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Dossier

Une impossible guerre d’avant : l’écriture et la mémoire dans La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu la Rochelle

An impossible last war: writing and memory in Pierre Drieu La Rochelle’s La Comédie de Charleroi
Akihiro Kubo

Résumés

Après son premier recueil de poèmes, Interrogation (1917), Pierre Drieu la Rochelle est revenu sur l’écriture de la guerre de 1914-1918 avec La Comédie de Charleroi (1934). Dans ce recueil de nouvelles autobiographiques publié à la veille de sa conversion au fascisme, Drieu s’interroge sur la portée morale et politique de cette « guerre d’avant ». Cela ne veut pas dire pour autant que l’écrivain traite ce sujet avec le recul du temps, bien au contraire. Drieu le fait à partir de ses émotions. Pour cela, il semble que l’écrivain tente de revivre la guerre par son écriture. Dans cette perspective, nous examinons le style et la structure narrative de « La Comédie de Charleroi ». Dans cette nouvelle éponyme du recueil, qui a pour sujet la remémoration de la guerre, Drieu remet en cause une chronologie réaliste en pratiquant le mélange des genres pour s’approcher du récit poétique. C’est cette prose poétique et fictionnelle qui a permis à Drieu de réfléchir sur sa « guerre d’avant » tout en restant fidèle au lyrisme originaire qui fait entendre le « cri ». De cette expérience littéraire, il dégagera des conséquences idéologiques, comme en témoigne Socialisme fasciste (1934).

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Texte intégral

  • 1 P. Drieu la Rochelle, « Débuts littéraires », dans Id., Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1964, (...)
  • 2 Id., « Je ne crois pas qu’Interrogation soit un témoignage équitable sur la guerre », dans Sur les (...)

1Publié en 1934, La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu la Rochelle est un recueil de nouvelles consacrées à la guerre de 1914-1918. Cette littérature de guerre n’est pas la première chez l’auteur. En 1917, alors qu’il était sous les drapeaux, Drieu a fait publier un recueil des poèmes intitulé Interrogation. Les deux recueils diffèrent non seulement par leur forme, mais aussi par le rapport entre l’écriture et l’événement : tandis que les poèmes d’Interrogation sont des poèmes-témoignages d’un écrivain combattant (quoique le témoignage porte moins sur les faits que sur l’émotion), les nouvelles qui constituent La Comédie de Charleroi sont des fictions qui, avec le recul du temps, jettent un regard sur un passé qui rappelle les expériences de l’auteur. Il expliquera plus tard le choix formel de son écriture de guerre : « J’étais évidemment un prosateur, mais je devais mettre des années à trouver assez de calme, d’expérience rassise et rassérénée pour pouvoir insérer dans les mouvements ralentis et indirects de la prose, le tumulte lyrique ou épique qui a toujours été ma raison d’être »1. Drieu change de forme pour changer d’attitude à l’égard de la guerre. Ce qui corrobore le fait que le projet de La Comédie de Charleroi est né en 1929 avec l’intention de « corriger » ses poèmes de jeunesse qui paraissaient aux yeux de l’auteur dominés par un « lyrisme intellectuel » et qui ne lui semblaient plus « un témoignage équitable sur la guerre »2. Tout cela suggère que La Comédie de Charleroi procède de l’écriture d’une « guerre d’avant » : par son écriture ou plutôt sa réécriture, Drieu s’interroge sur ses expériences de la guerre d’une manière rétrospective pour donner à celle-ci une dimension qu’elle n’avait pas dans l’immédiat après-guerre.

  • 3 M. Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Paris, Klincksieck, 1974, (...)
  • 4 J. Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 226-235.

2D’Interrogation à La Comédie de Charleroi, le parcours littéraire de Drieu correspond à l’évolution de la littérature de guerre que Maurice Rieuneau synthétise ainsi : de la littérature de témoignage qui a fait florès pendant et juste après la guerre, le roman de guerre passe au roman d’initiation qui caractérise la fin des années 1920 et le début des années 19303. Cependant, si La Comédie de Charleroi s’apparente à d’autres romans de guerre contemporains – Jean Kaempfer a montré les thématiques et les problématiques que l’œuvre de Drieu partage avec d’autres romans de guerre comme La Peur (1930) de Gabriel Chevallier, Capitaine Conan (1934) de Roger Vercel ou Prélude à Verdun (1938) de Jules Romains4 –, ce recueil de nouvelles illustre la manière propre à Drieu quant à l’évocation de la guerre.

  • 5 Sur les niveaux narratifs de cette nouvelle, voir J. E. Flower, « Une lecture de “La comédie de Ch (...)

3Dans cette perspective, nous nous penchons sur « La Comédie de Charleroi ». Cette nouvelle, qui prête son titre à l’ensemble du volume, nous intéresse surtout en raison de sa structure narrative. On y observera trois niveaux narratifs qui correspondent respectivement au présent de la narration qui semble contemporain du temps de la composition (début des années 1930), au temps des événements narrés (juillet 1919) et à celui de la guerre évoquée (août 1914)5. Ce que Drieu met en scène dans ce récit homodiégétique et rétrospectif, c’est un narrateur-héros qui se remémore sa guerre. Par cette mise en abyme de la remémoration, la nouvelle nous amène à réfléchir sur les enjeux poétiques et politiques de l’écriture de la mémoire chez cet écrivain, alors en train de se convertir au fascisme.

La théâtralité et l’écriture de la mémoire : comment (ne pas) sortir de la guerre ?

  • 6 P. Drieu la Rochelle, Correspondance avec André et Colette Jéramec, Paris, Gallimard, 1993, p. 549
  • 7 Incorporé au 5e régiment d’infanterie depuis novembre 1913, Drieu a connu le baptême du feu à Char (...)

4Comme dans les autres nouvelles du recueil, les sources biographiques de l’auteur jouent un rôle important dans « La Comédie de Charleroi ». En août 1920, Drieu se rend à Charleroi avec sa belle-mère Gabrielle Jéramec pour revoir le champ de bataille où périt André, fils de celle-ci et ami de Pierre. Il écrit à sa femme Colette le 25 août sur ce voyage : « Je regrette amèrement d’avoir fait ce voyage de Belgique : c’était insulter la mémoire d’André que de se prêter une fois de plus à la comédie ignoble »6. Bien que Drieu parle déjà de « comédie », il serait trop hâtif d’y voir l’esquisse de sa nouvelle. Toujours est-il que c’est ce voyage que Drieu fictionnalise pour donner un cadre à l’évocation des souvenirs du front qui eux-mêmes relèvent de ses expériences7.

  • 8 Comme l’a fait remarquer Catherine Douzou, les six nouvelles de La Comédie de Charleroi se lisent (...)

5Dans la nouvelle, c’est Mme Pragen, une bourgeoise parisienne et influente, qui entreprend le voyage à Charleroi pour visiter le champ de bataille où son fils Claude a été tué et pour retrouver les restes de celui-ci afin d’effectuer les obsèques. Celui qui l’accompagne n’est pas son beau-fils mais son secrétaire, qui s’est lié d’amitié avec Claude dans le même régiment. C’est ce secrétaire qui assume la narration. Notons que l’anonymat dont ne se départit pas le narrateur-héros rapproche celui-ci de l’auteur, d’autant plus que l’aspect autobiographique s’impose à la fois par les faits relatés et par les jeux intertextuels. Ce « je » anonyme du narrateur-héros crée par ailleurs un « espace autobiographique » avec les autres nouvelles du recueil, qui sont également des récits homodiégétiques et qui, malgré leurs factures assez hétérogènes, s’enchaînent plus ou moins en respectant l’ordre chronologique8.

  • 9 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., (...)
  • 10 Ibid., p. 350.
  • 11 Ibid., p. 351.
  • 12 Ibid., p. 350.
  • 13 Ibid., p. 352.

6Si Drieu a fait du secrétaire le narrateur du récit, c’est pour créer un point de vue. Le narrateur de « La Comédie de Charleroi » se présente en effet comme un observateur ironique qui rapporte le caractère et les comportements de sa patronne. On peut même dire que la première section est plutôt consacrée au portrait de Mme Pragen qu’au récit de voyage. Cette femme maigre et peu séduisante, dont le « long visage assez étroit » exprime « une certaine grâce dans la dégénérescence »9 – de ses traits physiques le narrateur conclut sa judéité et sa noblesse parisienne –, est présentée avant tout comme l’incarnation de la vanité : les épithètes comme « vaniteuse et égarée »10 ou « vanité sèche »11 se répètent en peu d’espace ; la « passion pour la notoriété » est indiquée comme un « trait essentiel » dans sa nature12. Ce propos du narrateur ne laisse aucune place à l’équivoque sur ce point : pour Mme Pragen, « [t]ous tournaient autour d’une idée de vanité sociale »13.

  • 14 Sur la théâtralité de cette nouvelle, voir aussi T. Matsuo, « Drieu la Rochelle face à la crise de (...)
  • 15 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », op. cit., p. 354.
  • 16 Ibid., p. 350.
  • 17 Ibid., p. 354.
  • 18 Ibid., p. 349.
  • 19 Ibid., p. 351.
  • 20 Ibid., p. 352.
  • 21 Ibid., p. 372.

7Cette vanité donne lieu à de la théâtralité14. Mme Pragen, qui cherche toujours à exercer des « effets incroyablement gros »15 auprès de son entourage, ne craint pas la répétition. Elle lit ainsi dans le train des « lettres à en-têtes officiels » qu’elle « avait déjà lues dix fois »16 pour impressionner les autres voyageurs dans le même compartiment. De son côté, le narrateur est obligé d’assister à la « scène » dans le train, mais aussi chez Mme Warrin qui accueille Mme Pragen à Charleroi. Cette « scène », il en a été « cent fois le témoin à Paris »17. Mais c’est surtout son entrée en scène qui l’ébahit : Mme Pragen arrive à la gare « costumée en infirmière-major » avec toutes ses décorations exhibées18. De là, l’« éternelle comédie »19 prend toute sa signification. Aux yeux du narrateur, Mme Pragen incarne et représente tous les « faux-semblants »20 de la « culture de guerre » de l’arrière marquée par un héroïsme patriotique, dont les écrivains comme Barbusse avaient déjà donné la caricature pendant la guerre (Drieu parle de « l’imagination de la paix »21). L’observateur attentif est aussi un spectateur ahuri.

  • 22 Ibid., p. 355.
  • 23 Ibid., p. 373.

8Mais ce spectateur est lui-même un acteur. Arrivée sur le champ de bataille, Mme Pragen, qui était jusqu’alors de bonne humeur, retrouve « sa voix brisée » et déclare avec un « accent […] théâtral » mais aussi avec une « tension » qui laisse croire au narrateur à la sincérité de ses sentiments : « Je veux marcher. Mon pauvre petit a marché beaucoup plus »22. L’ambiguïté du ton rend le narrateur perplexe. Elle se crée par ailleurs par un « décor » propre au champ de bataille. Ainsi, devant le « mur de brique » qui rappelle au narrateur un combat important, elle braque « son face-à-main sur ce décor de théâtre fait pour Les Dernières Cartouches »23. La référence au tableau d’Alphonse de Neuville suggère que Mme Pragen voit une autre guerre, une « guerre d’avant », à travers son « face-à-main ».

  • 24 Ibid., p. 349.
  • 25 Ibid., p. 361.

9C’est dans ce « décor de théâtre », à la fois décalé et déconcertant et qui oscille entre vrai et faux, que le narrateur entre en scène pour jouer lui-même la « comédie » avec Mme Pragen. Le narrateur avait d’ailleurs prévu sa situation, car il a vu « s’allonger une perspective d’horreur »24 lorsque Mme Pragen a parlé de ce voyage. Or, il se montre ici comme un ancien combattant hésitant qui se heurte à l’incompréhension de son interlocutrice : « Comment lui faire comprendre ? »25, se dit-il à plusieurs reprises. De même, les dialogues n’expriment guère que la mésentente entre les protagonistes :

  • 26 Loc. cit.

— Mais après ?
— Après ? Nous sommes restés des heures à attendre. Les Allemands n’en finissaient pas d’arriver.
— Eh bien ?
— Oh, nous n’étions pas loin l’un de l’autre.
— Eh bien ?
— Mais, madame on ne se promène pas comme ça… 
… La vérité, c’est qu’aucun homme ne pensait plus aux autres, ni à lui-même.26

  • 27 Ibid., p. 357. C’est le narrateur qui parle.
  • 28 Ibid., p. 358.
  • 29 Ibid., p. 359.
  • 30 P. Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire, Paris, Gallimard, 2005, p. 379.

10De l’interruption, on passe au monologue intérieur par les points de suspension (« comme ça… » et « … La vérité »). La « vérité » ne se trouve que dans le non-dit. Drieu met en œuvre cette technique du changement de voix avec ampleur. On lira ainsi de longues narrations introspectives insérées entre des bribes de dialogue, c’est-à-dire entre « “Au début, il [Claude] était ici…” »27 et « “… Il était là”, s’écria avec indignation Mme Pragen »28, mais aussi entre cette dernière réplique et « “Et vous, où étiez-vous ? — Là”, avouai-je… »29. Ces narrations, dont il est difficile d’identifier le niveau narratif et temporel (s’agit-il du monologue intérieur du secrétaire en 1919 ou de la narration au premier degré du narrateur des années 1930 ?), rapportent minutieusement et abondamment ce qui s’est passé au champ de bataille. Tout se passe comme si Drieu opposait le dialogue théâtral au monologue intérieur pour souligner l’impossibilité de communiquer le vécu d’un combattant. En ce sens, Drieu fait partie, de même que Louis-Ferdinand Céline, Jean Paulhan ou Brice Parain, de ces écrivains combattants qui, comme le note Philippe Roussin, sont affectés par « le divorce de la parole et de l’expérience »30. En effet, il n’est pas loin de Parain qui constate en 1934 « la méfiance du langage » dans Essai sur la misère humaine :

  • 31 B. Parain, Essai sur la misère humaine, Paris, Grasset, 1934, p. 56.

La dernière guerre nous a appris à nous qu’elle a éduqués parce que nous nous sommes livrés à elle enfants, ce qu’il y a de naïf et d’absolu dans la vie, ce que la vie trouve de plénitude même en face de la mort. […] Elle nous a conduits dans la méfiance du langage, qui était le testament de nos aînés, parce que nous avions été les victimes de leurs paroles.31

11La pauvreté, sinon la misère des dialogues théâtraux, fait contraste avec l’effusion des souvenirs. Ce que montre la section II, c’est l’éclatement de la théâtralité qui assure le cadre narratif en faveur de l’évocation d’« août 1914 ». Cette tension narrative que Drieu met en scène à travers les jeux formels et stylistiques illustre son souci pour l’écriture de guerre : situé au début juillet 1919, le voyage à Charleroi a pour but de « sortir de la guerre » pour Mme Pragen. Ce n’est sans doute pas le cas pour le narrateur.

Les enjeux poétiques de la mémoire

12Il est à noter que le narrateur apparaît dès le début comme un ancien combattant qui se remémore « août 1914 ». Au début de la nouvelle, il arrive très tôt à la gare pour ne pas être en retard et attend Mme Pragen :

  • 32 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », op. cit., p. 349.

Je fis les cent pas devant le train ce qui m’obligea à me remémorer août 1914 et les énormes masses de réservistes qui du nord allaient vers l’est ou de l’est vers le nord, je ne sais plus, et que j’avais vus passer en tempête sur ce quai où j’étais soldat de garde. Ils étaient soûls et chantaient La Marseillaise. C’étaient sûrement les mêmes que j’avais vus au 1er mai, place de la République, chanter L’Internationale. Les hommes aiment se soûler et chanter ; peu leur importe ce qu’ils chantent, pourvu que ce soit beau ; et les chants immortels sont toujours beaux. Certaine partie de moi-même s’énivrait de ce spectacle tonitruant, de ce départ facile, de cet élan inconsidéré.32

  • 33 On lit dans Gilles : « Il [Gilles] les avait pistées partout, ces foules, aussi bien dans les rass (...)
  • 34 Id., « Je ne crois pas qu’Interrogation soit un témoignage équitable sur la guerre », op. cit., p. (...)

13On trouvera dans ce passage une réflexion esthétique et politique que suscitent les souvenirs de la guerre ainsi qu’une auto-analyse : les foules sont présentées comme versatiles, tandis que le narrateur se trouve partagé entre émerveillement et sang-froid devant ce spectacle enthousiaste qui caractérise le début de la guerre (notons en passant qu’après la crise du 6 février 1934 où Drieu entend La Marseillaise et L’Internationale se mêler sur la place de la Concorde, ces deux chants et la masse prendront un autre sens et un autre ton33). Cependant, ce qui attire notre attention est le fait que ces souvenirs procèdent d’un acte involontaire : c’est le fait de se trouver sur le quai qui « oblige » le narrateur à se remémorer cette scène du départ pour les champs de bataille. Comme le suggère l’étymologie de ce verbe, le narrateur est lié ou attaché à la guerre. Drieu a écrit dans la lettre ouverte à Benjamin Crémieux déjà citée : « Un homme ne peut pas expulser de son passé l’événement qui bon gré mal gré s’y est imposé comme la matière première sur laquelle par la suite sa pensée est obligée de travailler »34. C’est en tant que « matière première » émotive que la guerre de 1914-1918 ne peut être reléguée comme celle d’avant, mais demeure toujours présente.

  • 35 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 357.
  • 36 Ibid., p. 356.

14La guerre est aussi gravée dans le corps de l’ancien combattant. Les souvenirs de la guerre entraînent parfois des réflexes physiques. Le narrateur, face au « mur de brique » évoqué ci-dessus, ne peut que balbutier « les pieds en pierre » comme une « statue qui parle »35. Mais c’est sans doute le « cri » qui témoigne le mieux de cette mémoire liée à l’expérience de la guerre. Dès l’arrivée sur le champ de bataille avec Mme Pragen et le maire, le narrateur ne peut s’empêcher de pousser une « exclamation » : « Et soudain, après un pli de terrain, je m’y retrouvai. D’un seul coup, cette journée d’août occupait de nouveau mes yeux et mes nerfs. / J’avais poussé une exclamation et Mme Pragen m’avait regardé »36. Les souvenirs de la guerre remplissent le narrateur jusqu’aux « nerfs » et lui font échapper un cri. Se remémorer la guerre, c’est, pour le narrateur, la revivre. Notons que la théâtralité s’esquisse ici avec le regard haineux de la patronne, mais elle se mue tout de suite en une introspection du narrateur qui évoque « une sorte de honte » d’être survivant.

  • 37 Id., « Le chien de l’Écriture », dans Romans, récits, nouvelles, opcit., p. 429.
  • 38 Ibid., p. 426.

15Ce cri qui réactive la « guerre d’avant » se fait entendre dans d’autres nouvelles. On verra ainsi que le narrateur du « Chien de l’Écriture », nouvelle qui a recours à la mise en abyme de la remémoration, laisse échapper un « gémissement » en regardant un film d’actualité sur Verdun : « Et je ressentis en moi ce gémissement comme l’écho incroyablement affaibli, mais pourtant jailli de la même racine, au tréfonds de mon âme, que ce cri, ce cri inouï qui sortit de moi à Thiaumont, à une certaine minute, lors de l’éclatement d’un gros autrichien. Ce cri m’en a plus révélé sur moi-même que toute ma vie »37. Le gémissement émis dans la salle obscure est certes retenu, mais il provient directement du cri de douleur et d’horreur que le narrateur a jeté en subissant des tirs de mitrailleuses et qui a été une révélation existentielle. Comme dans « La Comédie de Charleroi », le narrateur revit la guerre, mais il le fait par l’identification avec un soldat projeté à l’écran : « […] car cet homme qui court, qui soudain se prosterne et se vautre, qui se redresse humble et sournois sous les fléaux, c’est moi »38.

  • 39 Id., « La Fin de la guerre », dans Romans, récits, nouvelles, opcit., p. 514.
  • 40 Loc. cit.

16Dans la dernière nouvelle, « La Fin de la guerre », le narrateur, en se rappelant Thiaumont, se demande s’il peut oublier ce cri : « Voilà : il fallait me raccrocher à ce cri. Car ce cri était bien resté en moi, il suffisait de la moindre évocation, n’importe où depuis deux ans, pour qu’il me remplît de nouveau tout entier, pour que son invraisemblable strident perçât de nouveau »39. Ce passage servira de commentaire pour l’« exclamation » que le narrateur de « La Comédie de Charleroi » émet devant le mur de brique. Le narrateur de « La Fin de la guerre » est plus éloquent lorsqu’il explique ce que révèle ce cri : « Ce cri comme un éclair avait illuminé un abîme en moi »40. Se sentir rempli par le cri, c’est donc se voir dans un abîme.

  • 41 Voir M. Hanrez, « Drieu, le poète au départ », dans Drieu la Rochelle, op. cit., p. 121.
  • 42 M. Dambre, « Un lyrisme de l’ironie », Roman 20/50, no 24, 1997, p. 45-58.
  • 43 P. Drieu la Rochelle, « “Mes premiers écrits…” », dans Id., Sur les écrivains, op. cit., p. 174.
  • 44 J.-Y. Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 88-89.

17Les critiques ont remarqué que ce cri constitue le noyau du lyrisme chez Drieu et qu’à ce titre l’écrivain l’a retenu dans son recueil de nouvelles41. Selon Marc Dambre, qui suppose que la matière de « La Comédie de Charleroi » est constituée plus par l’émotion que par l’effort de mémoire, Drieu crée dans cette nouvelle un « lyrisme de l’ironie », c’est-à-dire une écriture émotionnelle qui s’interroge sur sa propre émotivité42. En 1943, Drieu écrit lui-même à propos de ses premières œuvres poétiques : « Ce que j’ai crié là, c’est mon accent essentiel »43. Drieu, nous l’avons vu, a écrit La Comédie de Charleroi pour « corriger » Interrogation, mais cela ne veut pas dire qu’il s’est départi de son lyrisme, loin de là. Toutes les nouvelles de La Comédie de Charleroi, en particulier la nouvelle éponyme, sont des récits poétiques tels que les entend Jean-Yves Tadié : la prose narrative moderne qui s’approche délibérément de la poésie après la « crise du roman » remet en cause la temporalité réaliste comme la chronologie ou la succession en faveur de la quête de l’origine44. Certes, Tadié parle ici de l’enfance, mais il n’en est pas moins vrai que la guerre constitue pour Drieu une expérience fondatrice. Dans tous les cas, la prose poétique de La Comédie de Charleroi se définirait comme une écriture qui s’interroge sur l’expérience – éventuellement intérieure – de la guerre dans son actualité.

18Examinons brièvement la spécificité de cette écriture poétique dans « La Comédie de Charleroi ». Comme l’écriture de la mémoire l’emporte sur la théâtralité, l’écriture de la mémoire vivante qui fait le lyrisme de Drieu fragilise, voire fragmente le cadre narratif de cette nouvelle (le voyage à Charleroi en juillet 1919). La structure de la nouvelle montre bien l’importance de la remémoration : la section IV qui se situe au centre de la nouvelle (on compte huit sections) est entièrement consacrée à l’évocation d’« août 1914 ». Elle est par ailleurs la plus volumineuse, avec plus de 18 pages dans l’édition de la Pléiade. Avec la section VII (8 pages), la partie qui s’applique à la remémoration de la guerre occupe plus de place que les cinq sections (I, III, V, VI et VII) majoritairement attribuées au récit de voyage (17 pages). Par ce contraste, le lecteur aura l’impression que le cadre narratif s’estompe pour donner libre cours aux souvenirs de la guerre.

  • 45 Cette date témoigne du souci d’autofiction chez Drieu qui a connu son baptême du feu la veille, le (...)
  • 46 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 394.
  • 47 Ibid., p. 395.
  • 48 En juin 1933, Drieu écrit dans « Nietzsche contre Marx » que la pensée de Nietzsche se trouve à la (...)

19Cependant, c’est surtout l’ambiguïté des niveaux narratifs et temporels qui crée les effets poétiques. Nous en avons déjà observé un cas dans la section II, mais cette ambiguïté devient systématique dans la section IV. Cette section peut être considérée comme un long monologue intérieur du narrateur-protagoniste qui se rend au cimetière avec Mme Pragen : devant les tombeaux des soldats français et allemands, il se remémore le « 24 août 1914 »45 où se déroule un combat décisif par lequel il a connu le vrai visage de la guerre moderne. Or, ce parti pris sera contredit par un anachronisme que le narrateur exprime en évoquant les « [d]ictateurs communistes ou fascistes »46 : « Comment accepter d’être embusqué quand on peut dans le combat conquérir à jamais l’autorité ? Cela vaut le risque d’être tué dans un trou à vingt ans, sans avoir connu les femmes ni rien fait, ni rien dit. C’est ce qu’ont compris Staline et Trotski dans les combats obscurs d’autrefois, Hitler et Mussolini »47. Le narrateur se révèle en effet comme un ancien combattant qui tente d’éclaircir la portée politique de la guerre de 1914-1918 dans les années 1920 et 1930. Il rappelle également le Drieu des années 1930 qui développait des réflexions politiques en mettant le fascisme et le communisme en parallèle48.

  • 49 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 381.
  • 50 Ibid., p. 384.
  • 51 Ibid., p. 386.
  • 52 Ibid., p. 387.
  • 53 Id., « L’Évolution du grand siècle romantique », dans Sur les écrivains, op. cit., p. 243 (ce text (...)
  • 54 Sur la question de l’oralité dans le langage, voir P. Roussin, op. cit., p. 401-408.
  • 55 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 398.

20C’est donc ce narrateur au statut double qui se remémore la guerre. On constatera de nouveau que le narrateur, lorsqu’il parle de cette journée d’août 1914, n’envisage pas de reconstituer le passé : il en parle pour en ressentir les émotions et, de là, revivre l’événement. L’exclamation répétée « Ah » dans la narration en est un bon exemple : « Ah mais, il y a moi »49 ; « Ah ! je l’avais pressenti à certaines heures […] »50 ; « Ah, s’ils avaient fait comme nous […] »51 ; « Ah, nous n’étions pas fagotés pour courir […] »52, etc. Drieu a eu recours à l’oralité même s’il refuse d’utiliser l’argot des tranchées. Rappelons à cet égard qu’il apprécie Voyage au bout de la nuit dès sa publication en 1932. Plus tard, il écrira à propos de Céline : « Saisissant ce qui palpite dans son instant le plus convulsif, il le précipite dans l’abîme du dernier aveu par le coup de pied d’une colère surhumaine, d’un rire dont les derniers échos se font plutôt entendre dans les riches arcanes du ciel que sur les surfaces résiduelles de l’enfer »53. Sans doute Drieu entend-il un cri semblable au sien dans le style célinien. Toujours est-il qu’à la différence de Bardamu-Céline, le narrateur de Drieu ne prend pas la posture de s’adresser à son interlocuteur54. La fonction de ces « Ah » est moins conative ou phatique qu’expressive. En d’autres termes, il ne s’agit pas pour lui de faire sentir ou transmettre des émotions, mais de les exprimer pour lui-même. Cette phrase qui clôt la section IV illustrera parfaitement l’usage de l’exclamation chez Drieu : « Ah, je meurs »55. Parlant au présent, le narrateur va jusqu’à s’identifier avec le soldat qui vient de recevoir un choc sur la nuque.

De la guerre d’autrefois à la guerre éternelle

  • 56 H. Arita, Seijiteki roman-shugi no unmei : Drieu la Rochelle to France fascisme [Le destin du roma (...)
  • 57 Sur ce sujet, voir C. Douzou, art. cité.

21Les émotions et les idées politiques vont de pair pour Drieu. Selon Hideya Arita, Drieu illustre le « romantisme politique » en ce sens que ses décisions politiques relèvent de la projection de ses objets d’affection dans le monde réel. En d’autres termes, il s’engage dans la politique esthétisée tout en prêchant l’esthétisation de la politique. On sait que Drieu va se déclarer fasciste peu de temps après la publication de La Comédie de Charleroi. En se référant à Carl Schmitt, Arita précise en effet que Drieu n’est pas seulement le romantique politique par son « occasionalisme subjectivisé », qui l’a amené à concevoir la réalité historique comme un prétexte (ou comme une « occasio ») pour une œuvre d’art, mais il l’est également par la fidélité à l’égard de son choix à la fois esthétique et politique56. Bien que son parti pris idéologique reste ambigu dans ce recueil de nouvelles57, on pourra y observer une étape importante de son parcours. À notre avis, la réécriture de la guerre a permis à Drieu de dégager des conséquences idéologiques en revenant sur ses expériences et surtout sur les émotions qu’ont suscitées celles-ci : « corriger » les écrits de jeunesse consiste à ajouter à la « matière première » de l’expérience d’autres dimensions liées à l’époque de la composition. Dans cette perspective, nous allons examiner une problématique de la « guerre d’avant » que Drieu a explorée dans la nouvelle, c’est-à-dire l’opposition entre la « guerre d’autrefois » et la « guerre moderne ».

  • 58 P. Drieu la Rochelle, « Usine = Usine », SIC, no 8-10, 1916, n. p.
  • 59 Id., « Silence » et « Caserne haïe », dans Interrogation, Paris, Gallimard, 1917, p. 39 et 60.

22Pour Drieu comme pour la plupart de ses contemporains, la guerre de 1914-1918 est caractérisée par l’utilisation massive de la technologie moderne. La « modernité » de la guerre signifie avant tout l’industrialisation de celle-ci. Un de ses premiers poèmes qui porte le titre significatif « Usine = Usine », publié dans la revue SIC en 1916, établit déjà un parallélisme entre la guerre en cours et l’usine capitaliste : « Comme les courroies de transmission dans l’usine familière / Les obus / croisent le réseau industrieux de leurs trajectoires / par-dessus la tête des Hommes […] »58. Dans les poèmes d’Interrogation, Drieu évoque tantôt la terre dévastée par les obus et les balles (« Toutes les parcelles de l’humus sont brasées et tamisées par les successives explosions afin que tout germe soit tué ») tantôt la cruauté des mitrailleuses (« Les mitrailleuses ont giflé de leur sèche ironie nos parades ignares »)59. Proche des poètes modernistes, comme en témoigne son autre recueil de poèmes intitulé Fond de cantine (1920), Drieu ne partage pas pour autant la fascination des futuristes devant le spectacle que donne la guerre mécanique.

  • 60 Id., « Le Lieutenant de tirailleurs », dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 484.
  • 61 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 362.

23La dénonciation de la guerre industrielle se précise dans La Comédie de Charleroi. Dans la nouvelle intitulée « Le Lieutenant de tirailleurs », Drieu exprime une critique contre l’automatisation – donc la déshumanisation – de la guerre par la bouche du personnage du lieutenant : « Une machine, un canon qui tire sans arrêt, tout seul. Qu’est-ce que cela ? Ce n’est ni un homme, ni un animal, ni un dieu. C’est un calcul oublié qui poursuit seul sa trajectoire à travers le monde, c’est un résidu incroyable »60. Mais ce qui nous intéresse surtout est le fait que Drieu oppose la guerre mécanique à la guerre d’autrefois. On lit ainsi le monologue du narrateur de « La Comédie de Charleroi » : « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre, c’étaient des hommes debout. La guerre d’aujourd’hui, ce sont toutes les postures de la honte »61.

  • 62 Ibid., p. 386-387.

24Dans un passage souvent commenté de la même nouvelle, le narrateur fait de cette expérience de la guerre industrielle une expérience intérieure qui le marque à jamais. Au moment de se lancer dans un combat, il sent un élan décisif – fusion de la vie et de la mort – qui va jusqu’à une sensation mystique, mais cette exaltation est fugitive. Il connaît la désillusion au moment même où il se croit « entr[er] dans le vif de la guerre » : « Il n’y avait rien ni personne en face de nous. Personne ne se levait en face de nous ». La réalité de la guerre qu’il a connue, c’est qu’on se tue en s’envoyant des obus et des balles sans se voir : « Nous ne nous sommes pas rencontrés. On ne se rencontre jamais. Ou pas souvent. En tout cas, on ne s’est pas rencontré dans cette guerre. Et c’est là, c’est à ce moment-là, qu’a été la faillite de la guerre, de la Guerre dans cette guerre »62. Cette « faillite » sera consumée lorsqu’il se lève et court pour « rencontrer » des ennemis.

Dans cette guerre, on s’appelait, on ne se répondait pas. J’ai senti cela, au bout d’un siècle de course. On a senti cela. Je ne faisais plus que gesticulailler, criailler.

Je n’avançais plus guère. Je trébuchais, je tombais.

Ils trébuchaient, ils tombaient.

  • 63 Ibid., p. 388.

Je sentais cela. Je sentais l’Homme mourir en moi.63

25Les phrases pantelantes qui miment le mouvement des soldats donnent l’impression que le narrateur qui se remémore le combat parle au présent. Ce passage qu’on lit dans la section IV souligne par la prose poétique propre à Drieu que la guerre moderne dénature définitivement la guerre du passé – la guerre plus digne et plus « humaine » – avec les nouvelles technologies de la tuerie.

  • 64 Ibid., p. 360.
  • 65 C. Julliot, « Drieu la Rochelle, mystique de la guerre : De l’absolu littéraire au totalitarisme » (...)

26Les critiques ont déjà montré que la conception rochellienne de la « guerre d’autrefois » est moins historique qu’imaginaire. Toujours dans la même nouvelle, Drieu décrit la vue de l’armée française qui déployait des rubans bleus et rouges. Cette vue rappelle au narrateur « les tableaux de bataille peints vers 1850 », et ensuite, voyant un commandant d’artillerie, il se dit : « Je me rappelais mes lectures de Margueritte et de Zola »64. Citant ce passage, Caroline Julliot note le caractère essentiellement livresque de la conception de la guerre chez Drieu : il « lit la guerre avant de la vivre »65.

  • 66 M. Balvet, Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme : Drieu la Rochelle, Paris, PUF, 1984, p. (...)
  • 67 P. Drieu la Rochelle, L’État civil, dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 27-28.

27Les lectures d’enfance semblent particulièrement importantes à cet égard. Selon Marie Balvet, ce sont deux albums – l’un consacré à la vie des soldats du Premier Empire et l’autre à celle de Napoléon – qui fondent la base de sa mythologie guerrière66. Dans État civil, récit autobiographique publié en 1921, Drieu montre le mécanisme selon lequel la guerre d’autrefois se transforme en mythe personnel, en se souvenant du plaisir que lui ont procuré les Mémoires de Marcellin Marbot : « Je me précipitais de mon fauteuil pour revêtir mes armes, pour me casquer et enfourcher mon cheval. Pendant des journées entières, seul, défaillant d’amour et lancé vers l’avenir en des espoirs déchirants je chargeais des carrés barbelés de baïonnettes, de moelleux édredons »67. L’enfant Drieu s’adonne volontairement à faire semblant et vit les scènes romanesques que lui procurent ces récits des guerres napoléoniennes. Sans oublier les lectures plus tardives qui donneront des sens spirituels ou politiques à ses lectures d’enfance – on sait par exemple l’influence décisive de Nietzsche dont il lit Ainsi parlait Zarathoustra à l’âge de quatorze ans –, on peut dire qu’il s’est créé une mythologie guerrière par l’immersion dans un monde imaginaire.

  • 68 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 362-363.
  • 69 Ibid., p. 390.

28La « faillite » de la guerre d’autrefois n’est donc pas autre chose que l’effondrement de ce mythe personnel qu’il a formé dans son enfance. Le narrateur de « La Comédie de Charleroi » constate avec amertume : « Enfant, j’avais rêvé d’être soldat, mais quel rêve c’était ! Quel rêve imbécile et vide de tout contenu ! L’homme moderne, l’homme des cités est rongé de rêves du passé »68. Il va sans dire que cette déception du narrateur qui se qualifie de « pauvre intellectuel » est aussi celle de Drieu lui-même. De là, le même narrateur manifeste de la nostalgie pour la guerre d’autrefois : « Où était le drapeau ? Mais où sont les drapeaux d’antan ? Et les clairons ? Et le colonel ? Et son cheval ? »69.

29Cependant, la mythologie de la guerre chez Drieu ne se caractérise pas seulement par l’idéalisation du passé. Elle est en réalité hors du temps. Aussi le narrateur de « La Comédie de Charleroi » parle-t-il de la « guerre éternelle » que les hommes auraient pu retrouver s’ils avaient « dépassé » les conditions de la guerre moderne :

  • 70 Ibid., p. 387.

Les hommes n’ont pas été humains, ils n’ont pas voulu être humains. Ils ont supporté d’être inhumains. Ils n’ont pas voulu dépasser cette guerre, rejoindre la guerre éternelle, la guerre humaine. Ils ont raté comme une révolution.70

30Avec cette conception de la « guerre éternelle », il ne considère pas la guerre « humaine » comme un événement perdu dans le temps, mais comme un idéal à atteindre, cependant raté.

  • 71 Id., « La Jeunesse française contre la guerre », dans Id., Socialisme fasciste, opcit., p. 139.
  • 72 Ibid., p. 151.
  • 73 Ibid., p. 145.

31Dans un texte écrit juste après la crise du 6 février 1934 et repris dans Socialisme fasciste, Drieu, en s’adressant à la jeunesse française, précisera les « vertus » viriles de cette « guerre éternelle » en décrivant le schéma de celle-ci : un jeune homme part pour la guerre et se bat avec quelqu’un en poussant un cri d’amour et de joie pour arriver à « [s]e connaître en connaissant autrui »71. Il insistera par ailleurs sur le fait que la guerre est dans la nature de l’homme : « […] la guerre est une fonction de l’homme et […] l’homme ne peut pas sans dommage la nier et la déraciner »72. En considérant la guerre sous le rapport moral et spirituel, il s’emploie à sauver l’esprit de la guerre : si celui-ci est dénaturé définitivement par la guerre militaire qui s’est réduite à la guerre industrielle, ne devra-t-on pas trouver d’autres formes de la guerre ? De là, Drieu fait l’éloge du sport en tant que moyen d’entretenir l’esprit guerrier, tout en faisant l’appel à la révolution : « L’Espèce doit garder une issue pour ses explosions. Si nous rejetons la guerre nécessaire, la guerre naturelle, sous sa forme de guerre militaire et nationale, nous sommes obligés à toute force de la réadmettre sous la forme de la guerre civile, intérieure, de la Révolution »73. Il n’y a plus d’ambiguïté dans son parti pris. Ce qui importe à ce romantique politique, c’est de ne pas laisser l’esprit se corrompre. Drieu cherche maintenant une possible guerre prochaine.

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Notes

1 P. Drieu la Rochelle, « Débuts littéraires », dans Id., Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1964, p. 41.

2 Id., « Je ne crois pas qu’Interrogation soit un témoignage équitable sur la guerre », dans Sur les écrivains, op. cit., p. 169 et 172 (il s’agit d’une lettre ouverte adressée à Benjamin Crémieux et publiée dans le numéro de novembre 1929 de la N.R.F.). Sur ce sujet, voir P. Andreu et F. Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979, p. 262 ; J. Hervier, « Notice », dans P. Drieu la Rochelle, Romans, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 2012, p. 1651.

3 M. Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Paris, Klincksieck, 1974, p. 9 sq.

4 J. Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 226-235.

5 Sur les niveaux narratifs de cette nouvelle, voir J. E. Flower, « Une lecture de “La comédie de Charleroi” », dans Drieu la Rochelle. Écrivain et intellectuel, M. Dambre dir., Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 173.

6 P. Drieu la Rochelle, Correspondance avec André et Colette Jéramec, Paris, Gallimard, 1993, p. 549.

7 Incorporé au 5e régiment d’infanterie depuis novembre 1913, Drieu a connu le baptême du feu à Charleroi le 23 août 1914. Il a été ensuite envoyé aux Dardanelles en 1915, puis à Verdun en 1916, avant d’être démobilisé en 1919. Outre la biographie de P. Andreu et F. Grover, on se reportera à l’ouvrage de J. Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Éditions Albatros, 1989.

8 Comme l’a fait remarquer Catherine Douzou, les six nouvelles de La Comédie de Charleroi se lisent comme un seul roman ou éventuellement un roman autobiographique. Le lecteur aura ainsi « le sentiment d’avoir affaire à un seul et même narrateur ». Voir C. Douzou, « L’ambiguïté générique et idéologique dans La Comédie de Charleroi », Roman 20/50, no 24, 1997, p. 5-15.

9 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 353.

10 Ibid., p. 350.

11 Ibid., p. 351.

12 Ibid., p. 350.

13 Ibid., p. 352.

14 Sur la théâtralité de cette nouvelle, voir aussi T. Matsuo, « Drieu la Rochelle face à la crise de la représentation : une lecture de “La Comédie de Charleroi” », Kotoba to sono hirogari, numéro spécial de Ritsumeikan Law Review, no 5, 2013, p. 335-357.

15 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », op. cit., p. 354.

16 Ibid., p. 350.

17 Ibid., p. 354.

18 Ibid., p. 349.

19 Ibid., p. 351.

20 Ibid., p. 352.

21 Ibid., p. 372.

22 Ibid., p. 355.

23 Ibid., p. 373.

24 Ibid., p. 349.

25 Ibid., p. 361.

26 Loc. cit.

27 Ibid., p. 357. C’est le narrateur qui parle.

28 Ibid., p. 358.

29 Ibid., p. 359.

30 P. Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire, Paris, Gallimard, 2005, p. 379.

31 B. Parain, Essai sur la misère humaine, Paris, Grasset, 1934, p. 56.

32 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », op. cit., p. 349.

33 On lit dans Gilles : « Il [Gilles] les avait pistées partout, ces foules, aussi bien dans les rassemblements de droite que dans ceux de gauche. Il avait entendu brailler L’Internationale comme La Marseillaise. Cette foule d’aujourd’hui, vomie par le métro, serait ravalée par ce monstre puant et creux » (P. Drieu la Rochelle, « Gilles », dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 1244).

34 Id., « Je ne crois pas qu’Interrogation soit un témoignage équitable sur la guerre », op. cit., p. 169.

35 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 357.

36 Ibid., p. 356.

37 Id., « Le chien de l’Écriture », dans Romans, récits, nouvelles, opcit., p. 429.

38 Ibid., p. 426.

39 Id., « La Fin de la guerre », dans Romans, récits, nouvelles, opcit., p. 514.

40 Loc. cit.

41 Voir M. Hanrez, « Drieu, le poète au départ », dans Drieu la Rochelle, op. cit., p. 121.

42 M. Dambre, « Un lyrisme de l’ironie », Roman 20/50, no 24, 1997, p. 45-58.

43 P. Drieu la Rochelle, « “Mes premiers écrits…” », dans Id., Sur les écrivains, op. cit., p. 174.

44 J.-Y. Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 88-89.

45 Cette date témoigne du souci d’autofiction chez Drieu qui a connu son baptême du feu la veille, le 23 août 1914.

46 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 394.

47 Ibid., p. 395.

48 En juin 1933, Drieu écrit dans « Nietzsche contre Marx » que la pensée de Nietzsche se trouve à la fois chez Mussolini et chez Lénine. Ce texte est repris dans Socialisme fasciste, Paris, Gallimard, 1934, p. 63-75.

49 P. Drieu la Rochelle, « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 381.

50 Ibid., p. 384.

51 Ibid., p. 386.

52 Ibid., p. 387.

53 Id., « L’Évolution du grand siècle romantique », dans Sur les écrivains, op. cit., p. 243 (ce texte est paru pour la première fois dans Notes pour comprendre le siècle, Paris, Gallimard, 1941).

54 Sur la question de l’oralité dans le langage, voir P. Roussin, op. cit., p. 401-408.

55 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 398.

56 H. Arita, Seijiteki roman-shugi no unmei : Drieu la Rochelle to France fascisme [Le destin du romantisme politique : Drieu la Rochelle et le fascisme français], Nagoya, Nagoya daigaku shuppankai, 2003, p. 224.

57 Sur ce sujet, voir C. Douzou, art. cité.

58 P. Drieu la Rochelle, « Usine = Usine », SIC, no 8-10, 1916, n. p.

59 Id., « Silence » et « Caserne haïe », dans Interrogation, Paris, Gallimard, 1917, p. 39 et 60.

60 Id., « Le Lieutenant de tirailleurs », dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 484.

61 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 362.

62 Ibid., p. 386-387.

63 Ibid., p. 388.

64 Ibid., p. 360.

65 C. Julliot, « Drieu la Rochelle, mystique de la guerre : De l’absolu littéraire au totalitarisme », dans Fabula/Les colloques, De l’absolu littéraire à la relégation : le poète hors les murs, M. Blaise et S. Triaire dir., 2014. En ligne : [https://www.fabula.org/colloques/document2450.php] (consulté le 8 septembre 2023).

66 M. Balvet, Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme : Drieu la Rochelle, Paris, PUF, 1984, p. 73-75.

67 P. Drieu la Rochelle, L’État civil, dans Id., Romans, récits, nouvelles, op. cit., p. 27-28.

68 Id., « La Comédie de Charleroi », opcit., p. 362-363.

69 Ibid., p. 390.

70 Ibid., p. 387.

71 Id., « La Jeunesse française contre la guerre », dans Id., Socialisme fasciste, opcit., p. 139.

72 Ibid., p. 151.

73 Ibid., p. 145.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Akihiro Kubo, « Une impossible guerre d’avant : l’écriture et la mémoire dans La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu la Rochelle »Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10909 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0v

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Auteur

Akihiro Kubo

Université Kwansei Gakuin • Akihiro Kubo est professeur de littérature française à l’université Kwansei Gakuin. Ses travaux portent sur la littérature française au XXe siècle et sur les théories de la fiction. Il a notamment publié La Littérature française et la Grande guerre (Jinbun Shoin, 2011, en japonais) et, en co-direction avec Alison James et Françoise Lavocat, Can Fiction Change the World? (Legenda, 2023) et The Routledge Handbook of Fiction and Belief (Routledge, 2024).

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