisi par Dieu pour son peuple élu.

34  J. M. Blythe, Ideal Government and the Mixed Constitution in the Middle Ages, Chapitre 4, Opus cit.

35  Il affirme qu’une multitude qui n’est ni bestiale ni vile peut et doit gouverner, in : In libros politicorum, 3. 9. 438, 4. 4. 581, 4. 5.594, 3. 11. 459, 3.8.426.

36  Machiavel, Discours, I, 4, op. cit., p. 196.

37  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 198.

38  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 198.

39  Machiavel, Discours, I, 5, op. cit., p. 199.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie GAILLE-NIKODIMOV, « A la recherche d’une définition des institutions de la liberté. »Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/14 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.14

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Auteur

Marie GAILLE-NIKODIMOV

Marie Gaille-Nikodimov est post-doctorante au CERPHI, dans le Laboratoire d’Histoire de la pensée classique (CNRS/ UMR 5037). Elle a publié Le citoyen (GF Corpus, 1998) et une traduction du Prince de Machiavel (Le Livre de Poche, 2000). Sa thèse, Machiavel, penseur du conflit civil – histoire et médecine au service de la liberté, est à paraître. Elle est également membre du comité de rédaction de Laboratoire italien et Rédactrice en chef d’Asterion. Son dernier ouvrage à paraître, co-écrit avec Claire Crignon de Oliveira, s’intitule La propriété du corps, Médecine et traditions politiques (Les Belles Lettres, 2004).

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