Spectres, conjuration et invocation (de la guerre) dans les représentations de la crise. Une réflexion à partir du droit de crise
Résumés
Les représentations de la guerre travaillent le droit de crise. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer non seulement l’origine d’une large partie de ce droit, mais le modèle plus ou moins explicite qu’a constitué la guerre dans nombre d’interprétations du droit de crise, et ce, depuis la Révolution française au moins. Ce rapport à la guerre est néanmoins, dès cette origine même, particulièrement ambivalent. Il l’est encore aujourd’hui, lorsqu’il accompagne l’application des lois sur l’état d’urgence durant la lutte contre le terrorisme, ou durant la crise sanitaire, qui s’est encore vue escortée d’une pesante rhétorique guerrière. Pourtant, jamais le modèle de la guerre n’a semblé aussi éloigné des changements réels qui affectent le droit de crise, en particulier sur un plan temporel, tant ce dernier traduit au contraire une prise en charge administrative de plus en plus continue de l’urgence – souvent visée avec la formule ambiguë d’exception permanente. C’est cette tension entre une transformation de la temporalité du droit de crise et le recours à toute une rhétorique qui fait continuellement référence à un modèle discontinuiste de la guerre, apparemment anachronique, que cet article voudrait aborder, en tentant de penser le rapport au temps qui s’y énonce de façon paradoxale. Plus spécifiquement, il s’agit d’éclairer une représentation curieusement nostalgique à l’égard des « guerres d’antan », en prenant appui sur le concept derridien de spectre.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
- 1 J. Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle International (...)
Car le spectre est social…
Jacques Derrida, Spectres de Marx1
- 2 Ainsi Carl Schmitt a-t-il sans doute largement contribué à faire de la guerre de l’intérieur l’une (...)
1Longtemps, les représentations de la crise en droit ont été habitées par la guerre. L’étude du droit de crise le montre de façon assez limpide. Non seulement par son histoire, dont on convoque régulièrement les origines militaires2 ; mais peut-être surtout parce que la guerre constitue, dans un large pan du droit de crise, une sorte de modèle plus ou moins explicite pour définir la nature et la structure temporelle des crises – à savoir en tant que ruptures brutales du temps ordinaire qui justifient le recours à des moyens extraordinaires pour rétablir l’ordre et la continuité juridico-politique.
- 3 Bien sûr, les déclarations martiales autour des crises demeurent centrales dans la mise en œuvre d (...)
- 4 Dans un remarquable article issu d’une conférence prononcée en 1986, au lendemain de Tchernobyl, P (...)
2Or, depuis quelque temps déjà, le droit de crise ne semble plus pouvoir se référer aussi simplement au modèle de la guerre3. A contrario, il semble plutôt témoigner du développement d’une nouvelle forme de gestion administrative plus continue, sinon permanente de l’urgence, qui l’éloigne de ce paradigme. Cet effacement paraît signaler d’abord un changement des représentations dominantes de la crise. Et celles-ci semblent d’ailleurs désormais puiser leur modèle, à la fois tacite et plus explicitement théorique, dans d’autres domaines, à l’instar du champ économique4.
3Pourtant, toute référence à la guerre n’a pas disparu de la gestion même des crises contemporaines. Car, non seulement les proclamations mêmes des états d’urgence en tant que ruptures de l’ordre ordinaire se sont répétées, mais elles demeurent largement associées à l’idée de guerre face à un ennemi plus ou moins métaphorique. Où tout se passe comme si à côté d’une nouvelle forme de gestion continue et très administrative de l’urgence, que l’on a parfois signifiée en parlant d’exception permanente, la guerre demeurait bien une représentation indépassable de la crise.
4C’est ce rapport du droit de crise contemporain à la guerre que cet article voudrait interroger, en assumant d’abord l’idée qu’un tel droit constitue une entrée particulièrement intéressante pour tenter de saisir la manière dont se formule une représentation dominante de la crise aujourd’hui. On fera alors l’hypothèse que le maintien de la place centrale de la guerre dans l’interprétation et les discours autour du droit de crise donne à voir un rapport au temps inquiet et ambivalent, tiraillé entre une forme de présentisme gestionnaire et des représentations du passé et de l’avenir que nous qualifierons, en prenant appui sur Jacques Derrida, de spectrales. Un rapport à la fois nostalgique à la guerre perdue – aux guerres d’antan – mais qui s’esquisse en même temps comme une possible guerre (mondiale et totale) à venir.
Des représentations ambivalentes de la crise dans le droit
- 5 Nous faisons écho ici à la formule de Ronald Dworkin en appelant à « prendre les droits au sérieux (...)
5Si l’on accepte de « prendre le droit au sérieux »5 pour tenter de saisir les représentations dominantes de la crise, l’étude du droit de crise de ces dernières décennies donne à voir deux traits saillants.
- 6 Voir en particulier J.-L. Halpérin, S. Hennette-Vauchez et É. Millard, L’état d’urgence : de l’exc (...)
- 7 On rappellera ici seulement que les principales dispositions de la loi sur l’état d’urgence de 195 (...)
- 8 Ces discussions se sont nouées en particulier autour de la définition de l’état d’exception par Gi (...)
- 9 Sur ce point, voir en particulier l’ouvrage important de S. Hennette-Vauchez, La démocratie en éta (...)
- 10 Sur le rôle des lois de sortie des états d’urgence dans l’intégration de mesures initialement déro (...)
- 11 Voir V. Champeil-Desplats, « Histoire de lumières française : l’état d’urgence ou comment l’except (...)
- 12 Sur l’impact des états d’urgence sur les équilibres institutionnels, voir en particulier O. Beaud (...)
- 13 S. Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence, op. cit., p. 15, p. 13 et p. 11.
6En premier lieu, on observe le développement d’une modalité de gestion plus ou moins permanente de l’urgence, qui a conduit au développement d’une forme d’exception intégrée dans le droit ordinaire et au développement d’une gestion administrative de l’urgence6. Sur un plan juridique, ce phénomène signifie que la réponse concrète aux situations de « crises » ou aux situations d’urgence dans les États libéraux n’a pas seulement généré la création et l’application de législations d’exception qui rompent de façon déclarée et publique avec l’ordre du droit ordinaire. Bien entendu, de telles législations existent et elles ont joué un rôle central dans la gestion des crises – à l’instar du USA Patriot Act, ou des lois sur l’état d’urgence sécuritaire ou sanitaire. Toutefois, l’attention qui leur a été portée a peut-être contribué à masquer l’immense prolifération normative qui a accompagné ces lois, et en particulier le fourmillement de mesures administratives qui s’est déployé en amont et en aval de chacune d’entre elles7. Plutôt qu’une rupture dans le droit ordinaire – sous la forme d’une « suspension du droit »8 ou d’une concentration des pouvoirs –, les états d’urgence ont ainsi participé à une expansion continue d’ordonnances, de décrets, de petits règlements, laissant aux administrations, sous le contrôle de l’exécutif, le soin de gérer la situation par la prise en charge continue, évolutive et technique de celles-ci. Plutôt qu’un « état d’exception » brisant la continuité du droit pour pouvoir la sauver, on a assisté à la mise en place d’une forme d’« exception permanente »9, à la fois par l’intégration dans le droit ordinaire de mesures d’abord dérogatoires10, mais peut-être plus profondément encore sous la forme d’une pratique normative qui évolue continuellement sur la base d’un principe d’adaptation permanente au changement11. Les transformations durables que la gestion des crises induit en termes de modalités de création du droit et d’équilibre des pouvoirs ont été assez largement relevées12. Néanmoins, ce n’est pas en tant que simple rupture dommageable avec le droit ordinaire que ces transformations s’analysent. Comme la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez l’a établi, si la gestion des crises par le droit depuis quelques décennies peut bien être qualifiée « d’état d’urgence permanent », c’est comme hypernomie plutôt que comme vide juridique. Comme forme de gestion permanente et comme droit évoluant continuellement, plutôt que comme rupture ponctuelle avec le droit ordinaire. Comme forme normative pléthorique, se traduisant à la fois dans le nombre infini de détails que ce droit d’urgence prend désormais en charge et dans son extension à l’échelle du monde, plutôt que comme excès ponctuel et localisé du pouvoir13.
- 14 Sur ce point, voir en particulier l’article séminal de B. Manin, « The emergency paradigm and the (...)
- 15 De façon notable, l’appel à considérer les crises, ou plutôt l’urgence contemporaine, moins comme (...)
- 16 J. Huysmans, « The jargon of exception – On Schmitt, Agamben and the absence of political society (...)
- 17 N. C. Lazar, op. cit., p. 4.
7Cette forme d’exception permanente, qui ne semble donc plus tant signifier une simple répétition de l’usage de pouvoirs exceptionnels, qu’un nouveau mode de production normative, sinon un mode de gouvernement fondé sur la gestion administrative de l’urgence, n’est évidemment pas séparable des représentations dominantes de la crise et peut-être plus largement du temps, qui se donnent à lire dans le droit. Tenir compte de ces représentations permet d’ailleurs de ne pas isoler ces changements de ceux qui sont à l’œuvre dans la plupart des États de droit libéraux, en les tenant pour une spécificité française, ou en y voyant le fruit d’une simple stratégie d’exploitation politique des crises. Un peu partout, dans les États libéraux, on a vu émerger des réflexions normatives portant sur le fait que la plupart des situations ou des phénomènes que l’on continue de qualifier « d’état d’exception » ne relèvent pas, en réalité, de véritables ruptures avec la situation ordinaire. La lutte contre le terrorisme, mais aussi les catastrophes climatiques, par exemple, ont ainsi suscité des réserves quand elles se sont vues qualifiées « d’état d’exception », avec d’évidentes implications quant au mode de traitement juridique14. Et des juristes et des politistes ont défendu que les « crises » elles-mêmes ne devaient plus être conçues comme des ruptures du temps ordinaire, mais bien plutôt comme des pics dans un continuum, que l’urgence qualifie d’ailleurs mieux15, puisque le droit évolue continuellement en épousant un changement permanent et rapide de situations qui ne peuvent plus, de ce simple fait, se voir qualifiées de crises. Et l’on a alors régulièrement dénoncé dans le modèle même de l’état d’exception un paradigme non seulement erroné sur un plan descriptif, mais douteux politiquement16 et « éthiquement suspect »17.
- 18 C’est le cas en France selon de nombreux juristes, pour qui les outils juridiques existants dans l (...)
- 19 On trouve chez le politologue William E. Scheuerman une puissante réflexion sur l’impact de la ges (...)
- 20 On rappellera ici que l’ouvrage État d’exception, qui a donné lieu à d’innombrables commentaires e (...)
- 21 Sur ce point de vue, voir en particulier les travaux classiques de F. Saint-Bonnet, L’état d’excep (...)
8Néanmoins, si un second trait saillant se dégage de l’observation de la gestion des crises, c’est précisément que l’on n’observe pas pour autant un effacement du paradigme de « l’état d’exception » ou un retrait de la représentation de la crise en tant que rupture brutale et ponctuelle de l’ordre ordinaire. Ainsi, si d’attentat en catastrophe écologique, on a sans aucun doute assisté à un phénomène indéniable de gestion administrative plus continue de l’urgence, cela n’a pas conduit à l’abandon du recours bruyant à des législations d’exception, comme en témoigne a minima la proclamation presque partout sur la planète d’états d’urgence pour gérer la crise sanitaire, ce qui n’eut sans doute pas été absolument nécessaire sur un plan juridique dans bien des États18. De telle sorte qu’à côté du développement d’une forme de gestion plus ou moins permanente de l’urgence, qui contribue peu à peu à transformer les États libéraux19, le maintien d’un recours au droit de crise dans sa forme ponctuelle et la plus spectaculaire constitue peut-être le second trait saillant de cette forme de « gouvernement de crise » que toute une littérature s’est efforcée de traquer, depuis l’ouvrage en quelque sorte inaugural de Giorgio Agamben20. Cette ambivalence éclaire sans doute les vives discussions qui se sont développées autour de la notion même « d’état d’exception », telle qu’elle avait été définie par Agamben lui-même en tant que situation d’anomie. Car si, d’un côté, on assiste bien au développement d’une forme de gestion administrative de l’urgence, certes exceptionnelle par bien des aspects (par exemple les atteintes à certains droits considérés comme fondamentaux), mais dont le trait essentiel semble justement résider dans sa permanence et sa continuité avec le droit ordinaire, de l’autre, le rôle central de la proclamation des crises, dans leur aspect le plus discontinu, brutal, théâtralisé aussi, demeure et s’accélère même. Bien sûr, on pourra répondre que les crises sont des faits qui imposent leur propre nécessité et qui dépassent, par définition, non seulement la maîtrise du droit, mais également l’instrumentalisation à outrance du pouvoir – ce qui n’est guère discutable21. Mais pour une réflexion portant précisément sur les représentations dominantes de la crise telles qu’elles se traduisent justement dans le droit, une telle réponse ne saurait être satisfaisante : l’étude du droit de crise traduit, sinon trahit des représentations fort différentes de la crise (comme continuum vs comme exception, en tant que crise régionale vs interconnectée, en tant que crise locale vs globale), qui semblent d’ailleurs souvent moins en conflit dans la mise en œuvre du droit de crise, que complémentaires ou articulées.
9C’est dans ce cadre que la référence presque incontournable à la guerre lors des applications du droit de crise, y compris lorsque les crises semblent moins que jamais comparables à des guerres, nous semble pouvoir être éclairée.
Le droit de crise et le rapport à la guerre
- 22 Dans la mythologie qui accompagne l’article, on rappelle alors généralement que le juriste René Ca (...)
- 23 De ce point de vue, un ouvrage juridique classique comme celui de Geneviève Camus est assez remarq (...)
- 24 On rappellera ici que le terme de « dictature » est employé de façon polysémique par Schmitt, en f (...)
- 25 C. Schmitt, La Dictature, op. cit., p. 198 sq.
10Le rapport du droit de crise à la guerre semble à la fois une évidence et un impensé. C’est une évidence, puisqu’une large partie du droit de crise tel qu’il existe encore aujourd’hui s’origine dans des situations de guerre, dont il porte la trace – à l’instar de la loi sur l’état de siège de 1849, la loi sur l’état d’urgence créée dans le contexte de la guerre d’Algérie, ou même l’article 16 de la Constitution de 1958 dont on rappelle généralement qu’il doit son origine aux événements de mai-juin 194022. Mais ce rapport à la guerre demeure largement impensé, probablement parce que toute l’histoire du droit de crise a presque toujours été lue comme un processus de mise à distance à l’égard de cette origine militaire23. Pour Carl Schmitt, qui entreprend précisément de reconstruire une telle histoire de la « dictature »24 dans son ouvrage éponyme publié en 1921 – c’est-à-dire au lendemain de la Première Guerre mondiale, et dans un contexte de semi-guerre civile qui fait suite à l’avènement de la République de Weimar –, cet effort de mise à distance s’explique aisément au XIXe siècle : le développement de l’État de droit libéral, qui entend garantir le maintien du cadre légal et la domination du pouvoir civil pendant les crises, conduit les libéraux à relativiser l’assimilation de la crise à une forme de « guerre » intérieure25. Et, de ce point de vue même, le maintien, sinon le « retour » d’une référence constante à l’idée de guerre lors de la gestion des crises contemporaines s’avère assez saisissant.
- 26 N. Grangé, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, Vrin-EHESS, 2015
- 27 Une dimension spectrale ou conjuratoire également soulignée par T. Berns dans La guerre des philos (...)
11Dans son ouvrage paru en 2015, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Ninon Grangé propose une lecture proprement philosophique de cette référence ambiguë à la guerre, telle qu’elle se dessine dans la pensée de l’état d’exception, jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Pour Ninon Grangé, on ne comprend pas les représentations historiques de la guerre si l’on ne tient pas compte de l’opposition originaire, et qui fonde en quelque sorte le politique, entre polemos, ou la guerre régulée et maîtrisée, et stasis, la guerre civile, qui constitue l’origine et la peur archaïque qui fonde et continue d’habiter tout ordre politique26. Lors de chaque véritable « état d’exception », la référence explicite à la guerre devrait donc être comprise à l’aune de cet autre refoulé que constitue la guerre civile, qui n’est évidemment pas seulement une représentation confuse et indicible, mais en même temps une peur originaire et indépassable – ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’elle ne puisse pas faire l’objet d’une réflexion susceptible d’avoir des effets politiques. L’étude du droit de crise dans son caractère le plus concret comme dans ses transformations historiques confirme certainement la thèse de Ninon Grangé : il convient de prendre très au sérieux la dimension spectrale de cette référence à la guerre dans « l’état d’exception »27. Pour tenter d’éclairer le maintien de cette référence alors même que le droit de crise s’est évidemment transformé et que la nature des crises ressemble de moins en moins à un « état d’exception », on serait tenté de prolonger la réflexion en interrogeant plus spécifiquement le rapport au passé, et plus généralement au temps, tel qu’il se donne à lire dans ce rapport à la guerre. Une démarche qui exige alors aussi d’historiciser la manière dont le droit de crise s’est, depuis la Révolution au moins, justement rapporté à la guerre.
- 28 Voir M. Goupy, « La dictature et le spectre de la révolution. Continuité et discontinuité juridico (...)
- 29 Id., « Carl Schmitt, revolución, contrarevolución y revolución conservadora », dans Ideas política (...)
12La guerre – comme guerre maîtrisée – constitue effectivement le grand modèle du droit de crise tel qu’il s’est construit et développé tout au long du XIXe siècle, et ce modèle est certainement habité par une peur qui ne dit pas son nom. De façon très concrète néanmoins, cette peur est provoquée par le spectre de la révolution qui hante toutes les législations d’exception produites après la révolution de 1789, à commencer bien sûr par la loi martiale elle-même, votée au lendemain de la révolution de 184828. Tout le développement du droit de crise au cours du XIXe siècle peut, dans une certaine mesure, être compris à partir de cette hantise d’une possible répétition de la révolution, qui éclaire d’ailleurs largement la première théorie de l’exception de Carl Schmitt, telle qu’elle se formule dans La Dictature29. Et c’est aussi cette hantise qui explique que le modèle et la référence encore explicite à la guerre, dans le droit de crise au XIXe siècle, s’avèrent peu à peu très encombrants.
- 30 Sur la guerre en forme, voir Th. Berns et J. Lafosse, « Limitation, étatisation et “juridicisation (...)
- 31 Lors de la répression féroce de la Commune de Paris, les réflexions sont nombreuses à interpréter (...)
- 32 C’est très exactement cet enjeu qui se trouve au cœur de l’échange souterrain qui se noue entre Ca (...)
13En effet, dans le contexte même de la Révolution française qui proclame la soumission de l’exercice du pouvoir exécutif au droit et aux principes constitutionnels, mais surtout alors qu’une certaine représentation de l’État de droit se développe en Europe, la guerre a pu s’imposer comme un modèle relativement incontournable dans la construction du droit de crise. Plus exactement, c’est une représentation juridique de la guerre, largement modelée par les réflexions autour de la guerre en forme, qui offre un modèle acceptable pour penser la crise en tant que rupture ponctuelle dans le temps ordinaire, à partir d’un concept de guerre limitée dans le temps et dans l’espace par le droit30. Sans doute ce modèle est-il déjà plus délicat pour penser la limitation des moyens qu’il est permis d’exploiter en situation de crise. Mais, plus profondément encore, c’est par l’assimilation symbolique de l’émeute ou de la révolte à une guerre entre des ennemis que le modèle de la guerre pour penser la crise devient périlleux, en particulier parce qu’il conduit à réduire l’État au même statut que les forces qu’il s’emploie à réprimer. Ce faisant, non seulement les pouvoirs de crise peuvent se voir assimilés à un acte de « guerre » contre un « ennemi intérieur »31, mais, plus profondément encore, une telle lecture ouvre la possibilité de comprendre l’émeute, la révolte intérieure comme une « guerre » revendiquant pour elle-même le droit de fonder un nouvel ordre juridique par la « violence » – en d’autres termes, par la révolution32. De telle sorte que, là même où le droit de crise prétend éteindre les révoltes par des outils légaux avant qu’elles ne se transforment en révolution, il réveille imprudemment, par son origine et son modèle militaire même, le spectre de la refondation juridique par la violence.
- 33 C. Schmitt, La Dictature, op. cit., p. 187-188.
- 34 Dans L’urgence et l’effroi, Ninon Grangé observe que pour penser la signification centrale de « l’ (...)
14Dans La Dictature, Schmitt expose avec une acuité particulière l’effort des libéraux pour rompre avec cette origine et ce modèle militaires pour la création de nouvelles législations destinées à encadrer la répression des révoltes. Ainsi, la loi sur l’état de siège procède d’une opération du droit qui fait glisser l’état de siège de l’extérieur à l’intérieur, et surtout du domaine militaire vers une représentation de l’état de siège fictif, en tentant de construire un concept de crise qui rompe avec l’idée de guerre entre deux ennemis33. Néanmoins, en 1871 encore, son application réactive, malgré les intentions explicites des législateurs, la figure de la guerre comme celle de l’ennemi, qui se voient immédiatement convoquées pour qualifier la nature réelle de la répression par ceux qui la subissent – à l’instar, par exemple, de l’application de l’état de siège pendant la Commune de Paris. Le rapport très ambivalent du droit de crise à la guerre tout au long du XIXe siècle – et en réalité jusqu’au XXe siècle – se précise ainsi : d’un côté la guerre, en tant que conflit limité par le droit, constitue bien un modèle qui permet de penser la situation d’exception en tant que situation de crise limitée dans le temps ; mais, en même temps, le modèle même de la guerre réactive malgré lui le spectre tenace de la révolution, en convoquant le passé qui vient hanter l’interprétation du présent. En d’autres termes, si le droit de crise, ou « l’état d’exception », parle de temps, comme le souligne encore Ninon Grangé, on peut le saisir ici en tant que rapport à l’histoire et au temps, qui invitent à se voir précisément situés historiquement34.
- 35 Sur la façon dont certains députés protestent contre la loi au nom de la mémoire de Vichy, voir le (...)
- 36 Comme l’a noté Sylvie Thénaut dans son article publié à la suite de l’application de la loi sur l’ (...)
15Le développement du droit de crise tout au long du XXe siècle, jusqu’à son hyper-administrativisation aujourd’hui, a dans une certaine mesure poursuivi ce processus ambivalent de mise à distance du modèle et de la référence toujours périlleuse à la guerre. La création de la loi sur l’état d’urgence dans le contexte de la guerre d’Algérie constitue l’expression presque exemplaire d’un rapport à la guerre qui frôle le paradoxe, puisque la loi a précisément été créée pour ne pas recourir à la loi sur l’état de siège, qui aurait donné trop de pouvoir à l’armée et qui, sur un plan politique, aurait tendu à assimiler les « événements d’Algérie », selon les termes des autorités publiques à l’époque, à une situation de guerre. Néanmoins, dès 1955, non seulement le déni de la guerre par un recours à des moyens extraordinaires utilisés lors de la période de Vichy n’a guère d’efficacité35, mais il semble même plus que jamais faire résonner l’idée de révolution fondatrice de droit. Et par la suite, chacune des applications de l’état d’urgence a réactivé, bien malgré l’intention des autorités publiques, le spectre des guerres passées – à commencer par celui de la guerre d’Algérie lors de la répression des émeutes de banlieues en 200536. De telle sorte que si le spectre de la révolution s’éloigne peu à peu, en revanche la guerre demeure bien une figure spectrale par la façon dont elle fait revenir des figures du passé que les autorités peinent ensuite à maîtriser, lorsqu’il s’agit d’interpréter la répression des désordres publics.
- 37 Non seulement le recours à des états d’urgence fait écho à des situations de guerres passées, mais (...)
- 38 Sur ce sujet, on peut voir en particulier l’introduction du dossier dirigé par D. Linhardt et C. M (...)
16Dans ce cadre, le recours – encore une fois – à l’état d’urgence pour lutter contre le terrorisme après les attentats de 2015, mais plus encore pour répondre à la crise sanitaire, invite à la réflexion : pourquoi recourir encore à une législation avec des échos martiaux37, qui réveille toute une mémoire des guerres passées, alors même qu’une telle loi semble à chaque « crise » de moins en moins nécessaire au regard du développement d’une modalité de gestion administrative continue de l’urgence, sous contrôle exécutif ? Pourquoi, plus généralement, assiste-t-on, depuis deux décennies au moins, à une sorte de surenchère de la rhétorique de la guerre et de l’ennemi pour requalifier sur un plan juridico-politique des figures ou des situations qui auraient pu se voir traitées tout autrement ? Bien entendu, les effets de légitimation de ces discours martiaux ne sont guère à prouver. On a également largement insisté, depuis longtemps déjà, sur les changements structurels dont cette rhétorique témoigne, en particulier en ce qui concerne la brouille entre situation de paix et situation de guerre, entre opération de police et véritable guerre, entre criminel et ennemi38. Mais si l’on se situe sur un autre plan, celui précisément des représentations dominantes de la crise et plus largement du temps juridique et politique, cette tension entre d’un côté une représentation du temps de crise comme un temps de l’urgence permanente, exigeant une prise en charge technique et évoluant continuellement, et de l’autre l’évocation presque systématique de la crise en tant que rupture exceptionnelle et spectaculaire, associée à la figure largement métaphorique ou symbolique de la guerre, invite à renouveler les réflexions. En d’autres termes, il s’agit de saisir et de penser ensemble le traitement des crises, qui semble signaler une transformation du droit en direction d’une forme de gestion permanente et continue de l’urgence, et le maintien de la place symbolique de la guerre dans les discours qui accompagnent la gestion des crises, en faisant indubitablement écho au passé – ou aux guerres d’antan.
La guerre et les spectres du droit de crise
- 39 J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 115.
- 40 « Il y a aujourd’hui dans le monde un discours dominant, ou plutôt en passe de devenir dominant, a (...)
17Lorsqu’il publie Spectres de Marx, à l’issue d’une conférence prononcée en 1993 à l’Université de Californie, Jacques Derrida s’emploie à faire de la notion de spectre un concept proprement philosophique, qui lui permet de penser ce qui s’énonce dans la proclamation de la « fin de l’histoire » par Francis Fukuyama. Cette annonce met en scène la victoire du libéralisme et du capitalisme au lendemain de la chute de l’URSS. Mais cette victoire se formule dans des termes bien spécifiques : ceux d’une conception de l’histoire, qui annonce une domination non pas seulement hégémonique, mais bien définitive – précisément comme fin de l’histoire. Dans la forme même de sa proclamation, qui s’expose crânement dans « tous les supermarchés idéologiques d’un Occident angoissé »39 et se répète inlassablement jusqu’à la ritualisation40, Derrida décèle néanmoins une peur et une incantation à l’égard d’un possible retour du passé :
- 41 Ibid., p. 159.
Cela ressemble à une conjuration. […] Il faut, magiquement, chasser un spectre, exorciser le retour possible d’un pouvoir tenu pour maléfique en soi et dont la menace démonique continuerait de hanter le siècle.41
- 42 Ibid., p. 69.
18C’est donc bien le rapport à l’histoire et au temps qui se dissimule dans une proclamation ouvertement provocatrice que Derrida veut discuter avec le concept de spectre. Car si le spectre est toujours bien un re-venant, s’il revient notamment – mais pas seulement – depuis le passé, son irruption dans l’histoire enfin achevée du capitalisme et de la démocratie libérale en constitue en quelque sorte l’impossible négation – ou la négation impossible : le spectre de Marx revient précisément là où il ne doit pas pouvoir revenir. Le spectre de Marx ne trahit donc pas seulement une peur qui demeure, tenace, derrière la proclamation incantatoire de Fukuyama, et qui dissimule bien mal la conjuration effrayée d’un possible retour du communisme. Plus profondément, pour Derrida, le spectre ou la « hantise appartient à la structure de l’hégémonie »42, au sens où toute domination hégémonique, parce qu’elle nie sa propre négation, est vouée à se voir hantée par les spectres. En d’autres termes, on peut interpréter les figures spectrales qui hantent le présent comme des formes fantasmées de négation du présent, lorsque le présent même ne laisse plus de place à la négation. Et plus la domination par le temps se veut hégémonique, sans autre alternative possible, plus les spectres doivent se multiplier.
- 43 Ibid., p. 122.
19Mais Derrida pousse un peu plus loin encore sa réflexion. Le spectre de Marx s’avance effectivement d’abord joyeusement comme un rire devant l’auto-proclamation de la victoire hégémonique et définitive de l’ordre du capitalisme et du libéralisme. Mais il convient de bien prendre la mesure de la conception de l’histoire et du temps qui s’énonce, pour asseoir une domination hégémonique : à savoir comme fin de l’histoire, c’est-à-dire comme la réalisation de l’identité à soi d’un « éternel présent »43. C’est la possibilité d’un présent en quelque sorte définitif, sans autre possible – ou futur historique – et récapitulant le passé pour le clôturer qui est en jeu. Or, de ce point de vue, la figure du spectre fissure ou, pour mieux dire, court-circuite l’identité ou la contemporanéité à soi du présent. Il est la négation directe d’un présent identique à soi. Et à bien prendre la mesure de la conception de l’histoire et du temps qui s’annonce sous les traits d’un éternel présent, il ne peut être que le premier d’une longue danse macabre d’innombrables spectres, appelés depuis le présent à court-circuiter une conception du temps dont les prétentions hégémoniques passent par le discours de l’identité à soi du présent.
- 44 Ibid., p. 162.
20Or, continue Derrida, « [l]e propre d’un spectre, s’il en a un, c’est qu’on ne sait pas s’il témoigne en revenant d’un vivant passé ou d’un vivant futur, car le revenant peut marquer déjà le retour du spectre d’un vivant promis »44. Le spectre fait revenir le passé comme le futur. Et ce, parce que s’il est la figure même du court-circuit dans le temps hégémonique qui s’affirme en tant qu’un éternel présent, c’est bien depuis le présent, depuis les peurs du présent, depuis la conscience qui le travaille de sa propre fragilité, et qu’il ne cesse de refouler ou de conjurer, que les formes spectrales qui reviennent peuvent être interprétées. En d’autres termes, il faut partir du présent qui croit pouvoir s’affirmer comme définitif et identique à lui-même, pour interpréter les figures spectrales qu’il convoque bien malgré lui dans ses discours aussi hégémoniques que conjuratoires, aussi bruyants et fanfarons qu’effrayés par la trouble conscience de ce que la proclamation d’un éternel présent se dissimule à elle-même.
21Et c’est dans cette perspective que nous voudrions tenter d’interpréter les figures spectrales qui hantent le droit de crise, en particulier, celles de la guerre.
22En effet, si la référence à la guerre, telle qu’elle n’a jamais cessé de se présenter dans le droit de crise depuis, au moins, la Révolution française, est saisie non pas seulement comme paradigme juridique, ou comme origine historique, mais aussi comme figure spectrale qui traduit, dans son évolution même, des représentations dominantes de l’histoire et du temps, sa très forte résurgence dans le droit de crise contemporain donne alors à méditer.
- 45 Sur la prise en compte de l’importance de cette rhétorique « à chaud », voir par exemple C. S. Mai (...)
- 46 B. Chéron, « Les français, les valeurs et les vertus militaires : le grand malentendu », Inflexion (...)
23Car il y a bien quelque chose du spectre dans la manière dont la guerre se voit presque systématiquement convoquée par les autorités pour gérer les situations de crise les plus diverses. Guerre contre la Terreur ou contre le terrorisme, contre un ennemi qui ne doit pourtant jamais en être un sur un plan juridique, « guerre contre le coronavirus », que bien des gouvernements s’empressent de proclamer en 202045, pour appuyer la mise en œuvre de tout un arsenal de moyens plus ou moins dérogatoires mais qui ne sont pas d’abord militaires – ce qui ne signifie pas, bien sûr, que le militaire en soit complètement exclu. La guerre, tout comme l’appel aux valeurs et à l’autorité militaires, n’en finissent pas de se voir convoqués dans la gestion de l’urgence, et dans le temps de crise du présent46, et ce, aussi bien par le droit de crise même que par la rhétorique qui l’accompagne.
24À observer ce phénomène du point de vue des représentations dominantes du temps, telles qu’elles se traduisent dans le droit de crise lui-même, la place d’une telle figure n’a rien de tout à fait évident. La guerre semble même, à bien des égards, un modèle étrangement anachronique de la crise, qu’il conviendrait de ce point de vue de mettre en écho avec d’autres figures du passé, qui pèsent également sur l’interprétation des crises contemporaines d’une façon étrangement fantomatique, à commencer par le spectre, presque omniprésent lorsqu’on évoque l’état d’exception ou la gestion des crises aujourd’hui, d’un retour de la dictature. Chacune à leur manière, ces deux figures spectrales qui accompagnent systématiquement la mise en œuvre des mesures de crise éclairent à la fois la conception dominante du temps qui se traduit dans le droit (de crise), et ce qu’elle conjure, repousse ou au contraire convoque.
- 47 F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
25Car la gestion des crises ne traduit pas seulement une conception du temps toujours plus « présentiste »47. Elle engage surtout l’idée que la continuité du temps politique et juridique peut se voir assurée par une forme de gestion administrative, purement technique, et qui évolue continuellement avec l’urgence, par une modalité de production normative rivée au présent qui finit par ressembler à s’y méprendre à la gestion d’un éternel présent, dans le cadre d’un gouvernement de crise permanent. Mais de quelle crise s’agit-il alors ? Car, dans l’état d’urgence permanent, la crise finit par se dissoudre dans un continuum que l’État semble gérer par une sorte d’activité administrative essentiellement technique qui régule en quelque sorte ses pics émergents ; mais plus les crises se répètent, plus la (les) crise(s) semble(nt) liées entre elles, plus se dessine le spectre d’une crise générale, globale et immaîtrisable.
26Dans ce cadre, il y a, dans les discours martiaux de l’entrée en guerre contre toutes sortes d’ennemis que l’on s’emploie à désigner dans les crises du présent, quelque chose de la beauté héroïque des guerres d’antan : vouloir déclarer la guerre contre le covid, c’est vouloir une guerre limitée dans le temps par un retour certain à la paix, c’est croire que l’on peut encore le limiter dans l’espace par quelque frontière, ou sur un terrain de bataille. C’est vouloir que la crise soit une guerre maîtrisée par l’exercice toujours un peu sublimé de la violence souveraine. En d’autres termes, le spectre de la guerre, qui continue à se voir convoqué dans le droit de crise sous sa forme la plus « exceptionnelle » et spectaculaire, et qui hante les discours qui entourent sa mise en œuvre, pourrait bien être, paradoxalement, un spectre (et un fantasme) positif. Mais comme un spectre vient rarement seul, il ne surgit jamais qu’accompagné de son ombre : le spectre d’une crise sans fin et sans limites temporelles ou spatiales. Le spectre d’une crise qui échappe désormais complètement à la maîtrise de l’État souverain. En d’autres termes, derrière toute cette rhétorique de la guerre et de l’ennemi, se dissimule à peine le regret nostalgique d’un temps où la crise pouvait être délimitée et contenue, et encore soumise à la maîtrise virile de l’État et de son armée.
27Dans le fond, la guerre, qui a longtemps fonctionné dans le droit de crise comme une fiction utile mais inquiétante, est devenue il y a peu une fiction inutile mais rassurante. Inutile, car la guerre – en tant que concept juridique limité – ne permet plus guère de constituer un modèle pour aborder les crises aujourd’hui ; cependant, elle demeure plus présente que jamais dans les discours des pouvoirs publics, avec son statut fictif rassurant – et en réalité, plus inquiétant encore – quant à la possibilité de penser que la (les) crise(s) peu(ven)t être encore limitée(s) dans le temps, et maîtrisée(s) par la « force souveraine ». À ceci près que la guerre ne demeure une fiction rassurante que tant qu’elle n’est pas effectivement prise comme le moyen réel de résoudre la crise sans fin qui s’annonce.
Notes
1 J. Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Éditions Galilée, 1993, p. 241.
2 Ainsi Carl Schmitt a-t-il sans doute largement contribué à faire de la guerre de l’intérieur l’une des origines fondatrices du droit de crise dans les États constitutionnels européens. Voir C. Schmitt, La Dictature [1921], M. Köller et D. Séglard trad., Paris, Seuil, 2000.
3 Bien sûr, les déclarations martiales autour des crises demeurent centrales dans la mise en œuvre des pouvoirs d’urgence, comme en témoignent aussi bien la gestion du 11-Septembre que celle des attentats de 2015, par exemple, ou même celle de la crise sanitaire. Néanmoins, une importante littérature a contesté cette rhétorique martiale, en particulier après les attentats de 2015 en France. Nous revenons sur ces points plus loin.
4 Dans un remarquable article issu d’une conférence prononcée en 1986, au lendemain de Tchernobyl, Paul Ricœur note que « c’est dans une civilisation comme la nôtre qui, dans sa hiérarchie de valeurs, met l’économie au sommet, que la forme économique de la crise est elle-même érigée en modèle de toutes les crises » (P. Ricœur, « La crise : un phénomène spécifiquement moderne ? », Revue de théologie et de philosophie, troisième série, vol. CXX, no 1, 1998, p. 5). Pour une telle application explicite de la pensée économique pour penser et traiter les crises sur un plan juridique, voir en particulier E. A. Posner et A. Vermeule, The Executive Unbound. After the Madisonian Republic, Oxford-New York, Oxford University Press, 2013.
5 Nous faisons écho ici à la formule de Ronald Dworkin en appelant à « prendre les droits au sérieux », en déplaçant néanmoins le sens de la proposition puisqu’il s’agit ici plutôt de développer une réflexion philosophique qui prenne la réalité du droit au sérieux, dans son aspect le plus concret – ses modalités de production, son rythme, sa forme – pour pouvoir cerner, dans le droit de crise même, les représentations tacites et dominantes de la crise. R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1987.
6 Voir en particulier J.-L. Halpérin, S. Hennette-Vauchez et É. Millard, L’état d’urgence : de l’exception à la banalisation, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017.
7 On rappellera ici seulement que les principales dispositions de la loi sur l’état d’urgence de 1955 ont été ensuite intégrées dans le droit commun par la loi SILT du 3 octobre 2017, qui permet au préfet de procéder à des « mesures de surveillance », à des « périmètres de protection », etc., qui n’auraient été permis auparavant qu’en application de la loi et pour un temps limité.
8 Ces discussions se sont nouées en particulier autour de la définition de l’état d’exception par Giorgio Agamben en tant que situation d’anomie provoquée par un acte juridique de suspension du droit. Bien que la théorie de l’état d’exception d’Agamben soit d’une grande et complexe subtilité qui n’est pas toujours examinée, il n’en demeure pas moins que cette définition a suscité d’innombrables réactions dans le champ juridique, où l’on n’observe évidemment pas une telle suspension. Sur ces réactions, on peut lire en particulier l’article de M. Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », dans L’exception dans tous ses états, S. Théodorou dir., Paris, Éditions Parenthèses, 2007, p. 163-176. Voir également G. Agamben, État d’exception. Homo Sacer, J. Gayraud trad., II, 1, Paris, Seuil, 2003.
9 Sur ce point, voir en particulier l’ouvrage important de S. Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente, Paris, Seuil, 2022. Il fait suite à un long travail collectif du CREDOF, qui a organisé un suivi de l’application de l’état d’urgence après 2015. Voir CREDOF, « Ce qui reste(ra) toujours de l’urgence », recherche effectuée par le CREDOF dans le cadre de la convention de recherche signée avec le Défenseur des droits, Rapport de recherche Convention no 2016 DDD/CREDOF. Publié ensuite sous la direction de S. Hennette-Vauchez, Ce qui reste(ra) toujours de l’urgence, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2018.
10 Sur le rôle des lois de sortie des états d’urgence dans l’intégration de mesures initialement dérogatoires dans le droit ordinaire, voir V. Champeil-Desplats, « Aspects théoriques : ce que l’état d’urgence fait à l’État de droit », dans Ce qui reste(ra) toujours de l’urgence, op. cit., p. 31 sq., et M.-L. Basilien-Gainche, « État d’urgence et lutte contre le terrorisme. La mécanique de l’entropie », Journal du Droit administratif, 21 mars 2016. En ligne : [http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=447] (consulté le 20 février 2019).
11 Voir V. Champeil-Desplats, « Histoire de lumières française : l’état d’urgence ou comment l’exception se fond dans le droit commun sans révision constitutionnelle », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. LXXIX, 2017, p. 209 sq.
12 Sur l’impact des états d’urgence sur les équilibres institutionnels, voir en particulier O. Beaud et C. Guérin-Bargues, L’état d’urgence, Étude constitutionnelle, historique et critique, Paris, LGDJ, 2018.
13 S. Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence, op. cit., p. 15, p. 13 et p. 11.
14 Sur ce point, voir en particulier l’article séminal de B. Manin, « The emergency paradigm and the new terrorism », dans Les usages de la séparation des pouvoirs. The Uses of the Separation of Powers, S. Baume et B. Fontana dir., Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 135-171. Cet article a été traduit en français : « Le paradigme de l’exception. Et si la fin du terrorisme n’était pas pour demain ? L’État face au nouveau terrorisme », La Vie des idées, 15 décembre 2015. En ligne : [https://laviedesidees.fr/Le-paradigme-de-l-exception.html] (consulté le 14 octobre 2016). Sur la base de travaux comparés entre plusieurs États libéraux, voir P. Auriel, O. Beaud et C. Wellman dir., The Rule of Crisis. Terrorism, Emergency Legislation and the Rule of Law, Cham, Springer, 2018. Enfin, pour une réflexion large, développée dans le contexte américano-canadien, voir N. C. Lazar, States of Emergency in Liberal Democracies, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. On trouve moins de travaux juridiques portant spécifiquement sur le concept de crise dans la gestion des catastrophes écologiques. En revanche, la littérature portant sur la « crise climatique » regorge de remises en cause du paradigme de la « crise ».
15 De façon notable, l’appel à considérer les crises, ou plutôt l’urgence contemporaine, moins comme une exception ou une rupture, que comme un pic dans un continuum, se retrouve chez des auteurs tenant des positions théoriques, éthiques et politiques antagonistes dans le champ anglo-saxon. Voir en particulier N. C. Lazar, op. cit., p. 4, et E. A. Posner et A. Vermeule, Terror in Balance, Security, Liberty and the Courts, Oxford-New York, Oxford University Press, 2007, p. 42.
16 J. Huysmans, « The jargon of exception – On Schmitt, Agamben and the absence of political society », International Political Sociology, no 2, 2008, p. 165-183.
17 N. C. Lazar, op. cit., p. 4.
18 C’est le cas en France selon de nombreux juristes, pour qui les outils juridiques existants dans le droit ordinaire étaient suffisants pour gérer la situation. Voir notamment S. Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence, op. cit., p. 30.
19 On trouve chez le politologue William E. Scheuerman une puissante réflexion sur l’impact de la gestion de l’urgence sur le droit, dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’adaptation à l’accélération du monde. Voir en particulier W. E. Scheuerman, Liberal Democracy and the Social Acceleration of Time, Baltimore, John Hopkins University Press, 2004. Pour une réflexion bien plus polémique sur l’impact de la gestion des crises sur le droit, voir E. A. Posner et A. Vermeule, The Executive Unbound. After the Madisonian Republic, op. cit.
20 On rappellera ici que l’ouvrage État d’exception, qui a donné lieu à d’innombrables commentaires et lectures sous cet angle, date de 2003 – deux ans à peine après le 11-Septembre donc. Voir G. Agamben, op. cit.
21 Sur ce point de vue, voir en particulier les travaux classiques de F. Saint-Bonnet, L’état d’exception, Paris, PUF, 2001, et « Droit et évidente nécessité : l’autonomie de l’état d’exception », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, no 30, 2000, p. 29-43.
22 Dans la mythologie qui accompagne l’article, on rappelle alors généralement que le juriste René Capitant qualifiait l’article 16 de « constitutionnalisation de l’appel du 18 juin 1940 ».
23 De ce point de vue, un ouvrage juridique classique comme celui de Geneviève Camus est assez remarquable, tant il souligne l’importance des situations de guerre dans l’origine du « droit de nécessité », tout en manquant complètement d’en interroger les conséquences, y compris sur sa propre thèse, qui défend un contrôle politique sur un tel droit. Voir G. Camus, L’état de nécessité en démocratie, thèse pour le doctorat soutenue à la Faculté de Droit et des Sciences Économiques le 15 février 1964, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1965.
24 On rappellera ici que le terme de « dictature » est employé de façon polysémique par Schmitt, en faisant référence à la fois à l’idée de pouvoirs exceptionnels fondés sur la constitution ou sur un « droit de nécessité » (en renvoyant alors à l’idée de dictature romaine), tout en faisant écho à l’idée de dictature du prolétariat, évidemment d’importance majeure en 1921, au lendemain de la Révolution russe.
25 C. Schmitt, La Dictature, op. cit., p. 198 sq.
26 N. Grangé, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, Vrin-EHESS, 2015.
27 Une dimension spectrale ou conjuratoire également soulignée par T. Berns dans La guerre des philosophes, Paris, PUF, 2019.
28 Voir M. Goupy, « La dictature et le spectre de la révolution. Continuité et discontinuité juridico-politique à l’ombre de la répétition historique », Éthique, politique et religions, no 17, février 2021, p. 75-95.
29 Id., « Carl Schmitt, revolución, contrarevolución y revolución conservadora », dans Ideas políticas para un mundo en crisis. De la ilustración al siglo XX, S. Delgado Fernadez et J.-F. Jimenez-Diaz dir., Grenade, Comares, 2021, p. 341-360.
30 Sur la guerre en forme, voir Th. Berns et J. Lafosse, « Limitation, étatisation et “juridicisation” de la guerre à l’époque moderne », dans Guerre juste et droit des gens moderne, T. Berns et J. Lafosse dir., Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2017, p. 7-18.
31 Lors de la répression féroce de la Commune de Paris, les réflexions sont nombreuses à interpréter d’ailleurs l’usage de l’état de siège et la répression en général comme une « guerre » qui s’est abattue sur une partie du peuple, traitée en « ennemi ». Sur l’interprétation de « l’état d’exception » sous la Commune, voir en particulier J.-C. Farcy, « La répression de la Commune : “au nom des lois et par les lois” (Thiers) ? », dans De la dictature à l’état d’exception, Approches historique et philosophique, M. Goupy et Y. Rivière dir., Rome, Éditions de l’École française de Rome, 2023, p. 97 sq.
32 C’est très exactement cet enjeu qui se trouve au cœur de l’échange souterrain qui se noue entre Carl Schmitt et Walter Benjamin, depuis la publication de La Dictature en 1921 par Schmitt, à laquelle Benjamin répond de façon explicite dans « Pour une critique de la violence », paru la même année. Voir W. Benjamin, « Pour une critique de la violence » (1921), dans Id., Œuvres I, M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch trad., Paris, Gallimard, 2000.
33 C. Schmitt, La Dictature, op. cit., p. 187-188.
34 Dans L’urgence et l’effroi, Ninon Grangé observe que pour penser la signification centrale de « l’état d’exception » aujourd’hui, l’essentiel des discussions s’est déployé sur un plan spatial, ou du moins structurel, en suscitant des discussions aporétiques (l’état d’exception est-il dans ou hors du droit ?). Pourtant, remarque-t-elle encore, l’exception parle de toute évidence de temps, et c’est en l’abordant depuis ce point de vue qu’il devient possible de sortir de ces apories. Voir N. Grangé, L’urgence et l’effroi. L’état d’exception, la guerre et les temps politiques, Lyon, ENS Éditions, 2018, chap. I et II.
35 Sur la façon dont certains députés protestent contre la loi au nom de la mémoire de Vichy, voir le remarquable article de S. Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement social, no 218, 2007, p. 63-78.
36 Comme l’a noté Sylvie Thénaut dans son article publié à la suite de l’application de la loi sur l’état d’urgence lors de la répression des émeutes de banlieues de 2005, le recours à une législation produite pendant la guerre d’Algérie réactive bien maladroitement une mémoire encore vive pour certaines populations françaises (ibid).
37 Non seulement le recours à des états d’urgence fait écho à des situations de guerres passées, mais on rappellera aussi que le discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, le 16 novembre 2015, débute par « La France est en guerre », tout comme le discours de Macron du 16 mars 2020 inaugure la politique de gestion de la crise sanitaire avec l’affirmation d’après laquelle « Nous sommes en guerre ».
38 Sur ce sujet, on peut voir en particulier l’introduction du dossier dirigé par D. Linhardt et C. Moreau de Bellaing, « Ni guerre, ni paix. Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre », Politics, no 104, 2013, p. 7-23.
39 J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 115.
40 « Il y a aujourd’hui dans le monde un discours dominant, ou plutôt en passe de devenir dominant, au sujet de l’œuvre et de la pensée de Marx, au sujet du marxisme […]. L’incantation se répète et se ritualise […]. Elle revient à la rengaine et au refrain. Au rythme d’un pas cadencé elle proclame : Marx est mort, le communisme est mort, bien mort, avec ses espoirs, son discours, ses théories et ses pratiques, vive le capitalisme, vive le marché, survive le libéralisme économique et politique ! » (ibid., p. 90).
41 Ibid., p. 159.
42 Ibid., p. 69.
43 Ibid., p. 122.
44 Ibid., p. 162.
45 Sur la prise en compte de l’importance de cette rhétorique « à chaud », voir par exemple C. S. Maier et I. Kumekawa, « Responding to the COVID-19: Think through the Analogy of War », Edmond J. Safra Center for Ethics | COVID-19, White Paper 10, 21 avril 2020. En ligne : [https://ethics.harvard.edu/files/center-for-ethics/files/safracenterforethicswhitepaper10_01.pdf] (consulté le 16 février 2021).
46 B. Chéron, « Les français, les valeurs et les vertus militaires : le grand malentendu », Inflexions, no 48, 2012, p. 53-60.
47 F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marie Goupy, « Spectres, conjuration et invocation (de la guerre) dans les représentations de la crise. Une réflexion à partir du droit de crise », Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10564 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0o
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page