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Dossier

Normativités pirates : à partir d’une singularité commune à Bodin, Grotius et Hobbes

Pirate normativities: from a singularity common to Bodin, Grotius and Hobbes
Thomas Berns

Résumés

Le pirate est une figure à la fois marginale de la guerre – puisqu’exclue de celle-ci – et centrale – puisque régulièrement convoquée pour la définir. À partir de quelques évocations de cette figure par Bodin, Grotius et Hobbes, qui toutes prennent appui sur Thucydide, nous voulons faire apparaître une normativité propre et immanente à l’espace de la violence guerrière.

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Texte intégral

  • 1 Dans lequel je reprends et prolonge certaines analyses parues dans T. Berns, La guerre des philoso (...)

1Cet article1 portera sur quelques évocations croisées et surprenantes d’une figure à la fois marginale de la guerre – puisqu’exclue de celle-ci – et centrale – puisque régulièrement convoquée pour la définir : le pirate et, subsidiairement, le brigand. Derrière quelques allées et venues de cette figure au sein du discours philosophique et juridique sur la guerre, nous verrons que se cachent non seulement la possibilité de lui conférer une normativité propre, mais aussi, ce faisant, celle de considérer plus globalement que la guerre elle-même disposerait d’une normativité immanente lui permettant de se réguler sans le détour par une quelconque médiation.

Le pirate comme figure philosophique

  • 2 Cicéron, Les Devoirs, M. Testard trad., Paris, Les Belles Lettres, 1965, t. III, 107, p. 128-129.
  • 3 Ulpien, Digeste, livre L, titre XVI, 118, « De verborum significatione » (cité selon la traductio (...)

2Commençons par cerner notre objet en évoquant, sans prétention à l’originalité, quelques moments forts associés à la figure du pirate (ou du brigand) permettant de faire voir son rôle structurant dans la production d’une histoire philosophique de la guerre. Le pirate est défini par Cicéron comme cet « ennemi commun à tous » à l’égard duquel les serments et les lois de la guerre ne doivent pas être respectés2. Ce caractère d’ennemi commun en fait une figure structurante, puisque c’est par la différence entre cet ennemi injuste et l’ennemi juste que se définit la guerre. Selon les mots de Pomponius repris par Ulpien : « Un ennemi, c’est celui qui nous fait la guerre, ou à qui nous la faisons, en conséquence d’une délibération publique : tous les autres, contre qui l’on prend les armes, sont des brigands, ou des voleurs »3.

  • 4 Saint Augustin, La Cité de Dieu, É. Saisset trad., Paris, Charpentier, t. I, livre IV, chap. IV, (...)
  • 5 Érasme, Consultatio de bello turcico, dans Id., Éloge de la folie. Adages, colloques..., Paris, (...)
  • 6 Voir, par exemple, E. de Vattel, Le Droit des gens, Londres, [s. n.], 1758, t. I, Préliminaires, (...)

3À l’inverse, dans ce qui se construit comme la tradition médiévale de la guerre juste, si le pirate est un ennemi, certes étranger à la justice, il définit précisément cela même en quoi se transforme un belligérant légitime s’il ne respecte pas les critères moraux ou théologiques de la guerre juste. Ainsi Augustin dans un des passages les plus cités de La Cité de Dieu : « Sans la justice […] les royaumes sont-ils autre chose que de grandes troupes de brigands ? Et qu’est-ce qu’une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? »4. On retrouve cette même structure chez Érasme quand il considère qu’une guerre qui n’est pas menée en ultime recours (qui se hisse ainsi au statut de critère de la guerre juste) est un acte de banditisme5. Dans les développements modernes centrés sur l’idée de guerre en forme ou guerre régulière, le pirate redevient, comme à Rome, le combattant illégitime par excellence, grâce auquel se qualifient la guerre informe et donc, en opposition, la guerre régulière6. Ceci s’accompagna toutefois d’un grand renfort de subtilités permettant de poser des différences entre le « pur » pirate et le corsaire, qui, pour sa part, serait autorisé par un État (bénéficiant donc d’une « lettre de marque » du souverain qui l’autorise de combat ou de capture) – ce sont ces dernières nuances qui rythmeront les développements ci-dessous visant à reconnaître, à l’encontre de ce que veut établir la distinction entre pirate et corsaire, la possibilité d’une normativité propre aux communautés de pirates. Enfin, l’époque contemporaine donne lieu à une démultiplication hybride des références aux pirates, que ce soit dans le domaine de l’informatique (« hacker ») ou pour penser la figure du « terroriste » comme nouvel ennemi commun, méritant face à lui ce « pouvoir infini » que les Romains de la république finissante avaient accordé à Pompée pour combattre les pirates.

  • 7 C. Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum europaeum, L. Deroche-Gurc (...)

4Les choses paraissent ainsi assez bien balisées : la figure qui nous intéresse pourrait être exploitée dans son caractère structurant mais, dans des sens inverses, par deux traditions majeures pourvues d’un concept opposé de la guerre, si l’on veut bien reprendre une distinction mise en avant par Carl Schmitt : le pirate est associé à une exclusion morale chez ceux qui élaborèrent un concept de guerre discriminatoire (au point de pouvoir contaminer et désigner toute forme d’injustice) et à une exclusion formelle ou de statut chez ceux qui élaborèrent un concept de guerre non discriminatoire7. La présence de cette figure dans les deux traditions peut aussi nous aider à remettre en cause l’opposition schmittienne entre deux concepts trop nettement distingués à des fins idéologiques. C’est la voie critique que nous emprunterons ici, en faisant une analyse précise des références à la figure du pirate chez Hobbes, Grotius et Bodin, c’est-à-dire chez quelques-uns des auteurs par lesquels émergent les concepts fondamentaux de la pensée politique moderne.

Pirates et brigands chez Hobbes

5À rebours de tout ordre chronologique, nous commencerons par Hobbes qui nous permet de poser le problème. Il s’agira en effet de rendre visible une ambivalence de sa réception de la question de la piraterie en opposition avec une vision trop schématique que l’on se fait de la pensée de cet auteur. Commençons donc par quelques idées reçues à propos de la pensée hobbesienne :

  • La distinction nette entre état de nature et état civil ou politique : la guerre sans cesse possible dans le premier permet de penser la nécessité du second. Le passage de l’un à l’autre, exprimé par le biais du contrat social, est un moment de rupture, de sortie, d’abandon de la liberté qui caractériserait le premier.
  • S’il y a bien une analogie entre la guerre de tous contre tous dans l’état de nature et la guerre interétatique, la seconde n’ouvre, contrairement à la première, sur aucune solution étatique.
  • En conséquence, la pensée hobbesienne semble incapable d’offrir des ressources pour prendre en considération la normativité propre aux situations de violence : soit on rompt avec une situation de chaos très théorique et qui apparaît comme la condition de possibilité de son propre dépassement au moyen d’un contrat social, soit on y demeure enfermé. En bref, la violence envisagée sur un mode analogique, et tantôt dépassable de manière radicale via le contrat social au niveau interne, tantôt radicalement indépassable au niveau externe, n’est jamais saisie dans sa réalité propre, elle n’est qu’une guerre de représentation comme le dit Foucault.8
  • 9 T. Hobbes, Léviathan, F. Tricaud trad., Paris, Sirey, 1971, chap. XVII, p. 173.
  • 10 Ibid., chap. XIII, p. 125.

6Or, le chapitre XVII du Léviathan, celui-là même qui établira le Léviathan comme un dieu mortel, débute par une évocation de ce que j’appellerai par facilité une sorte d’état de nature réel et bien plus nuancé que la situation fictive et théorique évoquée dans les chapitres précédents. Cette situation de violence réelle correspond à un pouvoir qui « n’[est] pas assez grand pour assurer notre sécurité »9 : en bref, ce qu’on pourrait considérer comme le cas des communautés politiques mal constituées dans lesquelles l’ordre n’est pas garanti. Une telle réalité avait déjà été évoquée dans le chapitre XIII, en réponse à la question de savoir si la guerre de tous contre tous est pourvue d’une quelconque réalité historique. Il évoque alors la situation des sauvages d’Amérique, en précisant qu’ils étaient organisés en familles : l’absence de gouvernement dans les sociétés sauvages est en quelque sorte pondérée par la présence d’un « gouvernement de petites familles »10. Dans la version latine, où il évoque aussi l’exemple de Caïn et Abel, Hobbes précise, au sujet des peuples d’Amérique, qu’ils sont régis par la loi paternelle. C’est cette réalité d’une conflictualité organisée selon un ordre familial (clanique, mafieux, etc.) qu’il nous faut analyser ici, une réalité à peine pensée par Hobbes, une sorte d’impensé qui insiste mais qui témoigne à nos yeux, au plus loin des sentiers battus et parfois anesthésiants du contrat social dénoncés à juste titre par Foucault, d’une véritable prise en considération de la réalité conflictuelle de la guerre.

7Or, cet état de nature « réel » doit être considéré comme doté de normativité : il est organisé par des lois de l’honneur qui permettent de réguler – et non pas dépasser – la guerre régnant dans cette situation de conflit. Dans cette situation de non-droit (qui n’est donc pas pur chaos) où chacun peut légitimement garantir sa sécurité en se reposant « sur sa force et sur son habileté », l’honneur règne :

  • 11 Ibid., chap. XVII, p. 173. Je souligne.

Partout où les hommes ont vécu en petites familles, se voler et se dépouiller les uns les autres a été une profession qu’ils étaient si loin de regarder comme contraire à la loi de nature qu’on était d’autant plus honoré qu’on avait acquis de plus grandes dépouilles.11

8La version latine, qui évoque ici « le brigandage sur terre et sur mer », précise que c’est « ce qu’enseigne l’histoire de la Grèce antique ». On peut imaginer que Hobbes se réfère en l’occurrence à sa lecture de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide et à la traduction qu’il en a donnée en 1629, traduction par laquelle il entame véritablement sa carrière intellectuelle, et dont il tire l’idée de l’importance des rapports mutuels de crainte. Nous verrons combien cette source offre de possibilités au texte hobbesien, et, à travers lui, à la pensée politique moderne dont Hobbes fournit le principal soubassement.

9Sur cette base, que je qualifie donc de plus réaliste et de moins abstraite parce qu’elle conçoit un ordre ou plutôt une normativité au sein même du désordre et de manière immanente à celui-ci, Hobbes déclare (en donnant à son propos, par un geste analogique, une validité qui lui permet aussi de couvrir les relations interétatiques) :

  • 12 Ibid., chap. XVII, p. 174. Je souligne.

Et comme le faisaient alors les petites familles, de même aujourd’hui les cités et les royaumes, qui ne sont que des familles plus grandes, étendent en vue de leur sécurité, leurs empires […] : s’efforçant autant qu’ils le peuvent de soumettre ou d’affaiblir leurs voisins, de vive force ou par machinations secrètes ; et en l’absence de toute autre garantie, ils agissent en cela avec justice, et leur souvenir est à cause de cela entouré d’honneur dans les âges suivants.12

  • 13 Chaque fois que la violence et la ruse sont définies comme légitimes à l’état de nature ou dans le (...)
  • 14 Ibid., p. 173. Je souligne.

10Dans le cas de l’ordre familial propre à des sociétés claniques comme dans celui des relations interétatiques, la violence et la ruse sont non seulement légitimes, mais aussi sources d’honneur13, c’est-à-dire productrices d’une moralité spécifique, d’une normativité immanente au « désordre » concerné, normativité distincte de celle des lois de nature entendues comme les conditions de la sortie de l’état de guerre : « L’on n’observait alors pas d’autres lois que celles de l’honneur : s’abstenir de cruauté, laisser aux hommes la vie sauve, ainsi que les instruments agricoles »14.

11Trois principes particulièrement prégnants (le refus de la cruauté, le respect de la vie et le respect des moyens de subsistance) sont ainsi désignés comme « laws of honour », en conférant donc au même mot « honneur », employé par ailleurs pour signifier le prestige découlant des actes légitimes de violence et de ruse, une teneur normative. Se dessine ainsi ni plus ni moins qu’un droit de la guerre, avec ses codes spécifiques et sa justice, mais aussi son historicité (l’honneur est l’objet d’une transmission), permettant de régler des situations de conflit sans y mettre fin. L’honneur est à la fois ce qui accompagne la guerre et ce qui témoigne de sa régulation possible, indiquant les voies d’une régulation immanente.

12Dès le chapitre X, Hobbes évoquait de manière très proche une telle situation pré-politique :

  • 15 Ibid., chap. X, p. 89. Je souligne.

Parmi les hommes, jusqu’à ce que de grandes Républiques fussent constituées, il n’était pas tenu à déshonneur d’être pirate ou voleur de grand chemin. C’était plutôt un métier légitime [et honorifique, ajoute la version latine] non seulement chez les Grecs, mais parmi toutes les autres nations, comme le font apparaître les ouvrages historiques de l’Antiquité.15

  • 16 T. Hobbes, Le Citoyen, S. Sorbière trad., Paris, Flammarion, 1982, V, 2, p. 140.

13Plus tôt encore, dans le chapitre V, § 2, du De cive, Hobbes affirme que les lois de l’honneur, distinctes des lois de nature, lesquelles sont suspendues comme toutes les lois en temps de guerre, exigent des combattants, lors des guerres entre nations comme « jadis en cette forme de vie, qui n’était que piraterie et brigandage », une abstention de la cruauté (est déjà évoqué le respect de la vie et des moyens de subsistance, à savoir, la préservation du bétail et des instruments agricoles). Ces lois de l’honneur s’imposent au nom même du principe selon lequel « la cruauté étant un effet de la crainte, ceux qui l’exercent effacent toute la gloire de leurs plus belles actions ». La gloire et l’honneur, sans rétablir d’aucune manière – Hobbes le précise explicitement – l’horizon d’un devoir d’humanité ou d’une loi de nature, permettent de valoriser à la fois la violence et la ruse et l’absence de cruauté excessive. Prenons acte du mot surprenant employé par Hobbes pour qualifier la normativité immanente à la « forme de vie » décrite ci-dessus : il s’agit de « quelque espèce d’économie »16, selon la traduction de Samuel Sorbière employée ici. L’original latin étant encore plus intrigant, puisqu’il parle d’une « quasi œconomia » (en anglais : a certain oeconomy) ! Le mot est suffisamment rare dans le texte de Hobbes pour être pris au sérieux : nous serions bien face à une normativité productrice de retenue, disposant de sa propre économie, et qu’il faut appréhender comme fondamentalement distincte de la norme juridique.

  • 17 Id., Éléments du droit naturel et politique, D. Thivet trad., Paris, Vrin, 2010, livre I, chap. XI (...)

14Déjà dans les Elements of Law (I, 19, 2), Hobbes reconnaissait que le vol faisait autrefois partie de la vie, mais que cela s’accompagnait d’une retenue au nom de laquelle la vie d’autrui et ses moyens de subsistance étaient toujours épargnés : c’était une même loi de nature – la recherche de la sécurité – qui légitimait la rapine et le devoir de s’abstenir de cruauté. Excepté, bien entendu, précise Hobbes, si la crainte devait effectivement dicter le contraire : la crainte pourrait donc à son tour, ultimement, justifier la cruauté. Il n’en reste pas moins que la cruauté est ainsi elle-même considérée comme le signe de « la conscience de sa propre faiblesse », un signe de crainte qu’il convient de maîtriser. Et de ce point de vue économique, le courage, lui aussi érigé en signe, devient donc ce qui permet de penser qu’on est capable de s’abstenir de cruauté. En bref, l’honneur peut régler la guerre : « Bien qu’il n’y ait dans la guerre aucune loi dont la rupture soit un tort, il y a cependant des lois dont l’infraction est un déshonneur. En un mot donc, la seule loi des actions dans la guerre est l’honneur »17.

Échos de Thucydide

  • 18 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, livre I, J. de Romilly trad., Paris, Les Belles Lettres, 1973.

15Venons-en aux sources d’une telle réflexion chez Hobbes. Que découvre-t-il dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide18, et, plus particulièrement, dans les six chapitres qui en ouvrent le premier livre ? L’historien grec y expose la situation de la Grèce avant la guerre de Troie, insistant sur l’instabilité de la population qui la compose, fruit des migrations et elle-même en migration régulière en fonction des circonstances. Aucune activité agricole et aucun commerce ne s’y déployaient. Dépourvue d’unité et de langue commune, le nom même d’Hellène n’y qualifiait pas encore (et ceci vaudrait encore chez Homère) la totalité des peuples et des cités qui la composaient, pas plus que le qualificatif de « barbare » n’y désignait une réalité extérieure. Or, dans ce cadre, lit-on au chapitre V, se développaient des activités de piraterie, qui n’étaient revêtues d’aucun déshonneur mais assuraient au contraire la gloire. Thucydide s’attache en particulier à indiquer que le terme même de « pirate » n’était pas considéré comme offensant, et que la poésie témoigne d’un tel état des choses, dont il note qu’il se maintient dans certaines contrées de la Grèce à son époque. En bref, nous sommes là face à la description d’un état originel, dans lequel ceux qui deviendront les Grecs étaient perpétuellement en arme tels des Barbares. Or Hobbes ne se contente visiblement pas de prendre acte de cette situation originelle de violence et de danger qui incontestablement permet d’illustrer, sur un mode plus réaliste, ce qu’il veut faire dire de manière théorique à la situation de l’état de nature. Il insiste sur le fait que la piraterie et le brigandage ainsi décrits sont aussi porteurs d’une régulation qui leur est propre au moyen de l’honneur, une régulation dont on doit alors noter l’efficacité en comparaison de l’absence de solution dessinée par ailleurs au sujet des relations de guerre interétatique.

  • 19 Je me réfère ici aux éditions de 1625 (Paris) et de 1646 (Amsterdam) de H. Grotii, De iure belli a (...)

16Une fois saisi ce fil d’une possible lecture déstabilisante depuis quelques éléments marginaux du texte hobbesien nourris par Thucydide, on peut chercher à le remonter en relisant certains passages de deux auteurs qui ont énormément influencé Hobbes : Grotius et Bodin. Dans le chapitre III du livre III du De iure belli ac pacis, Grotius développe la question de la déclaration de guerre par une puissance souveraine comme critère de la guerre juste19. Dans ce cadre, où il reconnaît s’éloigner de critères dépendant de la cause au profit des seuls « effets de droit » qui sont propres à la guerre, il fait écho sans surprise aux passages de Pomponius et d’Ulpien déjà cités qui distinguent les relations de guerre des relations qu’on peut nouer avec des pirates ou des brigands, et il entend lui-même poursuivre cette distinction fondatrice. C’est une nouvelle fois une question d’effets de droit (et non pas une question de statut intrinsèque aux sujets concernés ou encore une question d’autorisation de ceux-ci, nous y reviendrons) : une république ne cesse pas de l’être quand elle commet une injustice, et ce parce que, contrairement à une communauté de pirates ou de brigands, elle consisterait en tant que telle en une communauté qui rend justice aux étrangers, quelle que soit la source de cette justice : droit naturel, convention, ou même, ajoutera l’édition de 1646, coutumes. Et c’est de ce souci strictement coutumier d’une justice vis-à-vis de l’étranger que témoigneraient les Grecs des premiers temps, lesquels considéraient certes comme licites certaines formes de déprédations sur la mer, mais s’abstenaient en revanche d’autres formes de violence durant ces activités guerrières – les mêmes formes de violence que celles qui sont écartées par les lois de l’honneur chez Hobbes. Et c’est ainsi à Grotius de dévoiler la source qui lui permet d’insister sur cette régulation propre à certaines communautés, que dès lors lui-même ne considère pas comme illégitimes : il s’agit non pas de Thucydide lui-même, mais de son scoliaste.

  • 20 J. Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, Fayard, 6 vol., 1986, livre III, chap. VII, p. 1 (...)
  • 21 Définies historiquement comme manque d’État, les communautés ont aussi leur propre fonctionnement (...)
  • 22 Ibid., livre V, chap. VI (qui contredit la distinction nette entre les ennemis légitimes et illégi (...)

17Chez Jean Bodin, qui est certainement une des sources majeures de Grotius et de Hobbes, on trouve aussi un développement basé sur cet état originaire de la Grèce décrit par Thucydide dans lequel, dit-il, « le brigandage n’était point méprisé »20. Cette fois (et il me semble vraiment important de s’emparer de cette diversité d’interprétations possibles d’un texte prétendant se référer à un temps originel de violence), il s’agit de la part de Bodin de faire état de la naissance de la puissance souveraine en mettant l’accent sur l’importance des « corps et collèges », ces structures intermédiaires qui selon lui assurent l’amitié au sein des communautés politiques (Hobbes étant l’auteur qui, malgré l’influence de Bodin, a mis fin à un intérêt partagé pour l’amitié découlant de ces communautés intermédiaires21). Bodin considère que de telles communautés naquirent pour faire face aux dangers propres à un âge originel dans lequel les actes de brigandage étaient la norme, mais sans pour autant déjà dessiner une puissance souveraine. C’est ici que Bodin place la continuité normative : il est possible pour lui de postuler des temps intermédiaires faisant face à la possibilité constante du conflit sans encore emprunter la voie de la puissance souveraine (que par ailleurs il s’attache à asseoir) – et il insiste sur l’importance de maintenir cette structuration intermédiaire (porteuse d’amitié) une fois assise la puissance souveraine, de même qu’il souligne que Solon tolérait, sous condition, des communautés dont les activités étaient pourtant de nature prédatrice, ou encore considère ailleurs qu’un souverain doit tenir sa parole, y compris à l’égard de communautés de pirates et de brigands22.

18Chez les trois auteurs, on constate une même référence implicite ou explicite à Thucydide et une commune attention, mais modulée de manières diverses, aux possibilités normatives inhérentes à un âge dans lequel la guerre est la norme, c’est-à-dire déploie ses propres possibilités normatives. Chaque fois, ces références sont porteuses de continuités entre un monde primitif et le monde moderne (et déjà entre monde grec et monde barbare chez Thucydide), continuités qui se jouent elles-mêmes sur le terrain de dispositions dont la philosophie moderne est peu coutumière, à savoir, l’honneur et l’amitié, qui introduisent de la régulation, voire de la justice dans le cas de Grotius, au sein même d’un monde de prédation. Et de telles perspectives peuvent aller jusqu’à considérer, à l’encontre de toute la tradition, que même vis-à-vis de communautés pirates ou brigandes, il peut se faire que la parole donnée doive être respectée.

Corsaires, pirates, statut et mutation

  • 23 H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, P. Pradier-Fodéré trad., D. Alland et S. Goyard-F (...)
  • 24 Ibid., livre I, chap. III, § 4, p. 93.
  • 25 Ibid., livre III, chap. III, § 2, p. 613.

19On peut encore franchir un pas supplémentaire dans un tel sens. Mais pour ce faire, on doit d’abord enrichir le débat, en partant d’un de ses enjeux récurrents entre le XVIe et le XVIIIe siècles : la distinction des corsaires et des pirates. Comme on le sait, les premiers ont pu bénéficier d’un surcroît de légitimité par rapport aux seconds par le fait d’être autorisés, dans leurs actes de prédation, par une lettre de marque de la part d’un souverain. Ainsi, chez Alberico Gentili (De jure belli, 1589), une source majeure sur ce sujet, la lettre du souverain suffit à instituer le caractère public et légitime (juste) des violences des corsaires. Or la position de Grotius est bien plus nuancée et marginale ; moins rigoureuse en apparence, sans doute, mais plus riche. Pour lui, ce qui permet de définir une juste guerre n’est pas tant une question d’institution (c’est-à-dire de statut ou d’autorisation) mais d’« effet de droit ». Ce qui permet de définir une guerre juste n’est pas « la cause qui la produit » ou « l’importance des opérations qui s’y font », mais « certains effets de droit qui lui sont particuliers »23. Déjà dans le livre I, chapitre III, § 4, il annonçait que, comme pour les testaments et les noces, les guerres sont dites justes en vertu de leurs effets, ce qui signifie à ses yeux que d’autres formes de codicilles, de noces (par exemple, entre une femme libre et un esclave) ou de guerre sont possibles (elles ne sont ni iniques ni illicites), mais sans être porteuses d’effets particuliers en droit24. Un tel point de départ, en apparence quasi tautologique, peut induire des déplacements radicaux dans la distinction établie par Gentili, qui, pour sa part, trouve, comme on l’a vu, dans le fait de bénéficier d’une autorisation, le moyen de quitter le registre de la cause juste. Ceci amène en effet Grotius à considérer que ce qui fait qu’un État continue de l’être même s’il commet des injustices, et qu’une réunion de pirates ou de brigands ne cesse pas de l’être, même quand elle fait preuve de modération, est la question de savoir si l’association considérée est faite « pour le crime » ou pour « jouir du droit », ce dont témoigne en particulier le fait de rendre « la justice aux étrangers » (et c’est ici qu’intervient la citation du scoliaste de Thucydide, évoquée précédemment)25. À plusieurs reprises, dans les pages suivantes, Grotius insiste sur l’importance qu’il y a à tenir compte des « effets de droit ».

  • 26 Dont on trouve aussi la trace chez B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’ (...)
  • 27 Grotius, op. cit., livre III, chap. III, § 3, p. 615.

20Une telle réduction du droit au seul souci des effets de droit peut paraître bien insatisfaisante. Même si je crois qu’il faudrait s’y confronter de manière générale pour montrer la fertilité d’une telle réduction26, je me limiterai à montrer que ceci rend possible le passage d’un groupe ou d’une communauté d’une catégorie à l’autre, et ce par lui-même, c’est-à-dire indépendamment de toute autorisation extérieure : un tel changement, une telle mutatio advient quand un groupe de brigands a « embrassé un autre genre de vie » pour « former un État »27. Et Grotius de citer alors le fameux passage où Augustin compare une bande de brigands à un royaume, mais selon moi dans le sens exactement opposé à celui voulu par Augustin, dont l’ironie visait exactement à produire l’effet inverse : les royaumes sont toujours à deux doigts de redevenir des bandes de brigands, et Rome ne fut jamais que cela tant qu’elle n’était pas orientée par la justice divine (ou par une histoire providentialiste dans la perspective de l’augustinisme politique). Autre mutatio, et autre source de celle-ci.

21Comme Bodin avant lui, Grotius considère qu’on est tenu par ses promesses faites aux pirates et aux brigands, que ce soit par des conventions publiques (III, 19, § 2) ou privées (III, 23, § 2) tant qu’elles ne sont pas extorquées par la violence.

  • 28 D. Heller-Roazen, L’ennemi de tous. Le pirate contre les nations, F. et P. Chemla trad., Paris, Se (...)

22Comme l’a montré Daniel Heller-Roazen28, le grand juriste internationaliste hollandais Cornelius van Bynkershoek poursuivra dans une même direction en 1737 en considérant, explicitement à l’encontre d’Alberico Gentili, mais cette fois au nom d’un positivisme radical parfaitement assumé, qu’on doit reconnaître des nations pirates comme Alger, Tripoli, Tunis ou Salé, ces communautés pirates qui sont devenues des « États organisés », qui ont un territoire, un gouvernement, avec lesquels on peut être « tantôt en paix, tantôt en guerre », c’est-à-dire aussi faire des traités (confirmant d’ailleurs ainsi la pratique de certains États, en particulier des Pays-Bas).

  • 29 M. Rediker, Les hors-la-loi de l'Atlantique : Pirates, mutins et flibustiers, A. Blanchard trad., (...)

23Nous avons ici tiré les fils subtils qui rendent pensables l’idée d’une normativité immanente aux communautés pirates en suivant des chemins qui se nourrissent à un moment ou à un autre de références à une sorte de moment originaire thucydidien et qui mettent en péril l’idée que la distinction entre communauté pirate et communauté étatique légitime ne souffre d’aucune porosité : il y a continuité de dispositions et d’affects entre pirates et États, et il peut se faire qu’ils doivent traiter ensemble. Il eût été possible de déployer de mêmes fils en aval, et sur un mode plus directement politique qui a malgré tout infusé notre lecture, en prenant appui non seulement sur les évocations de la communauté Libertalia par Daniel Defoe, mais plus encore sur le regain d’intérêt pour la figure du pirate généré par l’historien marxiste Marcus Rediker et par les écrits libertaires de Peter Lamborn Wilson, alias Hakim Bey29.

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Notes

1 Dans lequel je reprends et prolonge certaines analyses parues dans T. Berns, La guerre des philosophes, Paris, PUF, 2019.

2 Cicéron, Les Devoirs, M. Testard trad., Paris, Les Belles Lettres, 1965, t. III, 107, p. 128-129.

3 Ulpien, Digeste, livre L, titre XVI, 118, « De verborum significatione » (cité selon la traduction française du Corpus iuris civilis, Metz-Paris, Behmer et Lamort/Rondonneau, 1803, p. 617).

4 Saint Augustin, La Cité de Dieu, É. Saisset trad., Paris, Charpentier, t. I, livre IV, chap. IV, 1855, p. 206‐207.

5 Érasme, Consultatio de bello turcico, dans Id., Éloge de la folie. Adages, colloques..., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 964.

6 Voir, par exemple, E. de Vattel, Le Droit des gens, Londres, [s. n.], 1758, t. I, Préliminaires, § 18, p. 11.

7 C. Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum europaeum, L. Deroche-Gurcel trad., Paris, PUF, 2001, p. 121 et 155.

8 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1977, cours du 4 février 1976, p. 77‐86.

9 T. Hobbes, Léviathan, F. Tricaud trad., Paris, Sirey, 1971, chap. XVII, p. 173.

10 Ibid., chap. XIII, p. 125.

11 Ibid., chap. XVII, p. 173. Je souligne.

12 Ibid., chap. XVII, p. 174. Je souligne.

13 Chaque fois que la violence et la ruse sont définies comme légitimes à l’état de nature ou dans les situations de guerre, Hobbes ajoute qu’elles sont aussi source d’honneur : c’est donc bien à une relecture de l’ensemble du Léviathan que nous devrions procéder sur cette base en apparence ténue.

14 Ibid., p. 173. Je souligne.

15 Ibid., chap. X, p. 89. Je souligne.

16 T. Hobbes, Le Citoyen, S. Sorbière trad., Paris, Flammarion, 1982, V, 2, p. 140.

17 Id., Éléments du droit naturel et politique, D. Thivet trad., Paris, Vrin, 2010, livre I, chap. XIX, § 2, p. 143-144. Je souligne.

18 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, livre I, J. de Romilly trad., Paris, Les Belles Lettres, 1973.

19 Je me réfère ici aux éditions de 1625 (Paris) et de 1646 (Amsterdam) de H. Grotii, De iure belli ac pacis, livre III, chap. III, § 1.

20 J. Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, Fayard, 6 vol., 1986, livre III, chap. VII, p. 174-176.

21 Définies historiquement comme manque d’État, les communautés ont aussi leur propre fonctionnement et leur propre mode d’être non politiques et non juridiques : d’une part, elles s’expriment avant tout par l’idée du repas pris en commun ; d’autre part, définies par « l’union, frequentation et amitié », elles ne connaissent pas la justice (qui n’est pas « ployable » et « fait bien souvent les amis ennemis »), et « n’avoyent autres juges qu’eux mesmes », « et ordinairement les proces et querelles sont vuidez amiablement » (ibid., p. 177). Par ces quelques points très expressifs, et en particulier par l’idée du repas pris en commun et par celle du refus de développer une relation ami/ennemi, les communautés telles que définies par Bodin expriment on ne peut mieux l’en deçà de l’État et de la souveraineté que, par ailleurs, il s’attache à dessiner. Bodin plaide donc globalement pour le maintien des communautés intermédiaires dans une situation de « médiocrité » « bien reiglée(s) » (ibid., p. 205).

22 Ibid., livre V, chap. VI (qui contredit la distinction nette entre les ennemis légitimes et illégitimes que Bodin annonce dès le chapitre I du livre I).

23 H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, P. Pradier-Fodéré trad., D. Alland et S. Goyard-Fabre éd., Paris, PUF, 2005, livre III, chap. III, § 1, p. 612.

24 Ibid., livre I, chap. III, § 4, p. 93.

25 Ibid., livre III, chap. III, § 2, p. 613.

26 Dont on trouve aussi la trace chez B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002 ; voir, par exemple, p. 93 et 160.

27 Grotius, op. cit., livre III, chap. III, § 3, p. 615.

28 D. Heller-Roazen, L’ennemi de tous. Le pirate contre les nations, F. et P. Chemla trad., Paris, Seuil, 2009, p. 124, qui s’arrête lui aussi sur ce décalage subtil de Grotius par rapport à Gentili dans des pages (p. 123-125) qui ont fortement influencé cet article.

29 M. Rediker, Les hors-la-loi de l'Atlantique : Pirates, mutins et flibustiers, A. Blanchard trad., Paris, Seuil, 2017 ; P. Lamborn Wilson [Hakim Bey], Utopies pirates. Corsaires maures et Renegados d’Europe, H. Denès et J. Van Daal trad., Paris, Éditions de l’éclat, 2017.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Berns, « Normativités pirates : à partir d’une singularité commune à Bodin, Grotius et Hobbes »Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0q

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Auteur

Thomas Berns

Université libre de Bruxelles • Thomas Berns est professeur de philosophie politique à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste de la Renaissance et philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est l’auteur de : Violence de la loi à la Renaissance (Kimé, 2000) ; Droit, souveraineté et gouvernementalité (Léo Scheer, 2005) ; Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF, 2009) ; La guerre des philosophes (PUF, 2019) ; et le co-auteur de : Responsabilités des entreprises et corégulation, (Bruxelles, 2007) ; Du courage. Une histoire philosophique (Belles Lettres, 2010) et Éthique de la communication et de l’information : Une initiation philosophique en contexte technologique avancé (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021). Ses travaux actuels portent sur les nouvelles formes de normativité et sur l’hypothèse d’un droit hors de la souveraineté.

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