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Dossier

Les guerres de Religion au miroir des conflits antiques : François de Lorraine, duc de Guise, dans Les Essais de Montaigne

The wars of religion in the mirror of ancient conflicts: Francis de Lorraine, Duke of Guise, in Montaigne’s Essays
Alicia Viaud

Résumés

François de Lorraine, important chef militaire catholique de la première guerre de Religion, est évoqué dans deux chapitres des Essais qui relatent son comportement en marge du siège de Rouen (I, 23) et lors de la bataille de Dreux (I, 45). Montaigne compare la conduite du duc de Guise à celle d’Auguste puis à celle de Philopœmen et d’Agésilas, dans deux parallèles reposant sur des emprunts à Sénèque et à Plutarque. L’analyse des chapitres I, 23 et I, 45 permet de saisir le jugement que Montaigne porte sur cette figure controversée et la manière dont son évaluation s’élabore au miroir des conflits antiques. L’évocation de la bataille de Dreux, si elle justifie la temporisation de François de Lorraine, qui ne s’est pas engagé alors que le connétable de Montmorency était en difficulté, laisse entrevoir la possible imperfection morale d’un choix efficace. L’anecdote du siège de Rouen célèbre au contraire la vertu d’une clémence sans effet, qui n’a pas permis au duc de Guise d’échapper à un assassinat mais a manifesté sa valeur morale et la force de sa foi. Si Montaigne salue donc les qualités du chef catholique, les parallèles n’occultent pour autant pas les lacunes d’un portrait n’offrant pas les détails attendus dans le cadre d’une « vie », forme narrative vantée dans Les Essais, et rendent au contraire palpables les silences et les incertitudes.

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Texte intégral

  • 1 M. de Montaigne, Les Essais, I, 1, J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin éd., Paris, Gallim (...)
  • 2 Loccit.

1François de Lorraine, duc de Guise à partir de 1550, apparaît dans les Essais dès le début du chapitre 2 du livre I, sous les traits d’un homme mort. Dans « De la tristesse », Montaigne, sans donner aucun nom, raconte en effet comment le cardinal Charles de Lorraine s’est « laiss[é] emporter » par un immense chagrin après avoir successivement perdu son frère aîné, l’un des benjamins de sa fratrie et enfin « l’un de ses gens »1. Montaigne souligne que, pour le cardinal, c’est en ce frère de cinq ans plus âgé que « consistoit l’appuy et l’honneur de toute sa maison »2, rappelant ainsi le statut de chef de famille du duc de Guise et la reconnaissance publique dont il a bénéficié.

  • 3 Ou I, 24 dans l’édition de 1588 (Paris, A. L’Angelier).

2Après cette première allusion, François de Lorraine est le protagoniste de deux épisodes de la première guerre de Religion, relatés au sein du livre I des Essais : au début du chapitre 23, intitulé « Divers evenements de mesme conseil »3, et au sein du très bref chapitre 45, « De la bataille de Dreux ». Dans les deux cas, Montaigne compare la conduite du duc de Guise à celles d’illustres figures de l’Antiquité : Auguste au chapitre 23, Philopœmen et Agésilas au chapitre 45. Montaigne emprunte le premier à Sénèque, les seconds à Plutarque, dont il imite également la formule des Vies parallèles, qui donne la possibilité, dans le rapprochement de deux portraits, d’une évaluation morale des comportements.

  • 4 Voir B. Guion, Du bon usage de l’histoire : histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris (...)
  • 5 Voir ici H. Drévillon, «  Théoriser la morale à l’époque de Clausewitz : historicité ou transhisto (...)
  • 6 Sur la « crise de l’exemplarité », voir K. Stierle, « L’histoire comme exemple, l’exemple comme hi (...)

3Cette approche comparative s’inscrit dans une conception de l’histoire comme récit exemplaire, qui cherche à établir des similitudes entre des situations passées pour en tirer de possibles modèles de conduite valables pour le présent et pour l’avenir4. Cette conception n’est pas animée par le constat que l’histoire se répète à strictement parler, mais par l’idée que celle-ci offre des configurations comparables à travers les époques, qui appellent des réactions humaines équivalentes. Dans ce cadre, pour reprendre les termes d’Hervé Drévillon, le phénomène moral est supposé transhistorique, tandis que les phénomènes matériels sont perçus comme des réalités toujours superposables bien qu’en évolution, notamment du fait du développement des armes à feu5. Chez Montaigne, néanmoins, l’approche comparative vient souvent mettre en doute la pertinence des modèles transmis par la tradition, voire interroger le bien-fondé de la notion même de modèle6.

  • 7 Voir M. de Montaigne, opcit., III, 1, « De l’utile et de l’honneste ».
  • 8 Voir G. Defaux, « Montaigne, le monde et les grands hommes », Modern Language Notes, vol. 116, no(...)

4L’étude des deux parallèles élaborés à partir du cas du duc de Guise permet de réexaminer les spécificités de l’approche comparative dans Les Essais, dont le caractère apparemment déceptif n’implique pas le renoncement à une exigence morale. Elle conduit également à suivre le développement d’une réflexion sur les limites de la prudence humaine ainsi que sur les rapports entre utile et honnête, qui se prolongera au livre III7. Elle permet, enfin, de considérer la représentation des troubles politico-religieux dans Les Essais et les jugements portés sur ses contemporains par Montaigne, dont on a souligné une circonspection mêlant attention et retenue, si ce n’est le scepticisme8.

  • 9 Voir A. Jouanna, Montaigne, Paris, Gallimard, 2017, chap. X, p. 267-296.
  • 10 Voir G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984 ; P. De (...)
  • 11 Voir É. Durot, François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le roi, Paris, Classiques Garnier, (...)
  • 12 Voir F. Rouget, « L’assassinat de François de Lorraine (1563) et la polarisation des publics », Re (...)
  • 13 M. de Montaigne, op. cit., III, 10, p. 1058.
  • 14 M. Simonin, « Poétique(s) du politique : Montaigne et Ronsard prosopographes de François de Guise  (...)

5Le gentilhomme périgourdin, fidèle au catholicisme et à l’autorité royale, a joué un rôle de médiateur entre les camps adverses au cours de la guerre civile et s’est tenu loin des excès de la Ligue9. Les Essais évitent les invectives et les polémiques, sans exclure pour autant des commentaires parfois sévères au sujet de la Réforme10. En 1563, l’assassinat de François de Lorraine, bras armé victorieux des derniers Valois et figure de proue du parti catholique, considéré comme responsable du massacre de Wassy11, a immédiatement « polarisé »12 l’opinion publique. Plus tard, les Guises se sont affirmés comme les champions d’un catholicisme intransigeant jusqu’à leur assassinat en 1588, année de publication des Essais « augmentés » de leur troisième livre. Montaigne, évoquant Henri de Lorraine, manifeste sa conscience d’un possible amalgame – « Il est de la Ligue : car il admire la grace de Monsieur de Guyse » –, tout en récusant fermement cette « vitieuse forme d’opiner »13. Comme l’écrit Michel Simonin, s’intéresser à François de Lorraine et prendre en bonne part son action, c’est « s’engager »14, ou du moins assumer le risque d’être perçu comme un partisan du catholicisme zélé.

  • 15 Voir Plutarque, « Vie de Timoléon », préface, 1, dans Id., Vies, R. Flacelière et É. Chambry trad. (...)
  • 16 M. de Montaigne, opcit., II, 17, p. 700.

6On analysera dans le détail la matière et les modalités d’élaboration du portrait en actes de François de Lorraine, en s’attachant aux formes et aux effets de l’approche comparative qui permet à Montaigne d’éprouver, de « mettre à l’essai » les hommes du passé et du présent. Dans le récit de la bataille de Dreux puis dans celui du siège de Rouen, exemples antiques et épisodes contemporains entrent « en conférence », les conflits anciens jouant le rôle de « miroir »15 tendu aux guerres de Religion, à la fois détour historique et outil d’évaluation. Ces comparaisons invitent la lectrice ou le lecteur à l’exercice de son discernement, en particulier quand surgissent des défauts d’ajustement entre les exemples, et ce d’autant plus, on le montrera pour finir, que Montaigne admet lui-même ne pas pouvoir juger le duc de Guise « à [s]a mode »16.

L’imperfection morale d’une temporisation efficace ?

L’attente à la bataille de Dreux

  • 17 Voir P. Villey, Les sources et les évolutions des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1906, t. I (...)
  • 18 Voir P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) : sur un lapsus des Essa (...)
  • 19 Voir É. Durot, op. cit., p. 714.

7Le chapitre 45 est rédigé par Montaigne autour de 1572 selon Pierre Villey17, soit parmi les premiers chapitres des Essais ; peu célèbre du fait de sa brièveté et de son objet restreint, il a été mis en lumière par les analyses de Philippe Desan18. La bataille de Dreux, qui lui donne son titre, se déroule le 19 décembre 1562 et constitue l’un des affrontements majeurs de la première guerre de Religion. Elle oppose l’armée protestante, conduite par le prince de Condé et l’amiral de Coligny, à l’armée royale placée sous les ordres du connétable de Montmorency. L’avant-garde est officiellement confiée au maréchal de Saint-André, mais elle est en fait menée par François de Lorraine, qui a peut-être refusé le commandement pour ne pas être sous les ordres directs du connétable, avec lequel il est en concurrence depuis plusieurs années19. Au terme de cette bataille de près de cinq heures, au dénouement longtemps incertain, on dénombre un peu moins de quatre mille morts du côté catholique, un peu plus du côté protestant. Dans le camp royal, Saint-André ayant été abattu et Montmorency ayant été fait prisonnier, l’honneur de la victoire revient au duc de Guise.

  • 20 Ibid., p. 715.
  • 21 F. de La Noue, Discours politiques et militaires, XXVI, F. E. Sutcliffe éd., Genève, Droz, 1967, p (...)
  • 22 Ibid., p. 663.
  • 23 Loc. cit.

8Sous la plume des historiens et des commentateurs de la guerre, la bataille de Dreux devient rapidement un lieu commun ; catholiques comme réformés estiment que le duc de Guise est l’« artisan de la victoire royale »20, tout en interrogeant la pertinence de ses décisions. Dans ses Discours politiques et militaires (1587), le capitaine protestant François de La Noue, qui a lui-même pris part à la bataille de 1562, considère qu’elle est la plus « memorable » des guerres civiles, « tant pour les Chefs experimentez qui s’y trouverent, que pour l’obstination qu’il y eut au combat »21. Il formule plusieurs remarques sur le déroulement de la bataille, la troisième portant sur la « patience de M. de Guise », présentée comme un « moyen » de la victoire. Le capitaine protestant rappelle que l’attitude du chef catholique a suscité la perplexité dans son propre camp, si ce n’est une forme de mépris : plusieurs « ne sçavoient que penser de lui, comme s’il eust perdu le jugement », et certains l’accusèrent même de « timidité »22. La Noue fait ensuite l’éloge de celui qui s’ébranle finalement avec « audace et contenance », avant de conclure que l’« on ne doit pas estre soudain à juger les intentions de ces grands Chefs : car ils ont des considerations que l’effect descouvre par apres estre autres que beaucoup n’eussent cuidé »23. Selon La Noue, il faut donc considérer l’issue de l’affrontement pour évaluer la pertinence d’une attente que l’on aurait pu blâmer.

  • 24 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.
  • 25 P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) », art. cité, p. 163.
  • 26 Voir B. Deruelle, « “Faire bonne guerre” : idéal chevaleresque, comportements guerriers et régulat (...)

9Après avoir brièvement rappelé le caractère mouvementé de la bataille, Montaigne reformule à l’ouverture du chapitre 45 ce reproche « d’avoir temporisé »24, c’est-à-dire d’avoir laissé Montmorency et l’artillerie se faire « enfoncer » par l’ennemi. La phrase qui donne voix aux détracteurs du duc oppose l’attente du moment avantageux à un engagement plus rapide et plus « hazardeux », qui aurait permis de porter secours aux troupes en difficulté. Guise aurait choisi de patienter pour être certain d’attaquer l’ennemi « en queue », et non « par le flanc », afin de s’engager dans un assaut couronné de succès. Plutôt qu’en chef prudent, il apparaît ainsi en « sombre calculateur »25, manifestant par son attente une indifférence vis-à-vis des hommes de son propre camp, si ce n’est le souhait de voir Montmorency exposé au danger. Le portrait dépréciatif qui se dessine dans un premier temps contraste avec un idéal chevaleresque fait de bravoure, parfois téméraire et toujours désintéressé, encore très actif au XVIe siècle26.

  • 27 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.
  • 28 P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) », art. cité, p. 162.
  • 29 Voir É. Durot, op. cit., p. 715.

10Montaigne invite ensuite à juger l’effet de la conduite du duc de Guise. À la différence de La Noue, il ne prête explicitement à ce dernier ni constance ni audace, mais valorise le choix de l’attente par une maxime que son lectorat est invité à partager : « […] qui en debattra sans passion, me confessera aisément, à mon advis, que le but et la visée, non seulement d’un capitaine, mais de chasque soldat, doit regarder la victoire en gros ; et que nulles occurrences particulieres, quelque interest qu’il y ayt, ne le doivent divertir de ce point-là »27. Tout soldat, et a fortiori tout capitaine, devrait donc selon Montaigne être en mesure de discriminer les occasions d’agir au nom d’un intérêt collectif supérieur. D’ailleurs, l’auteur des Essais lui-même ne relate pas les charges successives qui ont rythmé l’affrontement : ce dernier n’est considéré qu’en fonction de son aboutissement victorieux, à la manière d’un « tout indivisible »28. Comme « l’issue » de la bataille en « tesmoign[e] » pour Montaigne, Guise a bien fait de ne pas laisser la possible capture du connétable ou la mort de ses hommes – « lourde perte » mais « occurrence particuliere » – influencer ses choix et précipiter son engagement dans le combat. Toutefois, le duc a très bien pu concilier la quête de la victoire avec l’assouvissement d’un intérêt personnel, l’une et l’autre impliquant de ne pas agir en faveur de Montmorency29 : la prudence et la convoitise ayant pu conduire à la même prise de décision, elles demeurent indifférenciables.

La comparaison avec la bataille de Mantinée

  • 30 Voir Plutarque, « Vie de Philopœmen », dans Id., Vies des hommes illustres, J. Amyot trad., Paris, (...)

11Le premier état du chapitre 45, publié en 1580, articule, en un diptyque, l’analyse de la bataille de Dreux à un récit de la bataille de Mantinée. Au cours de cette bataille, qui se déroule en 207 avant J.-C., Philopœmen, stratège de la ligue achéenne, l’emporte contre Machanidas, tyran de Sparte. Le récit circonstancié de l’affrontement, emprunté à la Vie de Philopœmen de Plutarque par le biais de la traduction des Vies des hommes illustres de Jacques Amyot30, surgit sans transition. Il éloigne le chapitre de potentielles considérations politico-religieuses ou d’une interprétation providentielle de la victoire au profit d’une réflexion tactique.

  • 31 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.
  • 32 Loc. cit. Plutarque souligne encore davantage l’attente du moment opportun en énumérant tout ce qu (...)

12En une longue phrase entremêlant les pronoms personnels, Montaigne raconte comment Philopœmen a pu saisir l’opportunité parce qu’il a refusé de « secourir ses gens », poursuivis par l’ennemi au terme d’une première « escarmouche »31. L’armée spartiate, qui se croit victorieuse, commet une grave erreur en « s’amusant à […] poursuyvre à toute bride » les soldats qu’elle avait attaqués ; le stratège en profite pour s’en prendre aux gens de pieds ennemis, alors qu’ils sont abandonnés par la cavalerie. Montaigne loue la précision et l’à-propos de la décision du chef grec : « […] il les prit à l’heure, que pour tenir tout gaigné, ils commençoient à se desordonner »32. Philopœmen n’apparaît jamais sensible à la réprobation de ses soldats et agit dans un souci d’ordre qui s’oppose à la désorganisation des troupes spartiates, trop confiantes en leur chance de victoire.

13La dernière phrase de la version de 1580 vient sceller le rapprochement entre les deux chefs militaires en énonçant que le « cas » de Philopœmen « est germain à celuy de Monsieur de Guise ». L’adjectif « germain » explicite le mécanisme de pensée à l’œuvre, la comparaison de deux situations similaires sans être absolument semblables, comme le sont des frères ou des cousins. Philopœmen et le duc de Guise ont en commun de n’avoir pas hésité à sacrifier des hommes pour garantir leur succès. La réflexion qui permet de les rapprocher repose sur un jugement en fonction de l’issue du combat – la victoire, dans les deux cas – et de la tactique choisie – la temporisation. Le parallèle tend à favoriser, au sujet de François de Lorraine, l’hypothèse de la considération prudente de la victoire plutôt que celle de l’attente mue par une rivalité avec le connétable.

La comparaison avec la bataille de Coronée

  • 33 Voir Plutarque, « Vie d’Agésilas », dans ibid., f. 424vo K-425ro A : « […] là où Agesilaus pouvant (...)

14Dans l’édition de 1588, Montaigne ajoute un dernier paragraphe consacré à la bataille de Coronée. Ce récit de l’affrontement qui permet au général spartiate Agésilas de l’emporter contre Thèbes en 394 avant J.-C. est un nouvel emprunt à Plutarque33, qui lui-même s’appuie sur le témoignage de Xénophon.

  • 34 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 296.
  • 35 Loc. cit.
  • 36 Voir N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, IX ; M. Gaille-Nikodimov, « Machi (...)

15Montaigne raconte comment Agésilas ne saisit pas l’occasion qui s’offre à lui, dans l’espoir de mieux prouver sa valeur sur le champ de bataille : « Agesilas refusa l’avantage que fortune luy presentoit, de laisser passer le battaillon des Bœotiens, et les charger en queue, quelque certaine la victoire qu’il en previst, estimant qu’il y avoit plus d’art que de vaillance ; et pour montrer sa prouesse d’une merveilleuse ardeur de courage, choisit plustost de leur donner en teste »34. Le général spartiate rejette l’action habile pour lui préférer l’action héroïque, comme le souligne l’antithèse entre « art » et « vaillance », parce qu’il ne considère pas seulement la victoire, mais ses modalités : un authentique succès militaire doit être le résultat d’une manifestation de bravoure. La temporisation d’Agésilas est pourtant vaine, puisqu’il est finalement « contraint » de « prendre le party qu’il avoit refusé au commencement », c’est-à-dire de « charger en queue », après avoir été « battu et blessé »35. Son refus de s’adapter aux circonstances – enseignement machiavélien de premier ordre36 – et sa prétention à faire la démonstration spectaculaire de son courage semblent punis dans la confrontation au réel.

  • 37 Selon P. Desan, que le chapitre n’ait pas été prolongé ultérieurement est un symptôme des désillus (...)

16Montaigne ne propose pas de commentaire à l’issue de l’évocation de cette seconde bataille antique et, au terme du chapitre, la lectrice ou le lecteur doit tirer la conclusion de ce triple rapprochement. À première vue, le succès de Philopœmen et la tentative contrariée d’Agésilas concourent à l’éloge de François de Lorraine en tant que chef militaire compétent, qui a temporisé à bon escient, en vue de sa réussite et de celle de son camp. Le récit de la bataille de Coronée ne résorbe néanmoins pas le soupçon d’imperfection morale planant sur la « alte » du duc de Guise, en donnant accès à la brève délibération intérieure d’Agésilas, dans laquelle le souci de la bravoure l’emporte sur la seule marche vers la victoire. Pour le général spartiate, dans un premier temps du moins, la fin n’ordonne pas les moyens et l’exposition au danger est mue par une quête d’honneur. Par contraste, pour le duc de Guise, la fin justifie les moyens et l’attente d’une charge « en queue », indéniablement utile, implique une préservation de soi autant qu’un sacrifice d’autrui qui peuvent paraître moins honorables. D’où, peut-être, le caractère non conclusif du chapitre, qui permet à Montaigne de maintenir l’éloge des conséquences, sans s’appesantir sur l’incertitude au sujet des intentions37.

La vertu d’une clémence sans effet

Face à la menace d’assassinat

  • 38 Voir É. Durot, op. cit., p. 710-713.
  • 39 Voir G. Nakam, Montaigne et son temps : les événements et les Essais, Nizet, Paris, 1982, p. 115 ; (...)
  • 40 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 128. Nous soulignons.

17En amont de la bataille de Dreux, le siège de Rouen est une autre étape majeure de la première guerre de Religion. La ville normande est passée sous contrôle réformé en avril 1562 et a fait appel au soutien d’Elisabeth Ire d’Angleterre. Sous les ordres du lieutenant général Antoine de Bourbon, l’offensive royale contre les forces protestantes commence à la fin du mois de septembre 1562 et se conclut, le 26 octobre, par une victoire catholique et par un pillage de la ville. Le décès d’Antoine de Bourbon, grièvement blessé au cours du siège, renforce l’autorité de François de Lorraine, qui a assuré le commandement effectif des troupes38. Pendant ou après les opérations militaires, Montaigne a peut-être effectué un séjour à Rouen, que l’on peut interpréter comme un signe de soutien à la monarchie39 ; quoi qu’il en soit, il désigne dans Les Essais l’artillerie royale et ses attaques par la formule « nostre baterie », puis le siège de la ville comme « le temps que nous la tenions assiegée »40, se plaçant ainsi explicitement dans le camp royal.

  • 41 Loc. cit.
  • 42 Loc. cit.
  • 43 Voir J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, dans M. de Montaigne, op. cit., note 2 de la p. (...)

18L’anecdote qui ouvre le chapitre « Divers evenemens de mesme Conseil » rapporte comment, au cours du siège, le duc de Guise est averti par des lettres de Catherine de Médicis qu’un homme entré à son service prévoit de s’en prendre à lui, et comment il décide de pardonner ce dernier. Elle est attribuée à Jacques Amyot, qui aurait « recit[é] un jour » à Montaigne « cette histoire à l’honneur d’un Prince des nostres »41. François de Lorraine n’est pas nommé, mais la précision fournie ensuite entre parenthèses permet de l’identifier : selon l’auteur des Essais, ce prince est français « à très-bonnes enseignes »42, c’est-à-dire « à juste titre », bien qu’il soit d’origine étrangère. Né sur un territoire relevant de l’autorité du Saint-Empire, Claude de Lorraine, le père de François, est en effet naturalisé par Louis XII en 1506, ce qui vaut aux Guises des mises en cause récurrentes de leur légitimité, que Montaigne semble vouloir prévenir43.

  • 44 M. de Montaigne, op. cit., I, 23, p. 128. Voir J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, dans (...)
  • 45 D. Bjaï, « “Je parlay à l’un d’eux fort long temps...” : où et quand Montaigne a-t-il (peut-être) (...)
  • 46 Chez Plutarque, voir F. Frazier, op. cit., p. 238 et, pour le XVIe siècle, Marguerite de Navarre, (...)
  • 47 Voir É. Durot, op. cit., p. 688 et 723.

19Les Essais sont la seule source de cet épisode présenté comme flatteur pour le duc, dont le récit fait par ailleurs de Montaigne un interlocuteur privilégié du « grand Aumosnier de France »44. La crédibilité de l’anecdote, précise mais « curieuse »45, au motif narratif convenu – la clémence d’un grand vis-à-vis d’un ennemi46 –, repose sur l’autorité accordée à la parole d’Amyot, qui aurait été témoin du comportement du duc avec un autre homme d’Église. Que le célèbre traducteur de Plutarque et de ses Vies parallèles soit à l’origine de cette histoire en l’honneur d’un « homme illustre », point de départ d’un nouveau portrait croisé, ne manque pas de piquant. Si elle peut sembler embellie, voire inventée, l’anecdote fait écho aux menaces avérées pesant alors sur la vie du duc de Guise : son rôle de premier plan a en effet réactivé des projets d’assassinat fomentés après la répression de la conjuration d’Amboise, en mars 156047.

  • 48 D. Bjaï, art. cité ; M. Simonin, art. cité, p. 414.
  • 49 Montaigne ne sait s’il est « Angevin ou Manceau » (opcit., I, 23, p. 128).
  • 50 D. Bjaï, art. cité.
  • 51 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 128.

20Comme l’ont souligné Michel Simonin et Denis Bjaï, l’épisode constitue une sorte de « répétition de l’assassinat »48 à venir. Il en inverse toutefois le rapport de force et en déjoue l’issue : le duc de Guise est au premier plan et en pleine maîtrise de la situation, tandis que l’assassin potentiel, anonyme et à l’origine incertaine49, est privé de sa capacité d’action. La répétition est particulièrement « théâtrale »50. Sur la scène – la Côte Saint-Catherine, colline qui domine Rouen –, se tiennent deux personnages antagonistes : un coupable d’abord silencieux mais fort expressif, qui pâlit et frémit « des alarmes de sa conscience », puis qui joint les mains et s’apprête à se jeter à terre pour obtenir « grace et misericorde »51 ; un prince éloquent, qui prononce deux répliques au discours direct.

  • 52 Ibid., p. 129.
  • 53 Ce qui implique, plus largement, de priver les violences protestantes de leur finalité politique. (...)

21Dans un premier temps, François de Lorraine dissuade fermement l’homme qui lui fait face de mentir et lui réclame des aveux au sujet d’un projet dont il est déjà « instruict ». Dans un second temps et en trois questions rhétoriques, le duc feint d’interroger le coupable sur ses motivations pour nier l’existence, à ses yeux, de tout mobile : ne formulant que l’hypothèse d’une vengeance personnelle, il exclut la possibilité d’avoir causé un « desplaisir » au gentilhomme protestant ou d’avoir offensé sa famille. Dans une réponse fébrile, rapportée au discours indirect, l’homme rejette, de fait, toute « occasion particuliere » et affirme avoir voulu agir dans « l’interest de la cause generale de son party »52. Le duc de Guise a passé sous silence le contexte de la guerre et son statut de chef du parti catholique dans le but de priver son potentiel assassin de mobile et son geste de légitimité53. Le gentilhomme protestant lui rappelle le conflit et l’hostilité collective que lui-même suscite.

  • 54 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 129.

22En réponse, François de Lorraine reconnaît l’existence d’une différence et d’un antagonisme, mais strictement religieux. En un balancement antithétique qui oppose deux confessions concurrentes, le duc de Guise présente sa clémence comme une démonstration de la supériorité du catholicisme, religion « plus douce »54 parce qu’elle incite à la pitié pour un coupable, alors que le protestantisme incite à tuer sans grief personnel. Le catholicisme, seul, engagerait donc à agir dans le respect du principe de charité et au service de la concorde. Au terme de cet échange, exempté de punition, le gentilhomme protestant est immédiatement congédié.

Le pardon de Cinna par Auguste

  • 55 Loc. cit.
  • 56 Voir G. Flamerie de Lachapelle, Clementia : recherches sur la notion de clémence à Rome, du début (...)
  • 57 Voir N. Grangé, De la guerre civile, op. cit., p. 39.

23Sans transition, Montaigne raconte comment l’empereur Auguste, alors en Gaule, a fait preuve de clémence après avoir reçu « certain avertissement d’une conjuration que luy brassoit L. Cinna »55. Le chapitre prend la forme d’une longue et scrupuleuse paraphrase d’un chapitre du De Clementia de Sénèque56, qui accorde la même part belle au discours direct. Auguste prend d’abord la décision de faire exécuter Cinna, puis se met à hésiter : faire mourir le « neveu du grand Pompeius » serait perpétuer les violences des guerres civiles, qui toujours naissent d’une rivalité entre deux chefs militaires57. Au terme d’une délibération agitée, au cours de laquelle se réactive le souvenir persistant des conflits passés, et grâce à l’intervention de Livia, Auguste fait le choix de la clémence plutôt que de la sévérité.

  • 58 Voir A. Suspène, « De l’amitié républicaine à l’amitié du Prince : une approche politique de l’ami (...)
  • 59 Sur la clémence d’Auguste comme construction politique, voir G. Flamerie de Lachapelle, op. cit., (...)
  • 60 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 131.

24Le lendemain, l’empereur prononce devant Cinna un long discours. Après avoir rappelé sa générosité passée et démontré à Cinna qu’il ne peut espérer usurper le titre d’empereur, Auguste accorde son pardon à celui qui est pourtant reconnu comme « traistre » et « parricide », substituant une décision motivée par sa tempérance à la sentence que préconiserait la justice. Par une formule à valeur performative, Auguste établit avec Cinna une amitié au sens ancien et politique du terme : la relation vient réguler le conflit en restaurant une confiance interindividuelle, au fondement de la stabilité sociale58. L’empereur vise ainsi à inscrire sa magnanimité dans la continuité des pratiques républicaines, alors que celle-ci pourrait apparaître comme un fait du prince59. Dans un ajout conclusif par rapport au texte de Sénèque, Montaigne souligne qu’Auguste, libre de toute conjuration par la suite, a reçu « une juste recompense de cette sienne clemence »60.

L’exemplarité perdue et retrouvée

  • 61 Loc. cit. Voir mes premières analyses de ce constat dans À hauteur humaine, op. cit., p. 574-575 e (...)
  • 62 Voir F. Goyet, Les audaces de la prudence, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 280-281 ; E. Berrio (...)
  • 63 N. Machiavel, Le Prince, C. Bec trad., Paris, Robert Laffont, 2018, XXV, p. 173.

25Le chapitre fait ensuite retour au duc de Guise, en un constat désabusé : « Mais il n’en advint pas de mesmes au nostre : car sa douceur ne le sceut garentir, qu’il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence : et au travers de tous nos projects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens »61. Le sort funeste du duc apparaît comme la preuve de l’inefficacité de la clémence, présentée comme une manifestation de la prudence, elle-même jugée futile62. La fortune est ici la figure de la somme des obstacles à l’action humaine et de l’impossible contrôle de ses effets, en dépit des efforts d’anticipation déployés en amont. Au partage machiavélien – « la fortune est l’arbitre de la moitié de nos actions, […] elle nous en laisse gouverner à nous l’autre moitié, ou à peu près »63 –, Montaigne substitue une privation complète de maîtrise des événements. Le modèle de conduite fourni par Auguste paraît mis en échec, et la paraphrase de Sénèque semble n’avoir servi qu’à nier la portée pédagogique de son traité et l’incitation à l’émulation qui la sous-tend. Plus encore, la conclusion du parallèle semble saper la possibilité d’établir un modèle de conduite fiable, tant les conséquences des actions humaines échappent à toute prévisibilité.

  • 64 M. de Navarre, Heptaméron, II, 17, G. Mathieu-Castellan éd., Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 26 (...)

26Soulignons toutefois que le duc de Guise n’a pas imité la clémence d’Auguste et que les conduites des deux hommes, de même que les contextes dans lesquels elles s’inscrivent, sont plus dissemblables que leur rapprochement peut le laisser penser de prime abord. L’empereur romain agit en temps de paix et dans le but de maintenir celle-ci ; le chef militaire catholique agit en temps de guerre et sans prétention à mettre fin au conflit par le pardon qu’il accorde. Auguste est hanté par la guerre civile désormais révolue, alors que Guise semble d’abord l’oublier, ou feindre de l’oublier. Enfin, dans le souvenir du conflit passé, Auguste vise à rétablir, par une générosité tant morale que matérielle, une relation avec le descendant de Pompée, un lien de dépendance mutuelle fait de subordination et de solidarité. François de Lorraine, pour sa part, renvoie un homme avec lequel il n’avait guère de lien, après lui avoir donné une leçon à la réception incertaine, parce qu’elle consiste à ébranler ses convictions en les rabaissant. Le chef militaire, dont le discours témoigne d’une logique exclusiviste, creuse la distance entre les confessions en espérant la réduire ensuite, au profit du catholicisme. Pour reprendre la formule de Marguerite de Navarre, certainement s’est-il « contant[é] luy-mesme d’experimenter la bonté et la hardiesse de son cueur »64 tout autant que la fermeté de sa foi, mais il n’a pas su rallier ses adversaires.

  • 65 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 133.
  • 66 Et in fine, le seul gage de salut : ceux « qui abandonnent le chemin droit » sont aussi ceux « qui (...)
  • 67 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 133.
  • 68 Loc. cit. : « Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plus part ont (...)

27Pour autant, Montaigne estime que le duc de Guise a fait le bon choix. Après avoir approfondi la réflexion sur la « part » déterminante de la fortune dans les actions humaines, notamment dans les « entreprises militaires », l’auteur des Essais affirme que « le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est à [s]on advis de se rejetter au party, où il y a plus d’honnesteté et de justice »65. S’ensuit la recommandation de « tenir tousjours » le droit chemin, le « plus court », c’est-à-dire le plus simple, et surtout le plus convenable66. Considérant à nouveau le parallèle initial, Montaigne estime que le « plus beau et plus genereux »67, pour le duc de Guise comme pour Auguste avant lui, était bien de pardonner : le jugement par les intentions, à l’aune de l’honnêteté, permet au chapitre de renouer avec la formulation d’une exigence morale. L’exemplarité ressurgit également sous la forme de contre-modèles : les morts de nombreux autres empereurs romains illustrent l’inefficacité de la constante vigilance et du recours à la violence pour se garantir des complots68.

  • 69 Comme le précisent J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin dans la note 8 de la p. 876 (M. de (...)
  • 70 M. de Montaigne, op. cit., III, 4, p. 877.
  • 71 Voir A. Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne e (...)

28Au livre III, au chapitre « De la diversion », Montaigne évoque justement la façon dont il a su « distraire » un jeune prince de la vengeance69. Il explique ne pas lui avoir rappelé l’impératif contraignant du « devoir de charité », ni avoir usé de la menace des conséquences tragiques auxquelles pourraient le conduire des représailles : « m’amusay à luy faire gouster la beauté d’une image contraire : l’honneur, la faveur, la bien-vueillance qu’il acquerroit par clemence et bonté : je le destournay à l’ambition »70. Indépendamment de l’apaisement effectif du conflit, que l’anecdote n’évoque pas, Montaigne dit avoir stimulé le désir de bâtir une réputation personnelle favorable par la preuve de la vertu, cœur de l’identité nobiliaire71.

  • 72 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 134.
  • 73 Voir F. Goyet, op. cit., p. 44.
  • 74 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 136.
  • 75 Ibid., p. 137.

29Finalement, si la clémence demeure incertaine dans ses effets – mais moins que la sévérité –, « rien de noble ne se fait sans hazard »72. La décision du duc de Guise n’apparaît plus comme la manifestation de la « vaine » prudence disqualifiée plus haut par Montaigne, mais comme celle d’une prudence qui repose d’abord sur la maîtrise des intentions, lucide quant à sa possible inefficience et teintée de hardiesse73. La conduite de François de Lorraine recoupe celle de César, qui a pris la « très-noble résolution »74 d’affronter le risque d’un assassinat en s’en remettant à la fortune. À partir de la « conférence » de ces exemples et des nombreux autres qui suivent, Montaigne peut formuler une conclusion à valeur d’incitation : celle de « se preparer à tout »75, en se consolant à l’idée que le pire n’est jamais certain.

L’histoire ou la vie

Jugement par le « dehors » et jugement par le « dedans »

  • 76 Ibid., II, 17, p. 700.
  • 77 Ibid., II, 16, p. 664.
  • 78 Ibid., p. 663.

30Au chapitre « De la presumption », Montaigne estime n’avoir pas vu, de son vivant, de « grand homme en général », mais seulement des individus remarquables en des domaines spécifiques : « Les plus notables hommes que j’aye jugé, par les apparences externes (car pour les juger à ma mode, il les faudroit esclairer de plus près) ç’ont esté, pour le faict de la guerre, et suffisance militaire, le Duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi »76. Les qualités et les compétences de François de Lorraine sur le champ de bataille sont saluées en même temps que celles de l’éminent chef de guerre italien, devenu maréchal de France quelques années avant sa mort, en 1558. Leur éloge est cependant limité par la précision apportée par Montaigne avant même qu’ils ne soient nommés : cette reconnaissance découle d’un jugement selon « les apparences externes », jugements dont le chapitre « De la gloire » précise qu’ils sont toujours « merveilleusement incertains et douteux »77. Face à l’ennemi, il est possible de paraître assuré sans l’être, de « faire bonne mine » tout en étant « plein au-dedans de fiebvre et d’effroy »78.

  • 79 Sur le lien essentiel entre la mort de La Boétie, l’ami « double » et « miroir », garant de la vér (...)
  • 80 M. de Montaigne, opcit., II, 17, p. 698. Dans l’épître dédicatoire de la traduction par La Boéti (...)
  • 81 M. de Montaigne, opcit., II, 27, p. 197, reprenant Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, VIII, 2, 1 (...)
  • 82 Voir M. de Montaigne, op. cit., p. 195-196, reprenant Cicéron, De amicitia, VI, 20, R. Combes trad (...)
  • 83 M. de Montaigne, Les Essais, II, 17, p. 698.
  • 84 Ibid., II, 27, p. 196.

31La connaissance d’un individu de l’extérieur, superficielle et potentiellement trompeuse, s’oppose à la connaissance de soi, souci qui guide l’ensemble des Essais, et plus encore à la connaissance d’autrui sur le mode du lien amical et du dialogue prolongé, dont la relation avec La Boétie est l’emblème79. Ce dernier est célébré au chapitre « De la presumption », avant que ne soient évoqués les plus « notables » individus du siècle : « Et le plus grand que j’aye conneu au vif, je di des parties naturelles de l’ame, et le mieux né, c’estoit Estienne de la Boitie »80. L’amitié portée à son plus haut degré de perfection est définie, dans le chapitre I, 27 qui lui est consacré, comme une connaissance absolue : elle équivaut à la « concordance » d’« une ame en deux corps »81, conformément à la définition fournie par Aristote. Ainsi conçue, elle présuppose – plutôt qu’elle induit – la confiance sans réserve en la valeur morale de l’autre82. Cette « ame » excellente qu’était La Boétie « eust produit de grands effects, si sa fortune l’eust voulu »83, mais est demeurée dans l’ombre pour être décédée trop tôt : seul Montaigne, qui la connaissait « comme la [s]ienne »84, peut véritablement en attester.

  • 85 Ibid., II, 10, p. 437.
  • 86 J. Amyot, « Aux lecteurs », épître dédicatoire de sa traduction des Vies des hommes illustres, op. (...)
  • 87 L. Piettre, L’ombre de Guillaume Du Bellay sur la pensée historique de la Renaissance, Genève, Dro (...)

32Ce goût privilégié de Montaigne pour un jugement depuis l’intérieur est revendiqué au chapitre « Des livres » : « […] ceux qui escrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux evenements : plus à ce qui part du dedans, qu’à ce qui arrive au dehors : ceux là me sont plus propres »85. Cette prédilection justifie la préférence réaffirmée pour Plutarque. Montaigne emprunte l’opposition qui structure également le titre du chapitre I, 23 à l’important avis « Aux lecteurs » d’Amyot, qui ouvre sa traduction des Vies : l’histoire, « qui expose au long les faicts et adventures des hommes » et relate les « evenemens », se distingue de la vie, « qui declare leur nature, leurs dicts et leurs mœurs » et s’attache aux « conseils »86. Comme l’a montré Lionel Piettre à partir de l’exemple de Guillaume Du Bellay, le conseil est pour les humanistes au cœur des pratiques politiques, diplomatiques et militaires ainsi que de la lecture des événements passés, dans le cadre de l’historiographie87. Sa compréhension est d’autant plus aboutie que le texte offre un accès aux « coulisses » de l’action, à des paroles prononcées dans le cadre privé, c’est-à-dire dans le cercle restreint où s’effectue la délibération et où peut se déployer la véritable prudence selon Montaigne.

  • 88 Comme le remarque G. Flamerie de Lachapelle à partir de Sénèque, la clémence « suppose immédiateme (...)

33Le chapitre I, 45, qui donne à lire et à juger l’issue de la bataille de Dreux puis les « faicts » des deux généraux antiques, emprunte le point de vue de l’histoire. Le chapitre I, 23, lui, représente le « conseil » non sous la forme d’une délibération – comme le fait Sénèque –, mais d’une décision déjà arrêtée, qui se réalise de manière spectaculaire88. Montaigne ne dit rien des modalités de la prise de décision ou des possibles hésitations du duc de Guise, tandis qu’il fait allusion au projet contrarié d’Agésilas et rapporte longuement les atermoiements, puis la résolution d’Auguste. Il paraît ainsi plus facile pour Montaigne de sonder les motivations des Anciens par le biais des Vies de Plutarque et du traité de Sénèque, que de scruter le « privé » d’un de ses contemporains, qui demeure nimbé de mystère. Le discours de François de Lorraine décèle toutefois un dessein, qui lui-même peut être lu comme le reflet de ses convictions religieuses et de sa grandeur d’âme. L’anecdote du siège de Rouen, bien qu’elle donne à entendre une parole publique, c’est-à-dire déjà en acte, se rapproche donc de la forme narrative de la vie, mais sans fournir le niveau de détails évoqué par Amyot.

Face à la mort

  • 89 M. de Montaigne, opcit., II, 29, p. 747.
  • 90 Loc. cit.

34François de Lorraine surgit à nouveau au terme de l’un des derniers chapitres du livre II, « De la vertu », non pour que soit célébrée sa valeur, mais pour que soit évaluée celle de l’homme qui l’a assassiné. Dans un ajout de l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne compare le geste de Balthazar Gérard, l’assassin de Guillaume d’Orange, à celui de Jean de Poltrot de Méré, qui a abattu le duc de Guise d’une balle d’arquebuse à proximité d’Orléans, le 24 février 1563. L’assassinat est décrit du point de vue du criminel, qui n’est pas nommé et apparaît comme un « homme qui aymoit mieux faillir son effect, que faillir à se sauver »89. Le duc, lui, n’est plus qu’une silhouette lointaine, un homme « qui se mouvoit au bransle de son cheval »90 au moment d’être abattu.

  • 91 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, au Roy, contenant les actions et propos de Monsieur de G (...)
  • 92 M. de Montaigne, « Extraict d’une lettre que Monsieur le Conseiller de Montaigne escrit à Monseign (...)
  • 93 Voir F. Rouget, « Un évêque lettré au temps des Valois : Lancelot de Carle (Vers 1500-1568) », Sei (...)
  • 94 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, dans Id., Mémoires de Condé, op. cit., p. 258.
  • 95 Ibid., p. 247.
  • 96 Ibid., p. 257. Au sujet de cette demande d’abandon des poursuites, la lettre est corroborée par le (...)
  • 97 M. de Montaigne, « Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie », dans É. de La Boétie (...)
  • 98 Voir M. Simonin, art. cité, p. 413 : « […] le procédé de Montaigne, un peu cavalier, ne trahit pas (...)

35En amont de la rédaction de ce chapitre, Montaigne s’est probablement inspiré de la lettre retraçant la fin de François de Lorraine, composée par Lancelot de Carle91, beau-frère de La Boétie, pour donner forme à la relation des derniers jours de ce dernier, décédé le 18 août 156392. Dans l’épître de Carle, prélat modéré mais ferme soutien de la monarchie et de la Contre-Réforme93, le duc de Guise place sa carrière sous le signe du service conjoint de l’État et de Dieu. Il se présente en défenseur de la paix, qui a pris les armes sans être conduit « par aucun intérest particulier, par ambition, ny par vengeance », et précise que le massacre de Wassy est advenu « contre [s]a volunté »94. Il rappelle à sa femme que Dieu commande « de pardonner à noz malfaiteurs » et invite à « luy laisser la vengence »95, puis exprime le souhait que Catherine de Médicis veille à la pacification du royaume et ne poursuive pas son assassin96. Comme Guise sous la plume de Carle, La Boétie manifeste dans la lettre relatant sa mort une profonde foi catholique. Il déplore, en outre, alors qu’il s’adresse à Thomas de Beauregard, frère nouvellement converti de Montaigne, les « ruïnes » dont ont été porteuses les « dissentions »97, pour mieux en appeler à la concorde familiale98.

  • 99 M. de Montaigne, « Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie », », dans É. de La Boé (...)
  • 100 Voir P. Desan, « “Ahaner pour partir” ou les dernières paroles de La Boétie selon Montaigne », dan (...)
  • 101 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, dans Id., Mémoires de Condé, op. cit., p. 260.
  • 102 Voir H. Germa-Romann, Du « bel mourir » au « bien mourir ». Le sentiment de la mort chez les genti (...)

36Sur le modèle de Carle, Montaigne donne à entendre une succession de discours de l’ami perdu, forme propice à l’expression et à la commémoration de la vertu. Mais s’il commence lui aussi par annoncer la conduite exemplaire et la parole remarquable du mourant99, il prend acte, au fil du récit de l’agonie, d’une dissipation de l’éloquence qui vient nimber l’éloge de pathétique, et évoque le surgissement de visions proprement « indicibles »100. La superposition des deux figures s’estompe alors, Guise conservant jusqu’au bout une « véhémence »101 et une maîtrise oratoire impeccable, certainement nécessaire pour Carle à une œuvre de défense de la paix et d’édification chrétienne. Dans Les Essais, François de Lorraine n’aura pas la parole au moment de sa mort. Rien ne fera écho à cette ultime manifestation de courage, de foi et de clémence, qui aurait pu contribuer à rendre le trépas du duc conforme à un idéal de « bonne mort »102 et alimenter un jugement par le « dedans ».

*

  • 103 Voir É. Durot, op. cit., p. 26.
  • 104 J. Balsamo, art. cité, p. 153.
  • 105 M. de Montaigne, op. cit., III, 9, p. 1040.

37Les Essais donnent donc à lire un portrait fragmentaire et partiel de François de Lorraine, quoique bâti sur deux épisodes complémentaires : l’un, bien connu du lectorat contemporain de Montaigne, montre le duc au service du roi ; l’autre, inédit, le représente au service du camp catholique. Dans les deux cas, plane le spectre de l’ambition personnelle103, qui a pu être le moteur du pardon accordé à Rouen comme de l’impassibilité à Dreux, sans que cela n’empêche la valorisation par Montaigne des décisions prises. Ce dernier procède même à une double justification : de la temporisation qui garantit la victoire royale, même si les motifs de l’attente demeurent insondables ; de la clémence au bénéfice de la foi catholique, en dépit de l’échec du duc à garantir durablement sa propre sécurité. La seconde anecdote fait l’objet d’un traitement plus ample, bien qu’elle évoque une décision inefficace, sans doute parce qu’elle est plus conforme à la « mode » de Montaigne et traite d’un choix plus clairement honorable. Le duc de Guise apparaît ainsi plus remarquable dans la démonstration de sa foi catholique en marge du champ de bataille que les armes à la main, plus grand dans l’échec que dans la réussite : certainement faut-il y voir une illustration de la « sympathie [de Montaigne] pour des héros vaincus »104 que souligne Jean Balsamo. « On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuyr aux presens »105, constate Montaigne dans « De la vanité » ; on peut semble-t-il, de même, rêver aux héros antiques tout en reconnaissant les mérites de ceux que la période récente a forgés.

  • 106 Les Vies de Plutarque, qui visent clairement, pour leur part, la peinture des caractères, ne sont (...)
  • 107 Voir F. Brahami, « La place du politique dans les Essais », dans Montaigne politique, P. Desan dir (...)
  • 108 Voir F. Goyet, op. cit. Voir également B. Boudou, « Une pratique interprétative à l’œuvre dans les (...)

38Les Essais, qui présentent ces deux anecdotes dans des parallèles, visent pourtant moins l’éloge de François de Lorraine qu’une réflexion sur des modes d’action, et saluent un type de comportement, qui pourrait être reconduit à l’avenir dans des circonstances comparables, plutôt qu’un caractère106. Montaigne ne tente d’ailleurs pas d’établir la « nature » de François de Lorraine mais de le saisir dans la manifestation de ses engagements politico-religieux, et, de ce fait, dans un rapport conflictuel à autrui107. Dans ce cadre, les exemples des guerres passées, qui occupent au moins la moitié des textes considérés, valent pour leurs ressemblances autant que pour leurs dissemblances avec les anecdotes au sujet du duc. En I, 45, les emprunts à Plutarque permettent une décontextualisation et une représentation médiate de la bataille, qui centre le débat sur les effets favorables d’un choix tactique. En I, 23, la paraphrase de Sénèque hisse le duc à la hauteur d’Auguste, l’empereur magnanime, et laisse entendre que son assassinat pourrait être la contrepartie assumée de sa clémence. Dans les deux chapitres, toutefois, les exemples antiques constituent les esquives du duc de Guise – les motifs de sa « patience » à Dreux et son « oubli » stratégique de la guerre civile à Rouen – en zones d’ombre de son portrait. Ainsi, la superposition imparfaite éclaire plutôt qu’elle écrase des spécificités historiques et individuelles, quand bien même celles-ci ne sont pas commentées par Montaigne, laissant à son lectorat le soin de prolonger une lecture « prudente »108, qui tiennent compte des dits comme des non-dits.

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Notes

1 M. de Montaigne, Les Essais, I, 1, J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin éd., Paris, Gallimard, 2007, p. 35. Cette édition, qui reprend la version posthume de 1595 (Paris, A. L’Angelier), sera notre édition de référence.

2 Loccit.

3 Ou I, 24 dans l’édition de 1588 (Paris, A. L’Angelier).

4 Voir B. Guion, Du bon usage de l’histoire : histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris, Honoré Champion, 2008.

5 Voir ici H. Drévillon, «  Théoriser la morale à l’époque de Clausewitz : historicité ou transhistoricité ? ».

6 Sur la « crise de l’exemplarité », voir K. Stierle, « L’histoire comme exemple, l’exemple comme histoire. Pour une pragmatique et une poétique du texte narratif », Poétique, no 10, 1972, p. 176-195 ; J. D. Lyons, Exemplum: The Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1990.

7 Voir M. de Montaigne, opcit., III, 1, « De l’utile et de l’honneste ».

8 Voir G. Defaux, « Montaigne, le monde et les grands hommes », Modern Language Notes, vol. 116, no 4, 2001, p. 644-665 ; J. Balsamo, « “Ma fortune ne m’en a fait voir nul” : Montaigne et les grands hommes de son temps », Travaux de littérature, no 18, 2005, p. 139-156.

9 Voir A. Jouanna, Montaigne, Paris, Gallimard, 2017, chap. X, p. 267-296.

10 Voir G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984 ; P. Desan dir., Montaigne politique, Paris, Classiques Garnier, 2006, notamment : Amy C. Graves, « Crises d’engagement : Montaigne et la Ligue », p. 329-352 ; F. Lestringant, « Montaigne et les protestants », p. 353-372.

11 Voir É. Durot, François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le roi, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 688-694.

12 Voir F. Rouget, « L’assassinat de François de Lorraine (1563) et la polarisation des publics », Renaissance et Réforme, vol. 42, no 1, 2019, p. 95-112.

13 M. de Montaigne, op. cit., III, 10, p. 1058.

14 M. Simonin, « Poétique(s) du politique : Montaigne et Ronsard prosopographes de François de Guise », dans Id., L’Encre et la lumière. Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004, p. 408.

15 Voir Plutarque, « Vie de Timoléon », préface, 1, dans Id., Vies, R. Flacelière et É. Chambry trad., Paris, Les Belles Lettres, 1966, t. IV, p. 16 : « […] l’histoire des grands hommes est comme un miroir que je regarde pour tâcher en quelque mesure de régler ma vie et de la conformer à l’image de leurs vertus ». Voir F. Frazier, « Autour du miroir. Les miroitements d’une image dans l’œuvre de Plutarque », dans Virtues for the People: Aspects of Plutarchan Ethics, G. Roskam et L. Van der Stockt dir., Louvain, Leuven University Press, 2011, p. 315-318. En ligne : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.2307/j.ctt9qdzvk.18] (consulté le 7 février 2023).

16 M. de Montaigne, opcit., II, 17, p. 700.

17 Voir P. Villey, Les sources et les évolutions des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1906, t. I, p. 351-352.

18 Voir P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) : sur un lapsus des Essais », dans Id. dir., Les chapitres oubliés des Essais de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 153-166 ; Id., Montaigne, une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 278-285. Ce chapitre a également été étudié par mes soins dans la version remaniée de ma thèse, À hauteur humaine. La fortune dans l’écriture de l’histoire (1560-1600), Genève, Droz, 2021, p. 416-419.

19 Voir É. Durot, op. cit., p. 714.

20 Ibid., p. 715.

21 F. de La Noue, Discours politiques et militaires, XXVI, F. E. Sutcliffe éd., Genève, Droz, 1967, p. 660.

22 Ibid., p. 663.

23 Loc. cit.

24 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.

25 P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) », art. cité, p. 163.

26 Voir B. Deruelle, « “Faire bonne guerre” : idéal chevaleresque, comportements guerriers et régulation sociale dans la bataille de Dreux (1562) », dans La Bataille. Du fait d’armes au combat idéologique, XIe-XIXe siècle, F. Mercier, Y. Lagadec et A. Boltanski dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 109-122.

27 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.

28 P. Desan, « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) », art. cité, p. 162.

29 Voir É. Durot, op. cit., p. 715.

30 Voir Plutarque, « Vie de Philopœmen », dans Id., Vies des hommes illustres, J. Amyot trad., Paris, M. Vascosan, 1559, f. 252vo I-253ro B.

31 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 295.

32 Loc. cit. Plutarque souligne encore davantage l’attente du moment opportun en énumérant tout ce que Philopœmen s’est abstenu de faire. Voir Plutarque, « Vie de Philopœmen », dans Id., Vies des hommes illustres, op. cit., f. 253vo A-B : « […] voiant la grande faulte que faisoient les ennemis de poursuyvre ainsi à toute bride ces avantcoureur qu’ilz avoient rompus, et d’esloigner la battaille de leur gens de pieds, qu’ilz laissoient tous nuds, et abandonnoient la place vuide, il ne leur alla point au devant pour les arrester, ny ne s’efforcea point de les garder qu’ils ne chassassent ceulx qui fuyoient, ains les laissa passer oultre : et quand il veit qu’ilz estoient assez esloignez de leurs gens de pied, adonc il feit marcher les siens contre les Lacedæmoniens qui avoient les flancs desnuez de gens de cheval, et les chargeant à costé en se hastant de gaigner à la course l’un des flancs, il les meit en roupte avec un bien grand meurtre […] ».

33 Voir Plutarque, « Vie d’Agésilas », dans ibid., f. 424vo K-425ro A : « […] là où Agesilaus pouvant avoir la victoire entiere sans aucun danger, s’il eust seulement voulu laisser passer le battaillon des Thebains, et puis les charger sur la cueuë [sic] apres qu’ilz eussent esté passez, par une opiniatreté de vouloir monstrer sa prouesse, et par un ardeur de courage aima mieux leur donne en teste, et les alla chocquer de front, ne les voulant vaincre sinon à vive force ».

34 M. de Montaigne, opcit., I, 45, p. 296.

35 Loc. cit.

36 Voir N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, IX ; M. Gaille-Nikodimov, « Machiavel, penseur de l’action politique », dans Lectures de Machiavel, M. Gaille-Nikodimov et T. Ménissier dir., Paris, Ellipses, 2006, p. 259-292.

37 Selon P. Desan, que le chapitre n’ait pas été prolongé ultérieurement est un symptôme des désillusions politiques croissantes de Montaigne. Voir « “De la bataille de Dieux” à la bataille de Dreux (I, 45) », art. cité, p. 163-164.

38 Voir É. Durot, op. cit., p. 710-713.

39 Voir G. Nakam, Montaigne et son temps : les événements et les Essais, Nizet, Paris, 1982, p. 115 ; J.-C. Arnould et E. Faye dir., Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, Rouen, Publications numériques du CÉRÉdI, 2013. En ligne : [http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?rouen-1562-montaigne-et-les.html] (consulté le 7 février 2023) ; P. Desan, « Le simulacre du Nouveau Monde : à propos de la rencontre de Montaigne avec des Cannibales », Montaigne Studies, no 22, 2010, p. 107-115.

40 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 128. Nous soulignons.

41 Loc. cit.

42 Loc. cit.

43 Voir J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, dans M. de Montaigne, op. cit., note 2 de la p. 128 consultable en fin de volume à la p. 1381 ; É. Durot, op. cit., p. 514.

44 M. de Montaigne, op. cit., I, 23, p. 128. Voir J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, dans ibid., note 1 de la p. 129 consultable en fin de volume à la p. 1382. Au-delà de cet épisode, on sait peu de choses de la relation entre Montaigne et Amyot. Voir O. Guerrier, « Amyot », dans Dictionnaire Montaigne, P. Desan dir., Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 64-65.

45 D. Bjaï, « “Je parlay à l’un d’eux fort long temps...” : où et quand Montaigne a-t-il (peut-être) rencontré des cannibales ? », dans Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit. En ligne : [http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?je-parlay-a-l-un-d-eux-fort-long.html] (consulté le 7 février 2023).

46 Chez Plutarque, voir F. Frazier, op. cit., p. 238 et, pour le XVIe siècle, Marguerite de Navarre, Heptaméron, II, 17.

47 Voir É. Durot, op. cit., p. 688 et 723.

48 D. Bjaï, art. cité ; M. Simonin, art. cité, p. 414.

49 Montaigne ne sait s’il est « Angevin ou Manceau » (opcit., I, 23, p. 128).

50 D. Bjaï, art. cité.

51 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 128.

52 Ibid., p. 129.

53 Ce qui implique, plus largement, de priver les violences protestantes de leur finalité politique. On peut rapprocher cet escamotage du réflexe récurent de conjuration de la guerre dite « civile », irrégulière et « suicidaire » pour l’unité politique, étudié par N. Grangé (De la guerre civile, Paris, Armand Colin, 2009, p. 18 et 45). Voir également Id., Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, Éditions de l’EHESS, 2015.

54 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 129.

55 Loc. cit.

56 Voir G. Flamerie de Lachapelle, Clementia : recherches sur la notion de clémence à Rome, du début du Ier siècle A.C. à la mort d’Auguste, Bordeaux, Ausonius, 2011, p. 14-15.

57 Voir N. Grangé, De la guerre civile, op. cit., p. 39.

58 Voir A. Suspène, « De l’amitié républicaine à l’amitié du Prince : une approche politique de l’amicitia romaine (fin de la République-Haut Empire) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. hors-série 11, no 3, 2016, p. 33-56.

59 Sur la clémence d’Auguste comme construction politique, voir G. Flamerie de Lachapelle, op. cit., p. 122-169.

60 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 131.

61 Loc. cit. Voir mes premières analyses de ce constat dans À hauteur humaine, op. cit., p. 574-575 et 583-584.

62 Voir F. Goyet, Les audaces de la prudence, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 280-281 ; E. Berriot-Salvadore, C. Pascal, F. Roudaut et T. Tran dir., La vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2012, notamment : P. Caye, « La question de la prudence à la Renaissance », p. 259-277 ; G. Dotoli, « La prudence de Montaigne », p. 279-294 ; T. Gontier, « Prudence et sagesse chez Montaigne », p. 295-314.

63 N. Machiavel, Le Prince, C. Bec trad., Paris, Robert Laffont, 2018, XXV, p. 173.

64 M. de Navarre, Heptaméron, II, 17, G. Mathieu-Castellan éd., Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 268.

65 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 133.

66 Et in fine, le seul gage de salut : ceux « qui abandonnent le chemin droit » sont aussi ceux « qui marchent dans des voies ténébreuses » (Proverbes 2, 13 dans La Bible, L.-I. Lemaître de Sacy trad., P. Sellier éd., Paris, Robert Laffont, p. 760).

67 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 133.

68 Loc. cit. : « Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plus part ont suivy le chemin de courir au devant des conjurations, qu’on faisoit contre eux, par vengeance et par supplices : mais j’en voy fort peu ausquels ce remede ayt servy : tesmoing tant d’Empereurs Romains ». Dans la note 1 de la p. 133 (M. de Montaigne, opcit., note consultable en fin de volume à la p. 1383), J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin rappellent que Machiavel dénombre seize empereurs romains assassinés sur vingt-six (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, X).

69 Comme le précisent J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin dans la note 8 de la p. 876 (M. de Montaigne, opcit., note consultable en fin de volume à la p. 1383), « la critique s’accorde à voir ici, sans grande preuve, Henri de Navarre ».

70 M. de Montaigne, op. cit., III, 4, p. 877.

71 Voir A. Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 15, no 4, 1968, p. 597-623.

72 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 134.

73 Voir F. Goyet, op. cit., p. 44.

74 M. de Montaigne, opcit., I, 23, p. 136.

75 Ibid., p. 137.

76 Ibid., II, 17, p. 700.

77 Ibid., II, 16, p. 664.

78 Ibid., p. 663.

79 Sur le lien essentiel entre la mort de La Boétie, l’ami « double » et « miroir », garant de la vérité sur soi, et la rédaction des Essais comme « réceptacle de l’identité personnelle » autant que « travail » du deuil et de l’amitié, voir, entre autres, J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 64-136 ; G. Defaux, « “Nul n’est mal long temps qu’à sa faulte” : Montaigne, La Boétie, les Essais », Montaigne Studies, vol. XI, no 1-2, 1999, p. 169-196 ; Id., Montaigne ou le travail de l’amitié, Orléans, Paradigme, 2001.

80 M. de Montaigne, opcit., II, 17, p. 698. Dans l’épître dédicatoire de la traduction par La Boétie des Règles de Mariage de Plutarque, Montaigne présente son ami décédé à Henri de Mesmes comme « le plus grand homme, à [s]on advis, de [leur] siecle » et estime qu’il se loge « encore chez [lui] si entier et si vif » qu’il ne peut le croire « si lourdement enterré » (dans É. La Boétie, Œuvres complètes, L. Desgraves éd., Bordeaux, William Blake and Co. Édit., 1991, t. II, p. 9-10).

81 M. de Montaigne, opcit., II, 27, p. 197, reprenant Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, VIII, 2, 1168b.

82 Voir M. de Montaigne, op. cit., p. 195-196, reprenant Cicéron, De amicitia, VI, 20, R. Combes trad., Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 27 : « haec ipsa virtus amicitiam et gignit et continet nec sine virtute amicitia esse ullo pacto potest » / « c’est la vertu précisément qui crée l’amitié et la maintient, et sans vertu, toute amitié est impossible ».

83 M. de Montaigne, Les Essais, II, 17, p. 698.

84 Ibid., II, 27, p. 196.

85 Ibid., II, 10, p. 437.

86 J. Amyot, « Aux lecteurs », épître dédicatoire de sa traduction des Vies des hommes illustres, op. cit., f. a7ro.

87 L. Piettre, L’ombre de Guillaume Du Bellay sur la pensée historique de la Renaissance, Genève, Droz, 2022.

88 Comme le remarque G. Flamerie de Lachapelle à partir de Sénèque, la clémence « suppose immédiatement un passage à l’acte », en tant qu’elle est « le propre de celui qui détient un certain pouvoir sur un autre » (op. cit., p. 15).

89 M. de Montaigne, opcit., II, 29, p. 747.

90 Loc. cit.

91 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, au Roy, contenant les actions et propos de Monsieur de Guyse, depuis sa blessure, jusques à son trespas, reprise dans les Mémoires de Condé, Londres-Paris, Rollin, 1743, t. IV, p. 258. Voir J.-P. Babelon, « Les derniers moments du duc François de Guise d’après un manuscrit de Lancelot de Carle (février 1563) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, no 3, 1987, p. 597-608 ; K. Takenaka, « Lancelot de Carle et le récit des dernières paroles du duc François de Guise », Cahiers d’études françaises, no 19, 2014, p. 112-128.

92 M. de Montaigne, « Extraict d’une lettre que Monsieur le Conseiller de Montaigne escrit à Monseigneur de Montaigne son père, concernant quelques particularitez qu’il remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur de la Boetie », dans Plutarque, La Mesnagerie de Xénophon, É. de La Boétie trad., Paris, F. Morel, 1571, f. 121ro-131ro ; repris sous le titre de « Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie », dans É. de La Boétie, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 165-180. Voir R. Trinquet, « La lettre sur la mort de la Boétie ou Lancelot de Carle inspirateur de Montaigne », dans Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècles) offerts à R. Lebègue, Paris, Nizet, 1969, p. 115-125.

93 Voir F. Rouget, « Un évêque lettré au temps des Valois : Lancelot de Carle (Vers 1500-1568) », Seizième Siècle, no 11, 2015, p. 119-134.

94 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, dans Id., Mémoires de Condé, op. cit., p. 258.

95 Ibid., p. 247.

96 Ibid., p. 257. Au sujet de cette demande d’abandon des poursuites, la lettre est corroborée par le récit de la mort du duc contenu dans les papiers de la maison de Guise (Paris, BnF, Fr. 22429, f. 188-189, cité par É. Durot, op. cit., note 1, p. 722).

97 M. de Montaigne, « Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie », dans É. de La Boétie, Œuvres complètes, op. cit., p. 176.

98 Voir M. Simonin, art. cité, p. 413 : « […] le procédé de Montaigne, un peu cavalier, ne trahit pas l’esprit du duc ni de l’ami », dont les vues politiques convergent.

99 M. de Montaigne, « Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie », », dans É. de La Boétie, Œuvres complètes, op. cit., p. 167-168 : « […] je ne le vis jamais plein n’y de tant et de si belles imaginations, ny de tant d’eloquence, comme il a esté le long de ceste maladie ».

100 Voir P. Desan, « “Ahaner pour partir” ou les dernières paroles de La Boétie selon Montaigne », dans Montaigne dans tous ses états, P. Desan dir., Fasano, Schena Editore, 2001, p. 13-36 ; O. Millet, « La rhétorique de l’indicible. À propos de Montaigne et de l’agonie de La Boétie », dans Montaigne, une rhétorique naturalisée ?, P. Desan, D. Knop et B. Perona dir., Paris, Honoré Champion, 2019, p. 227-241 ; Id., « La génération des guerres de religion et son catholicisme moderne. À propos de la lettre de Montaigne sur la mort de La Boétie », dans Montaigne, penser en temps de guerres de Religion, E. Ferrari, T. Gontier et N. Panichi dir., Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 294 sq.

101 L. de Carle, Lettre de l’Evesque de Riez, dans Id., Mémoires de Condé, op. cit., p. 260.

102 Voir H. Germa-Romann, Du « bel mourir » au « bien mourir ». Le sentiment de la mort chez les gentilshommes français (1515-1643), Genève, Droz, 2001.

103 Voir É. Durot, op. cit., p. 26.

104 J. Balsamo, art. cité, p. 153.

105 M. de Montaigne, op. cit., III, 9, p. 1040.

106 Les Vies de Plutarque, qui visent clairement, pour leur part, la peinture des caractères, ne sont pas non plus assimilables à des éloges. Voir F. Frazier, op. cit., p. 95.

107 Voir F. Brahami, « La place du politique dans les Essais », dans Montaigne politique, P. Desan dir., op. cit., p. 48-50.

108 Voir F. Goyet, op. cit. Voir également B. Boudou, « Une pratique interprétative à l’œuvre dans les Essais : Montaigne et l’histoire », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance, no 21, 1985, p. 37-59.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alicia Viaud, « Les guerres de Religion au miroir des conflits antiques : François de Lorraine, duc de Guise, dans Les Essais de Montaigne »Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10734 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0s

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Auteur

Alicia Viaud

Université de Montréal • Alicia Viaud est professeure adjointe au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, chercheuse associée au laboratoire « Formes et idées de la Renaissance aux Lumières » de l’université Sorbonne Nouvelle Paris 3 et membre du Groupe de Recherche en Histoire des Sociabilités. La version remaniée de sa thèse de doctorat en littérature et civilisation françaises, intitulée À hauteur humaine. La fortune dans l’écriture de l’histoire (1560-1600), est parue en 2021 chez Droz. Ses recherches portent sur les formes d’écriture de l’histoire dans la seconde moitié du XVIe siècle, notamment dans Les Essais de Montaigne.

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