Mais où sont les guerres d’antan ?
Résumés
Dans la présentation de Les Guerres d’antan, Mathilde Bernard, Laurence Campa et Ninon Grangé retracent les lignes du cadre conceptuel ayant permis l’élaboration de ce dossier, qui voit le jour après plusieurs années d’un séminaire commun entre des chercheurs en histoire, en littérature, en philosophie et en histoire de l’art sur les sources et modèles de la guerre. Ce travail préliminaire a permis d’élaborer le constat de la puissance de l’imaginaire de la guerre d’avant dans la mise en œuvre des guerres en cours, constat qui a débouché sur la préparation d’un colloque en mai 2022. Les participants à cet événement, dont les actes sont publiés ici, sont partis de ce postulat pour se demander quelles étaient les modalités du retour des conflits passés dans le cours des affrontements en train de se faire, s’il était explicite ou non, refoulé au contraire mais affleurant néanmoins, revendiqué, utilisé sciemment et à quelles fins. Différentes disciplines étaient à nouveau à l’honneur pour mettre en évidence et expliquer la façon dont les guerres passées informaient les guerres présentes. Les chercheuses et les chercheurs qui ont contribué à l’écriture de ce dossier ont travaillé sur le temps long, que ce soit dans une approche philosophique dépassant les frontières chronologiques ou dans un travail d’historien ou de littéraire travaillant une contextualisation qui permette les passerelles entre les époques.
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1Le colloque qui s’est tenu à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis et à l’université Paris Nanterre les 12 et 13 mai 2022, et dont nous rassemblons ici la plupart des contributions, parachevait deux années d’un séminaire sur les sources et les modèles de la guerre, au cours duquel les membres de l’équipe Polemos (CSLF, Paris Nanterre) ont réfléchi aux prismes par lesquels se lisaient et se racontaient les guerres vécues, ainsi qu’à la façon dont le passé venait reconfigurer non seulement la mise en discours des guerres mais aussi leur déroulement et leur expérience mêmes. Pendant deux ans, des chercheurs issus des sciences humaines ont ainsi observé le rôle des sources et des modèles littéraires, philosophiques, historiques et artistiques dans les représentations de la guerre sur le temps long (Moyen Âge-XXIe siècle).
2A surgi, à la confluence des interrogations disciplinaires, un grand nombre de questions. Quelle est la guerre d’avant ? Est-ce la guerre ancienne, qui justifie le combat présent ? Est-ce la guerre repoussoir, qui représente l’acmé de l’horreur, que l’on lit et connaît plus tard par les récits, ceux des parents, des grands-parents, et ceux des livres (la Grande Guerre pour les générations d’après 1945) ? Est-ce la guerre qui a priori a le plus de ressemblances avec l’actuelle et où l’on puise son inspiration par-delà des siècles (les guerres de Religion convoquées par les chansonniers de la Révolution française) ? Est-ce une guerre idéalisée que viennent ruiner les conditions du nouveau conflit (imaginaire du combat singulier, de la guerre en dentelles ou de l’épopée napoléonienne à l’époque industrielle) ? Est-ce la guerre par où tout a commencé, tout, c’est-à-dire la littérature, et donc la guerre de Troie ? À quelles matrices, réelles ou imaginaires, revient-on selon les époques, les conflits et les pays, et pourquoi ?
3Une constante donc – le recours à la guerre d’avant pour dire la guerre que l’on vit – et une interrogation commune – quel est le sens de ces reprises ? D’où l’objet du colloque, « Reprises et ressacs », et du présent recueil d’articles, qui en reprend le titre. Par le dialogue entre pensée philosophique et perspective historique, études de cas littéraires ou artistiques et montée en généralité, le volume souhaite proposer les bases d’une interdisciplinarité véritable, transposables aux études intermédiales et à d’autres intersections disciplinaires, interdisciplinarité qui ne cherche pas à unifier les points de vue selon le plus petit dénominateur commun, mais qui entend explorer les points d’appui communs aptes à faire rayonner la pensée dans toutes ses dimensions.
4Ainsi, ce recueil met en lumière différents types de télescopages temporels, conceptuels et formels repérables dans les conflits, du Moyen Âge au XXe siècle : quels sont les modèles théoriques et canoniques de la guerre ? Comment les guerres du passé refont‑elles surface, ouvertement ou plus subrepticement, mais de telle manière, souvent irrépressible, qu’elles semblent constituer le seul répertoire disponible pour lire le présent ? Le discours littéraire, philosophique ou artistique parvient à faire se rencontrer, dans cette dimension en partie imaginaire, les parallèles de différents temps. Loin de tout anachronisme, les guerres sont objet de « transchronisme », au sens où elles refont surface, modifiées et utilisées. Cet usage des guerres du passé est ici exploré dans son sens heuristique : que dit-il de la guerre présente, que dit-il de la guerre passée ? Le pari de ce volume consiste en la démonstration que la dimension heuristique sourd non seulement des réflexions théoriques, mais aussi des œuvres d’imagination.
5Se pose la question de la saisie et de la compréhension de l’événement en tant que tel. Face à la difficulté à dire les nouvelles formes de guerre et d’expériences guerrières, à rendre compte, au plus près du réel, de ce qui n’a pas encore de représentation, ce n’est pas la radicalisation du langage et de la pensée qui s’impose ordinairement, mais le recours fréquent au mythe, à la légende, à la tmèse, à toutes sortes de matrices formelles antérieures qui permettent d’évoquer le terrible, l’abominable, l’insupportable nouveau. La guerre est si ancienne et elle est toujours vécue de manière atroce et sidérante (même, paradoxalement, pour ceux qui en font métier). Comment résoudre, dans les mots, cette contradiction ? En se réfugiant dans la nostalgie d’une guerre réglée et en forme qui n’a peut-être jamais existé ? En tentant d’arraisonner le présent au passé ?
6Ubi sunt ? Mais où sont les guerres d’antan ? se demandait Guillaume Apollinaire à la suite de Virgile. Au-delà du topos douloureux, lequel reconstruit, voire idéalise, les guerres passées, parce que la guerre présente est insupportable ou incompréhensible, les guerres d’autrefois sont toujours reprises, déformées, reconfigurées au cours des guerres suivantes ; certaines, même, perdurent au cours des siècles. La guerre écrite et représentée est toujours déjà un palimpseste. Comment introduire une distance face à un événement vécu insupportable ? S’agit-il de recouvrir la guerre vécue d’un voile d’acceptation, passant par la légende ou par la rationalisation ?
- 1 Voir l’article d’Alicia Viaud, « Les guerres de Religion au miroir des conflits antiques : Françoi (...)
7Dans la perspective et la méthode adoptées, la définition de la guerre (qu’est‑ce qu’une guerre dans ses acceptions notionnelles, temporelles et spatiales ? Qu’est‑ce qu’une agression ? Quel est le seuil de la violence tolérable ?) rejoint l’analyse des contraintes psychologiques de l’individu en guerre et le récit d’expériences personnelles. Les études à suivre s’intéressent à la manière dont l’individu au cœur du conflit considère ce qu’il vit à travers ce qu’il a connu, assimilé, imaginé, par l’histoire ou par la fiction, dans la distance que rendent possible l’intellectualisation et l’imagination. En imposant sa violence inédite, une guerre vécue peut susciter chez l’individu, tout comme chez le chercheur, une réaction de mise à distance. Or, le temps dissous ou déchiré de l’événement empêche souvent cette défense d’être réellement efficace. Facilité ou détour qui rendent l’évaluation politique acceptable, puisqu’on juge plus facilement les hommes du passé que nos contemporains1, la réécriture est indissolublement liée à cette nécessité aussi bien intellectuelle qu’existentielle qu’est l’écriture.
- 2 Voir l’article de Florence Tanniou, « La guerre de Troie, matrice de la guerre de croisade ».
8Refuge ou unique possibilité, on écrit alors en s’immergeant dans les textes et les arts passés, aussi bien que dans le flux documentaire des images médiatiques et virtuelles. On cherche du connu pour désigner, comprendre et vivre l’inconnu. On formalise son expérience grâce à des repères identifiables, partageables, puisés dans un répertoire commun ; et ce répertoire s’en trouve à son tour remodelé. C’est ainsi que la guerre de Troie offre un exemple presque rassurant aux croisés, car elle fait figure de référentiel commun, mais la comparaison entre Troie et Constantinople donne aussi, entre les lignes, un sens nouveau au combat antique2. La reprise n’est donc pas de faire du nouveau avec de l’ancien, en une contiguïté qui serait finalement artificielle. Elle consiste en une contemporanéité des guerres vécues et fantasmées.
- 3 Voir l’article de Sandra Chapelle, « Revisiter les violences passées pour expliquer celles d’un co (...)
- 4 Voir l’article de Marine Branland, « Thil Ulenspiegel et Philippe II d’Espagne en Grande Guerre ».
9Et le répertoire des guerres d’antan est immense : selon leur histoire, leur culture, leur nationalité et leur époque, les auteurs puisent tantôt dans l’arsenal antique, tantôt dans les guerres médiévales, révolutionnaires ou du Premier Empire, comme en 18703, ou dans celles du XVIe siècle pendant la Grande Guerre4. Ainsi se construit un feuilleté de discours et de représentations qui se superposent et interfèrent. Les fantômes des guerres passées ressurgissent sur les champs de bataille présents et les conflits reviennent comme des matrices imaginaires, passées au filtre des représentations, mais toujours puissantes, puisque sans cesse réincarnées par les combattants et les non-combattants, par les écrivains, les artistes et les penseurs, bref par tous les individus qui vivent en leur chair ou à distance la violence inouïe – mais déjà ouïe en réalité – de leur présent.
10Les reprises, et les ressacs qui leur sont afférents, participent peut‑être de cette acceptation de la violence inévitable. Au seuil de tolérance à la violence se substitue la représentation qui refaçonne une expérience. S’il n’y a pas de véritable tabula rasa pour nommer et qualifier ce qui nous révolte et nous abasourdit, c’est que les mots cherchent leur voie et que cette voie passe par la reformulation actualisée de ce qui a été assimilé, en temps de paix, quant à une autre guerre, de ce qui a été construit sur le plan imaginaire, dans lequel un collectif peut se retrouver et s’énoncer. La guerre, toujours ressentie comme une rupture brutale, se vit aussi comme irruption du refoulé. C’est pourquoi la représentation d’une guerre présente est faite de reprises explicites ou implicites, de comparaisons avec d’autres guerres et du retour forcé de ce que l’Occident avait vainement voulu exclure en déclarant « plus jamais ça ». Tels sont les reprises et les ressacs, expression d’une contradiction, d’une confrontation entre les approches (normatives et fictionnelles par exemple) et d’une tentative pour limiter, même fictivement, la violence collective organisée.
- 5 Voir l’article de Marie Goupy, « Spectres, conjuration et invocation (de la guerre) dans les repré (...)
- 6 Voir l’article d’Hervé Drévillon, « Théoriser la morale à l’époque de Clausewitz : historicité ou (...)
- 7 Voir l’article de Thomas Berns, « Normativités pirates : à partir d’une singularité commune à Bodi (...)
- 8 Voir l’article de Déborah Vanaudenhove Brosteaux, « Perdre l’expérience de guerre. Autour d’une ob (...)
- 9 Voir l’article d’Akihiro Kubo, « Une impossible guerre d’avant : l’écriture et la mémoire dans La (...)
- 10 Voir l’article de Pierre-François Moreau, « “Et la vie a passé comme ont fait les Açores”. Aragon, (...)
11Les articles que nous proposons contribuent à montrer ce qu’une guerre présente doit aux conflits passés en matière de thèmes, de motifs, de représentations, de mots. De facto, ils s’inscrivent dans une démarche critique intertextuelle, interartistique, interdisciplinaire et trans-séculaire. Le présent recueil commence par présenter le devenir de certaines normes juridiques5, historiques6 et philosophiques7. À partir de ce socle conceptuel, il décline des expériences littéraires (Zweig8, Drieu la Rochelle9 ou encore Aragon10) et différentes focales analysant les résurgences privilégiées selon des guerres, des époques et des œuvres données : ainsi, le retour de la guerre archaïque et antique au Moyen Âge ou chez Montaigne, de la révolte des Pays-Bas du XVIe siècle lors de la Première Guerre mondiale ou des guerres médiévales à la fin du XIXe siècle.
12Ce volume se conçoit enfin comme une réflexion, au croisement de l’imaginaire et du politique, sur le « re ». Retour, reprise et ressac ; légendes, fantômes et rémanences sont autant de manières de traduire, en différents langages, ce qui se vit sous la forme des réminiscences, résurgences, reviviscences, autant de possibilités pour réordonnancer, dans une vaine tentative, la violence de la guerre.
Notes
1 Voir l’article d’Alicia Viaud, « Les guerres de Religion au miroir des conflits antiques : François de Lorraine, duc de Guise, dans Les Essais de Montaigne ».
2 Voir l’article de Florence Tanniou, « La guerre de Troie, matrice de la guerre de croisade ».
3 Voir l’article de Sandra Chapelle, « Revisiter les violences passées pour expliquer celles d’un conflit vécu : imaginaire médiéval et souvenirs des guerres révolutionnaires et impériales dans les écritures de soi des civils en 1870-1871 ».
4 Voir l’article de Marine Branland, « Thil Ulenspiegel et Philippe II d’Espagne en Grande Guerre ».
5 Voir l’article de Marie Goupy, « Spectres, conjuration et invocation (de la guerre) dans les représentations de la crise. Une réflexion à partir du droit de crise ».
6 Voir l’article d’Hervé Drévillon, « Théoriser la morale à l’époque de Clausewitz : historicité ou transhistoricité ? »
7 Voir l’article de Thomas Berns, « Normativités pirates : à partir d’une singularité commune à Bodin, Grotius et Hobbes ».
8 Voir l’article de Déborah Vanaudenhove Brosteaux, « Perdre l’expérience de guerre. Autour d’une obsession moderne ».
9 Voir l’article d’Akihiro Kubo, « Une impossible guerre d’avant : l’écriture et la mémoire dans La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu la Rochelle ».
10 Voir l’article de Pierre-François Moreau, « “Et la vie a passé comme ont fait les Açores”. Aragon, la guerre, le temps ».
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Référence électronique
Mathilde Bernard, Laurence Campa et Ninon Grangé, « Mais où sont les guerres d’antan ? », Astérion [En ligne], 30 | 2024, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10519 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0n
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