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Dossier

Perdre l’expérience de guerre. Autour d’une obsession moderne

Losing the war experience. Around a modern obsession
Déborah Vanaudenhove Brosteaux

Résumés

Face aux technologies de la guerre à distance, un diagnostic est souvent posé : la guerre moderne entraînerait une déréalisation, voire une perte de l’expérience de guerre. L’article part du malaise que ce diagnostic suscite, dans la mesure où il révèle certains attachements guerriers que la modernité a cultivés. Des tranchées aux drones, le geste qui consiste à déplorer la perte de l’expérience de guerre scande en effet l’histoire des guerres modernes. L’article propose de mettre au jour les attentes actives, elles-mêmes éminemment modernes, qui hantent ce geste : l’attente d’une expérience amplifiée par la guerre, liée à la quête d’une vie intensifiée. Sur les pas de Walter Benjamin, il cherche à déchiffrer la manière dont ces attentes sont liées à l’émergence de nouvelles sensations, passions et hantises qui touchent à l’expérience de la modernité.

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Texte intégral

Une nostalgie très moderne

  • 1 Cet article se fonde sur l’un des chapitres de ma thèse de doctorat, « Les expériences appauvries. (...)

1Pierre a eu de longues années de carrière comme pilote de chasse, qui l’ont emmené, au rythme des conflits, à travers les ciels de l’ex-Yougoslavie, d’Afghanistan, du Tchad, de la République démocratique du Congo, de Libye, de Djibouti. Le corps très abîmé par ces longues années de vol, comprimé dans un Mirage 2000 propulsé à 800 kilomètres/heure, menacé de paraplégie, il a accepté de se former au pilotage des drones de combat1. Toujours mieux, dit-il, que de trier des paperasses dans un bureau. Une manière, malgré tout, de continuer le combat autrement. En 2020, l’Armée de l’air française est en effet occupée à mettre au point sa première base militaire consacrée aux drones de combat. Une partie des pilotes de chasse est en cours de reconversion, suivant leur formation sur une base du Nevada, dans la banlieue de Las Vegas. La revue de reportage XXI publiait à cette occasion un dossier intitulé « Dans la tête d’un pilote de drone ». L’article relate que Pierre, qui a accordé un entretien à la revue,

  • 2 M. Touboul, « Dans la tête d’un pilote de chasse. Trois jours sur une base américaine du Nevada », (...)

saisit sa combinaison et soudain tout lui revient. Afghanistan, 2006. Son avion grimpe comme une fusée dans l’air poudreux, le ciel et la terre tourbillonnent, les crêtes montagneuses défilent à 1000 kilomètres/heure, et cette combinaison si spéciale, sourde aux flammes, son alliée dans l’enfer, est noyée sous des litres de sueur. Un monde révolu. Aujourd’hui c’est aux drones d’aller respirer le souffle opaque des combats. Pierre, lui, est cloué au sol. Une jambe après l’autre, il enfile avec délicatesse son pyjama des airs. Cette tenue dit sa fierté d’appartenir à la grande famille des chasseurs français. Sa main gauche bute sur l’écusson rectangulaire bleu, blanc, rouge qui pare son épaule. Si on lui avait dit qu’un jour, lui, l’homme d’action nourri aux accélérations, servirait son pays aux commandes d’un avion piloté à distance, il aurait ri. Si on lui avait dit qu’en plus il devrait se lever en pleine nuit pour apprendre à piloter l’engin dans une base de l’US Air Force à quarante-cinq minutes de Las Vegas, temple de la futilité, il n’y aurait pas cru.2

  • 3 Loccit.
  • 4 Ibid., p. 16.

2L’article enchaîne : « C’est la guerre moderne. Technologique. Clinique. À distance »3. C’est la fin de l’aventure, « des airs et de leurs récits épiques ». « Que reste-t-il », demande encore Pierre, par l’intermédiaire du récit de la journaliste, « de l’engagement guerrier sans celui du corps ? Que reste-t-il des batailles quand seul coule le sang ennemi ? »4.

  • 5 Voir les pages que Grégoire Chamayou consacre aux discours médiatiques et militaires autour de la (...)
  • 6 Quelques exemples parmi d’autres : A. Zeitz, « Visualités, virtualités et trauma. Temporalités de (...)

3Depuis que les États-Unis ont commencé à déployer leurs drones Predator au Moyen-Orient aux lendemains du 11-Septembre, de tels récits se sont multipliés : la guerre des drones est une guerre qui évacue de plus en plus les combattants occidentaux des champs de bataille – au point d’ailleurs qu’il n’y aurait plus lieu de parler de champ de bataille, qui implique que les forces combattantes se rencontrent en présence. Il en découlerait une expérience déréalisée de la violence pour les opérateurs, qui mènent une guerre dont ils ne font plus l’expérience. S’ensuivent alors de longs débats pour savoir jusqu’à quel point cette technicisation de la guerre en évacue la dimension humaine, et jusqu’à quel point au contraire les opérateurs de drone continuent à être confrontés à la violence et à la mort5. Nous retrouvons ces inquiétudes, et les récits qui leur donnent corps, dans des articles de presse, au cinéma, dans des recherches académiques6. On s’y interroge sur ce que vivent ou ce que ne vivent pas les militaires confinés dans leurs cabines, cloués au sol toute la journée, à une distance parfois considérable de leur avion, affairés derrière des écrans de commande, des micros de radio, etc. On se demande si ce qu’ils vivent peut encore être appelé « la guerre », alors qu’ils semblent si proches de nos routines civiles, alors que leur corps n’est pas mis en danger. On se demande si, lorsqu’ils engagent une frappe, ils font l’expérience de la mort, ou si celle-ci leur paraît irréelle, comme dans une simulation virtuelle. On se demande s’ils sont tout-puissants – connectés à un œil machinique qui leur permet de voir en continu les détails d’existences qui se déroulent au loin, dans d’autres parties du monde, et sur lesquelles ils ont pouvoir de vie ou de mort, un pouvoir qui s’abat d’en haut ; ou s’ils sont au contraire très impuissants, subordonnés à d’énormes complexes technologiques qui standardisent leurs gestes, qui les dépossèdent de leur capacité d’action, qui les privent de leurs rêves.

  • 7 F. Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006, p. 225.
  • 8 Ibid., p. 223.
  • 9 Ibid., p. 23.
  • 10 Loc. cit.

4Pour désigner la violence des drones chasseurs-tueurs, nous disons souvent qu’avec eux il n’y a plus de face-à-face, plus de confrontation avec l’ennemi. Nous parlons alors d’une perte du rapport éthique à l’ennemi, ou encore d’une guerre de lâches, où tuer n’exige plus aucun courage, plus aucune prise de risque, et où l’adversaire n’a plus aucune chance de pouvoir se défendre. Une guerre où l’on tue froidement, par le biais de technologies qui administrent la mort de manière mécanique. Frédéric Gros, dans son Essai sur la fin de la guerre, écrit à ce titre : « Quelque chose d’extrêmement lisse et glacé se fait voir, où l’ennemi n’a plus de visage : un clignotement vague sur un écran. Pour le faire disparaître, il faut tout sauf de la force et du courage : une pure compétence scientifique »7. Ces lignes sont habitées par un enjeu éthique, celui de la perte de réciprocité minimale devant la mort8. Frédéric Gros écrit de la guerre qu’elle se définit essentiellement par une relation active à la mort, par l’antagonisme des forces, par l’expérience en présence, la confrontation réelle qu’on « ressent » dans l’épreuve9 – une essence de la guerre que l’hypertechnicisation des conflits met en crise, voire rend obsolète. Mon but ici n’est certainement pas d’évacuer la dimension éthique qui traverse la réflexion de l’auteur, mais plutôt d’attirer l’attention sur un certain régime d’attente qui s’y entremêle, la parasite ou la déborde, et sur le malaise que cette attente devrait susciter. Celle-ci ne concerne pas le sort de l’ennemi, le sort de « l’autre », mais l’expérience propre du combattant. Je voudrais prendre au sérieux ce glissement, en faire non pas le procès, mais le début d’un problème. Le livre de Frédéric Gros aborde ce régime d’attente, mais il n’en thématise pas les conséquences. L’un des auteurs sur lesquels il s’appuie ici, Ernst Jünger, devrait pourtant nous mettre la puce à l’oreille : « C’est comme une jubilation de la force, ce que Jünger, dans ses textes terribles, désignera comme la ressaisie de l’élémentaire, la redécouverte des énergies pures et primitives de la vie, lui qui pensera la guerre comme expérience métaphysique de la vie nue »10.

5Reprenons : parmi les multiples diagnostics qui ont accompagné l’introduction des drones de combat dans les armées, celui selon lequel la guerre à distance déposséderait les militaires de leur expérience de guerre n’a pas été assez pris en compte pour lui-même. Il apparaît souvent en sous-main, vient hanter les textes, apparaît dans le détour d’une phrase, puis repasse très vite entre les lignes. Il y a là une sorte d’impensé sur lequel il faut pouvoir ralentir : ce que ce diagnostic performe, c’est un attachement à l’expérience de guerre, qui passe par le fait de signaler sa perte. Je voudrais ici ralentir sur toute cette critique de la guerre à distance menée depuis le constat d’une expérience qui serait déréalisée. Ni l’endosser, ni non plus l’invalider, mais interroger les hantises qui la traversent, et surtout les désirs qui habitent cette hantise. Car elle nous dit quelque chose des relations que nous entretenons avec la guerre, des significations dont nous l’investissons, des expériences que nous attendons d’elle.

  • 11 G. Dubey et C. Moricot, Dans la peau d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine, Paris, P (...)

6Autrement dit, face à la question : les opérateurs de drone font-ils encore l’expérience de la guerre ? Il faut demander en retour : ce faisant, de quoi investit-on cette expérience ? La revue XXI concluait : c’est la guerre moderne qui entraîne cette dépossession de l’expérience de guerre, cette froideur de la violence. Il est frappant de voir avec quelle facilité, ce faisant, l’idée de modernité se retrouve chargée de hantises tout en escamotant les attachements eux-mêmes profondément modernes qui habitent ces hantises. Car à y regarder de plus près, Pierre nous racontait tout autre chose : il est dépossédé de ses perspectives célestes, de ses sensations intenses, nourries aux accélérations. De cette conquête du ciel et de la vitesse qui, depuis le début du XXe siècle, a fait toute la fascination de l’avion. Les pilotes de chasse interviewés par exemple par les sociologues Gérard Dubey et Caroline Moricot dans leur étude Dans la peau d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine11 sont attachés au goût de l’aventure et à la vie d’action. Un attachement que l’étude des deux sociologues accentue en jouant sur le contraste avec l’expérience des opérateurs de drone. Cet attachement n’a rien d’une réminiscence d’un monde qui échapperait à l’aplatissement et à la standardisation de l’expérience entraînée par la modernisation des conflits. Loin d’exclure les médiations impersonnelles au nom d’une immédiateté de l’expérience vécue, cette manière d’être au monde est surchargée d’attentes adressées aux techniques modernes. Ces attachements sont constitutifs de notre modernité, et ce tout autant que la peur d’en être dépossédé.

Une quête d’intensité

  • 12 P. Drieu la Rochelle, La Comédie de Charleroi [1934], Paris, Gallimard, 2015, p. 66.
  • 13 A. Swofford, Jarhead. A Marine’s Chronicle of the Gulf War and other Battles, New York, Scribner, (...)

7Le geste qui consiste à déplorer la perte de « la vraie expérience » de guerre scande l’histoire des guerres modernes. C’est une sorte de litanie, une obsession qui circule, se rejoue d’une situation à une autre, passe d’un type de discours vers un autre. Elle circule chez des auteurs combattants qui font l’expérience des tranchées en 1914-1918, guerre des armes à longue portée, où on ne voit presque pas l’ennemi. Pierre Drieu la Rochelle, pour dire son expérience déçue, parle d’une « faillite de la guerre, de la Guerre dans cette guerre »12. Trois quarts de siècle plus tard, on retrouve une autre version de cette même déception chez Anthony Swofford, enrôlé comme sniper durant la guerre du Golfe13. Dans Jarhead, son roman autobiographique, la tragédie que traversent les Marines consiste à se retrouver dans un désert saoudien à attendre désespérément un ennemi irakien qui semble ne jamais vouloir se montrer. Et quand l’heure du combat semble enfin arrivée, les snipers se retrouvent totalement supplantés par la guerre éclair menée depuis le ciel.

  • 14 J. Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991, p. 16.

8L’obsession pour une expérience de la guerre qui « ne serait plus vraiment l’expérience de la guerre » traverse également tout le texte La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, écrit par Jean Baudrillard en 1991. Évoquant les deux séquences du conflit, la phase de « drôle de guerre » durant laquelle aucun combat ne s’engage, et ensuite les bombardements aériens qui ont anéanti en quelques semaines l’armée irakienne, Baudrillard dénonce un refus de la confrontation en présence, du passage à l’acte, qui trahit selon lui une « hantise de tout réel, de tout évènement réel, de toute violence réelle, de toute jouissance trop réelle »14. On n’en saura pas plus sur ce qu’aurait été cette guerre réelle, si ce n’est qu’elle serait, justement, débordement du réel, intensité pure, vécue en présence, sans médiation.

  • 15 Ibid., p. 9.

Dès le début, on savait que cette guerre n’existerait pas. Après la guerre chaude (la violence du conflit), après la guerre froide (l’équilibre de la terreur), voici venu la guerre morte – décongélation de la guerre froide – qui nous laisse aux prises avec le cadavre de la guerre, et la nécessité de gérer ce cadavre en décomposition, que personne aux confins du Golfe ne parvient à ressusciter. Ce que l’Amérique, Saddam Hussein et les puissances du Golfe se disputent là-bas, c’est le cadavre de la guerre. La guerre est entrée dans une crise définitive.15

  • 16 Ibid., p. 64.

La guerre, sauf justement dans le Nouvel Ordre Mondial, naît d’un rapport antagonique, destructeur, mais duel, entre deux adversaires. Cette guerre-ci est une guerre asexuée, chirurgicale, war-processing, dont l’ennemi ne figure que comme cible sur un ordinateur, tout comme le partenaire sexuel ne figure que comme un nom de code sur l’écran du minitel rose. Si on peut parler de sexe dans ce cas-là, alors la Guerre du Golfe, elle aussi, peut passer pour une guerre.16

  • 17 Voir par exemple Jacques Derrida lors de sa rencontre, animée par René Major, avec Jean Baudrillar (...)

9Dans ce texte, Baudrillard se laisse captiver par toute la mise en scène de la guerre technologique déployée à l’époque par la propagande américaine, où les morts ne sont pas montrés. Les médias diffusent alors les images techniques et opératoires des écrans de commande guidant les missiles aériens vers leurs cibles, des images où l’on n’aperçoit personne, et qui peuvent, de fait, donner facilement le sentiment surréaliste d’une guerre menée par des machines dans un monde déserté par les humains. Les nombreuses critiques qui ont été adressées à Baudrillard se focalisent souvent sur cette idée d’une « virtualisation » de la guerre afin d’insister, à son encontre, sur tout ce que cette guerre a eu de terriblement réel17. Mais elles omettent ce faisant de demander quelles sont les attentes actives qui sous-tendent cette hantise d’un devenir froid et virtuel de la guerre. Il faut se demander quel type de « réalité » Baudrillard voudrait que la guerre produise, et quels sont les désirs qui portent cette attente. Sur ce point, le philosophe post-moderne se révèle, comme nous allons le voir, particulièrement moderne. Dans les faits, bien sûr, la guerre ne s’est pas transformée en jeu vidéo. Aussi difficile qu’ait été ici la question du décompte des morts, on sait qu’il y a eu énormément de pertes dans l’armée irakienne, une armée de conscrits ; de nombreux morts civils ; un empoisonnement massif des sols ; que les infrastructures irakiennes ont été détruites à grande échelle, provoquant dans tout le pays un désastre sanitaire sans précédent. Baudrillard ne l’ignore pas entièrement, mais pour lui, ce n’est pas la question, car il ajoute encore :

  • 18 J. Baudrillard, opcit., p. 79.

Et même la dernière phase de cette mystification armée n’aura rien changé, car les 100 000 morts irakiens n’auront encore été que le dernier leurre que Saddam aura sacrifié […]. Le pire est que ces morts servent encore d’alibi à ceux qui ne veulent pas s’être excités pour rien, ni s’être fait avoir pour rien : les morts, eux du moins, prouveraient que cette guerre était bien une guerre, et non une fumisterie honteuse et inutile, une version programmée et mélodramatique de ce qui était le drame de la guerre (Marx a déjà parlé de cette version seconde, mélodramatique d’un événement premier). Mais on peut être assuré que le prochain mélo de ce genre jouira d’une crédulité encore plus fraîche et joyeuse.18

10Le sort des « 100 000 Irakiens » n’est pas ce qui l’agite dans ce passage : ce qui le préoccupe, dans ce contexte post-guerre froide, c’est de ne pas s’être senti mis en mouvement par cette violence. Il s’est senti dépossédé de l’expérience de ce massacre, cela n’a pas éveillé d’intensité réelle en lui. Il a eu le sentiment que sa propre réalité demeurait dans tout cela irrémédiablement étriquée, aplatie, impuissante et sans teneur dramatique, enfermée entre les quatre murs de son salon et les quatre bords de sa télévision. Il faut même encore ajouter qu’il se galvanise de cette frustration, en se lançant avec ferveur dans une longue chasse aux leurres, chasse aux fausses réalités et aux fausses expériences.

  • 19 M. Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.

11Dans ce discours qui associe « la fin du faire face » dans la guerre à une déréalisation de l’expérience, la présence de l’ennemi est désirée en tant qu’elle met en mouvement, qu’elle dramatise, réchauffe, intensifie l’action. C’est un désir qui s’apparente bien moins à celui d’une rencontre avec l’ennemi dans la confrontation qu’à une obsession pour « aller au contact » des énergies de la guerre. Il s’agit là d’un geste récurrent : l’insistance pour associer la « vraie expérience de guerre » à l’idée d’un contact « direct » est liée à une compréhension de la guerre comme violente dépense d’énergies. Vivre la guerre, ce serait être au plus près de ces énergies. Michel Goya par exemple, ancien officier des troupes de Marine françaises, décrit longuement et avec passion dans son livre Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail les relations aux énergies de la guerre qui se nouent dans le combat, la manière dont le contact avec ces énergies transforme le combattant19. C’est cela qui, comme nous le verrons, est une obsession moderne : non pas le souci plus général et multiforme de la présence, ou de la « préservation » du duel face à des armes balistiques qui accroissent les distances (déjà présent dans l’Antiquité avec le javelot, au Moyen Âge avec l’arbalète, etc.), mais une quête d’intensité, au sein de laquelle la guerre agit comme un vecteur puissant d’énergisation.

  • 20 D’Alfred de Musset à Francis Fukuyama, les modernes ont lié cette hantise d’une perte d’expérience (...)

12Retenons donc à ce stade une première hypothèse : la litanie de la perte moderne de l’expérience de guerre scande les attentes guerrières de la modernité. Cette hypothèse en appelle une autre : l’attrait pour l’expérience de guerre se nourrit des crises de l’expérience de la paix moderne – pathos de l’expérience déréalisée de la paix, de son ennui, de sa futilité ou de son évanescence20. Qu’on pense à l’un des topoï les plus ressassés par les films de guerre, tout comme par les récits et les romans : le soldat rentre chez lui et il ne peut pas se réhabituer à la paix. Il retrouve sa femme et ses enfants, mais ses mondes intérieurs à lui sont toujours habités par la guerre. Il leur est devenu cruellement étranger, ils ne peuvent plus se comprendre. C’est l’épreuve de l’ennui et de la solitude de celui qui revient, et qui se retrouve comme terrassé par une paix d’allure terne et morose. Évoquons à ce titre la version que le film The Hurt Locker de Katrin Bigelow donne de cette scène : on y voit le personnage principal du film, un sergent dopé à l’adrénaline fraîchement rentré de mission, planté au milieu d’un supermarché, avec ses lumières blafardes et ses rayonnages interminables. Il est comme figé, paralysé, incapable de mener à bien la tâche qui l’a entraîné là. Le supermarché : cet espace de nos économies modernes et de notre vie sensible qui a la réputation de rétrécir autant que faire se peut le champ de nos expériences possibles, l’espace par excellence de la non-aventure. Il faut penser la manière dont ces expériences viennent se relier entre elles : d’un côté l’hyperstimulation – les énergies et sensations galvanisantes, l’adrénaline de la guerre ; de l’autre l’encéphalogramme plat de la paix modernisée, l’anesthésie moderne de la vie sensible. Dans le récit qui s’élabore ici, elles s’appellent l’une l’autre, se complémentent. Elles sont embarquées ensemble dans les dynamiques de ce qu’on peut nommer, avec Walter Benjamin, une crise moderne de la sensation.

  • 21 Voir en particulier W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » [1940], dans Id., Œuvres II (...)
  • 22 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » [1933], dans Id., Œuvres II, M. de Gandillac, R. Rochlitz (...)
  • 23 Voir P. Simay et S. Füzesséry dir., Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris, Édi (...)

13C’est, en effet, sur les pas de Walter Benjamin que je propose d’éclairer cette attente d’une expérience intensifiée par la guerre, en l’inscrivant dans une histoire qui est celle de l’émergence de nouvelles sensations, passions et hantises qui touchent à l’expérience de la modernité. Prolongeant les réflexions de Georg Simmel, Benjamin approche cette expérience en tant qu’elle se définit par un ensemble de relations complexes aux énergies de la vie moderne. Dans ses écrits sur Baudelaire21, tout comme dans Expérience et pauvreté22, Benjamin situe ces énergies depuis les bouleversements de la révolution industrielle et de la métropolisation : énergies des foules métropolitaines, vitesses du trafic urbain et des chemins de fer, irruption des énergies électriques dans la vie quotidienne, etc. Ces énergies sont à la fois ce dans quoi les modernes sont jetés, empêtrés ; et ce qu’ils mettent en œuvre. À la fois ce qu’ils subissent, et ce dont ils s’emparent avec inventivité. La métropole concentre, chez Benjamin, ces relations complexes à la modernisation, sa dimension traumatique ainsi que la naissance à travers elle de nouveaux champs d’expérience23.

  • 24 G. Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de Sociologie des sens [1903], J.-L. Vi (...)
  • 25 Pour un récit passionnant de cette expansion, voir H. Zischler, Berlin est plus grand que Berlin [ (...)
  • 26 W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », opcit., p. 361.

14Les énergies de la vie moderne sont au cœur de ce qu’on peut appeler, avec Georg Simmel, « l’intensification de la vie nerveuse »24. Simmel, qui a fait partie de la première génération d’Allemands pris dans l’expansion vertigineuse de Berlin au tournant du XXe siècle25, décrivait en ces termes l’état des citadins pris dans des flux accélérés de stimuli, d’échanges, de mouvements démesurés de forces et de choses en tous genres. Benjamin, à sa suite, décrit comme suit les flux du trafic et des foules urbaines : « […] aux carrefours dangereux, les innervations se succèdent aussi vite que les impulsions d’une batterie. Baudelaire parle de l’homme qui s’immerge dans la foule comme dans un réservoir d’énergies électriques »26. Il retrace l’attrait à la fois viscéral et tourmenté que cette énergie des foules exerce sur des figures telles que Poe et Baudelaire, et décrypte toute une série d’attitudes vis-à-vis de ces énergies : chercher à se fondre en elles ou tenter de les parer, de s’en abriter ; finir sidérés, en état de choc ou se saisir du choc comme d’un propulseur, qui entraîne dans des rythmes qui intensifient les sensations. La quête d’une expérience intense qui culmine dans la guerre gagne en intelligibilité si on l’inscrit au sein de ce trait plus vaste de la vie moderne.

Le monde sans sommeil

  • 27 Voir G. Simmel, Face à la guerre. Écrits 1914-1916, J.-L. Evard trad., Paris, Rue d’Ulm, 2015.
  • 28 Voir M. Scheler, « Der Krieg als Gesamterlebnis » [1915], dans Id., Politisch-pädagogische Schrift (...)
  • 29 Sur la mystique de l’expérience de guerre chez Martin Buber pendant la Première Guerre mondiale, e (...)
  • 30 Au sujet des discours de guerre de Henri Bergson, de ses missions diplomatiques aux États-Unis et (...)
  • 31 P. Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Paris, Grasset, 1965. Voir en pa (...)
  • 32 Pour un panorama plus large, voir D. de Courcelles, G. Waterlot et al. dir., La mystique face aux (...)
  • 33 G. Simmel, « La crise de la culture », dans Id., Face à la guerre. Écrits 1914-1916, opcit., p.  (...)
  • 34 Id., « Deviens ce que tu es », dans ibid., p. 15 sq.
  • 35 Id., « La crise de la culture », dans ibid., p. 39.
  • 36 Ibid., p. 36-39.

15L’événement historique le plus instructif pour penser les relations entre les crises de l’expérience des modernes et la guerre, c’est la Première Guerre mondiale. Lorsque la guerre éclate en août 1914, elle draine en Europe un énorme échauffement affectif. Beaucoup, en particulier parmi la bourgeoisie et les intellectuels, se tournent vers elle remplis d’attentes et de passions. Aucune guerre sans doute n’a canalisé en Europe une telle soif d’expérience. D’immenses machines à produire de la psyché guerrière se mettent en branle avec le déclenchement du conflit. La perspective de la guerre vécue – à la fois comme aventure personnelle et comme aventure collective – ne va cesser d’y être célébrée, désirée, embrigadée dans la propagande. De nombreux intellectuels, parmi lesquels Georg Simmel27, Max Scheler28, Martin Buber29 ou Henri Bergson30, vont contribuer à élaborer ce récit, cette attente, célébrant la guerre comme l’occasion unique de vivre une expérience véritablement transformatrice, de s’ouvrir à de nouvelles dimensions de l’expérience ou de renouer avec une vie intérieure. La guerre, dans ces récits, apparaît comme ce qui relance l’élan de la vie sociale contre ce qui, dans le quotidien de la paix, fige la vie, dans un monde de plus en plus soumis à l’ère des machines et aux logiques calculatoires et instrumentales. Chez Martin Buber parmi les hommes de l’arrière, mais aussi directement à l’épreuve du front chez des auteurs combattants tels que Ernst Jünger ou Pierre Teilhard de Chardin31, cet éloge de la guerre prend les dimensions d’une véritable mystique de l’expérience vécue32. Tous la pensent dans les termes d’une crise de la modernité. Georg Simmel, par exemple, parle d’une maladie de la culture. Il dit que cette maladie est le fruit d’une croissance prodigieuse des moyens techniques : la vie de chacun se retrouve, dit-il, enserrée « dans un maillage de moyens et de moyens des moyens »33, au point que cet excès d’intermédiaires l’écarte complètement de ses aspirations dernières. Simmel annonce que l’heure de la guérison a sonné, et que c’est elle qui rend désirable « la crise qu’est la guerre »34, une crise qui est « crise de l’âme de chacun »35. Il compare la guerre à une vague qui enfle, plus haute et plus ample qu’aucune autre, qui irrigue la nation d’énergies concentrées à leur extrême, entraînant « une prodigieuse intensification » de la vie36.

16Comment quelqu’un comme Georg Simmel, habité par un désir d’expériences intenses, qui lui fait lancer, dans ces passages, des regards pleins de reproches sur la prolifération des moyens techniques modernes, en vient-il à jeter son dévolu sur une guerre dont le caractère industriel est justement d’ampleur inédite ? Cette question, Walter Benjamin s’y confrontait dans son fragment Vers le Planétarium, tout à la fin de son livre kaléidoscopique Sens unique. Dans un passage surprenant, il relie d’un trait les mystiques de l’expérience apparues pendant la Grande Guerre à son caractère industriel et globalisé. On a assisté dans cette guerre, dit-il, à « une tentative de noces nouvelles, encore jamais vues, avec les puissances cosmiques. » Il la décrit en ces termes :

  • 37 W. Benjamin, Sens unique [1926], F. Joly trad., Paris, Payot et Rivages, 2013, p. 214.

Masses humaines, gaz, forces électriques furent jetés en rase campagne, des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouvelles constellations s’élevèrent dans le ciel, l’espace aérien et les profondeurs marines furent remplis du vrombissement des hélices, et de toutes parts on creusa des fosses sacrificielles dans la terre mère. Ces grandes épousailles avec le cosmos s’accomplirent pour la première fois à l’échelle planétaire, en l’occurrence dans l’esprit de la technique.37

  • 38 Cette méfiance est au cœur de son texte « Théories du fascisme allemand » [1930] (dans Id., Œuvres (...)
  • 39 G. Dubey et C. Moricot, opcit., p. 65.

17Ce passage de Benjamin est surprenant lorsqu’on sait qu’il a lui-même fait preuve d’une méfiance extrême vis-à-vis de ces mystiques de l’expérience38. C’est cette aversion qui rend le passage intéressant. Ce qui est saisissant dans ces images du Planétarium, c’est la manière qu’a Benjamin de nous dire ici : dans ces frissons et ces extases, il y a quelque chose qu’il ne faut pas négliger ; il faut prendre au sérieux ces désirs modernes de connexions cosmiques, les réalités qu’elles produisent, les menaces et les terreurs qui les habitent. Benjamin les relie directement à des matérialités, des appareillages, des agencements sociaux et des espaces qui en forment le medium : les masses humaines, le vrombissement des hélices, des courants à haute fréquence qui traversent le paysage. Cette série d’évocations décrit une suite de chocs et d’intensités spécifiquement modernes, liées aux révolutions industrielles. Benjamin y établit également un lien avec les Luna-parks, ces parcs d’attractions qui se développent avec l’essor de la massification des loisirs : montagnes russes et autres installations, avec leurs suites d’ascensions vertigineuses et de chutes dans le vide, qui témoignent d’un besoin nouveau et pressant de stimuli, de sensations vives, de heurts qui galvanisent. Ce faisant, il inscrit les mystiques de l’expérience de guerre dans cette économie de l’expérience qui en passe par un ensemble de relations aux énergies de la vie moderne. Pour faire un saut dans le temps, l’un des pilotes de chasse cités dans l’étude Dans la tête d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine menée par les sociologues Gérard Dubey et Caroline Moricot décrit le moment où, au cours d’un vol, un événement fait basculer d’une situation de sécurité à une situation de menace comme le passage dans un autre espace-temps, où toute anticipation disparaît, où l’on se retrouve jeté dans le pur instant. Il ajoute : « Je pense que c’est exactement la même chose que quand vous êtes en train de faire un saut à l’élastique »39. L’analogie est intéressante, elle mobilise un dispositif issu d’une économie moderne de l’expérience tournée vers la production de stimuli puissants afin de rendre compte d’une sensation vécue dans la guerre.

  • 40 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », opcit., p. 365.
  • 41 H. Barbusse, Le Feu [1916], Paris, Gallimard, 2013, p. 443.
  • 42 Ibid., p. 300.
  • 43 E. Maria Remarque, À l’ouest rien de nouveau [1928], A. Hella et O. Bournac trad., Paris, Le Livre (...)
  • 44 E. Jünger, Feu et sang [première parution en 1925 – ici d’après la version révisée par Jünger pour (...)
  • 45 R. Dorgelès, Les Croix de bois [1919], Paris, Albin Michel, 1964, p. 159 sq.

18C’est par le biais de paysages concrets de la modernité que Benjamin inscrit la Grande Guerre dans la crise de l’expérience des modernes. Dans son bref essai Expérience et pauvreté, il rapproche l’image du front, « champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices »40, de l’image de la ville moderne. Ce lien un peu étonnant a, en fait, souvent été fait à l’époque. L’expérience du champ de bataille est prise dans des sensations qui appellent par flash ce type de comparaisons. Henri Barbusse, dans Le Feu, parle par exemple de « la vibration phosphorescente du canon, saccadée comme au cinématographe »41. Il écrit aussi : « L’obus fend l’air à mille mètres […]. On l’entend passer, descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante de métro entrant en gare »42. Erich Maria Remarque use de la même comparaison, mais inversée, en racontant que lors de ses permissions, le bruit des tramways l’effrayait car il rappelait le son des obus qui s’approchent en grondant43. Et Jünger, dans Feu et sang, utilise l’image suivante : « C’est comme si l’on était tombé sous un train et que l’on s’allongeait entre les rails pour le laisser rouler au-dessus de soi »44. Tandis que Roland Dorgelès compare les fusées éclairantes à ce spectacle de la vie moderne que sont les feux d’artifice45.

19Une foule d’appareillages techniques et d’agencements sociaux viennent nourrir la quête d’une intensification de la vie vécue, le besoin de se sentir traversés d’énergies intenses. Ce qui est fondamentalement au cœur des requêtes guerrières d’une expérience intense, c’est ceci : vivre de l’intérieur ces énergies, communier avec des flux plus vastes et s’y trouver une intériorité. Nous avons affaire ici à un trait souple ou versatile des préoccupations des modernes, qui se déplace à travers toute une série d’expériences et de pensées, se retrouve chaque fois investi d’obsessions et d’expérimentations qui le reprennent autant qu’ils le transforment – un trait au travers duquel ils sont en prise avec les tensions, les poisons et les attraits de la modernité. Pour trouver les versions les plus radicales de ces obsessions, il faut se tourner vers les mouvements d’avant-garde futuristes, en particulier le mouvement d’avant-garde du fascisme italien, qui a vu dans la guerre industrielle la possibilité pour l’homme de fusionner avec les machines, de devenir soi-même bolide, soi-même vitesse, soi-même canon et projectile, de vivre au rythme des secousses de la machine, de ses vrombissements et de ses propulsions. Filippo Tommaso Marinetti écrit dans le Manifeste du futurisme que la guerre est belle, car elle décuple les puissances de l’homme et de la nature. Il écrit encore :

  • 46 F. T. Marinetti, « Premier manifeste du parti futuriste » [1909], dans Id., Le Futurisme, Lausanne (...)

Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux […] les locomotives au grand poitrail […] et le vol glissant des aéroplanes.46

  • 47 Id., « L’homme multiplié et le règne des machines » [1911], dans ibid., p. 112 sq.
  • 48 E. Jünger, « La Mobilisation totale », dans Id., L’État universel suivi de La mobilisation totale, (...)

20La recherche d’intensités fulgurantes se construit autour de la promesse d’une amplification de la vie vécue qui parle intégralement le langage de la modernité. Dans L’homme multiplié et le règne de la machine, Marinetti écrit de la guerre qu’elle est la seule hygiène du monde, une intarissable énergie vitale, notre « plus puissante électricité physiologique »47. De la même manière, Ernst Jünger décrivait la Grande Guerre comme la ligne à haute tension sur laquelle vient se brancher l’entièreté de la vie moderne48. L’électricité de la guerre y apparaît comme ce qui vient innerver l’expérience par des hautes fréquences, des décharges et des énergies qui la transfigurent.

21Mais il serait trop simple de voir avant tout dans ces attentes les ardeurs furieuses et fascisantes d’un Marinetti ou d’un Jünger. Ici, il faut pouvoir s’attacher aux anecdotes, leur donner toute leur importance. Par exemple, celle-ci : en août 1914, moins de trois semaines après la déclaration de guerre, Stefan Zweig publiait dans la Neue Freie Presse – institution viennoise de la presse libérale – un petit texte, « Le monde sans sommeil ». Il y écrit :

  • 49 S. Zweig, « Le monde sans sommeil » [1914], dans Id., Le Monde sans sommeil, O. Mannoni trad., Par (...)

Il y a moins de sommeil aujourd’hui dans le monde, les nuits sont plus longues et les jours aussi. Dans chaque pays de cette Europe qui s’étend à perte de vue, dans chaque ville, chaque rue, chaque maison, chaque logis, le souffle tranquille du sommeil est raccourci et enfiévré, telle une vaste nuit d’été torride et étouffante, le temps enflammé brille dans les nuits, incandescent, et plonge les sens dans la confusion. Comme ils sont nombreux, ceux qui, d’un côté comme de l’autre, se laissent d’ordinaire doucement glisser, du soir au matin, dans la barque noire du sommeil – pavoisée de rêves colorés qui battent au vent –, mais entendent désormais, la nuit, les horloges marcher et parcourir sans cesse le monstrueux chemin qui va de la lumière à la lumière, et sentent en eux soucis et pensées ronger et manger en permanence, comme des termites, jusqu’à ce que leur cœur en soit meurtri et malade. Toute une humanité a désormais la fièvre nuit et jour, un état de veille effroyable et tout-puissant fait courir ses étincelles à travers les sens excités de millions de personnes, le destin pénètre, invisible, par les mille fenêtres et portes, effarouchant le sommeil, chassant l’oubli de chaque lit. Il y a moins de sommeil aujourd’hui dans le monde, les nuits sont plus longues et les jours aussi.49

  • 50 Ibid. p. 51.
  • 51 Ibid., p. 55.

22Comme tant d’autres, la guerre mondiale a saisi Stefan Zweig comme un éclair. Pour décrire ces courants d’énergie qui le transportent, il parle d’un « tressaillement électrique »50, d’un monde qui jamais, depuis qu’il existe, « n’a été aussi globalement énervé, aussi intégralement excité »51. Tout le texte est rythmé par l’excitation nerveuse, la fièvre, les flashs d’une luminosité ardente. Les horloges marchent sans arrêt, dans leur cadence mécanique continue, elles parcourent la nuit telle une percée qui conduit de la lumière à la lumière. La guerre emplit les rêves de l’arrière, des rêves éveillés, insomniaques.

  • 52 Voir son chapitre « Les premières heures de la guerre de 1914 », dans Id., Le Monde d’hier [1941], (...)
  • 53 Id., « Le monde sans sommeil », opcit., p. 58.

23Il est intéressant de trouver ces mots sous la plume de Stefan Zweig, profondément attaché à l’esprit libéral et cosmopolite de la Vienne fin de siècle où se sont formés toute sa sensibilité culturelle et intellectuelle, son enthousiasme sans trêve pour l’amitié des peuples d’Europe, symbole pour lui d’une humanité éclairée. Ce petit essai qu’on peut s’étonner de trouver chez Zweig, écrit à chaud dans le bouleversement des premiers moments de la guerre, montre à quel point nous avons affaire ici à un trait souple ou versatile des désirs modernes, qui peut se répandre comme par contamination même chez ceux qui pouvaient s’en croire protégés. Dans ce court texte, sorte de poème en prose, l’écrivain se laisse, pour un moment, passionner pour les nouveaux courants d’énergie dont il se sent traversé en ce tout début de la guerre. Il retrouvera vite son esprit des Lumières, au point d’effacer toute trace de cet épisode de ses mémoires personnelles du conflit qu’il rassemble dans Le Monde d’hier52, et ne verra plus alors dans la guerre qu’une barbarie, une mer d’obscurité face à laquelle il enjoindra l’intelligentsia européenne, l’intelligentsia éclairée, de garder raison. Mais ici, c’est une autre image de la luminosité qui le captive, une image brûlante et ardente, un dépassement de la froideur – « aucun ne reste froid dans la fièvre d’un monde »53.

  • 54 Ibid., p. 51.
  • 55 Ibid., p. 56.
  • 56 Ibid., p. 58.

24La sensation de participation intense est ici portée par les enthousiasmes d’un homme de l’arrière. Lui non plus ne sera pas laissé en dehors, lui aussi vit cette guerre de l’intérieur ! L’existence la plus ordinaire, raconte Stefan Zweig – cet homme qui, à des centaines de kilomètres du front, se glisse dans son lit chaque soir mais ne parvient pas à trouver le sommeil –, est jetée dans un maelström d’événements qui s’interpénètrent, activement reliés par un faisceau de moyens modernes – les réseaux de communication et de transports, la conscription qui touche chaque village, chaque famille, la mobilisation du travail industriel au service de l’armée. Une activité en continu se met en marche et « un réseau sans fin recouvre désormais le monde »54. La terre devenue monde global à travers l’histoire de la modernité, dont chaque partie est reliée, prend, comme le disait Walter Benjamin, une nouvelle allure cosmique – tous les êtres participent à ce « frisson d’effroi » qui « parcourt la totalité du cosmos »55. Les réseaux d’interdépendance qui traversent la terre sont parcourus à toute vitesse par des énergies fulgurantes. Tous les liens s’accélèrent, gagnent en intensité. L’énergie passe en continu et « chaque blocage dans sa pulsation ralentit la mesure de notre propre vie »56. Zweig, en ce sens, reste pris dans d’étranges fascinations cosmopolites : tout ce qui a trait, dans cette guerre, au repli sur soi des peuples, à la haine entre voisins l’emplira de dégoût, tandis que ce qui le passionne ici, c’est le caractère global de cette agitation guerrière, cet instant lumineux où la multitude des solitudes se rassemble et fait monde, ce surgissement d’un globe unifié dans la mesure même où il est mis à feu et à sang.

  • 57 Ibid., p. 56.
  • 58 Ibid., p. 53 sq.

25Les sensations qui parcourent « Le monde sans sommeil » ont pour medium, là encore, des agencements typiquement modernes : la retransmission des événements en presque direct via les communiqués de guerre, le déploiement de grands arsenaux industriels, la mobilisation par les nations impériales de leurs colonies, toute une mise en réseau par le conflit des relations à travers le globe. À travers la manière dont Stefan Zweig ressent les rythmes de la mobilisation guerrière, ces traits sont pris dans une ferveur, ils s’échauffent, deviennent incandescents. Une vie sociale aux ramifications complexes, qui n’inclut pas seulement les hommes mais aussi les choses, les animaux, les campagnes, le ciel au-dessus de nous, ne cesse de faire effraction dans la vie la plus intime, se branche avec une intensité inédite à chaque pensée, chaque affect. Son expérience se retrouve amplifiée dans des proportions considérables à mesure que la guerre gagne des dimensions toujours nouvelles de l’espace et de la nature, dans la mesure où ses technologies les investissent de manière spectaculaire. L’air se met à trembler inlassablement « d’ondes mystérieuses pour lesquelles la science n’a pas de nom et dont aucun sismographe ne sait mesurer l’amplitude ». La technique se met à fonctionner sur un mode miraculeux : « L’humanité tout entière écoute, et par le miracle de la technique la même réponse lui parvient au même moment »57. Les aéroplanes vrombissent à travers le ciel, Zweig les compare à des comètes. Les sensations qui à la fois effraient et galvanisent Zweig passent par des technologies qui appartiennent aux innovations de l’époque industrielle : les trains, les horloges, le « cercle lumineux des projecteurs », la technologie naissante des sous-marins. Mais ces rythmes et ces accélérations modernes s’emparent aussi d’êtres aux réalités sociales beaucoup plus anciennes, tel le martèlement des sabots des chevaux qui foulent les pavés de la rue58 – aucun ne reste froid dans la fièvre d’un monde.

  • 59 Id., L’uniformisation du monde [1925], F. D. Vigeant trad., Paris, Allia, 2021, p. 9.
  • 60 Ibid., p. 23.
  • 61 Ibid., p. 35.
  • 62 Ibid., p. 26-27.
  • 63 Id., « Le monde sans sommeil », opcit., p. 53.

26Le rapport de Stefan Zweig aux techniques modernes n’a pas toujours été aussi exalté, loin de là. On voit là à quel point la guerre joue ici le rôle d’un prisme qui vient enflammer des relations pouvant être vécues de manière beaucoup plus désenchantée et monocorde en temps de paix. La place des horloges est un exemple de cette relation double aux techniques modernes : Zweig évoquait, au début de son texte, la place des horloges dans ses rêves insomniaques, leur manière de scander la nuit, de parcourir le chemin qui va de la lumière à la lumière. Les horloges ont permis, au tournant du siècle, une standardisation du temps et ont participé ce faisant aux processus de rationalisation dans l’organisation du travail et de synchronisation de la vie sociale en Europe et aux États-Unis. En 1925, Zweig, cette fois bien moins inspiré, écrira un petit texte sur les moyens de synchronisation modernes, la manière dont la radio, le cinéma ou la mode sont rendus simultanés à travers le globe. Il en parle alors dans les termes d’une « mécanisation de l’existence »59, y voit une uniformisation des existences et un appauvrissement de l’expérience, une dévitalisation, fruit d’un monde de plus en plus uniformisé, une monotonie qui gagne les visages, les corps, pénètre la vie intérieure. Il y voit « une terrible vague qui menace d’emporter avec elle tout ce qui est coloré, tout ce qui est coloré dans nos vies »60, une autodissolution des peuples qui se laissent « entraîner par le courant qui les happe vers le vide »61 et où l’agitation qui gagne les esprits n’est rien d’autre que le revers d’un ennui horrible, un ennui « instable, nerveux et agressif », où on se « surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations »62. Faire allusion à cet autre court essai, où Zweig se contente de reprendre à son compte, sans aucune originalité, le pathos d’une crainte pour un monde mécanisé et uniformisé, déjà sans cesse répétée à l’époque, permet de faire sentir, en retour, ce qu’il trouve dans le monde sans sommeil de la guerre : car les horloges scandent ici un temps qui non seulement est celui d’une activité ininterrompue, dépendante d’un réseau logistique extrêmement complexe, qui exige la rationalisation d’une série de tâches, mais est surtout un temps qui s’électrise et fait passer un courant qui innerve les êtres de l’intérieur, ne fait qu’un avec leur énergie vitale, rend leur sang « plus chaud dans [les] artères »63.

  • 64 Ibid., p. 50.
  • 65 Ibid., p. 57.
  • 66 Ibid., p. 52.

27L’excitation que ressent Zweig est liée à un désir de connexions. La distance n’est plus ce qui sépare, mais au contraire ce qui relie. Car pour chacun, « tout ce qui se produit, à la même seconde, à des milliers de lieues de distance, a un rapport avec sa vie »64. Et « le fait d’être éloigné des champs de bataille ne revient pas à se trouver à l’extérieur »65. Chacun, « dans son frisson intérieur, va bien au-delà du cercle courant de son existence »66. Dans la frénésie guerrière, les informations communiquées par la presse, qui dans la paix sont souvent abstraites de l’expérience quotidienne de ses lecteurs, soudain s’animent, prennent vie à l’intérieur de leur réalité la plus intime, se vivent de l’intérieur alors même qu’elles traitent d’événements qui ont lieu au loin. Zweig est pris par un désir de collectivité qui opère par branchements : se sentir connecté aux autres, aux êtres de la technique et de la nature, se sentir traversé par les mêmes énergies qu’eux. La hantise de la froideur, c’est aussi une hantise de la déconnexion.

Désenchantement et effondrement

28La hantise de la déconnexion est au cœur d’une série de discours contemporains autour des drones de guerre. Ou plus précisément : la hantise devant tout un maillage de médiations techniques qui, plutôt que d’amplifier l’expérience, la retranche, l’épuise, l’assèche. Face à l’intégration des drones de combat dans l’armée française, les sociologues Gérard Dubey et Caroline Moricot affirment, par exemple, que les opérateurs de drone sont confrontés à des médiations techniques qui les coupent du monde et d’eux-mêmes. Les opérateurs de drone en seraient réduits à vivre, selon leurs termes, une

  • 67 G. Dubey et C. Moricot, opcit., p. 156.

expérience de « basse intensité », où l’automatisation des gestes et des pratiques se double d’un sentiment de déprise et d’irréalité. Derrière la fatigue et l’ennui se lit l’expérience d’un monde saturé d’informations, mais sans dehors ni réelle consistance. L’expérience de la guerre moderne s’apparente alors étonnamment à celle du salarié des grandes organisations, dont l’être, rivé aux tableaux de bords et autres indicateurs d’activité, n’a d’autre échappatoire que la résignation ou le simulacre.67

  • 68 Ibid., p. 27.
  • 69 Ibid., p. 28
  • 70 Ibid., p. 45.

29L’anthropologue, demandent-ils, arriverait-il dès lors trop tard, « n’ayant plus qu’à enregistrer l’encéphalogramme plat d’un monde entièrement converti à la logique calculatoire de la technique »68 ? Ils répondent par l’affirmative pour les opérateurs de drone, au terme d’une étude qu’ils consacrent à démontrer que les pilotes de chasse, quant à eux, font encore dans la guerre l’expérience d’une épreuve vitale. Même si pour ces derniers il n’y a plus, disent-ils, d’« exposition de soi au danger et à la mort » et qu’il s’agit plutôt de « gérer des systèmes depuis le cocon d’un cockpit ou depuis un algeco, l’action de guerre se signale encore, toujours, par une déchirure dans la trame du quotidien »69. Le « moment du combat » – entendre ici, concrètement, larguer une bombe sur une cible ennemie – demeure « l’aboutissement de l’expérience collective », une « expérience extraordinaire » avec montée d’adrénaline. Ils écrivent que le tir « cristallise ou synthétise l’intensité de ce vécu hors du commun, qui porte l’existence à la verticale d’elle-même »70. Les deux auteurs ne dissimulent pas leur enthousiasme, ni leur peur de le perdre, leur frustration face à la déconnexion que le drone entraîne avec les énergies vécues de la guerre. C’est ce que nous raconte la métaphore de « l’encéphalogramme plat » qu’ils font leur : l’encéphalogramme, à l’aide de capteurs sensoriels, enregistre l’activité électrique du cerveau, les fréquences rythmiques des courants qui le parcourent. Dans leur regard sur la guerre, on retrouve le désir de vie électrifiée qui animait les enthousiastes de la Première Guerre mondiale, mais dans sa version désenchantée. La quête d’intensité des modernes s’inscrit à l’intérieur d’une expérience en crise, et se nourrit des hantises et des frustrations que cette crise produit. Le pathos de la perte lui est consubstantiel : les modernes ont en propre d’être en quête d’expériences intenses – et d’accuser la modernité de les en priver.

  • 71 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », op. cit., p. 365.

30Que ce soit en sillonnant le ciel, sous les pilonnages d’artillerie des guerres industrielles ou chez soi loin des combats, l’histoire guerrière des modernes s’est nourrie de toute une fabrique des enthousiasmes. Mais prendre au sérieux cette fabrique ne peut nous amener à en surinvestir l’efficacité et la puissance. Bien au contraire, elle est en prise avec des fragilités, des effondrements, des démentis permanents. À ce propos, revenons une fois encore à la Première Guerre mondiale. La guerre industrielle multiplie les intensités qui galvanisent, elle multiplie aussi les dépossessions violentes, les chocs qui sidèrent, les effondrements. La guerre de 1914-1918, ce sont des millions d’hommes envoyés au front sous la contrainte, brutalisés et tués par les nouvelles technologies de guerre. Ce sont des combattants qui rentrent chez eux complètement démolis physiquement et psychiquement. La fin de la guerre, c’est tout un climat de crises qui se poursuivent en chaîne, qui prend des proportions effarantes en Allemagne. Situer tout cela, c’est dire combien les trajectoires sur lesquelles sont lancés les modernes n’ont rien de linéaire. Elles nous mettent face à des dynamiques folles, qui peuvent se briser et bifurquer en tous sens. Walter Benjamin, dans un passage important d’Expérience et pauvreté, tentait de donner consistance à l’une de ces bifurcations. Il y décrit le front comme un champ d’énergies traversé de tensions et d’explosions destructrices, où les combattants se retrouvent dépouillés au milieu de forces qui les dépassent, qui se déchaînent contre eux et peuvent à tout instant les anéantir. Mais la lecture qu’en fait Benjamin tranche nettement avec le scénario retracé jusqu’ici : il affirme que c’est, justement, pour la génération qui a vécu la guerre que l’expérience s’est appauvrie. Il écrit : « […] le cours de l’expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. » Et il ajoute : « Le fait, pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable »71.

31L’histoire des guerres modernes, c’est aussi l’histoire d’énormes machines à broyer les enthousiasmes. Lorsque les soldats reviennent muets du front, il se passe quelque chose à travers lequel la fabrique des enthousiasmes ne passe pas, ne peut pas passer. C’est ce qui fait toute l’importance du passage de Benjamin : il cherche à repenser l’expérience de la guerre depuis cet effondrement. Il ne veut pas la laisser entre les mains de ceux qui s’inventent une vie à travers elle, qu’elle anime, met en mouvement. Un effondrement, c’est tout autre chose qu’un désenchantement. L’expérience appauvrie dont parle ici Benjamin ne se place pas sous le signe du pathos de la perte, de l’attente désenchantée. Le désenchantement est un enthousiasme frustré, le symptôme d’un désir qui se sent trahi mais qui s’accroche, qui ne lâche pas. C’est une dépression du désir. Il attend son réenchantement. Dans l’effondrement, l’enthousiasme ne passe pas. Ce sont les gueules cassées et les soldats rendus muets de 1914-1918, les brûlés de Dresde, les irradiés d’Hiroshima.

  • 72 F. Guattari, « Avez-vous vu la guerre ? », Chimères. Revue des schizoanalyses, no 23, 1994, p. 12.

32Mais les crises avancent par recompositions permanentes. Quand la fabrique des enthousiasmes s’effondre, le chapitre ne se clôt pas pour autant. Les modernes sont aussi virtuoses dans l’art de convertir leurs effondrements en nouveaux propulseurs. Les défaites et débâcles militaires par exemple, ces grands moments de fragilisation dans la fabrique moderne des enthousiasmes guerriers, peuvent à leur tour être reprises dans de nouvelles dynamiques de crise, reconverties en nouveaux enthousiasmes par le passage vers de nouvelles déclarations de guerre. Félix Guattari, au sujet de toute l’effervescence conquérante des États-Unis au moment de la guerre du Golfe, dont il écrit qu’elle a agi comme une sorte de « coup de drogue », de « speed psychique », parlait d’une recomposition et réécriture permanente de l’histoire, qui tente de surmonter un monde à la dérive par des récits conquérants : « On efface la guerre du Vietnam, on revient à l’esprit conquérant, à la toute-puissance de l’Amérique pendant la dernière guerre mondiale. On effectue alors cette espèce de collage, d’amalgame, de redondance permanente entre toutes ces périodes »72.

33Les quêtes modernes d’intensité guerrière participent à des économies de l’expérience qui traversent la vie personnelle, des manières intimes de se rapporter à soi. Et ce sont aussi, inséparablement, des manières collectives de vivre le temps historique de la modernité, rythmé par les crises et leurs dynamiques cyclothymiques. La litanie de la perte et son pathos, tout comme l’attente d’un réenchantement, appartient à ces dynamiques. Elle ne déplace rien, elle produit au contraire de nouvelles redondances, elle alimente voire dynamise les attachements guerriers. Mais enjoindre aux modernes de renoncer à leurs quêtes d’expériences intenses ne serait pas beaucoup plus heureux : pathos du désenchanteur cette fois, qui voudrait éteindre les passions, faire taire les hantises. Reste alors un travail de recompositions, de réarticulation des attachements et des enthousiasmes, qui prend au sérieux les désirs de connexions, et explore la multiplicité des branchements possibles aux énergies de la vie moderne et les trajectoires qui résistent à leur capture dans les affects de la conquête et de la guerre.

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Notes

1 Cet article se fonde sur l’un des chapitres de ma thèse de doctorat, « Les expériences appauvries. Perspectives sur une modernité en guerre », soutenue en 2023 à l’Université libre de Bruxelles et à la Bergische Universität Wuppertal.

2 M. Touboul, « Dans la tête d’un pilote de chasse. Trois jours sur une base américaine du Nevada », XXI, no 49, 2020, p. 6.

3 Loccit.

4 Ibid., p. 16.

5 Voir les pages que Grégoire Chamayou consacre aux discours médiatiques et militaires autour de la vulnérabilité psychique des opérateurs de drone en tant qu’agents de la violence, dans Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 137-161.

6 Quelques exemples parmi d’autres : A. Zeitz, « Visualités, virtualités et trauma. Temporalités de la guerre à distance », Multitudes, no 63, 2016, p. 194-201 (l’article analyse les transformations de la subjectivité avec l’automatisation de la vision et les images de simulation à l’ère des guerres high tech) ; R. Kumar Saini et al., « Cry in the sky: Psychological impact on drone operators », Industrial Psychiatry Journal, no 30, 2021. En ligne : [https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8611566/] (consulté le 20 juin 2023) (l’article passe en revue les études menées autour de l’impact psychologique de la guerre sur les opérateurs de drone) ; et l’un de mes propres articles n’échappe pas à ce prisme : D. Brosteaux, « Hedendaagse Oorlogen en film. De oorlogservaring en het uitwissen van de vijand », Tijdschrift voor Filosofie, no 79, 2017, p. 717-745 ; dans la presse : D. Philipps, « The unseen scars of those who kill via remote control », The New York Times, 15 avril 2022. En ligne : [https://www.nytimes.com/2022/04/15/us/drones-airstrikes-ptsd.html] (consulté le 20 juin 2023) ; au cinéma : voir A. Niccol, Good Kill, 2014 (le scénario joue à la fois sur la question de la souffrance de l’opérateur face aux violences qu’il inflige, et sur la nostalgie de l’ancien pilote de l’air).

7 F. Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006, p. 225.

8 Ibid., p. 223.

9 Ibid., p. 23.

10 Loc. cit.

11 G. Dubey et C. Moricot, Dans la peau d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine, Paris, PUF, 2016.

12 P. Drieu la Rochelle, La Comédie de Charleroi [1934], Paris, Gallimard, 2015, p. 66.

13 A. Swofford, Jarhead. A Marine’s Chronicle of the Gulf War and other Battles, New York, Scribner, 2003.

14 J. Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991, p. 16.

15 Ibid., p. 9.

16 Ibid., p. 64.

17 Voir par exemple Jacques Derrida lors de sa rencontre, animée par René Major, avec Jean Baudrillard en 2003, au moment de l’invasion américaine de l’Irak sous le gouvernement de George W. Bush : « Quant à cet avoir lieu de la guerre, je ne veux pas abuser d’un pathos facile, mais tout en comprenant bien, je crois, ce que veut dire Jean Baudrillard dans sa proposition provocante selon laquelle la guerre n’a pas eu lieu et la guerre à venir n’aura pas lieu, tout en comprenant bien ce qu’il veut dire par là, je résiste à cette proposition. Pas seulement au nom de ce que j’appelle le pathos mais, premièrement, parce que les signes que ces guerres ont lieu, comme le 11 septembre, ce sont d’abord les morts indéniables, les milliers de morts, et encore les milliers et milliers de malades, non seulement du côté des populations irakiennes mais du côté même des soldats qui se sont engagés dans la guerre du Golfe. Donc j’aurai toujours du mal à dire simplement que cette guerre n’a pas eu lieu ». (J. Baudrillard et J. Derrida, Pourquoi la guerre aujourd’hui ?, Fécamp, Lignes, 2015, p. 37).

18 J. Baudrillard, opcit., p. 79.

19 M. Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.

20 D’Alfred de Musset à Francis Fukuyama, les modernes ont lié cette hantise d’une perte d’expériences revitalisantes à l’idée moderne d’un ennui de la paix. Déjà quand Alfred de Musset, dans sa Confession d’un enfant du siècle, posait le diagnostic d’un mal du siècle qui hante la génération romantique, il situait l’errance de son temps – malaise, désespoir, ennui, débauche – dans la perte de l’exaltation qui transportait la génération de leurs pères à travers l’épopée napoléonienne (voir A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle [1836], Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 59-80).

21 Voir en particulier W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » [1940], dans Id., Œuvres III, M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch trad., Paris, Gallimard, 2000.

22 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » [1933], dans Id., Œuvres II, M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch trad., Paris, Gallimard, 2000.

23 Voir P. Simay et S. Füzesséry dir., Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris, Éditions de l’éclat, 2008.

24 G. Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de Sociologie des sens [1903], J.-L. Vieillard-Baron et F. Joly trad., Paris, Payot et Rivages, 2018, p. 41.

25 Pour un récit passionnant de cette expansion, voir H. Zischler, Berlin est plus grand que Berlin [2013], J. Torrent trad., Paris, Macula, 2016.

26 W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », opcit., p. 361.

27 Voir G. Simmel, Face à la guerre. Écrits 1914-1916, J.-L. Evard trad., Paris, Rue d’Ulm, 2015.

28 Voir M. Scheler, « Der Krieg als Gesamterlebnis » [1915], dans Id., Politisch-pädagogische Schriften, Berne-Munich, Francke Verlag, 1982. Il y écrit par exemple, p. 274 : « En situation de guerre, les courants se concentrent avec violence ; les fleuves et leurs affluents se précipitent pour former des flots uniques, qui se séparent de manière aiguë les uns des autres, mais qui possèdent chacun une puissance de mouvement et une force de pression dont l’intensité n’est comparable à aucun fleuve en temps de paix ».

29 Sur la mystique de l’expérience de guerre chez Martin Buber pendant la Première Guerre mondiale, et son influence sur les mouvements de jeunesse sionistes allemands, voir D. Biale, Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire [1979], J.-M. Mandosio trad., Nîmes, Éditions de l’éclat, 2001, p. 26-48.

30 Au sujet des discours de guerre de Henri Bergson, de ses missions diplomatiques aux États-Unis et des liens avec sa philosophie de l’expérience, voir A. François, C. Riquier, N. Yala Kisukidi, C. Zanfi et al. dir., Bergson, l’Allemagne, la guerre de 1914. Annales bergsoniennes VII, Paris, PUF, 2014.

31 P. Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Paris, Grasset, 1965. Voir en particulier l’essai « La nostalgie du Front », où Teilhard écrit par exemple : « Au Front, la puissance déchaînée de la matière, la grandeur spirituelle du conflit entamé, la domination triomphante des énergies morales dégagées, unissent leurs appels à l’orgueil noble et au besoin de vivre, et elles versent au cœur une mixture passionnée. Là-haut, une conviction victorieuse s’établit, en maîtresse, qu’on peut “y aller”, sur le double plan de l’action terrestre et céleste, de toutes ses forces, de toute son âme. Tous les ressorts de l’être peuvent se tendre » (p. 179).

32 Pour un panorama plus large, voir D. de Courcelles, G. Waterlot et al. dir., La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010.

33 G. Simmel, « La crise de la culture », dans Id., Face à la guerre. Écrits 1914-1916, opcit., p. 27.

34 Id., « Deviens ce que tu es », dans ibid., p. 15 sq.

35 Id., « La crise de la culture », dans ibid., p. 39.

36 Ibid., p. 36-39.

37 W. Benjamin, Sens unique [1926], F. Joly trad., Paris, Payot et Rivages, 2013, p. 214.

38 Cette méfiance est au cœur de son texte « Théories du fascisme allemand » [1930] (dans Id., Œuvres II, opcit., p. 198-215), violent réquisitoire contre le livre Vom Krieg und Krieger, dirigé par Ernst Jünger et rassemblant des auteurs-vétérans issus des cercles de la révolution conservatrice. Gerschom Scholem fait également référence à la défiance de Benjamin pour l’engouement (ici dans les cercles des jeunesses sionistes autour de Martin Buber) pour l’« Erlebnis » de la guerre, censée appeler au fondement d’une communauté à venir (voir G. Scholem, Walter Benjamin – die Geschichte einer Freundschaft, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975, p. 14 ; pour un exposé passionnant de tout ce contexte politique, voir D. Biale, opcit.). Pour cette même raison également, Benjamin rompt ses relations, par une lettre violente, avec le fondateur du mouvement de jeunesse allemand des Wandervogel, alors que celui-ci exhorte ses jeunes à s’enrôler comme volontaires dans le conflit (voir L. Jäger, Walter Benjamin. Das Leben eines Unvollendeten, Berlin, Rowohlt Berlin, 2017, p. 35).

39 G. Dubey et C. Moricot, opcit., p. 65.

40 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », opcit., p. 365.

41 H. Barbusse, Le Feu [1916], Paris, Gallimard, 2013, p. 443.

42 Ibid., p. 300.

43 E. Maria Remarque, À l’ouest rien de nouveau [1928], A. Hella et O. Bournac trad., Paris, Le Livre de Poche, 2015.

44 E. Jünger, Feu et sang [première parution en 1925 – ici d’après la version révisée par Jünger pour la réédition de 1978 chez Klett-Cotta], J. Hervier trad., Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 117.

45 R. Dorgelès, Les Croix de bois [1919], Paris, Albin Michel, 1964, p. 159 sq.

46 F. T. Marinetti, « Premier manifeste du parti futuriste » [1909], dans Id., Le Futurisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 53.

47 Id., « L’homme multiplié et le règne des machines » [1911], dans ibid., p. 112 sq.

48 E. Jünger, « La Mobilisation totale », dans Id., L’État universel suivi de La mobilisation totale, H. Plard et M. B. de Launay trad., Paris, Gallimard, 1990, p. 109.

49 S. Zweig, « Le monde sans sommeil » [1914], dans Id., Le Monde sans sommeil, O. Mannoni trad., Paris, Payot, 2018, p. 49 sq.

50 Ibid. p. 51.

51 Ibid., p. 55.

52 Voir son chapitre « Les premières heures de la guerre de 1914 », dans Id., Le Monde d’hier [1941], D. Tassel trad., Paris, Gallimard, 2013, p. 287-315.

53 Id., « Le monde sans sommeil », opcit., p. 58.

54 Ibid., p. 51.

55 Ibid., p. 56.

56 Ibid., p. 58.

57 Ibid., p. 56.

58 Ibid., p. 53 sq.

59 Id., L’uniformisation du monde [1925], F. D. Vigeant trad., Paris, Allia, 2021, p. 9.

60 Ibid., p. 23.

61 Ibid., p. 35.

62 Ibid., p. 26-27.

63 Id., « Le monde sans sommeil », opcit., p. 53.

64 Ibid., p. 50.

65 Ibid., p. 57.

66 Ibid., p. 52.

67 G. Dubey et C. Moricot, opcit., p. 156.

68 Ibid., p. 27.

69 Ibid., p. 28

70 Ibid., p. 45.

71 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », op. cit., p. 365.

72 F. Guattari, « Avez-vous vu la guerre ? », Chimères. Revue des schizoanalyses, no 23, 1994, p. 12.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Déborah Vanaudenhove Brosteaux, « Perdre l’expérience de guerre. Autour d’une obsession moderne »Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 09 septembre 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10929 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0w

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Auteur

Déborah Vanaudenhove Brosteaux

Université libre de Bruxelles • Déborah Vanaudenhove Brosteaux est docteure en philosophie, collaboratrice scientifique au Phi à l’Université libre de Bruxelles, membre du Centre de Recherche sur l’Expérience de Guerre (CREG, MSH-ULB) et chercheuse Fellow au Centre Marc Bloch. Ses recherches portent sur les affects en temps de guerre et sur les relations entre désir et politique. Elles mêlent une approche basée sur les réalités sensibles de notre présent européen et l’héritage d’auteurs allemands de la période weimarienne et de l’après-guerre. Elle a récemment publié « L’art de mettre à part. Autour d’un affect guerrier » (Aisthesis, vol. XVI, n2, 2023. En ligne : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.36253/Aisthesis-15141]) ; et a co-dirigé avec Thomas Berns l’ouvrage collectif Traces de guerre (Presses du réel, 2023).

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