« Et la vie a passé comme ont fait les Açores ». Aragon, la guerre, le temps
Résumés
Aragon a vécu directement deux guerres, avec lesquelles il entretient un rapport différent : l’essentiel de ce qu’il exprime sur la Première Guerre mondiale est écrit quarante ans plus tard, dans Le Roman inachevé, alors que la Seconde Guerre aboutit aussitôt aux poèmes du Crève-Cœur et des Yeux d’Elsa, puis à ceux de la Résistance. Un rapport différent au temps, donc. Mais justement, par les bouleversements qu’elle apporte tant dans l’expérience historique que dans celle de la vie quotidienne, par les illusions qu’elle fait perdre comme par les déchirements qu’elle suscite, la guerre confronte immédiatement le poète à une diffraction de la temporalité : le temps de l’ennui et de l’inaction forcée, celui de l’installation dans la mort, celui de la répétition, celui de la vie qui s’enfuit. Celui, aussi, parfois, de l’espérance.
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Apollinaire (Guillaume), Breton (André), Maïakovski (Vladimir), interférence, mémoire, mort, surréalisme, communismeKeywords:
Apollinaire (Guillaume), Breton (André), Maïakovski (Vladimir), interference, memory, death, surrealism, communismTexte intégral
1Aragon a vécu directement deux guerres mondiales, avec lesquelles il entretient un rapport profondément différent : l’essentiel de ce qu’il exprime sur la première est écrit quarante ans plus tard, dans Le Roman inachevé, alors que la seconde aboutit aussitôt aux poèmes du Crève-Cœur et des Yeux d’Elsa, puis à ceux de la Résistance. Une relation différente au temps, donc. Mais dans cette relation au temps, il ne s’agit sans doute pas seulement d’un retard chronologique ; elle concerne aussi ce qui constitue le soubassement de l’écriture : l’expérience même de la guerre.
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2En effet, il ne suffit pas d’avoir traversé l’horreur ou la violence extrême pour la raconter. On peut la côtoyer sans la voir1 ; on peut aussi la voir et l’enregistrer – et ne la laisser se déployer que vingt ou trente ans plus tard. Quant à l’écrire – certains l’ont fait presque aussitôt –, Barbusse2 par exemple, ou Apollinaire dans un registre opposé. On peut, à les lire, douter qu’il s’agisse de la même expérience. Cette différence de perception n’est d’ailleurs pas spécifiquement française : il en est de même de l’autre côté de la frontière3. Partout, on retrouve ces dissonances : ceux qui s’extasient sur la beauté de la guerre, ceux qui en décrivent les horreurs, ceux qui attendent vingt ans pour en parler. C’est à l’un de ces derniers que l’on s’intéressera ici.
3Ce que l’on a vécu ne passe pas nécessairement tout de suite dans ce que l’on écrit et surtout les différentes strates du vécu y passent sur des modes différents. Suffit-il d’avoir été présent lors d’un fait pour que celui-ci devienne une expérience ? Elle peut ou non être enregistrée – elle peut être inaudible ; et d’ailleurs, quand on parle d’expérience vécue, on ne s’interroge pas assez sur ce que veut dire ici « vivre » ; dans certains cas, il s’agit seulement de survivre. Est-ce que cela constitue une expérience, au sens plein du terme, ou bien n’y a-t-il expérience que lorsque l’on a dépassé ce stade ? Si l’expérience, ce n’est pas seulement ce qui arrive, mais aussi ce qui s’enregistre, puis qui se manifeste, voire se transmet, peut-être faut-il même en avoir traversé d’autres pour que la première trouve le moment et le langage.
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4Au-delà de la péripétie individuelle, il y a là une structure significative. Beaucoup de situations historiques ou de situations individuelles déterminées par l’histoire font émerger l’expérience comme médiation entre la pure réception passive et la représentation, l’action ou l’expression. On peut avoir une idée du problème que cela pose en lisant ce que Spinoza dit de l’expérience dans un texte célèbre. C’est justement un philosophe qui emploie souvent l’expression « l’expérience enseigne » ou « l’expérience a enseigné », comme si elle allait de soi. Mais quand, au début du Traité de la réforme de l’entendement, il écrit : « Après que l’expérience m’eut enseigné […] je résolus enfin […] »4, il indique par là même que l’expérience n’est pas la même chose que la spontanéité immédiate : « après » et « enfin » impliquent qu’il faut un certain temps pour que l’expérience enseigne quelque chose et même pour qu’elle devienne dicible. Entre le fait et sa prise en compte ultime s’est glissé tout un processus nécessaire pour qu’elle soit d’abord tout simplement assimilable et représentable aux yeux de celui qui l’éprouve. Néanmoins, Spinoza indique ce décalage temporel sans en dire plus. L’itinéraire d’Aragon permet peut-être d’aller plus loin. Il fait apparaître en effet d’autres dimensions de l’expérience que celles qui sont décelées par le spinozisme.
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5Il s’agit ici non pas de restituer une chronologie, ni de commenter tous les passages où la guerre apparaît sous sa plume, mais plutôt de décrire les moments marquants d’une expérience et de s’interroger sur les lieux pertinents qui en manifestent, directement ou indirectement, l’expression5. Plus exactement : les variations de ce qui en conditionne la remémoration. Le cas d’Aragon en effet nous offre un accès tout à fait singulier, mais révélateur, à la complexité de l’expérience. Cette analyse peut contribuer à nous faire comprendre les détours et les vertiges d’autres encore qui ont traversé la même histoire. Ce qui ne signifie pas qu’elle ait été la même pour tous, ni éprouvée au même rythme, ni exprimable ou exprimée de la même façon. Mais la complexion propre d’Aragon – son ingenium, dirait Spinoza – nous permet de le voir de plus près.
La violence et le silence
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- 8 Quand il évoque cette Lola dans le cœur de laquelle « un dragon plongea son couteau » (« Est-ce ai (...)
6Aragon est mobilisé à vingt ans en 1917 et rejoint le front au printemps 1918 comme médecin auxiliaire. Il n’est démobilisé qu’en juin 1919 : durant ces derniers mois, il participe à l’occupation de la Rhénanie. Deux années de sa vie ont donc été sacrifiées à la guerre – et à sa brutalité la plus immédiate –, ne serait-ce que dans cette journée d’août 1918 au cours de laquelle on l’a « tué trois fois » : à trois reprises, il a été enseveli après des tirs d’obus6. Un épisode qu’il mentionne en passant dans une lettre, mais qui est à la source d’une anecdote fondatrice qu’il ne mentionnera pas au moment où elle aura lieu et sur laquelle il ne reviendra que bien plus tard. Il a donc éprouvé au plus près la vie dans les tranchées, et ensuite ce que c’est que d’être occupant dans un pays vaincu. Il engrange des images de violence, tant dans la guerre que durant l’occupation – la violence politique7 et la violence purement individuelle8.
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- 10 Ce double sentiment était commun aux autres futurs dadaïstes et surréalistes, comme en témoigne un (...)
7Pourtant, ces années où il a côtoyé la mort ne paraissent guère laisser de traces immédiates dans ses écrits. Un silence qui sans doute vaut dégoût, mais un dégoût qui ne s’exprime pas. Paradoxalement, cette guerre semble rester chez lui comme en attente, durant près de quarante ans. Au sortir de ces moments, plutôt que de commémorer ou de ressasser, il semble tout effacer et se construire un personnage brillant et désinvolte9, tout à la conquête d’une époque nouvelle, comme si l’armistice effaçait tout ce qui avait précédé. Une conscience de rupture qui s’exprime bien dans le rapport que lui et ses amis entretiennent avec Apollinaire : ils ont admiré le créateur de nouvelles formes poétiques, mais sont heurtés par ses propos patriotiques10. Lorsque celui-ci succombe à la grippe espagnole en novembre 1918, Aragon écrit à Breton :
La mort de Guillaume.
- 11 L. Aragon, Lettres à André Breton, op. cit., lettre du 13 novembre 1918, p. 229.
Elle vient à point : il est mort avec la guerre. Il n’avait plus rien à dire, commençait à mal tourner. Sa dernière image, ce combatif de chez lui au Ministère, il nous l’aura gâtée, mais elle reste heureusement très miraculeuse. Qu’aurions-nous tiré de lui ? Rien.11
- 12 Ibid., lettre du 17 novembre 1918, p. 230.
8Il faut entendre par ce double « rien », plus que la déception, le constat du fait qu’il n’y a plus de révélation à attendre de quelqu’un qui se range maintenant du mauvais côté (il « tourne mal »), après avoir été le miraculeux porteur d’un renouveau dans la conception de la poésie moderne, voire de la modernité tout entière. Aragon enfonce le clou, quatre jours plus tard, dans la lettre suivante, du 17 novembre : « Apollinaire est mort Hurrah et c’est compris »12. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer une sorte d’oraison funèbre à Pierre-Albert Birot, qui la publie dans sa revue Sic. Mais justement : une oraison funèbre. C’est bien, à travers Apollinaire, toute une époque qu’il s’agit d’enterrer. Le poète casqué est soudain devenu complice de ce « monde ancien » dont le premier vers de « Zone » disait sa lassitude, et il est emporté avec lui.
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- 15 « J’ai fait le mouvement Dada / Disait le dadaïste / J’ai fait le mouvement Dada / Et en effet, / (...)
- 16 Spinoza, Éthique, dans Œuvres, t. IV, Paris, PUF, 2020, P.-F. Moreau trad., III, prop. 55, scolie, (...)
9Dans une telle ambiance de rupture, il n’y a pas de place pour le souvenir de la guerre, ni même, paradoxalement, pour sa critique détaillée13. Elle est très brièvement évoquée dans quelques passages épars de Feu de joie ou de La Grande Gaîté, mais sans que l’on puisse y lire encore sa transformation en objet narratif. La guerre de 1914-1918 est plutôt une clownerie14, matière à sarcasmes. Au mieux : si l’on veut ridiculiser ceux qui s’accrochent encore au dadaïsme, une fois que le surréalisme a pris son essor, on les comparera à ces anciens combattants qui passent leur temps à évoquer leurs exploits15. Là encore il rejoint l’ironie de Spinoza16.
10Une telle attitude s’appuie sur une sorte de négation historique : le sentiment du temps est d’abord celui d’une coupure avec un passé dévalorisé, dont rien ne peut subsister. La seule exception consiste à se chercher des ancêtres – Rimbaud, Lautréamont – mais c’est qu’ils apparaissent plus présents que le présent, et qu’ils ont été minorés ou ignorés par ce passé honni. La conséquence formelle la plus visible, c’est l’usage du vers libre : on ne doit rien à la tradition poétique antérieure – même pas à la rénovation apollinarienne de la métrique. Même le choix des formes de langage contribue à cette brisure du temps.
11La leçon de la guerre est d’ailleurs peut-être là : plutôt que la remémoration de tel ou tel fait, plutôt surtout que sa célébration, elle est peut-être ce qui a tiré un trait sur le passé. Les valeurs anciennes se sont effondrées, la destruction n’a pas atteint seulement les corps et les villes, c’est aussi un univers qui s’est écroulé, et jusqu’à rendre silencieux même les mots qui pourraient évoquer cet écroulement. L’effondrement est, en un sens, libérateur. Pour une génération – ou pour la part de cette génération à laquelle appartient Aragon –, l’effet de la guerre, plutôt que le souvenir de ces images violentes, c’est d’abord l’ouverture d’une page blanche.
12Non que les surréalistes rejettent toute violence. Leur histoire en est remplie, sous d’autres formes. Elle est même multiple. Et d’abord celle que leur époque leur offre : celle que revendiquent les avant-gardes, mais la violence politique aussi, et celle de la guerre coloniale. Puis, dans les années 1930, la montée massive des dangers, à la fois extérieurs et intérieurs, qui vont mener au nouveau conflit mondial.
- 17 « Et d’abord nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère, où vous êtes moulés comme des f (...)
- 18 Id., « Elsa valse », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 802.
- 19 S. Breton, Lettres à Denise Naville, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2005, p. 165.
- 20 « Je dis ici, et peut-être ai-je l’ambition, et certainement j’ai l’ambition de provoquer par ces (...)
- 21 Ils organisent aussi une contre-exposition, dont Aragon est l’initiateur. Voir C. Billard, « Arago (...)
13Ils commencent, dans les années 1920, par du spectacle : querelles esthétiques où les injures, et parfois, les scandales vont bon train et où ils se proclament volontiers destructeurs du monde occidental17 à peu de frais – « fanfarons de l’erreur qui jouaient aux héros »18, dira plus tard Aragon. Mais la vraie violence, celle qui ne consiste pas à casser des lustres ? Ils rédigent des tracts incendiaires. Ils peuvent aller plus loin : ils approuvent un meurtre politique. Leur attitude est remarquable dans le cas de Germaine Berton, qui avait assassiné Marius Plateau, directeur de la Ligue d’Action française et de son « service d’ordre », les Camelots du roi. Ils n’ont jamais eux-mêmes exercé cette violence politique ; mais ils admirent et défendent celle qui en a pris l’initiative. Ils suivent de près son procès, car ils la considèrent comme une héroïne. Simone Breton écrit ainsi : « 24 décembre 1923. Germaine Berton est acquittée. Depuis dix jours on ne vit que dans cet espoir. Je suis allée avec Aragon et Max [Morise] lui porter des fleurs de la part de nous tous : “À Germaine Berton, qui a fait ce que nous n’avons pas su faire”. Une grande corbeille de roses et d’œillets rouges de 120 F. C’est un signe bête, mais c’est un signe »19. Un signe : Aragon et ses camarades sortent ainsi symboliquement de la destruction encore purement littéraire de la société bourgeoise. Ils iront un peu plus loin que le symbole dans les années qui suivent, lorsqu’ils s’engageront contre la guerre du Rif, critiqueront l’armée20, puis dénonceront l’Exposition coloniale de 1931, même si leur action là encore se limite pour l’essentiel, à des tracts21. Elle déplace néanmoins la boussole de la violence politique individuelle vers la violence politique collective.
- 22 Le 9 février, la police tire sur la manifestation organisée par le Parti communiste. Il y a six mo (...)
- 23 « Descendez les flics / Camarades / descendez les flics / Plus loin plus loin vers l’ouest où dorm (...)
14Il est une dernière forme de violence, la plus intense peut-être : la guerre civile. Elle menace en France dans la réalité, notamment autour du 6 février 193422, elle éclatera en Espagne deux ans plus tard, et elle est de plus en plus présente dans l’imaginaire d’Aragon au fur et à mesure que se concrétise son engagement dans le Parti communiste, qui traverse alors une phase sectaire. On pourrait penser qu’il se fantasme en Maïakovski, à la fois par le type de lyrisme et par l’espérance d’un temps différent. Son poème « Front rouge » qui, en 1931, sera l’occasion de sa rupture avec les surréalistes, en porte la marque23. Cependant, au fur et à mesure que le Parti évolue au contraire vers un horizon de Front populaire et vers une réinsertion dans la tradition nationale, on voit la conception aragonienne de la guerre changer de forme et d’ampleur. Les trois premiers romans de la série du « Monde réel », commencée en 1934, en parlent peu directement, mais son ombre portée est partout présente, ne serait-ce que par le final des Cloches de Bâle, où le lecteur sait que les appels du congrès de la paix seront, deux ans plus tard, inutiles. Et qu’un certain nombre de ceux qui les signent trouveront leur place dans des gouvernements de guerre.
- 24 Id., « Beautés de la guerre et leurs reflets dans la littérature », Europe, no 156, 1935, p. 474-4 (...)
15D’autres textes témoignent de cette concrétisation de la guerre. Un article de 1935, dans la revue Europe, où il dénonce l’invasion de l’Éthiopie par Mussolini et où il réitère la condamnation du versant belliciste de l’œuvre d’Apollinaire, mais cette fois à propos non du passé mais d’une crise présente24. Et bien sûr les articles militants de Ce soir, qui observent la montée des périls.
16D’une certaine façon, la vie et l’œuvre d’Aragon jusqu’en 1939 sont confrontées à différentes formes de violence, plutôt qu’à la guerre passée. Peut-être cette forme de violence extrême qu’avait été la guerre mondiale, parce qu’elle lui est à ce moment indicible, déteint-elle sur les autres formes : comme s’il y avait un glissement d’une strate de l’expérience à l’autre. On ne la nomme pas ou peu, on ne la pense pas, surtout ; pourtant littérature d’avant-garde, engagement politique, participation à un mouvement de masse semblent en intégrer les pesanteurs et les distorsions. Les dernières années commencent à changer la donne. Mais c’est la nouvelle guerre mondiale qui fera basculer Aragon dans un autre rapport à l’expérience et un autre sentiment du temps.
Les yeux et la mémoire
- 25 « [D]es individus politiquement suspects, militants de tous bords, communistes et cagoulards » (P. (...)
- 26 C’est ce que constate le premier poème des Yeux d’Elsa : « Il advint qu’un beau soir l’univers se (...)
- 27 « Que les heures tuées / Guerre à Crouy-sur-Ourcq / Meurent mal » (Id., « J’attends sa lettre au c (...)
- 28 « Rien dit le vaguemestre » (loc. cit.).
- 29 Ce sera le titre d’un recueil publié en 1945 : En étrange pays dans mon pays lui-même. Mais ce sen (...)
17Aragon est de nouveau mobilisé en septembre 1939 comme médecin auxiliaire, d’abord dans un régiment où l’on a regroupé les officiers dont on se méfie25. Il vit en direct la « drôle de guerre » et la déroute. Au-delà de la défaite d’une armée, les espoirs portés par les mouvements populaires des quatre dernières années s’écroulent, et des régimes fascistes s’étendent sur presque tout le continent. L’effondrement général, qui avait marqué vingt ans plus tôt son entrée dans la vie adulte, se produit de nouveau26, mais cette fois cet effondrement apparaît dicible et son expérience se vit et s’exprime immédiatement. Cette nouvelle catastrophe se décline dans la subjectivité du poète en plusieurs tons – ou peut-être faut-il dire qu’elle constitue de nouvelles dimensions de cette subjectivité ? En premier lieu l’expérience de l’attente, non dans les tranchées, mais dans une guerre où d’abord rien ne se passe : c’est le temps de l’ennui, englué dans la grisaille de l’inaction forcée27 et du sentiment d’isolement dû à l’absence de nouvelles28. Puis la défaite rapide et brutale, suivie de la longue durée de l’Occupation. Et là, comme un sentiment d’étrangeté29, où les choses perdent leur sens, où l’on ne reconnaît plus les visages et les actions, où l’on a l’impression que le temps annule les usages autrefois familiers. Certes, les trahisons et les retournements politiques justifient du côté de la réalité un tel sentiment, mais il n’est pas indifférent qu’au-delà de la constatation, il forme comme une part de la conscience et déploie un nouveau regard sur le monde, très différent en cela de la conscience de rupture créatrice des années 1920.
- 30 « Une voix monte des fers / Et parle des lendemains » dit la ballade à la mémoire de Gabriel Péri (...)
- 31 « Je vois Jeanne filer Roland sonne le cor / C’est le temps des héros qui renaît au Vercors » (Id. (...)
18Une autre dimension vient s’y ajouter au fur et à mesure que se développe la Résistance et qu’Aragon s’y engage activement. L’héroïsme et la revendication nationale prennent leur place à demi-mot dans les œuvres publiques et ouvertement dans les poèmes clandestins ; ils permettent de reconquérir une identité face à l’étrangeté. L’enthousiasme et l’espérance d’un avenir différent30 donnent une autre couleur au temps. Cette action collective assume sa part de violence, revendiquée par celui qui écrit, à la différence de celle de 1914-1918 ; et il s’agit cette fois d’une violence qui unit – et non plus qui divise, comme celle de « Front rouge » – comme si, à part quelques traîtres, tout un peuple était en guerre. Par elle, le poète, son lecteur et son parti se réinsèrent dans l’Histoire de la Nation, y compris avec ses figures historiques et légendaires31. La conscience du présent se donne aussitôt comme conscience d’une redécouverte de la tradition.
- 32 À vrai dire, il n’avait jamais perdu cette maîtrise, mais à l’époque du surréalisme, il en usait p (...)
- 33 Ce n’est pas un hasard si la figure d’Apollinaire reparaît positivement dans la préface des Yeux d (...)
- 34 « [L]’affreux peigne à dents cassées du vers libre » (ibid, p. 15).
- 35 Assumée déjà dans la postface du Crève-cœur : « La rime en 1940 ».
- 36 « Car j’imite. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartufferie, et camoufle mal le mauva (...)
19Cette redécouverte inclut, depuis Le Crève-cœur, celle du vers classique dont Aragon use avec une maîtrise particulière32, très nettement inspirée d’Apollinaire33 d’une part, de la poésie populaire d’autre part. Renoncement au vers libre34, redécouverte de la rime35 et revendication de l’imitation créatrice36 : autant de traits d’une reprise consciente de la tradition – ce qui s’oppose, jusque dans la forme, à la volonté de fracture qui caractérisait l’écriture du dadaïsme et du surréalisme. Une forme qui exige aussi la reprise des mythes de la tradition, une reprise critique comme dans « Brocéliande », où il s’agit d’opposer aux mythes des nazis d’autres mythes issus du fonds français, et d’une signification contraire. Une fois encore, les formes de la conscience imposent leur marque au matériau formel dans lequel elles s’expriment.
- 37 Aragon le fera remarquer plus tard à propos des vers « Je n’oublierai jamais / Les morts du mois d (...)
20Si l’expérience ici n’était que celle de la catastrophe, de l’ennui, de l’étrangeté et de l’héroïsme, ce bouleversement ne serait au fond qu’une redécouverte du présent : de la vision enfin possible et du sentiment de la guerre sous tous ses aspects. Ce ne serait déjà pas si mal, et l’on pourrait y voir se constituer une subjectivité à la fois passive et active, de l’accablement et de la revendication, qui fournit une richesse perceptive au sujet écrivant. Cependant, la reconfiguration du temps ne s’arrête pas là. Il se passe en même temps quelque chose qui sort de l’ordinaire : les affres du présent rendent soudain représentables les tourments du passé – cette guerre que l’on vit porte avec elle les ombres de celle que l’on a vécue. La réflexion sur la guerre prend en effet assez vite la forme d’une méditation sur le temps et sur les retours de ses moments cruciaux. Les morts actuels font aussi penser aux morts d’il y a vingt ans ; et en même temps, les morts de 1939-1940 permettent d’évoquer les fusillés des années qui suivent37. Les époques se télescopent, lorsqu’un poème évoque la bataille de Vimy (avril 1917) :
- 38 « La nuit de mai », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 761.
Interférences des deux guerres je vous vois
Voici la métropole et voici la colline
Ici la nuit s’ajoute à la nuit orpheline
Aux ombres d’aujourd’hui les ombres d’autrefois38
21Interférence : le terme décrit exactement une nouvelle dimension de la conscience du temps, celle d’une durée non linéaire, où tout ce qui a été vécu sans arriver au terme de l’expression peut revenir à l’occasion d’événements semblables. L’entrelacement des moments fait que le temps n’est pas un flux donné une fois pour toutes au sein d’une identité. Il abrite plusieurs courants complexes que les événements et les causes externes refoulent et font émerger tour à tour. Ce qui assure la possibilité de l’intermittence, c’est la ressemblance, soudain éprouvée, des temps différents et des individus. Car, comme le dit le même poème, dans une formule rendue plus intense par la rime intérieure (et répétée à l’inverse en fin de strophe, comme pour souligner plus fortement l’équivalence des situations) :
- 39 Ibid., p. 762.
Les vivants et les morts se ressemblent s’ils tremblent39
- 40 Dans Le Fou d’Elsa, « Nous dormirons ensemble » : « les amours aux amours ressemblent » ; et déjà (...)
22Les morts, ce sont ceux de l’autre guerre, mais les vivants, ce sont peut-être aussi ceux qui ont survécu à la première, ou ne l’ont pas connue, et dont la mort attendait, tapie dans l’ombre, la seconde. Désormais, l’idée de ressemblance reviendra souvent dans les vers d’Aragon, comme un moyen de susciter des rapprochements entre les situations, les êtres, les pensées, sans avoir à développer, par un raccourci qui fait glisser immédiatement l’expérience de l’un dans l’expérience de l’autre40.
23Il est un poème du même recueil qui convoque particulièrement cette idée, et il s’intitule justement « Les larmes se ressemblent ». Tout d’un coup, l’autre guerre et l’autre occupation surgissent ; le passé est comme la mémoire du présent. La situation de l’Allemagne occupée, enregistrée sans phrase en 1919, prend soudain sens et devient visible dans le regard sur la France occupée :
24Le soldat français, en effet, ne savait pas, c’est-à-dire que littéralement il ne voyait pas ce qui se déroulait sous ses yeux. La défaite de 1940 provoque une brusque éducation du regard, qui donne soudain sens à la sensation enregistrée peut-être (puisqu’elle peut revenir), mais non vraiment perçue, si ce n’est par un sentiment confus :
- 42 Loc. cit.
On trouvait parfois cette paix cruelle42
25La conscience d’alors, trouble, des soldats français émerge, claire, chez celui qui écrit maintenant, mais révélée par lui au-delà de lui-même, comme l’indique le passage du « je » au « on » et au « tu », puis le retour du je, puis la description objective :
- 43 Loc. cit.
J’avais vingt ans Je ne comprenais pas […]
Comme l’enfant surpris parmi ses rêves
Les regards bleus des vaincus sont gênants […]43
- 44 « Qui peut dire où la mémoire commence / Qui peut dire où le temps présent finit / Où le passé rej (...)
26Les occupants, pour la plupart, ne comprennent pas ; mais le fait d’être maintenant soi-même de l’autre côté de la défaite rend significatif ce qui n’était alors qu’un sentiment vague et intermittent. Le lieu et le moyen de cette interférence, le poème le nomme presque à la fin : c’est la mémoire, un terme qui désormais reviendra constamment sous la plume d’Aragon44. Il apparaît dès l’ouverture des « Yeux d’Elsa » :
- 45 « Les Yeux d’Elsa », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 759.
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire45
- 46 « Le Poète à son Parti », dans La Diane française, OPC, t. I, p. 1031.
- 47 Voir P.-F. Moreau, « Le nouvel infini de l’espérance humaine. Ernst Bloch et Thomas Münzer », dans (...)
27Est-elle perdue vraiment ? On a plutôt l’impression qu’on l’y retrouve, ou qu’on ne perd qu’une mémoire superficielle, cette perte dégageant un accès à une autre mémoire, qui n’est pas une simple collection de souvenirs, ni une simple répétition : une mémoire qui ressuscite ce qu’elle évoque et le rend plus présent qu’à sa première occurrence, et en même temps charge le présent de toute son effectivité. C’est elle, finalement, qui permet aux yeux de simplement voir. Les deux termes seront désormais souvent associés. « Mon parti m’a rendu les yeux et la mémoire » dira le dernier poème de La Diane française46, et la même expression formera plus tard le titre d’un long poème publié en 1954 et qui amorcera la poésie véritablement autobiographique : « Les yeux et la mémoire ». C’est ce rapport au temps tout à fait spécifique qui permet d’aller au plus profond de la réalité actuelle. La profondeur historique donne à voir le présent ; mieux : elle oblige à le voir. Sans le savoir sans doute, Aragon met ici en œuvre une attitude vitale qui est proche de celle d’Ernst Bloch et de ce que l’on a pu appeler l’immémoration47.
- 48 Il y a dans ce rapport à la Seconde Guerre mondiale une disjonction assumée entre poésie et prose. (...)
28Qu’est-ce qui déclenche cela ? Ce tournant a sans aucun doute été préparé par l’évolution populaire-nationale du Parti communiste dans la seconde moitié des années 1930. Cette orientation s’est réellement implantée dans l’attitude vitale d’Aragon. Elle a contribué à transformer son rapport au monde, et il poursuit cette transformation au-delà des circonstances politiques immédiates, si graves soient-elles. Elle l’a détaché de l’attitude de rupture qu’il partageait avec ses premiers amis et a forgé en lui une sensibilité à ces formes diverses du temps que la guerre a révélées48.
Celui qu’on prend pour moi
- 49 « Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles […] / Tu n’en reviendras pas vieux joueur de m (...)
29Le rapport au temps prendra une autre forme encore, sans abolir celles qui précèdent, au moment de la crise du mouvement communiste, en 1956. C’est une nouvelle fois l’image de la guerre de 1914-1918 qui y jouera un rôle clef. Dans Le Roman inachevé, Aragon fait ses comptes avec sa propre biographie, et en même temps avec ces mouvements où elle s’est formée et transformée : le dadaïsme, le surréalisme et le communisme. Mais aussi, d’abord, avec « La guerre et ce qui s’ensuivit », non sans parfois un luxe de détails réalistes que l’on ne trouvait guère dans les œuvres des années 1940, et de nouveau dans un étrange mélange des temps, où c’est le futur qui dit l’invalidité ou la mort49. L’un des poèmes de ce cycle évoque un instant particulièrement significatif : le régiment revient, après plusieurs semaines, à l’endroit, près de Couvrelles, où a eu lieu la scène évoquée plus haut, de l’ensevelissement sous les obus ; en y repassant, le poète s’arrête devant les croix de bois qui signalent les corps enterrés. Il cite quelques-uns de ceux dont il reconnaît les noms – encore une fois, nouvelle interférence, ce n’est pas au moment de leur mort que celle-ci est évoquée, mais « six semaines deux mois » plus tard, dans la rencontre qui provoque le souvenir. Surtout, une inscription l’arrête : il y déchiffre son propre nom.
- 50 Ibid., p. 154.
Mais l’inscription que dit-elle
Je lis et je ne comprends plus
C’est pourtant mon nom que j’épelle
J’ai-t-il mal vu j’ai-t-il mal lu
Si c’est ma demeure mortelle
Qui dort au pied de ce talus […]
Quel est celui qu’on prend pour moi50
- 51 C’est ce qu’imagine aussitôt le poème suivant : « Était-ce vrai / Si c’était moi si j’étais mort s (...)
30Ce poème joue un rôle clef, car il commande la suite : et si tout cela (c’est-à-dire l’Histoire) n’avait jamais existé ?51 L’Histoire, c’est-à-dire la paix et le mouvement dada. C’est-à-dire aussi les luttes politiques ultérieures, l’autre guerre, et la guerre froide qui la suivit. Autrement dit, tout ce qui va être raconté ensuite – tout ce qui a été vécu – est frappé d’un sentiment d’irréalité. Comme une expérience du double jeu de la vie. Le sentiment de deux vies l’une à côté de l’autre, où celle que l’on a cru être la sienne – et l’Histoire qui va avec, où elle se construisait – se retrouve soudain fantasmatiquement chassée hors de la réalité. Ainsi s’expliquerait tout ce qui semble inexplicable dans l’Histoire, ainsi l’on ne serait plus confronté à l’obligation d’admettre ce qui semblait inadmissible. L’expérience, une fois encore, offre des schémas de lecture à la conscience et contourne l’analyse. Tout cela, que je ne supporte pas, ne m’est pas arrivé à moi, mais à un autre que l’on a pris pour moi. Une autre forme d’interférence, où au redoublement des temps se juxtapose le dédoublement de l’existence.
- 52 P. Forest, op. cit., p. 121-123.
- 53 Ce qui confirme que « [l]a guerre, c’est donc l’horizon de sa vie », comme l’écrit Bernard Vasseur (...)
31On a douté de la réalité historique de cet événement : Aragon, qui l’a beaucoup raconté dans ses dernières décennies, n’en avait pas parlé sur-le-champ, dans ses lettres du front52. Il l’aurait imaginé, ou transformé après coup, quarante ans plus tard. À vrai dire, il importe peu que tous les détails soient exacts, car cette inscription dans le réel n’est pas l’essentiel. En fait, d’une façon ou d’une autre, cela conforte que la guerre de 1914-1918, il la vit non pas de nouveau, mais à nouveau en 1956 ; une anecdote qui lui parut insignifiante sur le moment prend désormais, au moment où il repasse en mémoire sa vie, le sens d’un repère vital ; un fait quotidien de la guerre devient un symbole, dans la guerre, de sa vie tout entière53.
32On discerne alors comment les structures historiques, qu’elles soient politiques ou intellectuelles, effectives ou imaginaires, trouvent leur chemin au sein des individualités. La vie probablement apparaît de plus en plus à Aragon comme un théâtre où tout se passe en coulisses ; une double vie où l’on n’est jamais sûr d’être dans la vie réelle ou bien dans l’autre, ou plus exactement où l’on n’est jamais sûr que ce n’est pas l’autre qui aurait été la vie réelle. Dans cet imaginaire, le temps joue le double rôle de dévoilement et de répétition. En répétant les événements et les personnages, ou en leur suscitant des doubles qui leur ressemblent, il les révèle et les fait s’assembler. Parmi les situations qui exacerbent ce sentiment du temps, la guerre, par sa violence et son intensité, en vient à jouer un rôle majeur en ce qu’elle bouleverse les certitudes, et dévoile les illusions qui faisaient croire à un cours tranquille de la vie. La guerre est donc comme un levier spécifique qui exprime, dans l’itinéraire d’Aragon, son rapport au temps avec ses ruptures, ses interférences et ses dédoublements ; et derrière ces torsions du temps, les strates de l’expérience et les formes de la conscience, ce qui détermine et produit historiquement la subjectivité, ses dimensions et ses limites.
33Dans tout cet itinéraire, l’individualité se forge dans les rapports avec autrui ; elle est transindividualité. Génération, groupe surréaliste, parti d’avant-garde : chacun de ces ensembles contribue à forger une expérience – dans la mesure aussi où elle s’en différencie. Ce qui le montre le mieux est sans doute le poème « L’escale », dans Les Yeux d’Elsa, où Aragon reprend le thème classique de la vie humaine comparée à un voyage – non pas le voyage terrestre des Voyageurs de l’impériale avec leur aveuglement, mais le voyage en mer, hérité d’Augustin, non moins aveugle, mais tout aussi dangereux, du fait des périls conjugués de l’océan et des hommes : car s’il y a naufrage, il y a naufrageurs. Dans les instants qui précèdent la catastrophe, les voyageurs vivent dans leurs illusions luxueuses – et le poète les a partagées, avant de prendre maintenant ses distances ; ils croient la mer amicale et leur plaisir durable :
- 54 « L’escale », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 773.
Les voyageurs vêtus de tweed et de tussor
Trouvent que ce voyage est tout à fait exquis
La mer est une reine eux ses princes consorts54
34Ils ne se rendent pas compte qu’ils perdent leur vie, et qu’ils laissent passer les occasions de la changer, comme les îles qu’ils dépassent. La fin le dit cruellement tout en rappelant le nom de celui qui jetait un regard lucide sur de tels oublis :
- 55 Ibid.
Et la vie a passé comme ont fait les Açores
Dit le poète Vladimir Maïakovski55
Notes
1 Plus tard, s’appuyant sur Stendhal, Aragon rappellera que « les hommes qui ont vu certaines choses rompent nécessairement avec ceux qui ont si bien vécu sans les voir » (L. Aragon, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Fontaine, juin 1941, repris en postface des Yeux d’Elsa, dans Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard [La Pléiade], 2007 [désormais : OPC], t. I, p. 806).
2 Son livre Le Feu. Journal d’une escouade paraît en feuilleton dès l’été 1916. Publié en volume, il obtient le prix Goncourt la même année. Le sous-titre indique bien le rapport assumé d’immédiateté – ce qui ne le rend pas automatiquement plus « authentique ». Au même moment, Apollinaire écrit : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » (« L’Adieu du cavalier », dans Calligrammes).
3 On retrouve en Allemagne la même opposition entre les Orages d’acier de Jünger (1920) et À l’ouest rien de nouveau de Remarque (1928, mais entamé dès 1917).
4 Spinoza, Tractatus de intellectus emendatione, texte établi par F. Mignini, M. Beyssade trad., dans Id., Premiers écrits, Paris, PUF, 2009. La traduction proposée ici de cette phrase est celle de P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 7.
5 Les pages qui suivent s’appuieront pour l’essentiel sur les textes poétiques d’Aragon, parce qu’une expérience s’y révèle – et s’y construit – de manière singulière. Son écriture romanesque mérite aussi une analyse, mais différente, car l’expérience s’y livre sur un autre mode, celui de la narration et de la construction d’un univers où le réel se projette dans une intrigue et des personnages.
6 L. Aragon, Lettres à André Breton, édition établie, présentée et annotée par L. Follet, Paris, Gallimard, 2011, lettre du 17 août 1918, p. 174. C’est d’ailleurs son action dans l’évacuation des blessés ce jour-là qui lui vaut la croix de guerre (voir P. Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015, p. 121).
7 « On trouvait parfois au fond des ruelles / Un soldat tué d’un coup de couteau » (« Les Larmes se ressemblent », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 770). « Et ce caporal d’ordinaire assommé sous l’arche d’un pont » (Le Roman inachevé, OPC, t. II, p. 156).
8 Quand il évoque cette Lola dans le cœur de laquelle « un dragon plongea son couteau » (« Est-ce ainsi que les hommes vivent », dans Le Roman inachevé, op. cit., p. 158).
9 Voir le portrait qu’en trace bien plus tard Maxime Alexandre, à l’époque fasciné par Aragon, qu’il rencontre à Strasbourg : « Il avait une assurance, un brio, qui stupéfiaient le petit paysan de Wolfisheim. Il connaissait par cœur toute la littérature, toutes les littératures, plus l’archéologie, l’histoire – la grande et la petite histoire. Il jouait du piano, savait danser, jouer au poker où il appliquait un système pour perdre – ce qui le faisait toujours gagner. Que ne savait-il pas ? Habillé selon le code du jeune homme de bonne famille, il réussissait à indigner les badauds de ma bonne ville en se promenant, comme moi, tête nue, innovation téméraire en 1923, et en portant des foulards provençaux – achetés chez l’antiquaire – qu’il entortillait de façon à en faire un semblant de col et un devant de chemise » (M. Alexandre, Mémoires d’un surréaliste, Paris, La Jeune Parque, 1968, p. 39).
10 Ce double sentiment était commun aux autres futurs dadaïstes et surréalistes, comme en témoigne une anecdote racontée par Philippe Soupault. Apollinaire lui montre un poème d’André Breton, puis lui suggère de venir le voir au Café de Flore pour qu’il le présente à ses amis. Lors d’une de ces rencontres (où Soupault s’ennuie face aux aînés : Max Jacob, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars, qui parlent « de leur passé, de ce qui les intéressait et qui ne m’intéressait pas »), Apollinaire lui présente Breton et dit : « il faut que vous deveniez amis » ; Breton et Soupault filent ensemble, et, en parlant, découvrent qu’ils ont la même admiration pour l’auteur d’Alcools et la même répugnance pour l’écrivain cocardier qu’est devenu Apollinaire (P. Soupault, Mémoires de l’oubli. 1914-1923, t. I, Paris, Lachenal & Ritter, 1981, p. 38-39). En somme, leur amitié, encouragée par lui, se scelle sur ce double jugement pour et contre lui.
11 L. Aragon, Lettres à André Breton, op. cit., lettre du 13 novembre 1918, p. 229.
12 Ibid., lettre du 17 novembre 1918, p. 230.
13 « Nous pensions que parler de la guerre, fût-ce pour la maudire, c’était encore lui faire de la réclame. Notre silence nous semblait un moyen de rayer la guerre, de l’enrayer » (Id., Anicet, dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard [La Pléiade], 1997, t. I, « Avant-lire », p. 10).
14 « De 1914 à 1918, la légende suivant laquelle les clowns viennent d’Angleterre ou d’Allemagne s’est trouvée fausse. Il s’en est levé à revendre de chaque sillon du sol français » (Id., Traité du style [1928], Paris, Gallimard, 1980, p. 11).
15 « J’ai fait le mouvement Dada / Disait le dadaïste / J’ai fait le mouvement Dada / Et en effet, / Il l’avait fait » (Id., « Ancien combattant », dans La Grande Gaîté, OPC, t. I, p. 406).
16 Spinoza, Éthique, dans Œuvres, t. IV, Paris, PUF, 2020, P.-F. Moreau trad., III, prop. 55, scolie, p. 308-309 : « chacun brûle de raconter ses exploits et de faire étalage de sa force, aussi bien physique que morale, ce qui rend les hommes pénibles à supporter les uns pour les autres ».
17 « Et d’abord nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère, où vous êtes moulés comme des fossiles dans le schiste. Monde occidental, tu es condamné à mort » (L. Aragon, « Fragments d’une conférence », La Révolution surréaliste, no 4, 1925, p. 25).
18 Id., « Elsa valse », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 802.
19 S. Breton, Lettres à Denise Naville, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2005, p. 165.
20 « Je dis ici, et peut-être ai-je l’ambition, et certainement j’ai l’ambition de provoquer par ces paroles une émulation violente chez ceux que l’on appelle sous les drapeaux, je dis ici que je ne porterai plus jamais l’uniforme français, la livrée qu’on m’a jetée il y a onze ans sur les épaules, je ne serai plus le larbin des officiers, je refuse de saluer ces brutes et leurs insignes, leurs chapeaux de Gessler tricolores » (L. Aragon, Traité du style, Paris, Gallimard, 1928, p. 235). En fait, après un autre intervalle de onze ans, il portera de nouveau cette « livrée » – et il y gagnera une nouvelle croix de guerre.
21 Ils organisent aussi une contre-exposition, dont Aragon est l’initiateur. Voir C. Billard, « Aragon et le colonialisme », Cahiers de la Siélec, no 6, 2010, qui souligne cependant que la critique anticolonialiste, si elle est présente chez Aragon, n’y est jamais première. En ligne : [http://www.sielec.net/pages_site/FIGURES/billard_aragon.htm] (consulté le 20 mars 2023).
22 Le 9 février, la police tire sur la manifestation organisée par le Parti communiste. Il y a six morts et des centaines de blessés (P. Forest, Aragon, op. cit., p. 395).
23 « Descendez les flics / Camarades / descendez les flics / Plus loin plus loin vers l’ouest où dorment / les enfants riches et les putains de première classe […] / Feu sur les ours savants de la social-démocratie » (L. Aragon, « Front rouge », OPC, t. I, p. 495-496).
24 Id., « Beautés de la guerre et leurs reflets dans la littérature », Europe, no 156, 1935, p. 474-480.
25 « [D]es individus politiquement suspects, militants de tous bords, communistes et cagoulards » (P. Forest, Aragon, op. cit., p. 455).
26 C’est ce que constate le premier poème des Yeux d’Elsa : « Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa / sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent » (OPC, t. I, p. 34).
27 « Que les heures tuées / Guerre à Crouy-sur-Ourcq / Meurent mal » (Id., « J’attends sa lettre au crépuscule », dans Le Crève-cœur, OPC, t. I, p. 699).
28 « Rien dit le vaguemestre » (loc. cit.).
29 Ce sera le titre d’un recueil publié en 1945 : En étrange pays dans mon pays lui-même. Mais ce sentiment imprègne nombre de poèmes de ces années-là, dès le début.
30 « Une voix monte des fers / Et parle des lendemains » dit la ballade à la mémoire de Gabriel Péri (Id., « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », dans La Diane française, OPC, t. I, p. 1007).
31 « Je vois Jeanne filer Roland sonne le cor / C’est le temps des héros qui renaît au Vercors » (Id., « Du poète à son Parti », dans ibid., p. 1031). Il est remarquable que ce soit justement dans un poème dédié au Parti communiste que ces références apparaissent.
32 À vrai dire, il n’avait jamais perdu cette maîtrise, mais à l’époque du surréalisme, il en usait parfois comme par jeu, de même que dans l’écriture automatique, pour écrire des sonnets en compagnie d’Éluard et Breton « avec la technique de la rapidité abolissant la conscience » (L. Aragon et D. Arban, Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 1968, p. 77-78).
33 Ce n’est pas un hasard si la figure d’Apollinaire reparaît positivement dans la préface des Yeux d’Elsa – et à propos des beautés qui naissent de fautes.
34 « [L]’affreux peigne à dents cassées du vers libre » (ibid, p. 15).
35 Assumée déjà dans la postface du Crève-cœur : « La rime en 1940 ».
36 « Car j’imite. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartufferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier » (Id., « Arma virumque cano. Préface », dans Les Yeux d’Elsa [1942], Paris, Seghers, 1962, p. 13).
37 Aragon le fera remarquer plus tard à propos des vers « Je n’oublierai jamais / Les morts du mois de mai » (« Plainte pour le grand descort de France », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 778 ; la remarque se trouve dans « De l’exactitude historique en poésie », dans En étrange pays dans mon pays lui-même, OPC, t. I, p. 858).
38 « La nuit de mai », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 761.
39 Ibid., p. 762.
40 Dans Le Fou d’Elsa, « Nous dormirons ensemble » : « les amours aux amours ressemblent » ; et déjà vingt ans plus tôt la ressemblance des couples Dante/Béatrice, Pétrarque/Laure, Maïakovski/Lili, Aragon/Elsa.
41 « Les larmes se ressemblent », dans Le Fou d’Elsa, OPC, t. I, p. 770. On retrouvera ce thème du « qu’est-ce que je savais » dans Le Roman inachevé, où au jeune homme qui s’étonne de la situation des prisonniers allemands, on demande s’il sait comment vivent les ouvriers français.
42 Loc. cit.
43 Loc. cit.
44 « Qui peut dire où la mémoire commence / Qui peut dire où le temps présent finit / Où le passé rejoindra la romance » (Ibid.).
45 « Les Yeux d’Elsa », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 759.
46 « Le Poète à son Parti », dans La Diane française, OPC, t. I, p. 1031.
47 Voir P.-F. Moreau, « Le nouvel infini de l’espérance humaine. Ernst Bloch et Thomas Münzer », dans Modernità e critica/Modernity and Critique/Modernité et critique, R. Carbone dir., Naples, La Città del Sole, 2022, p. 359-377.
48 Il y a dans ce rapport à la Seconde Guerre mondiale une disjonction assumée entre poésie et prose. Aragon raconte, dans l’entretien cité ci-dessus avec Dominique Arban, qu’il était impossible de « refaire le coup du roman » qu’avait réussi Henri Barbusse en 1914-1918 avec Le Feu. Et qu’il lui avait semblé que « la poésie pouvait jouer ce rôle » (op. cit. p. 131 sq.). Il y reviendra cependant sur le mode du roman, mais plus tard, dans Les communistes (1948-1951, révisé en 1966-1967).
49 « Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles […] / Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille […] / Tu survivras longtemps sans visage sans yeux » (« La guerre et ce qui s’ensuivit », dans Le Roman inachevé, OPC, t. II, p. 151). Et dans la dernière strophe du même poème, ce non moins étrange passage au présent pour dire le futur : « Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit […] / Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri » (ibid., p. 152).
50 Ibid., p. 154.
51 C’est ce qu’imagine aussitôt le poème suivant : « Était-ce vrai / Si c’était moi si j’étais mort si c’était l’enfer Tout serait / Mensonge illusion et toute mon histoire après […] / Ça va faire pour moi bientôt trente-huit ans que tout est fini » (ibid., p. 155).
52 P. Forest, op. cit., p. 121-123.
53 Ce qui confirme que « [l]a guerre, c’est donc l’horizon de sa vie », comme l’écrit Bernard Vasseur dans une conférence inédite, « Aragon et la guerre de 14-18 », tenue à l’hôtel de ville de Paris, le 5 décembre 2016.
54 « L’escale », dans Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 773.
55 Ibid.
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Référence électronique
Pierre-François Moreau, « « Et la vie a passé comme ont fait les Açores ». Aragon, la guerre, le temps », Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10969 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0x
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