Dans le labyrinthe
Résumés
Cet article propose une analyse du livre sur Beethoven auquel, sans avoir eu le temps de l’achever, Adorno a travaillé durant plus de 30 ans. Longtemps attendue, la traduction française permet aujourd’hui de prendre pleinement la mesure de l’importance de ce volume, tour à tour atelier ou chambre d’écho de l’œuvre entière d’Adorno. Ligne de force de l’ouvrage, le rapprochement entre Beethoven et Hegel porte ainsi l’enjeu d’un rapport entre l’identité et la différence tel que l’altérité ne se laisse pas absorber dans l’économie de la pensée spéculative. À cet égard, on a d’abord été attentif au fait que, pour Adorno, c’est dans la mesure même où la forme beethovénienne vise la constitution d’une « totalité intensive », qu’elle conduit à mettre au jour – au sein de l’apparence esthétique et par elle – le caractère arbitraire d’un tel primat accordé au tout. Si telle est la « teneur de vérité » de cette musique, on peut alors considérer que le « style tardif » de Beethoven (motif présent du premier au dernier des textes qu’Adorno a consacrés au compositeur) en constitue le plein déploiement, en tant que critique, immanente au matériau musical, de l’illusion du réconcilié. S’il est connu que, notamment, les derniers quatuors ou les dernières sonates sont exemplaires d’un tel geste, on a voulu montrer que celui-ci se trouvait à la fois dédoublé et altéré dans la composition de la Missa solemnis, qu’Adorno dit ne pas parvenir à comprendre. On soutient alors l’hypothèse suivante : exprimant de façon éminente une intempestivité qui traverse l’ensemble de l’œuvre beethovénienne, cette tension entre deux formes de distanciation, ou d’« estrangement » (Verfremdung), cristallise du même coup les exigences théoriques fondamentales de cette réforme de la dialectique qu’Adorno appelle dialectique négative et, indissociablement, celles de la conception d’une temporalité historique non linéaire et non téléologique.
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Adorno (Theodor W.), Beethoven (Ludwig van), philosophie de la musique, style tardif, dialectiquePlan
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- 1 Th. W. Adorno, Beethoven. Philosophie de la musique, édition de R. Tiedemann, traduction de l’alle (...)
Il m’arrive de courir par des voies ténébreuses.
Édouard Levé, Autoportrait
- 2 Alors que, par exemple, une traduction en anglais a été disponible très rapidement : Th. W. Adorno (...)
1Adorno a nourri le projet d’une monographie consacrée à Beethoven depuis le milieu des années 1930. Quelques mois avant sa mort brutale en 1969, il avait intégré celle-ci dans la liste des ouvrages qu’il comptait achever, aux côtés de la Théorie esthétique qu’il remaniait alors profondément. Cette simple indication suffit à signaler l’importance du Beethoven dans la construction de l’œuvre d’Adorno – et par là même pour la compréhension de celle-ci : il suffit de parcourir le très substantiel appareil de notes, établi par l’éditeur lors de la publication du volume en 1994 dans la série des Nachgelassene Schriften, pour, comme le note Jacques-Olivier Bégot dans sa préface, avoir une idée des multiples ramifications que les réflexions du Beethoven trouvent « dans l’ensemble des écrits d’Adorno » (p. x). Il est donc heureux (et c’est peu dire) de disposer enfin d’une édition française2 – laquelle a bénéficié d’une attention exemplaire : la traduction par Sacha Zilberfarb est à la fois précise et fluide ; quant à Jacques-Olivier Bégot, il signe une préface remarquablement éclairante, qui réussit le tour de force de dégager les enjeux saillants d’un livre d’autant plus touffu qu’il présente la somme inachevée de matériaux accumulés au long de trois décennies (à cet égard, il faut également saluer les choix relatifs à la mise en page et à la typographie, qui atténuent l’effet de compacité très présent dans l’original allemand).
2L’édition scientifique, minutieusement suivie par Jacques-Olivier Bégot et Sacha Zilberfarb, est due à Rolf Tiedemann qui, maître d’œuvre avec Gretel Adorno et Susan Buck-Morss de l’édition des Gesammelte Schriften, participe également à celle des écrits posthumes. Si l’on ne peut savoir exactement de quelle manière Adorno aurait disposé, dans le volume final, les notes qu’il avait consignées dans pas moins de 45 cahiers, le choix qui, refusant de se régler sur la succession chronologique, regroupe, au fil de 12 chapitres et d’un ensemble d’annexes, les matériaux de façon thématique, apparaît judicieux. L’intégration, au fil du volume, d’une dizaine de développements achevés, dont la proximité avec le projet de monographie est manifeste (ou dont l’inclusion dans le volume final était prévue) revêt ainsi une double fonction : apparaissant comme des scansions théoriques fortes, qui, non sans évoquer la ponctuation musicale, exercent des rapports d’attraction sur les fragments environnants, ces parties-là forment également des ponts avec d’autres ouvrages d’Adorno. Le fait que la plupart de ces textes aient été publiés par l’auteur ou, tout en étant posthumes, fassent cependant partie des Gesammelte Schriften (ainsi du texte 6, « Sur la teneur de vérité de Beethoven », qui figure dans les « Paralipomena » de la Théorie esthétique) signale encore la prégnance des échanges entre les recherches menées en vue de l’écriture du Beethoven et la constitution des thèmes et concepts majeurs de la pensée d’Adorno. En témoigne de façon emblématique la correspondance s’établissant entre « Le style tardif de Beethoven » qui, ouvrant ici l’un des deux chapitres réunissant les fragments dédiés à cette question, est la première étude (écrite en 1934 et publiée en 1937) qu’Adorno consacre au compositeur, et « À propos du style tardif de Beethoven », texte d’une conférence radiophonique improvisée, avec extraits musicaux à l’appui, enregistrée en janvier 1966, et qui constitue le dernier des textes recueillis dans les annexes.
3L’approche ainsi adoptée par Rolf Tiedemann ne peut manquer d’évoquer la recherche affirmée, dans les œuvres de la maturité (éminemment dans la Théorie esthétique), d’une disposition moins syntactique que paratactique des blocs de texte. De façon plus générale, le volume présente, depuis sa facture globale jusqu’au détail des analyses seulement esquissées, l’allure de la pensée « prismatique » d’Adorno. Multipliant les perspectives sur ses objets, celle-ci attache en effet à son exposition un enjeu crucial : faire en sorte que les dimensions multiples (historique, sociologique, esthétique, etc.) ainsi mises au jour, à défaut de pouvoir apparaître avec la simultanéité des couleurs en quoi le phénomène de diffraction transforme instantanément un rayon lumineux, s’agencent du moins sans s’ordonner à quelque principe d’unification, de hiérarchisation ou de clôture. À cet égard, la composition du Beethoven semble un témoignage exacerbé de l’effort visant à produire de la connaissance par la construction de « modèles critiques », caractérisés autant par la densité de leur contenu que par la perception des écarts qui, à la fois, se creusent entre eux et, cependant, ne cessent de les renvoyer les uns aux autres, dans un réseau d’échos et de correspondances.
- 3 Ou « avec les oreilles », en référence à l’expression « mit den Ohren denken », dont Adorno est l’ (...)
4En ce sens, si le caractère fragmentaire du texte vérifie particulièrement ce trait de l’écriture adornienne, la composition posthume du volume ne rend pas seulement compte des circonstances contingentes auxquelles se rapporte l’édition du Beethoven en tant que projet inachevé : elle cerne le motif fondamental du livre, par quoi celui-ci communique si fortement avec les écrits les plus ambitieux d’Adorno. Que ce soit à propos du rapport à l’idéalisme (et indissociablement, souligne Jacques-Olivier Bégot, à une « configuration historique et sociale où la promesse d’un nouveau monde fondé sur les principes des Lumières se voit aussitôt menacée par le retour à l’ordre et par l’essor du capitalisme » [p. xiii]), des relations entre musique et concept ou encore entre musique et société ; qu’il s’agisse aussi, et avant tout, du sens des compositions, qu’Adorno cherche à dégager « à force d’analyses techniques » (telle est, ajoute-t-il au détour d’une critique adressée au Beethoven de Paul Bekker, « la règle méthodologique de mon travail » [p. 5]), partout Adorno scrute les points où l’unité se révèle de façade, repère l’insistance des antagonismes là même où les résolutions voudraient signifier leur apaisement, ou encore met au jour des processus de dissociation au cœur des synthèses harmoniques. À telle enseigne que, pour suivre la remarque suggestive de Jacques-Olivier Bégot, on n’aurait certainement pas tort d’entendre, dans le sous-titre « Philosophie de la musique », le génitif subjectivement (p. xii). N’est-ce pas en effet, demande-t-il, Beethoven qui serait l’auteur de cette philosophie « inachevée en apparence » (p. xx ; je souligne) – puisqu’aussi bien l’inachèvement forme le noyau même de tout l’effort théorique d’Adorno visant à élaborer le concept et à décrire les opérations de ce qu’il nomme « dialectique négative » ? En sorte que, si je devais tenter de condenser en une formule la teneur de la lecture que je m’efforce de présenter dans les pages à venir, je hasarderais volontiers, en déclinant ce qui pour Adorno constituait l’expression d’un idéal : le livre sur Beethoven, c’est la Dialectique négative « pensée acoustiquement »3.
« Construction de la tonalité » et rapport à l’idéalisme
- 4 La phrase citée se trouve à la page 78 de la Philosophie de la nouvelle musique, H. Hildenbrand et (...)
- 5 Sauf indication contraire, les paginations données dans l’ensemble de l‘article renvoient au Beeth (...)
5Comme le note également Jacques-Olivier Bégot dans sa préface, le sous-titre « Philosophie de la musique » ne peut pas ne pas évoquer la Philosophie de la nouvelle musique, qu’Adorno publie après la guerre, et où les figures de Schoenberg et de Stravinsky apparaissent comme deux réactions polarisées à la dislocation du langage tonal. Aussi n’est-il pas anodin que, parmi les références à ce texte qui parsèment le matériau rassemblé pour le Beethoven, figure cette citation, placée en exergue du chapitre intitulé « Tonalité » : « Beethoven a reproduit le sens de la tonalité depuis la liberté subjective »4 (p. 675). Il serait en effet à peine exagéré de lire l’ensemble de l’étude projetée comme un immense commentaire de cette proposition tant, aux yeux d’Adorno, c’est à partir de Beethoven que l’on peut – et que l’on doit – déchiffrer dans la tonalité la dialectique inhérente au « progrès » dans la maîtrise du matériau. La tonalité est pour Beethoven, indique Adorno dans une formule frappante, « sa roche primitive bourgeoise » (p. 68) : parce qu’elle constitue déjà « la langue musicale de la bourgeoisie », elle fait paraître comme « nature » l’imposition d’un schéma au moyen duquel « l’événement harmonique singulier est toujours un représentant du schéma d’ensemble ». Le « temps du parcours harmonique » est « abstrait » : tout comme l’échange d’équivalents est indéfiniment reproduit selon la loi de la valeur, il donne le principe d’une « logique extensionnelle », qu’il s’agit alors de remplir en réduisant par avance les événements musicaux à des « expressions occasionnelles » de « relations entre accords identiques », qui doivent signifier « pour ceux-ci toujours la même chose » (loc. cit.).
6Mais, précisément parce que, pour Beethoven, « l’universalité de l’élément tonal » est « prédonnée », elle n’est pas seulement « le “matériau” qui sous-tend sa musique, mais son principe, son essence même » (p. 67). Dès lors, le compositeur ne peut tolérer un rapport extérieur, arbitraire, entre un « schéma » tonal et la matière sonore qui lui est soumise : sa volonté est de « produire tout sens musical à partir de la tonalité » (p. 68). Adorno ne cesse d’y revenir (« l’étude tout entière doit porter sur la tonalité », loc. cit.), mais l’on peut souligner l’importance de la série de notes rassemblées sous le titre « Théorie de Beethoven » (au sein du chapitre 2 : « Musique et concept »). Adorno y précise l’idée selon laquelle la tonalité acquiert avec Beethoven sa « fonction spécifique […] de tonalité composée » (p. 24). Sacha Zilberfarb choisit judicieusement d’ajouter l’indication du terme original, auskomponiert, qui suggère l’idée d’une composition « de part en part », ou encore, comme l’écrit Adorno un peu plus bas, « la “composition en acte” (das Auskomponieren) de la tonalité » (loc. cit.). Tous les moments de la composition doivent ainsi se laisser définir comme des caractères fondamentaux de la tonalité. Si « tout se range sous la tonalité », celle-ci est alors bien le « concept abstrait de la musique de Beethoven » (loc. cit.). Mais si « tous les moments se laissent définir comme des caractères fondamentaux de la tonalité » (loc. cit.), alors « la composition en acte » signifie qu’il s’agit bien, pour Beethoven, non pas de « remplir » la « logique extensionnelle » de la tonalité mais de « développer le contenu propre de cette logique à partir d’elle-même » (p. 68).
- 6 Th. W. Adorno, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, J.-L. Leleu trad., Paris, Gallimard, 1982, (...)
7Le fait que « tout échoit à la tonalité » (loc. cit.) fonde le rapport que construit Adorno entre la musique de Beethoven et le « “système idéaliste” » (loc. cit.). À cet égard, la référence à Kant importe, en lien avec l’affirmation selon laquelle, chez Beethoven, la « liberté subjective » s’empare des conventions héritées pour les « reproduire » en tant qu’éléments intégralement subsumés sous une unité systématique. Si cette comparaison du geste beethovénien avec l’opération des jugements synthétiques a priori est, rappelle Rolf Tiedemann, une des plus anciennes conceptions d’Adorno (en témoigne un fragment de 1928 recueilli dans Quasi una fantasia), elle définit un « lieu historique »6 de rencontre avec l’idéalisme dont, comme cela est davantage connu, la contemporanéité de Hegel avec Beethoven constitue pour Adorno la marque éminente. En effet, si Beethoven ne se contente pas de reconduire des schémas préexistants mais cherche à élaborer le sens musical de façon immanente à chacune des cellules de la composition, alors la tonalité ne se réduit pas à son « concept abstrait » (p. 68) : elle est produite par le mouvement qui donne son sens à chaque moment dans l’exacte mesure où celui-ci est nié en tant qu’élément singulier. Aussi « la forme beethovénienne » peut-elle être considérée comme « un tout intégrateur, dans lequel chaque moment ne se définit par sa fonction au sein du Tout que dans la mesure même où ces moments singuliers se contredisent et s’abolissent en lui » (p. 19). Autrement dit, une telle forme réalise la tonalité comme identité non pas abstraite mais « médiatisée » (p. 24) : elle est le « devenir, c’est-à-dire qu’elle ne se constitue que dans la corrélation de ses moments » (loc. cit.). Mais, réciproquement, si chaque élément trouve son sens en s’abolissant dans le mouvement même de ce devenir, alors la « corrélation » est bien la « négation des moments dans l’autoréflexion » (loc. cit.). La forme est donc enfin le « résultat de la musique de Beethoven » (loc. cit.), précisément parce qu’elle est ce « tout intégrateur » qui seul « démontre l’identité [des moments singuliers] » (p. 19). De Kant à Hegel, en somme : la tonalité beethovénienne n’est « subsomption » (p. 24) – « tout se range sous la tonalité » – que pour autant qu’elle est, pour user du néologisme par lequel on a pu traduire en français l’Aufhebung hégélienne, « sursomption ».
- 7 Et ce d’autant plus que, comme le rappelle J.-O. Bégot, « Adorno est loin d’être le premier à mett (...)
- 8 Comme Schoenberg, note Adorno (p. 25), n’y insiste pas par hasard lorsque, au début du XXe siècle, (...)
8Comment, toutefois, qualifier un tel rapprochement ainsi opéré entre Hegel et Beethoven7 ? Y a-t-il là autre chose qu’une vague analogie ? Se formulant à lui-même l’objection, Adorno dégage l’orientation d’une réponse possible : c’est parce que le sens de la musique tient à « l’idée comme étant le Tout »8 qu’il est légitime de considérer que ce qui est en jeu ici concerne « la chose même » (p. 16). « Là est le véritable point de concordance avec Hegel : de là, le rapport se laisse définir comme rapport de déploiement logique, et non d’analogie. C’est sans doute le missing link » (p. 25).
- 9 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, É. Kaufholz et M. Jimenez trad., Paris, Klincksieck, 1989, p. 1 (...)
- 10 Ibid.
9Faire que le « lien » ne soit plus « manquant », justement, engage un double enjeu – que repèrent les titres des chapitres 2 (« Musique et concept ») et 3 (« Société »). Il faut reconnaître que seule la musique peut « dire » ce qu’elle réalise – que « le mot et le concept n’ont pas le pouvoir d’énoncer immédiatement son contenu » (p. 15). Mais il faut également déterminer de quelle « façon médiatisée » (loc. cit.) ce contenu peut néanmoins être restitué dans l’élément du langage discursif. C’est cette « façon-là » qu’Adorno nomme « philosophie » (loc. cit.) – et qui éclaire la signification du sous-titre du livre : la « philosophie de la musique » qui y est recherchée se démarque de toute forme de « philosophie de l’art », expression à entendre ici au sens d’un « savoir » de surplomb, appliquant aux objets esthétiques des catégories préétablies, que celles-ci relèvent de classements ou de hiérarchies génériques, d’une gamme de symboles, d’un répertoire de caractères stylistiques, etc. Il s’agit de déterminer ce que seraient des « concepts musicaux immanents », au lieu de recourir à des « concepts portant sur la musique » (p. 18). C’est ainsi, à partir d’une analyse musicale extrêmement précise, que les concepts mobilisés feront la preuve qu’ils ne ressortissent pas à « la “philosophie de l’art” comme interprétation de ce qui lui est étranger » (loc. cit.) mais visent au contraire à se rapprocher d’un discours configuratif, qui prolonge dans le langage un rapport mimétique à l’objet (« l’effort pour se rendre semblable à l’œuvre », selon une formulation proposée dans la Théorie esthétique), et fait pour ainsi dire converger les deux sens du mot « interprétation » autour de l’idée de recréation : l’interprète qui commente l’œuvre doit, comme l’interprète qui exécute la partition, « suivre les courbes dynamiques de ce qui est présenté »9 par l’œuvre et ainsi élaborer, dans le médium qui est le sien, une « manifestation du pouvoir mimétique [de celle-ci] »10.
- 11 Voir par exemple aussi, dans le chapitre 5 (« Forme et reconstruction de la forme »), cette notati (...)
10Il est significatif qu’Adorno précise une telle vue dans une lettre à Rudolf Kolisch (lettre reproduite à l’ouverture du chapitre d’annexes du livre). Ayant pris connaissance de l’étude sur « Tempo et caractère dans la musique de Beethoven » que le violoniste lui a fait parvenir, Adorno exprime des réserves justement quant à l’ambition de « construire des “types” beethovéniens sur la base d’un moment isolé comme le tempo » (p. 252). « La relation tempo-caractère », observe-t-il, n’est qu’une relation parmi d’autres » et, à se focaliser sur celle-ci, on risque d’être conduit « à des schématisations qui restent extérieures à la loi concrète et immanente de [la] musique [de Beethoven] » (loc. cit.)11. On voit ici toute la portée du lien qu’Adorno, visant à rendre compte de ce qui a lieu de façon « concrète et immanente » dans la musique de Beethoven, s’autorise à établir avec Hegel – en particulier lorsque l’analyse met en jeu le rapport du tout et des parties. « Nous avons toujours été d’accord », poursuit Adorno à l’adresse de Kolisch, « pour dire que chez Beethoven le motif, l’élément singulier, ce qui est posé, déterminé et fini, sont “là” et en même temps ne sont pas, ne sont rien, sont nuls ; et je dirais que le sens formel de sa musique consiste très essentiellement dans le dévoilement de cette nullité par le Tout » (p. 252). Or, une telle remarque (dont on trouve, avec ce même recours explicite à la terminologie hégélienne, de multiples variations dans l’ensemble des fragments, mais aussi dans nombre d’écrits publiés) n’explique pas seulement pourquoi il est fautif d’attribuer à un élément singulier « la capacité de décider du Tout » (loc. cit.) : elle commande aussi de « chercher ce qui constitue à chaque fois le Tout » (p. 253 ; je souligne), autrement dit à s’arrêter à l’allure singulière que revêt, au sein de telle composition, « la relation de ce Tout au détail » (loc. cit.). En témoigne l’analyse serrée que fait Adorno du rapprochement établi par Kolisch, « sur la foi d’une même indication métronomique » (loc. cit.), entre le premier mouvement du Quatuor à cordes en si bémol majeur, opus 18 no 6 et le premier mouvement de la Quatrième symphonie. Le raisonnement typologique, fait-il valoir, menace de niveler les différences musicales réellement décisives. Avérant le « risque du mécanisme, ou du positivisme » (p. 252), qu’Adorno soupçonne au début de sa lettre, cette approche consiste moins à ouvrir un champ d’interprétation qu’à se dispenser d’interpréter, « au nom de l’“état de fait” » (p. 253), la distance qui sépare « le jeu serré du premier mouvement du quatuor » de ce qui, dans le premier mouvement de la symphonie, « donne à ce jeu un tour grave et sérieux » : en l’occurrence, « la formidable suspension intervenant dans le développement » (loc. cit.).
11Si l’on veut déployer le sens de l’objection ainsi faite à Kolisch, cet autre passage de la lettre met sur la voie :
Comprends-moi bien, je suis le dernier à défendre la cause de l’intuitionnisme en musique. Comme toi, je pense que la musique se prête à une connaissance rigoureuse – car la musique est elle-même connaissance, et à sa façon une connaissance très rigoureuse. Mais je pense que cette connaissance doit être concrète, qu’elle doit parvenir aux corrélations générales en suivant le mouvement qui conduit d’un moment déterminé à un autre, et non en produisant des unités caractéristiques universelles (p. 252).
- 12 Sur la puissance d’évocation de la musique, en tant qu’elle détiendrait pour ainsi dire le secret (...)
- 13 Je pense en particulier au « Fragment sur les rapports entre musique et langage », où Adorno défin (...)
- 14 J. Lauxerois, « Écouter la musique, entendre Adorno », postface à Th. W. Adorno, Beaux passages. É (...)
12Chercher à produire une connaissance discursive de la musique par un examen attentif de son organisation implique donc une conscience aiguë de la difficulté inhérente à une analyse prise entre le risque de faire s’évanouir « le plus spécifique dans le plus général » (p. 4) – en décomposant jusqu’aux plus petites unités (« les simples sons » dont « toute musique est faite » [loc. cit.]) – et l’impossibilité cependant de renoncer à « cette analyse de détail » sans quoi « les corrélations nous échappent » (loc. cit.). De là qu’il faille se plonger dans l’examen de tel mouvement « de façon monomaniaque » (p. 145). Mais cela exige encore de confronter l’étude des partitions à la multiplicité des exécutions entendues (ou, dans le cas d’Adorno, dont on peut être soi-même l’auteur), au sein desquelles s’attestent des difficultés que le « texte » du compositeur contient et camoufle à la fois. Soit dit en passant, cela invite à corriger la présentation convenue d’Adorno en fétichiste du texte musical. La maîtrise la plus sophistiquée de celui-ci, à laquelle l’adulte Adorno est parvenu, ne se justifie elle-même qu’au nom de la remémoration d’une expérience d’avant la connaissance de la musique écrite12. Le contenu d’une telle expérience est ce qui se tient presque hors langage (comme il est arrivé à Adorno de le figurer en recourant au motif de l’impossible énonciation du nom divin13), et dont le langage doit précisément s’efforcer de déchiffrer (au sens, à la fois, de dé-celer et de mettre en mots, ou plutôt en phrases) les traces déposées dans les images d’enfance. « Reconstruire la façon dont, enfant, j’entendais Beethoven » (p. 3 ; je souligne) : l’expression forme un écho exact à ce que Jean Lauxerois a nommé, en termes proustiens, « l’après-coup du temps perdu », dans lequel « l’enfance vient configurer le rapport possible à la musique »14.
13S’il faut donc faire droit à cet ensemble d’exigences, c’est que celles-ci déterminent le seul plan sur lequel il convient d’appréhender le rapport de la musique (et plus généralement des arts, tant le point est essentiel pour la méthodologie de tous les écrits esthétiques d’Adorno, et l’importance que ceux-ci revêtent dans son exercice singulier de la Théorie critique) au mouvement de la société et de l’histoire. Cela s’entend à la fois négativement et positivement. Négativement : il s’agit de congédier toute approche relevant d’une façon ou d’une autre d’une théorie du reflet (ce qui permet toujours de « ratisser large », la « psychologie » de l’auteur comme ses prétendues « opinions » fournissant alors d’inépuisables réserves pour qui cherche dans l’œuvre une illustration comme une autre de quelque idéologie ou « vision du monde »). Positivement : l’œuvre jette une lumière spécifique sur l’objectivité historico-sociale dont elle procède par la distance même que, en se constituant comme forme, elle marque vis-à-vis de celle-ci. Il faudra sans doute commencer l’étude, note Adorno, par le rapport entre musique et concept, et, de fait, c’est au début du chapitre portant cet intitulé qu’un fragment, en date de 1944, dresse la liste des « catégories fondamentales » qu’il faudra « préciser » afin de « tirer au clair les relations entre Beethoven et la grande philosophie » (p. 17). C’est que cela consiste, indissociablement, en une réflexion sur la médiation entre musique et société. Le concept est requis dans l’exacte mesure où il permet de traduire dans l’élément du langage signifiant la manière dont l’œuvre, par le traitement de son matériau (au sens large, c’est-à-dire, quant à la musique, non pas le seul son « physique », mais les schèmes et formes de composition, les genres, etc., constitutifs de son « langage », en l’occurrence l’idiome tonal) construit, relativement à son contexte social et historique d’émergence, une relation qui est non pas de reproduction mais de reconfiguration.
Apparence esthétique et teneur de vérité
14L’ensemble d’un tel raisonnement se trouve ramassé dans un passage important du « texte 1 », qui, extrait de l’Introduction à la sociologie de la musique, est placé au terme du chapitre 3 (« Société ») :
Ce qui apparente Beethoven au mouvement de liberté bourgeois dont bruisse toute sa musique, c’est une même totalité déployée de façon dynamique. C’est parce qu’ils s’agencent suivant leur loi propre, sans regarder vers l’extérieur, comme mouvements en devenir, en négation, et en confirmation d’eux-mêmes et du Tout, que les mouvements de ses œuvres deviennent semblables au monde dont les forces les animent ; et non parce qu’ils imitent ce monde. En ce sens, la position de Beethoven à l’égard de l’objectivité sociale relève davantage de la philosophie – kantienne à certains égards, hégélienne pour l’essentiel – que d’un rapport, douteux, de reflet : la société, chez Beethoven, est connue de façon aconceptuelle, et non pas décalquée (p. 59).
15Se précise ainsi en quel sens la musique est elle-même « connaissance rigoureuse », selon les termes de la lettre à Kolisch. Et c’est là également pourquoi, si la fréquentation des écrits publiés d’Adorno n’a rien pu faire pour ceux qui, comme le note Jacques-Olivier Bégot, continuent de penser que les analyses musicales d’Adorno « plaquent sur leur objet un cadre conceptuel préétabli » (p. xi -xii), la lecture du Beethoven constitue une utile prescription. Il est en effet difficile d’ignorer un ouvrage qui offre une telle profusion d’analyses de détail : ce n’est pas, par exemple, parce que Beethoven et Hegel sont contemporains qu’il y aurait quelque pertinence à « appliquer » les catégories de la Logique hégélienne aux œuvres du compositeur ; au contraire, c’est en mettant les concepts de Hegel à l’épreuve de la musique de Beethoven qu’Adorno entend éclairer, pour le dire avec Jacques-Olivier Bégot, « l’histoire à laquelle chacun d’eux appartient, qu’ils dominent et concentrent à la fois » (p. xv).
- 15 Comme le précise J.-O. Bégot dans sa préface (p. xv), l’expression est de C. Accaoui dans Le temps (...)
16« À la fois », donc, mais différemment. Car, oui, la mise en œuvre de la forme sonate manifeste l’hégémonie de la réexposition, restauration de l’identité par-delà les différences ; oui encore, la façon dont Beethoven dispose de « formules » héritées, reconnaissables et cependant altérées, au point d’être ravalées au rang de citations, caractérise la forme essentiellement comme un processus produit, non par l’utilisation d’un « moule »15 compositionnel mais par la dynamique d’une « incessante “médiation” entre les moments isolés, et finalement par la réalisation de la forme comme tout » (p. 19) ; oui, enfin, on peut observer, particulièrement dans les symphonies (à l’analyse desquelles le chapitre 8 est plus spécifiquement dédié), là où des « mouvements gigantesques » exigent de recourir à « des moyens de cohésion particuliers, […] [qui] conduisent la tension plus avant ou la portent à son comble » (p. 145), une réalisation exemplaire de la forme comme « totalité intensive » (p. 167), au sein de laquelle chaque élément singulier est abrasé par « la transcendance qui le porte vers le tout » (loc. cit.). Pour autant, nombre de passages (et ce dès les premières notations programmatiques) en avertissent : « La différence entre musique et philosophie doit être définie au même titre que leur identité » (p. 18) ; « il faut à tout prix éviter, dans l’étude sur Beethoven, de donner l’apparence d’un primat accordé au Tout, et présenter le sujet (Sachverhalt) comme véritablement dialectique » (p. 4). L’indication touche à l’un des concepts les plus continument présents dans la pensée esthétique d’Adorno – et dont la Théorie esthétique constitue le vaste déploiement : celui de l’apparence esthétique, à quoi est étroitement liée la notion de teneur de vérité. Or, peut-être n’a-t-on jamais pu approcher d’aussi près l’élaboration de telles catégories qu’au détour de certains de ces fragments qui, selon une remarque judicieuse de Jacques-Olivier Bégot, font entrer le lecteur « dans l’intimité de l’atelier du philosophe », comme s’il « déchiffrait par-dessus l’épaule de l’auteur et à son insu » (p. xi) ces notes qui ne lui étaient pas destinées.
- 16 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 164. Daniel Payot a bien montré le caractère centr (...)
- 17 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 165.
- 18 Sur l’importance constitutive de cette dimension de l’esthétique adornienne, qui la fait diverger (...)
- 19 À cet égard, la prose de Kafka atteste exemplairement pour Adorno que la littérature n’est suscept (...)
17« Comme dans les énigmes, la réponse est passée sous silence tout en étant amenée de force par la structure »16, lit-on dans le paragraphe « Énigme, écriture, interprétation » de la Théorie esthétique. Développant l’assertion, la suite du passage établit qu’aucune œuvre d’art « n’est jamais jugement », alors même que « toutes renferment des moments qui ont leur origine dans le jugement »17. On serait tenté de situer la source d’une telle formulation dans cette page du Beethoven datée de Noël 1944, où Adorno se préoccupe d’établir que « ce qui marque un seuil entre la musique et la logique, ce ne sont […] pas les éléments logiques eux-mêmes, mais leur synthèse logique spécifique, le jugement » (p. 16). Car ce « seuil », c’est aussi bien celui où il faut se tenir pour cerner au plus près l’enjeu du passage au niveau général d’une théorie esthétique, et à l’évidence aussi de la méthode de lecture des textes littéraires qu’Adorno met en œuvre, ou encore des analyses qu’il consacre, particulièrement dans les années 1950-1960, aux relations entre musique et peinture ainsi qu’au phénomène d’« effrangement des arts », mais aussi aux rapports entre musique et langage, qui forment la matière d’un très dense « Fragment » datant de 1957. Il y va en effet de la possibilité d’étendre (et de mettre à l’épreuve) la conception selon laquelle c’est en vertu de leur constitution formelle que les œuvres détiennent un « caractère énigmatique », dont dépend leur puissance d’ajournement de la saisie du sens18 – conception qui s’est sans doute élaborée de façon privilégiée pour Adorno dans le champ de la musique, où les sons, organisés selon des formes logiques (position, identité ou similitude, tout et parties, etc.), ne peuvent pas pour autant être assimilés à des signifiants19 :
La musique ignore le jugement ; elle connaît une synthèse d’une autre sorte, constituée uniquement de la constellation de ses éléments, et non de leur prédication, subordination ou subsomption. Cette synthèse aussi a rapport avec la vérité, mais une vérité tout autre que la vérité apophantique, et cette vérité non apophantique sera sans doute à définir comme le moment par lequel la musique coïncide avec la dialectique. Ces réflexions devraient aboutir à une définition comme celle-ci : la musique est la logique de la synthèse sans jugement (p. 16).
- 20 Ou, pour le dire en empruntant les termes techniques de Robert Brandom : « La constellation totale (...)
18« Le moment par lequel la musique coïncide avec la dialectique ». « Laquelle ? », est-on irrésistiblement enclin à ajouter, dès lors que, lisant cette proposition consignée dans un fragment de 1944, on pense à la construction à venir, dans l’œuvre d’Adorno, du concept de dialectique négative. L’expression n’est certes pas encore courante sous sa plume au milieu des années 1940, mais une équivoque naît de toute façon de l’absence d’un adjectif qui serait venu qualifier cette « dialectique » (avec laquelle, donc, « coïncide » la musique) de « spéculative », ou plus directement, même, de « hégélienne ». Compte tenu de la place insigne que le lien opéré entre Beethoven et Hegel occupe dans le volume, on s’y attend, au point même de supposer qu’ici l’absence de précision serait avant tout la marque du sous-entendu. Mais justement : cette « dialectique », c’est et ce n’est pas la dialectique hégélienne. Si la musique de Beethoven « coïncide » avec elle, c’est strictement en tant que la « constellation de ses éléments » les accorde entre eux dans une « synthèse » qui est celle de la forme – et de la forme seulement. La dialectique est donc bien celle dont la dynamique, suivant la logique hégélienne, fait de la position de chaque moment singulier l’exposition de sa négation au sein d’un développement musical qui accomplit une intégration intensive des éléments particuliers dans le « tout ». Dans cette optique, la réexposition est bien ce qui fait apparaître la forme comme identité médiatisée : « Le retour à soi-même, la réconciliation » (p. 17). Mais cette « logique »-là (cette « logicité des œuvres d’art », selon le vocabulaire ultérieur de la Théorie esthétique), ce n’est cependant pas – ou, pour mieux dire, ce n’est déjà plus – la Logique de Hegel, cette « science » qui, au terme de Doctrine du concept, rassemble sous le nom d’« Idée absolue » la totalité, pour ainsi dire métaconceptuelle, des déterminations de pensée, soit l’intégralité des structures d’intelligibilité du réel, et donc de toutes les prédications possibles20.
- 21 Voir G. W. F. Hegel, Science de la logique, deuxième tome. La logique subjective ou doctrine du co (...)
19La réconciliation, note ainsi Adorno, est problématique, du fait que dans la Logique hégélienne « le concept est effectivement réel » (p. 17), comme « la réexposition pose également problème chez Beethoven, dont la musique a libéré la dynamique » (loc. cit.). Mais précisément : l’usage rigoureux du raisonnement analogique permet d’aller au-delà de l’analogie pour atteindre « à la chose même », selon le souhait d’Adorno. La « logique », chez Hegel, est celle de la synthèse qui, dépassant par « le travail du concept » (loc. cit.) chaque itération limitée du jugement prédicatif, et l’intégrant (c’est-à-dire la conservant en tant que dépassée) d’un même mouvement, prétend instituer l’identité dialectique de la pensée et de l’être dans la forme du jugement littéralement spéculatif : telle est l’Idée absolue, qui s’expose et se déploie elle-même comme totalité concrète dans la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit21. Chez Beethoven, le « travail thématique » (loc. cit.) accomplit la démonstration que chaque élément particulier « n’“est” pas » (p. 35). Mais c’est aussi précisément pourquoi la réexposition est « problématique » : elle advient à la manière d’un ajout imposé, étranger à la « logique » d’une œuvre qui a la « libération de la dynamique » pour principe immanent. Beethoven, note Adorno en ce sens, « a fait de la réexposition l’identité du non-identique. Mais parce qu’elle est en soi le positif, le conventionnel d’ordre chosal, la réexposition recèle dans le même temps le moment de non-vérité, d’idéologie » (p. 23).
- 22 C’est là l’occasion de rappeler en passant qu’il est préférable de traduire Wahrheitsgehalt par « (...)
20Or, justement parce qu’il apparaît, ce « moment de non-vérité » participe de la « vérité non apophantique » qui est celle de la musique : c’est ce que désigne, dans les œuvres de la maturité où elle se stabilise, l’expression de « teneur de vérité » – comme en témoigne l’extrait des « Paralipomena » de la Théorie esthétique, texte écrit en 1968-1969 et qui, intitulé « Sur la teneur de vérité de Beethoven », constitue le « texte 6 », situé dans le chapitre 12. La teneur de vérité n’est rien d’autre, souligne Adorno, que l’objectivité de l’œuvre, au sens de « la cohérence interne de la configuration » (p. 242) – la façon dont l’œuvre (se) tient. Mais c’est précisément là ce qui constitue l’œuvre comme « apparence » (Schein), et c’est sans doute, pour Adorno, dans la musique de Beethoven que cela se marque au plus haut point : elle signe la priorité du « tout » sur le particulier, mais, dans la mesure même où son « principe intime est la négation de tout ce qu’elle pose » (p. 21), elle se met elle-même en question comme « tout ». Sa « teneur de vérité » constitue ainsi le déploiement de cette contradiction dans et par la forme22, et cela ne fait qu’un avec la dialectique de l’apparence esthétique que les fragments de la monographie inachevée, creusant profondément le rapport entre Beethoven et Hegel, présentent avec une acuité exemplaire. La musique de Beethoven, écrit Adorno en ce sens, est « l’image du processus sous les traits duquel la grande philosophie conçoit le monde » (p. 17) et c’est bien ainsi que, en se constituant, elle se fait « chose à la seconde puissance », comme Adorno l’écrit dans la Théorie esthétique : « L’image non pas du monde, mais de son interprétation » (loc. cit.). Elle est en quelque sorte la « capture » de la logique hégélienne dans l’apparence esthétique, et par là même elle la présente de façon critique, en révélant que cette logique même est apparence.
21C’est à l’aune d’une telle dialectique de la teneur de vérité et de l’apparence esthétique que se comprend l’affirmation selon laquelle « la musique de Beethoven, c’est la philosophie hégélienne ; mais elle est en même temps plus vraie qu’elle » (p. 20) : même là où, comme dans la Neuvième symphonie, « l’expression du thème principal » se fait « pure représentation de la nécessité », elle met celle-ci à distance en vertu même de l’objectivation esthétique : « La subjectivité esthétique lui fait face » et dans l’acte de contemplation avère « qu’elle ne se réconcilie pas [avec cette nécessité], n’est pas elle » (loc. cit.). C’est pourquoi Adorno peut, dans un même fragment, considérer que la musique de Beethoven « traduit les mêmes expériences qui inspirent à Hegel le concept d’esprit du monde » mais aussi qu’il serait inepte de dire qu’elle « exprime l’esprit du monde – que cet esprit est sa teneur (Gehalt), ou quelque chose comme ça » (p. 44). La « teneur » (Gehalt) n’est pas affaire de « contenu » (Inhalt) représenté (« exprimé ») : elle (se) tient au et dans le « regard porté par l’œuvre d’art elle-même » (loc. cit.), dans la mesure où la « représentation de la nécessité » n’est ici rien d’autre que la « présentation » (Darstellung, donc, et non pas Vorstellung) des moyens mêmes par lesquels l’élan musical a fait de cette nécessité un « thème ». L’apparence esthétique, à cet égard, est bien, « hégéliennement », dans un rapport de non-coïncidence à elle-même : telle est sa teneur de vérité, « cet élément qui, dans ce qui apparaît, porte au-delà de son apparence » (p. 242). Mais ici, ce qui « dans l’apparence n’est pas apparence » (ibid.) court-circuite les règles discursives de la Logique hégélienne. Ce qu’en effet Adorno attache au syntagme « apparence esthétique », c’est précisément l’idée que ce qui dans l’apparence renvoie au-delà d’elle-même ne se laisse pas identifier à l’« expression de l’essence ». Pour le dire avec la littéralité à laquelle les considérations sur le « style tardif » de Beethoven (on y vient ci-après) conduisent Adorno : « Le déploiement de l’essence rend l’essence même inessentielle. Très important. […] Vanité de l’“accomplissement” » (p. 189).
- 23 C’est une telle structure argumentative qui sous-tend l’analyse selon laquelle, comme Adorno y ins (...)
22Voilà pourquoi, indissociablement, il faut entendre dans cette « vérité non apophantique » qui se nomme teneur (Gehalt) de vérité « quelque chose d’un tenir tête (etwas Standhaltendes), d’une opposition, que la philosophie idéaliste, pour qui tout est son œuvre propre, ne connaît pas. […] Ce thème de la Neuvième, assurément, est l’esprit du monde – mais en tant qu’esprit qui apparaît il reste, par un aspect, extérieur à celui qui le reconnaît, distant de lui. La Neuvième symphonie croit moins en l’identité que la philosophie de Hegel » (p. 21-2223).
« Style tardif » et Verfremdung
- 24 C’est exactement ce qui fait dire à Adorno, dans la Théorie esthétique, que « [l’]apparence n’est (...)
23Lisant la conclusion de ces lignes écrites en 1940 – « Parce qu’il reconnaît que l’identité est apparence, l’art est plus réel que la philosophie » (p. 22) –, on comprend qu’elle s’est pour ainsi dire ramifiée jusque dans les pages de la Dialectique négative et de la Théorie esthétique. Tout se passe comme si la « puissance dissociative » (p. 175) de la musique de Beethoven – qui, dans la confrontation avec Hegel, fait apparaître une contradiction sans relève (non « sursumable ») dans une harmonie formelle que, précisément, elle révèle comme apparence24 – se prolongeait dans la méthodologie d’Adorno : elle vient en quelque sorte animer ses « modèles critiques », qui mettent au jour la scission, l’hétérogène, la disparité partout où le savoir musicologique ou des historiens de la musique, et, à un niveau plus général, toute forme continuiste et volontiers téléologique de connaissance historique (et en fin de compte de philosophie de l’histoire) entendent reconnaître le primat de l’unité, de l’homogène, de l’identité.
24C’est eu égard au développement de ces motifs critiques que les nombreuses réflexions sur ce qu’Adorno nomme le « style tardif » de Beethoven possèdent une fonction éminente. Il importe alors d’en saisir d’autant plus précisément les raisons qu’Adorno s’est régulièrement montré hostile à la notion de « style », qui, à ses yeux, sert la plupart du temps à dériver l’explication de caractéristiques formelles superficiellement relevées de quelque(s) trait(s) psychologique(s), voire, à tout prendre, de la « personnalité » du « créateur ». À cet égard, il est significatif qu’Adorno mentionne si souvent dans ses notes (au point qu’on soupçonne une certaine jubilation) « cette remarque inépuisable » de Beethoven selon laquelle « les choses qu’on croit pouvoir attribuer au génie original du compositeur sont imputables à une habile mise en œuvre de l’accord de septième diminuée » (p. 63). Comme l’indique Jacques-Olivier Bégot dans sa préface, parler de « style tardif », pour Adorno (Spätstil), c’est d’abord ne pas parler d’un « style de la vieillesse » (Altersstil), et prendre ainsi ses distances avec « une conception du style héritée des “philosophies de la vie” » (p. xviii). Dans cette optique, le style tardif est à entendre au sens, quasiment clinique, d’un « malaise dans la composition » (pour risquer cette formule) qui s’est aiguisé, accentué ou encore creusé – bref, qui a avancé (autre traduction possible de l’allemand spät). On n’ira donc pas chercher dans les derniers quatuors ou les dernières sonates les hypothétiques effets de l’âge du compositeur (la fameuse surdité). Adorno le formule clairement dès les fragments de 1939 qui, comme je l’indiquais plus haut, attribuent une supériorité à la musique de Beethoven sur la philosophie de Hegel dans la mesure où, contrairement à celle-ci, celle-là connaît l’identité comme apparence : le « dernier Beethoven » est celui pour lequel, « à ce stade de sa musique », « l’idée d’une totalité qui fût déjà réalisée était devenue […] insupportable » (p. 20). La question est alors celle de la « voie matérielle que se fraie, à l’intérieur de sa musique, une telle prise de conscience » (loc. cit.).
25Dira-t-on à cet égard que – autre variation sur le motif de l’âge – l’artiste se sentirait désormais affranchi des conventions et, « transformant l’harmonie en dissonance », jouirait « de la tyrannie souveraine de l’esprit enfin libéré » (p. 171) ? Dès le début du texte sur « Le style tardif de Beethoven » (publié en 1937 mais dont la rédaction remonte à 1934), Adorno dénonce « l’insuffisance d’une telle approche », qui cherche surtout, en évoquant « de loin » la substitution de la dissonance à l’harmonie, à faire le portrait de l’artiste désormais acquis à la recherche de la seule « expressivité » (loc. cit.), et masque mal, ce faisant, l’incapacité à s’attacher à l’œuvre elle-même plutôt qu’à ses supposées « origines psychologiques » (loc. cit.). Si, au contraire, on cherche à « connaître [la] loi formelle [de l’œuvre] » (loc. cit.), seule vaudra là encore l’attention aux détails de ce qui est composé. On distinguera alors la façon dont l’harmonie « se racornit », « dépérit », ou encore est « évitée », précisément parce qu’il s’agit de faire entendre « le leurre d’une unité de la pluralité des voix » (p. 221). Aussi n’est-ce pas la polyphonie qui constitue « le trait technique décisif du Beethoven tardif » (p. 219) mais plutôt ce dont la présence de la polyphonie « maintenue dans certaines limites », revêtant un « caractère épisodique », forme l’indice : « Une scission entre deux extrêmes : la polyphonie et la monodie » (loc. cit.), en sorte que « la monodie nue » se fait « l’expression de l’irréconciabilité [des voix] dans la tonalité » (p. 221).
26Il faut de même considérer, note Adorno, que « le dernier Beethoven n’a pas supprimé la réexposition » (p. 23). Celle-ci, en tant qu’« identité du non-identique » qui se présente en soi comme « le positif, le conventionnel d’ordre chosal, […] recèle dans le même temps le moment de non-vérité, d’idéologie » (loc. cit.). C’est un tel « moment » que Beethoven fait « ressortir en elle » (loc. cit.) en maintenant la réexposition au sein d’un style qui « n’est plus fondé sur le développement » (p. 52), et où elle apparaît dès lors comme étrangère à elle-même. « Rétrécissement » (p. 20) ou « tendance à la compression » (p. 223) des thèmes, qui « sont comme tronqués, dérangés » (loc. cit.) : tels sont alors les traits qui, dans les œuvres du style tardif (tel que la notion peut s’en déduire, précise Adorno, des « [derniers] quatuors et variations [Diabelli], des cinq dernières sonates et des derniers cycles de bagatelles » [p. 201]), produisent ce qu’Adorno nomme tour à tour fragmentation, morcellement ou encore pulvérisation. Si la négativité fut à l’œuvre dans la « construction de la tonalité », en tant que médiation qui intègre les éléments dans le tout, désormais elle travaille au contraire à les en détacher : elle devient littéralement force de dés-intégration. C’est pourquoi les pièces du style tardif exigent de discerner les moments sensibles par lesquels elles renvoient « au-delà de leur apparaître » (p. 222) – indiquant un lieu paradoxal (« non-lieu » de l’apparence esthétique elle-même élevée à la puissance deux), où « les thèmes ne sont ni des mélodies valant pour elles-mêmes, ni des unités motiviques qui convergeraient dans la totalité – laquelle est elle-même suspendue. Ce sont des possibilités, des idées de thèmes » (p. 223).
- 25 Adorno les analyse en détail dans un texte dont la rédaction remonte, comme celui sur « Le style t (...)
27Pour autant, la notion de style tardif ne se réduit pas à identifier une période qui, dans la production de Beethoven, rassemblerait sous une étiquette commode les pièces composées en gros dans les années 1820. La Neuvième symphonie, par exemple, créée à Vienne le 7 mai 1824, ne relève nullement du style tardif, alors même qu’elle est contemporaine des Six bagatelles op. 12625 qui incarnent exemplairement celui-ci. En elle, tout semble renvoyer à la phase « classique » (ou « médiane », comme la nomme aussi Adorno), au point de passer sans mal pour le modèle de la « belle apparence », où la production de la totalité comme « homéostasie » (p. 157) s’accomplit dans une forme grandiose. Mais justement : tout comme elle « croit moins à l’identité que la philosophie de Hegel », la Neuvième symphonie mime d’autant plus le classicisme de la période médiane qu’elle n’y adhère plus. Significativement, c’est dans l’un des fragments du chapitre 7, intitulé « Première période et phase “classique” », qu’Adorno l’indique de façon explicite. Si la Neuvième symphonie évoque le « Beethoven classique », écrit-il, c’est dans la mesure où elle en est « la reconstruction » (p. 135 ; je souligne), l’agencement strophique du premier mouvement étant « sans doute formé d’après celui de l’“Appassionata” » (loc. cit.). C’est là, précise-t-il, le genre de moyens que le style tardif sacrifie, traduisant ainsi sa « nature critique » (loc. cit.). Mais c’est aussi ce qui montre que – en 1824 – « Beethoven “pouvait” s’y prendre autrement » (loc. cit.). Au point que cette latitude même, « en soi sans incidence pour la compréhension du style tardif », indique pour ainsi dire en creux l’« intention critique » (loc. cit.) du compositeur. Beethoven parvient ainsi à concilier « de façon paradoxale », en particulier dans le premier mouvement, « l’idée d’écriture symphonique épique […] avec celle de la symphonie intégratrice » (loc. cit.) – preuve, selon un fragment consacré à ce même mouvement dans le chapitre suivant (« Vers une analyse des symphonies »), de son « sens de la forme […] infaillible » (p. 157). Mais ce « motif épique » n’en reste pas moins « exactement le motif critique ». Interdisant précisément à la forme symphonique de procéder selon le seul principe intégrateur, il y inscrit « l’insatisfaction à l’égard de la totalité “achevée”, déjà réalisée – en d’autres termes le fait de savoir que le temps est plus puissant que sa syncopation esthétique » (p. 135).
- 26 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 144.
28On est tenté de gloser ces lignes en avançant que, dans les œuvres du style tardif, la syncope ne supporte plus d’être esthétique : les « traits d’idéalisme tragique » que la forme symphonique s’efforçait de contenir, l’amputation abrupte des thèmes et « la puissance du détail isolé » (p. 225) les exacerbent jusqu’à la décomposition, voire à l’« “inorganique” » (loc. cit.). Mais cela même témoigne de ce qui déjà craquait ou divergeait au sein des œuvres antérieures – trahissant, pour le dire en référence à une page de la Théorie esthétique, que le « sauvetage par l’apparence est lui-même apparent », c’est-à-dire rien d’autre que « l’apparence produite par la fabrication »26. Ainsi discerne-t-on, dans l’Héroïque, une « révolte contre le langage formel trop bien rodé – jusque dans le plus petit détail, dans le sens de chaque caractère » (p. 146). Les « subtilités et ambiguïtés formelles qui finiront par régner en maître dans le style tardif » (loc. cit.) s’insinuent ici par un « humour très curieux », capable, dans le premier mouvement, d’explorer « le schéma de la sonate » d’une façon qui, étant « tout sauf schématique », conduit cependant à une sorte d’exhibition de ses caractères, comme si ceux-ci tenaient à rappeler qu’ils ne sont en fin de compte que des vocables conventionnels : « Par exemple p. 5, dernière mesure : “Je suis un modèle de transition”, p. 7 : “Ah vous pensiez que j’étais un second thème ?”, p. 13, dans le forte : “C’est bien à présent la section conclusive, il n’y a pas à tortiller” » (p. 145).
- 27 « Verfremdetes Hauptwerk. Zur Missa Solemnis », Moments musicaux, dans Musikalische Schriften IV, (...)
29On entrevoit alors pourquoi, au-delà du repérage de cet « humour curieux » dont l’Héroïque est empreinte, Adorno en est venu à considérer certaines compositions comme des « œuvres tardives sans style tardif ». L’exemple majeur en est donné par la Missa solemnis, à laquelle est principalement consacré le chapitre 10, où, aux côtés d’un ensemble de fragments, est repris le texte dont Adorno avait achevé une première version en 1957 pour une conférence radiophonique. Intitulé « Chef-d’œuvre distancié »27, celui-ci fut édité une première fois en 1959, avant de figurer, en 1963, en clôture des Moments musicaux – volume qui, significativement, s’ouvre par le texte écrit en 1934, « Le style tardif de Beethoven ». Cette symétrie prolonge, et signale, une préoccupation qu’Adorno, dans les notes préparatoires à la monographie, formule d’autant plus clairement qu’il l’énonce d’abord pour lui-même : la Missa est « sans style tardif », non parce qu’elle « reviendrait » à une composition « classique », mais parce que, si elle diffère de celle-ci autant que les dernières sonates et les derniers quatuors, c’est par des traits qui ne sont pas ceux par quoi s’affirme le style tardif. À maints égards, celui-ci procède par – voire de – l’exacerbation des traits compositionnels dont le Beethoven de la maturité savait combien ils étaient désormais caractéristiques de sa manière. L’humour ne suffit plus, dès lors, à signifier ici ou là une maîtrise consommée des conventions. Celles-ci ne sont plus exhibées que comme des « catégories en lieu et place d’individuations » (p. 225) auxquelles la musique ne fait plus semblant de souscrire : elles tendent au type (ce qui, note Adorno, invite à poursuivre la discussion avec Kolisch). C’est pourquoi aussi le développement est, non pas abandonné, mais nié dialectiquement par l’enrayement de sa propre dynamique, qui le suspend en projetant l’ombre d’une totalité devenue introuvable. Ainsi, le fait que, « chez Beethoven, l’individuel est “nul” » se confirme encore, mais cette fois sans que « la totalité lui confère l’apparence du signifiant » : contrairement à cette « abolition » propre au « style “classique” », « la nullité de l’individuel ressort en tant que telle » (p. 226). Or rien de tout cela avec la Missa solemnis. Ou plutôt : la dissociation, le morcellement s’y rencontrent également, mais les modes de la brisure sont tout autres. C’est comme si l’on avait affaire à un désastre précipité, plutôt qu’au processus qui y conduit. Au fil de fragments des années 1940-1950, Adorno note en ce sens que, dans la Missa solemnis, « il n’y a pas de thème saisissable – et par conséquent pas de développement » ; « que la forme se constitue par simple juxtaposition, avec une quantité infinie de strictes répétitions » (p. 195) ; que « la musique est pensée tout entière en plans non dynamiques » ou encore qu’« elle n’est pas essentiellement polyphonique, mais pas mélodique non plus » (p. 194). Bref : la Missa solemnis dérègle, voire neutralise (« n’est pas […], mais [n’est] pas […] non plus ») l’outillage interprétatif d’Adorno – et cela ressortit au fait que, à l’opposé de leur exaspération dans le style tardif, « toutes les caractéristiques clairement beethovéniennes lui font défaut » (loc. cit.).
- 28 Voir notamment les analyses de C. Ginzburg, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire (...)
- 29 Comme le signale une note de traduction de M. Kaltenecker dans son édition française des Moments m (...)
- 30 Th. W. Adorno, Moments musicaux, op. cit., p. 8.
- 31 « Il pourrait sembler alors qu’après avoir caractérisé la Missa solemnis dans tous ses traits part (...)
30« Il s’est pour ainsi dire évité lui-même » (loc. cit.), conclut Adorno dans ce fragment de 1944, et la formule fait écho au titre du texte de 1957-1959, qui en précise la teneur. « Chef-d’œuvre distancié », donc, lit-on en traduction de l’allemand « Verfremdetes Hauptwerk ». Verfremdet : l’adjectif conjoint les significations de l’étrangeté, celle de l’aliénation (Verfremdung/Entfremfung), au sens marxiste, mais aussi, plus largement, celle d’une « étrangèreté » à soi, ou plus exactement de ce procédé littéraire désignant la façon de rendre étrange par « distanciation », selon la traduction retenue couramment pour les écrits de Brecht, et qui, dans la langue des formalistes russes qui l’ont théorisé, se dit ostraniene28. À ce titre, la « distanciation » caractérise sans doute la méthode d’Adorno lui-même29, qui, en 1944, dressant la liste des « problèmes posés par la Missa », s’intime déjà de se tenir pour ainsi dire à distance de ses propres tendances interprétatives : « Prendre garde aux réponses trop commodes (qui se déduiraient de la conception générale de mon étude) » (loc. cit.). Mais cette exigence procède elle-même de la nécessité de considérer « la parfaite exterritorialité de la Missa dans l’ensemble de l’œuvre de Beethoven » (p. 193). « L’extraordinaire difficulté » qu’elle oppose alors à « toute tentative de [la] comprendre » (loc. cit.) serait même telle que, comme Adorno l’indique dans la préface aux Moments musicaux, c’est « en particulier parce que les efforts de l’auteur butaient toujours sur la Missa solemnis » que son « projet d’une œuvre philosophique sur Beethoven » n’a pu aboutir30. Au point que, fût-il « achevé », le texte de 1957 inclut encore cet aveu comme l’expression d’un doute affectant l’ensemble de ses propositions31. Nul doute, dès lors, que la source d’une telle distanciation (une telle Verfremdung) méthodologique tient à un Beethoven que la Missa a rendu soudain verfremdet, étrange au point d’apparaître comme étranger à lui-même, et ainsi littéralement méconnaissable aux yeux – et aux oreilles – d’Adorno.
L’énigme de la Missa solemnis
- 32 Th. W. Adorno, Dialectique négative, Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 1978, rééd. 1992, (...)
31Sans doute l’analyse demande-t-elle à être poursuivie. Ce qu’en effet il faudrait tenter d’examiner en détail – on n’y prétendra pas dans le cadre de ces seules pages –, ce sont les modalités du désarroi qu’Adorno exprime face à la Missa solemnis. Ainsi, comme Rolf Tiedemann le relève dans l’appareil de notes, de cette « observation […] inhabituelle chez Adorno », et qu’en 1957 celui-ci place après le dernier des fragments préparatoires à « Chef-d’œuvre distancié » : « Première version de l’essai sur la Missa, dictée du 19 au 20 octobre 1957. Gratitude d’avoir pu encore le faire » (p. 315). L’insistance qu’Adorno met non seulement à dire mais, en quelque manière, à dramatiser son embarras tient, je crois, précisément au fait que, « sans style tardif », la Missa solemnis n’en reste pas moins une « œuvre tardive » selon le sens qu’Adorno attribue à l’adjectif : celui, non pas d’un simple repère chronologique mais d’une fonction critique. Autrement dit, il y a bien là quelque chose d’afférent au disloqué, au dissocié, au morcelé, mais, percevant de tels traits, Adorno les comprend d’autant plus difficilement qu’il ne peut les rattacher à une expression du style tardif – et sa perplexité trouve ainsi une expression particulièrement nette dans la succession de deux fragments datés du même jour, soit ce 19 octobre 1957 où il commence à dicter la première version de « l’essai sur la Missa ». « Les caractéristiques ici données peuvent se vérifier à l’écoute, elles ne permettent pas encore une écoute juste » (p. 197 ; je souligne) – mais quand même : « Le morcellement esthétique de la Missa correspond, malgré sa clôture de surface, aux fissures et aux crevasses propres à la facture des derniers quatuors » (loc. cit.). À vrai dire, compte tenu des multiples hésitations dont témoignent les fragments, mais aussi le texte de 1957, on est même tenté de donner raison à Adorno autrement qu’il le pense : c’est parce qu’il se montre en fin de compte capable d’une écoute juste de ce qui se produit dans la Missa qu’il est contraint de se confronter à une image désajustée – distanciée – de Beethoven. Pour le dire en un mot : l’image qui, soudain, est frappée d’« estrangement », c’est celle de Beethoven hégélien. Et si le trouble d’Adorno paraît si grand, c’est bien parce que cette image occupe une place centrale, non seulement « dans la conception générale de [s]on étude », mais également dans la construction de toute l’œuvre adornienne de la maturité. Il est essentiel que Beethoven soit « hégélien » parce que, comme on l’a vu, l’immersion dans sa musique conduit Adorno à y saisir le surgissement d’une négativité sans relève, creusant pour ainsi dire l’apparence harmonieuse des œuvres « classiques », puis la disloquant dans celles du style tardif – pièces qui « tournent [leurs] creux vers l’extérieur » (p. 174), et ainsi forment la preuve esthétiquement vivante d’une dialectique qui, une fois désamarrée de l’identité, « n’est pas le tout »32, et dont, dans l’ordre du travail philosophique, la « dialectique négative » doit préciser le concept et l’exercice.
32Or, ce qui fait la singularité de la Missa solemnis, c’est précisément que ce qui s’y produit ne se développe pas – fût-ce pour que le développement se bloque, s’enraye, se suspende. Les « césures, [les] arrêts brusques » (p. 174) qui, notait Adorno dès 1934, constituent la signature du dernier Beethoven supposent précisément le processus qui se trouve ainsi interrompu. L’effectuation d’une « puissance dissociative » (p. 175) qui, précipitant la fin, interdit d’y reconnaître l’accomplissement d’un telos, fait ainsi des œuvres de style tardif des « catastrophes » (loc. cit.). Rien de tel pour la Missa, dont Adorno va jusqu’à évoquer une sorte de statisme, tout en enregistrant l’insuffisance d’un tel jugement dès qu’il tente de décrire plus précisément ce qu’il entend. La Missa « [é]vite les thèmes trop dessinés, évite la négativité », consigne un fragment de 1957 (p. 195), et le rapprochement entre « thème » et « négativité » rend le sous-entendu transparent : il ne s’agit pas, ici, de la négativité « hégélienne » – que le traitement « tardif » des thèmes (du développement) par Beethoven retourne contre elle-même. Du « négatif », pourtant, Adorno ne cesse d’en repérer : un négatif verfremdet, qui advient sans que l’on puisse l’attacher à un devenir – à moins qu’il faille justement entendre, dans un tel événement musical, un appel à concevoir autrement le devenir. Autrement dit : à défaire le lien qui constitue peut-être le présupposé ontologique le plus profond de la dialectique spéculative, entre devenir et processus. Ainsi : « En lieu et place du travail motivique, procédé semblable à un puzzle. Alignement, réagencement, motifs non variés » (p. 197). Ou encore : « Désintégration en courts segments. La question de la forme ne passe pas par le développement, mais par une mise en balance » (p. 195). Dans la Missa solemnis s’abattent des blocs sonores qui, comme « chus d’un désastre obscur », se cognent les uns contre les autres, au point que ce qui est censé être une musique d’église est pulvérisé comme une façade de carton-pâte (« Répétition du mot “Credo”, comme s’il fallait qu’il s’en persuade lui-même », p. 197) sous l’effet d’une sorte de combat insolite, quelque chose comme un agôn dont la provenance échappe ; quelque chose qui est moins devenant que revenant, selon toute la puissance spectrale de dérangement que l’on peut entendre dans cette série d’expressions : « Rétention des moyens expressifs. Expression par archaïsme ; écriture modale » (p. 195).
- 33 Ibid., p. 7 (je souligne).
33De là l’hypothèse de lecture que je tente de formuler ici : les hésitations auxquelles Adorno se voit confronté dans son analyse de la Missa solemnis concernent sa propre ambition philosophique. Précisément dit : elles ont trait aux conditions d’élaboration d’une pensée qui serait capable de s’affronter à l’hétérogène, la différence, l’altérité sans les inscrire dans une grammaire de l’identité. Dans cette perspective, la question que je voudrais au moins tenter de circonscrire pourrait se formuler ainsi : l’exigence d’un tel programme, qu’Adorno nomme « dialectique négative », peut-elle être entièrement conçue à l’intérieur de l’espace discursif dont le maniement hégélien de la négation déterminée a fixé les cordonnées ? Les premières lignes de la Dialectique négative semblent l’indiquer, en affirmant à la fois que « la figure d’une négation de la négation [a] désigné de façon frappante » la volonté, repérable dès Platon, « que par le moyen de la négation se produise un positif », et qu’il faut suivre cette négation de la négation plus loin que Hegel ne l’a fait lui-même, afin de montrer que le mouvement de celle-ci ne conduit pas à la réaffirmation de l’identité mais au contraire s’en détache – et s’en détache, tel est le point essentiel, sans pour autant s’abîmer dans cette pure indétermination qui, selon Hegel, est historiquement le lot de cette autre « dialectique négative », celle des sceptiques : « Ce livre », écrit Adorno en ce sens, « voudrait délivrer la dialectique d’une telle essence affirmative, sans rien perdre en déterminité. Le déploiement de son titre paradoxal est l’une de ses intentions »33. À cet égard, si Beethoven est « plus hégélien que Hegel » (p. 224), et ainsi plus « vrai » que lui, car rendant inexorablement compte de la divergence entre négation du particulier et réalisation du tout jusqu’à faire de cette divergence la teneur musicale du style tardif, alors le « paradoxe » pourrait être soutenu jusqu’au bout : le style tardif ouvrirait la voie à la dialectique négative, et, comme le note Jacques-Olivier Bégot, il n’est guère étonnant d’éprouver le sentiment que « la monographie [qu’Adorno] projetait de consacrer [à Beethoven] ressemble à s’y méprendre à un autoportrait » (p. xx). Mais la monographie est restée inachevée – et après tout Jacques-Olivier Bégot ne manque pas de préciser aussi que là où l’on commence à parler de double, l’inquiétude point : dans l’œuvre de la maturité d’Adorno, Beethoven est présent à la manière d’un « spectre », d’un « Doppelgänger », bref, il la « hante » (loc. cit.).
- 34 Comme suffit à le trahir ce fragment où c’est un Adorno « privé » qui, tournant une fois de plus a (...)
- 35 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 316.
- 36 Ibid.
- 37 G. Lebrun, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 2004, p. (...)
- 38 Ibid., p. 314.
34Je considère que cette hantise tient à la Missa solemnis. Il y a cette œuvre – et soudain l’autoportrait se brouille : ce n’est pas seulement Beethoven qu’Adorno peine alors à reconnaître (tant il est vrai que les spectres partagent avec l’apparence esthétique le goût de la labilité), c’est lui-même34. Par là même, il me semble pertinent de comprendre la perturbation produite par la Missa « dans la conception générale de [son] étude », selon les termes mêmes d’Adorno, comme étant le signe d’une difficulté que celui-ci a rencontrée, sans toujours y faire explicitement droit, mais dont on peut repérer des ricochets jusque dans la Dialectique négative. Cette difficulté, tentons de la formuler en ces termes : est-il possible de « faire le pas dialectique »35 conduisant à abandonner la « thèse de l’identité »36 de l’intérieur même de la dialectique spéculative, en poussant celle-ci, selon le titre du dernier paragraphe de la Dialectique négative, à l’autoréflexion ? Ou bien cela exige-t-il de passer au dehors, de gagner un point de vue « extraterritorial » (selon le terme significativement utilisé par Adorno à propos de la Missa) depuis lequel on verrait se déformer les contours de la dialectique spéculative elle-même ? Pour le dire en reprenant un mot de Gérard Lebrun, on s’aventurerait alors à jeter sur la construction hégélienne « le regard neutre et curieux de l’ethnographe »37 – autant dire : par excellence le regard de la Verfremdung, de l’estrangement, sans lequel on ne parviendrait pas à percer à jour les partis pris sémantiques sous-jacents à l’identification de l’« Absolu » à la réduction sans fin de toute altérité, où l’esprit reconnaît réflexivement son auto-différenciation38.
- 39 M. Cohen-Halimi, Stridence spéculative. Adorno, Lyotard, Derrida, Paris, Payot, 2014, p. 179.
- 40 Id., L’action à distance. Essai sur le jeune Nietzsche politique, Caen, Nous, 2021, p. 148.
- 41 Ibid., p. 144.
35Relativement à la place d’une telle tension au sein de l’histoire interne du projet adornien de dialectique négative, la Missa solemnis ferait ainsi entendre ce que Michèle Cohen-Halimi a nommé une « stridence spéculative ». Mieux : du livre éponyme, où elle étudie la façon dont la dialectique négative d’Adorno est à la fois mise en jeu et occultée par la « non-congruence » ayant progressivement « gagné tous les espaces de pensée »39 de Derrida et de Lyotard, on serait conduit à cet autre ouvrage de Michèle Cohen-Halimi, plus récemment paru, L’action à distance. Essai sur le jeune Nietzsche politique. On y percevrait en effet de plus près encore, je crois, la singulière modulation de cette « stridence », très exactement là où Michèle Cohen-Halimi analyse les raisons pour lesquelles Adorno, dans son effort pour mettre en question chez Hegel « le caractère inséparable du mouvement spéculatif et de son unité, par conséquent le caractère inséparable de la détermination et de l’affirmation »40, s’approche tout près de cette autre dialectique que Nietzsche élabore à partir de son attention à la dialectique grecque – particulièrement à la forme héraclitéenne de la dialectique. Surtout, d’une manière formellement analogue au trouble que provoque en lui la syncope du « tardif » produite par la Missa, qui en témoigne en l’absentant, cette proximité même, Adorno ne parvient pas à la reconnaître – sinon, peut-être, par éclipses. Ainsi de ce moment où, dans la Dialectique négative, ouvrage dominé par la volonté que « la mise en échec de la dialectique spéculative [ait lieu] dans la dialectique spéculative »41, l’hypothèse d’une « contingence de l’antagonisme » met soudain à nu – sous l’égide d’autant plus prégnante de Nietzsche que son nom n’est pas cité – la présupposition ontologique fondamentale de l’hégélianisme – et de toute philosophie de l’histoire que la discursivité hégélienne aura marquée de son empreinte :
- 42 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 251 (je souligne).
Il n’est pas vain de spéculer pour savoir si, dans l’origine de la société humaine, l’antagonisme, morceau d’histoire naturelle prolongée, […] [serait] seulement advenu thesei […], et au cas où il serait effectivement apparu un jour, s’il découlait […], de façon pour ainsi dire contingente, d’actes arbitraires archaïques visant une prise de pouvoir. Il y aurait certes là de quoi faire crouler la construction de l’Esprit du monde. L’universel dans l’histoire, la logique des choses qui se ramasse dans la nécessité de la tendance globale, se fonderaient sur le fortuit, sur quelque chose d’extérieur à eux ; l’existence de cette logique n’aurait servi à rien. Non seulement Hegel, mais aussi Marx et Engels, nulle part peut-être plus idéalistes que dans leur rapport à la totalité, auraient repoussé toute mise en doute du caractère inévitable de la totalité en y voyant […] une attaque mortelle dirigée, non contre le système dominant, mais contre leur propre système.42
- 43 Propos cité par M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 139.
- 44 Th. W. Adorno, Probleme der Moralphilosophie, p. 255, cité par M. Cohen-Halimi, L’action à distanc (...)
- 45 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 147.
36C’est une telle mention de la contingence qui est décisive quant au statut de la négation dans la dialectique. Alors même que, comme le note Michèle Cohen-Halimi, Adorno a pu, dans ses cours de 1963 (soit la période d’intense gestation de la Dialectique négative) sur les Problèmes de la philosophie morale, dire de Nietzsche qu’il est le philosophe « auquel je dois le plus – en vérité sans doute davantage qu’à Hegel »43, il lui a également reproché dans les mêmes cours, et suivant un tour d’une splendide orthodoxie hégélienne, d’en être « resté à la négation abstraite »44. Pourtant, cette négativité contingente, dont la considération oriente vers ce qui aurait pu ne pas être, n’est-ce pas autre chose que la négation qui reste « abstraite » – pour n’avoir pas su, comme Hegel entendait l’établir à propos des sceptiques ou de Héraclite, apercevoir, dans l’unité des opposés (l’agôn héraclitéen, les paradoxes soulevés par la Skepsis antique), le mouvement spéculatif de la « relève » ? N’est-ce pas plutôt s’approcher de ce qu’Adorno vise justement à percer à jour chez Hegel : une pensée de la contradiction qui en préforme l’issue, en sorte que l’identité immédiate, fixée par l’entendement, butant sur la limite de la différence (négation), se supprime non pas seulement en devenant autre mais en passant nécessairement dans son autre (négation de la négation) – en vertu des connexions dont, de la dialectique être-néant-devenir jusqu’à l’Idée absolue, la Science de la logique aurait dressé la cartographie intégrale ? Ne serait-ce donc pas là, au nom de cette « possibilité concrète de l’utopie », dont Adorno montre précisément que Hegel (et à sa suite Marx et Engels « dans leur rapport à la totalité ») ne saurait lui accorder une place dans le « Système », percevoir dans le devenir des contradictions qui, n’ayant pas été relevées (à tous les sens du terme), réservent précisément la possibilité qu’autre chose puisse advenir ? Pour le dire enfin avec les mots de Michèle Cohen-Halimi, n’est-ce pas là commencer à distinguer « l’indétermination » (la « négation abstraite ») et « la non-détermination de la négation ? »45
- 46 Ibid., p. 151-152.
S’il est vrai que l’enjeu de toute dialectique est fondamentalement la signification de l’expression « être autre », et que toute la pensée d’Adorno s’est opposée à la neutralisation de la non-identité par la processualité spéculative, alors il semble que Nietzsche a, lui aussi, frayé une voie dans la préservation de « l’être autre », entre la négation sceptique (indéterminée) et la négation de la négation (affirmation positive) – frayage à la fois si proche, et pourtant si différent, de la « dialectique négative » que sa puissance de dépaysement devait échapper à Adorno pour ne pas le captiver entièrement. Un penseur en évite parfois un autre dont la pensée le prévient trop abruptement d’une affinité vertigineuse.46
- 47 Cité par R. Tiedemann, postface éditoriale à Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 462.
37Une telle mise à distance en raison même de la proximité s’est aussi produite, me semble-t-il, avec Beethoven, de la façon la plus paradoxale qui soit, cette fois, puisqu’ici l’affinité aura paru explicitement, et longuement, revendiquée. Compositeur « hégélien », Beethoven démontre, à force de maîtrise de la « négation déterminée », la « nullité » de chaque événement musical particulier, en tant qu’elle est « relevée » en fonction des attentes prescrites par le langage tonal. Le résultat peut bien être prodigieux, mais, comme Adorno l’analyse dans les fragments ouvrant le chapitre 6 (« Critique »), c’est précisément en soumettant la musique à l’autorité d’une « jonction des parties dans le Tout » (p. 108) dont le principe même est le rejet de tout événement contingent. C’est pourquoi une « oreille attentive à l’idiome » distinguera dans cette musique « quelque chose d’arrangé, de calculé pour l’effet » (p. 107). Or, une telle oreille a d’abord été celle de Beethoven lui-même, prenant conscience du « revers de la domination du matériau » (loc. cit.) : en l’occurrence de cette maîtrise consommée de la forme sonate dont le style tardif déjoue (il faudrait écrire « dé-joue ») les tours. Quant à la Missa, dont Adorno a noté que le caractère morcelé relève d’une configuration de segments plutôt que d’un développement brisé, elle fait venir à l’esprit un vocable dont on serait tenté de dire, en appliquant à Adorno sa propre formulation, qu’il semble l’avoir évité, tout comme dans cette œuvre, Beethoven (« hégélien ») se serait « évité lui-même » : ce vocable, ce serait celui de parataxe, qui, pour Adorno, caractérise les textes du dernier Hölderlin, et dont il a rapproché son propre effort, visant, dans la Théorie esthétique, à rompre avec une « disposition au sens traditionnel » ; disposition dont, à en croire une lettre à Rolf Tiedemann citée dans la postface de l’ouvrage, même la Dialectique négative relèverait encore, et qui, note-t-il en n’usant pas par hasard d’une analogie musicale, se règle – se développe – sur « l’antécédent et sa conséquence ». Un tel agencement, précise cette même lettre, reste si étranger à « la chose même » – c’est-à-dire à ce qu’Adorno en vient à nommer, dans la Théorie esthétique, le « langage non discursif des œuvres d’art » – que cela exige d’écrire en associant des « parties paratactiques, disposées autour d’un centre qu’elles expriment par leur constellation »47.
38Ce « centre », c’est la question même du non-identique, dont les œuvres d’art ou, plus exactement, certaines œuvres d’art peuvent susciter l’expérience, là où les relations entre les éléments particuliers ne se laissent pas absolument déduire, ou intégrer, selon la construction du « tout ». C’est de cela que, dans un milieu qui est nécessairement celui du concept et de la discursivité, la prose du théoricien doit, au moyen d’une disposition « non traditionnelle », s’efforcer de répondre – voire de porter la marque. Autant dire que la parataxe ne consiste nullement en une juxtaposition arbitraire d’éléments, sorte de fétichisation de la disparate où même un hégélien amateur reconnaîtrait sans mal une figure de la négation « abstraite » (ou « indéterminée ») : elle constitue bien plutôt la recherche toujours périlleuse d’un agencement tel que les éléments se rapportent les uns aux autres en échappant cependant à la distribution de leurs significations selon la syntaxe hégélienne de la « relève ». Désintégrant les fixations de la « pensée d’entendement » tout en contestant qu’un tel « travail du négatif » soit le levier de constitution du « Système », la parataxe ferait ainsi droit à la possibilité d’un « devenir autre » où, pour le dire en retrouvant les termes de Michèle Cohen-Halimi, la négation de l’identité immédiate passe par un rapport non déterminé (et non pas indéterminé) à l’altérité.
L’intempestif
39Quel que soit le degré de conscience, chez Adorno lui-même, de ce qu’une telle visée révèle de la polarisation, au sein de sa propre pensée, des figures de Hegel et de Nietzsche, elle me semble en tout cas avoir partie liée avec le dernier motif sur lequel je souhaite m’arrêter : celui d’une conception de l’histoire ouverte, au double sens de ce qui est fracturé et de ce qui est exposé, tourné, vers un « à venir » non déterminé (« non calculable », aurait dit Derrida).
- 48 J. Derrida, « Linguistique et grammatologie », dans De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 9 (...)
40Il est significatif, à cet égard, que les fragments de 1957 consacrés à la Missa comportent, ces deux notations très rapprochées : « Missa solemnis. […] Expression par archaïsme ; écriture modale » (p. 195) ; « Tendance au retour en arrière dans les phases tardives de tous les grands compositeurs = borne de l’esprit bourgeois ? » (p. 197). Il y a « retour vers » parce que quelque chose ici fait retour – quelque chose que le « progrès » dans l’organisation du matériau musical a laissé « en arrière » sans pourtant l’avoir dépassé. L’archaïque, ici, ne réfère pas à quelque origine ayant valeur de fondement – l’origine comme principe où, dans l’ajointement de ce qui commence et ce qui commande, logerait in nuce la finalisation du devenir. C’est, au contraire, ce qui n’apparaît que dans le présent, en tant que celui-ci se trouve intempestivement dérangé. Si archè il y a, c’est au sens de ce que, dès le début des années 1930, Adorno entend par Urgeschichte, « archi-histoire », selon la judicieuse traduction proposée par Jacques-Olivier Bégot, en écho à la notion derridienne d’« archi-trace » : ce qui, « échappant au schéma classique qui la ferait dériver d’une présence ou d’une non-trace originaire »48, advient comme une perturbation dont la provenance ne peut être retracée jusqu’à un événement fondateur, qui éclairerait le sens de l’histoire depuis l’origine, celle-ci fût-elle considérée comme perdue ou (le geste de Heidegger étant à cet égard le plus emblématique) occultée.
- 49 Th. W. Adorno, « L’idée d’histoire de la nature », dans L’actualité de la philosophie et autres es (...)
- 50 Il n’est évidemment guère anodin qu’Adorno retrouve la même formulation à propos de Beethoven qui (...)
- 51 Voir, sur ce point, ce passage du texte intitulé « Richard Strauss – Questions de technique compos (...)
- 52 Réglage sur lequel il n’est peut-être pas tout à fait inutile d’insister, à en juger par les contr (...)
41L’archaïque, on l’entendra donc ici comme la modalité inactuelle d’une persistance de l’irrésolu : ce qui fait irruption comme « une discontinuité » dont, soulignait Adorno dès sa conférence de 1932 sur « L’idée d’histoire de la nature », « je ne vois pas de quel droit elle pourrait être reconduite à une totalité de structure »49. Est significative, à cet égard, la façon dont, dans le fragment placé à l’ouverture du chapitre 6 (« Critique »), Adorno se réfère à Bach pour établir que « l’hégémonie de la réexposition se révèle comme la véritable limite qui borne tout le classicisme viennois, et en particulier Beethoven » (p. 105). Toutefois, comprendre adéquatement « l’histoire d’un tel primat » ne consiste nullement à considérer « que la domination de la réexposition, chez Bach, soit encore trop peu développée » (loc. cit., je souligne). C’est plutôt, poursuit Adorno, qu’elle est « niée, ou évitée » (loc. cit., je souligne50). De là que ce fragment de 1943 comporte cet addendum : « L’art est le domaine où se lit véritablement l’ambiguïté de tout progrès » (p. 106). L’assertion éclaire précisément le fait que Bach, capable, dans les allemandes et les sarabandes, ou dans des pièces comme la gavotte de la Suite française en sol majeur, de parvenir à « l’équilibre le plus parfait sans aucune trace de forme A-B-A », se montre ainsi « plus sensible, moins mécanique, plus nuancé que les classiques au subjectivisme franc et massif » (p. 106) – c’est-à-dire les compositeurs affirmant une subjectivité qui, depuis, a fait reculer le poids des conventions et des contraintes extérieures auxquelles, au crépuscule du féodalisme, Bach avait encore affaire. D’une telle évolution, on pourra certes alléguer qu’elle marque un « progrès », dans la mesure où l’autonomisation croissante de la technique compositionnelle a partie liée avec une dynamique d’émancipation du sujet par rapport aux hiérarchies traditionnelles51. Mais il faut tout autant considérer que, au regard du « talent constructif » qui, chez Bach, procédait non d’une préformation du matériau musical mais d’une aptitude à la nuance, ce même « progrès » enregistre aussi que « tout le classicisme, Beethoven compris, constitue une régression » (loc. cit.). De telles lignes indiquent quel réglage de lecture appelle une expression comme « dialectique de la raison »52. S’il faut apercevoir les « ambiguïtés de tout progrès », ce n’est pas (ce n’est surtout pas) pour s’octroyer la gloire douteuse de reconnaître partout la « régression ». La Théorie critique n’a cure de s’adonner au jeu inconsistant de l’inversion des signes : sa tâche est de mettre au jour, pour l’enrayer, le réglage discursif que monnayent aussi bien les apologies imprudentes du « progrès » que les dénonciations complaisantes de la « régression ». Il s’agit donc non pas de faire de celle-ci, à la place de celui-là, le principe de l’évolution historique, mais de donner au « progrès » et à la « régression » des significations telles qu’elles rendent intenable la conception d’une histoire finalisée par quelque principe que ce soit.
- 53 J.-C. Bailly, « Tout passe, rien ne disparaît », entretien avec S. Doppelt, J. Lèbre et P. Zaoui, (...)
42À cet égard, la « régression » que constitue la tendance à l’hégémonie de la réexposition atteste que l’affirmation de la « liberté subjective » du compositeur est imbriquée avec le « moment mécaniste » (loc. cit.) qui se déploie dans la musique bourgeoise. Mais il n’est pas moins significatif que, 70 ans après la mort de Bach, la musique de Beethoven entre en rébellion contre une évolution dans laquelle elle s’est d’abord inscrite en recevant le langage de la tonalité comme un donné. Cela même fait apparaître que cette « faculté [d’être moins mécanique] » caractérisant le « talent constructif » de Bach constituait la possibilité d’une bifurcation au sein même de la « construction de la tonalité » – possibilité qui, si elle s’est « perdue pendant les cinquante années qui ont suivi la mort de Bach » (loc. cit.), est cependant restée ineffacée. D’une telle virtualité, évitons cependant de dire que le « dernier Beethoven » viendrait « l’accomplir » : il s’empare seulement d’un reste, quelque chose qui, pour le dire avec des mots de Jean-Christophe Bailly, « dans le rapport qu’une époque entretient avec elle-même », n’a pas été consommé ni consumé et qui cependant n’est pas venu53. Ce qui reste est ainsi une discordance du temps, que Beethoven reconfigure – ce qui est tout autre chose que de la résoudre. Car Bach comportait également une « part de rationalisme mécaniste » (l’ordo) – tandis que, « dans cette langue de la tonalité » qui reste la sienne (p. 263), le dernier Beethoven fait passer la division à l’intérieur même de son geste critique, lui qui, avec la Missa solemnis, œuvre tardive sans style tardif, aura fait du « tardif » un prédicat lui-même discordant (ou « non-identique », selon le terme qui s’impose dans les textes d’Adorno des années 1950-1960).
- 54 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 268.
- 55 Ibid.
43C’est pourquoi, lit-on dans un fragment de 1940, il ne sert à rien de dire que « Beethoven possède “déjà des éléments romantiques”, comme le prétend l’histoire de la musique » (p. 35). S’il faut bien plutôt considérer que Beethoven « contient en lui tout le romantisme et sa critique » (loc. cit.), c’est précisément que, comme Adorno l’indique dans un passage de la Théorie esthétique, l’histoire effective de l’art (Geschichte von Kunst), ou, plus exactement, des arts n’apparaît continue que dans la mesure où la discipline « histoire de l’art » (Kunstgeschichte) « construit [la continuité] à partir d’une très grande distance »54. De là l’importance des analyses de détail, si présentes au fil des fragments, et qu’Adorno revendique encore dans celui-ci (« Cela se montre dans le détail », loc. cit.). Elles font concrètement « apprendre ontogénétiquement combien le progrès de l’art est peu continu sur le plan phylogénétique » et « que l’histoire de l’art (Geschichte von Kunst) présente plutôt des nodosités »55. Le détail, c’est ainsi le nom que l’on peut donner à l’empreinte que ces « nodosités » inscrivent dans les œuvres, le lieu où s’atteste que le « progrès » désigne non pas la procession de leurs dépassements mais bien la persistance de leurs déplacements. Voilà pourquoi, consigne Adorno dans un fragment de 1941, « les œuvres des grands compositeurs ne sont que des images déformées de ce qu’ils auraient fait si cela leur avait été permis. Aussi inséparable l’artiste soit-il de son temps, on aurait tort de penser qu’il existe entre eux une harmonie préétablie » (p. 34). Ainsi, chez Bach, « la fugue en fa dièse majeur du Clavier bien tempéré I [BWV 858], la suite française en sol majeur, la partita en si bémol majeur […] rechignent à se plier » au « “style” répressif de la lourde et martelante basse continue » (loc. cit.), tandis que « le goût de la dissonance » se loge « dans les œuvres qui se tiennent à l’écart, comme les motets » (p. 34-35). Quant à Mozart, « les pièces pour piano comme l’adagio en si mineur et le menuet en ré majeur, le quatuor “Les dissonances”, certains passages du Don Juan, et dieu sait quelles autres œuvres encore, portent les traces de la dissonance qu’il visait » (p. 35).
- 56 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 127.
44Considéré à cette aune, poursuit Adorno, ce qui rend Beethoven unique, c’est d’avoir été « le premier à avoir osé composer comme il voulait » (loc. cit.) – et la remarque est tout sauf psychologique : l’aplomb de celui que le vieux Haydn nomma « le Grand Mogol », selon l’anecdote bien connue (Adorno la mentionne aussi bien dans la monographie que dans des passages de la Théorie esthétique ou de l’Introduction à la sociologie de la musique), est le précipité historique d’une « musique qui s’est libérée de sa tutelle sociale, une musique pleinement autonome sur le plan esthétique » (p. 58), et dont, pour cette raison même, Beethoven aura pu se donner la « liberté », en poussant à son terme la construction de la tonalité, d’en déployer l’antinomie : « la tendance à la fongibilité – comme organisation d’un Tout musical – croît simultanément à l’impossibilité de la fongibilité, c’est-à-dire au caractère d’unicité de l’élément singulier » (p. 34). Dans l’univers beethovénien, le classicisme viennois se disloque en se cognant contre la « borne de l’esprit bourgeois » et les conventions, que l’œuvre tardive transforme en citations, mettant au jour après coup, dans un passé ainsi décomposé, les contradictions qui y existaient déjà. C’est pourquoi Beethoven contient « le romantisme et sa critique », au double sens du verbe contenir : renfermer des éléments et les retenir. Cette tension avec laquelle Beethoven n’en a pas fini est « passé[e] » à ceux qui, venant « après », se trouvent cependant inscrits par là même dans un temps qui, pour le dire avec Michèle Cohen-Halimi, n’est pas celui de la linéarité, de la progressivité et de la téléologie, mais celui qu’agite « le ressac du devenir »56.
45En témoignerait éminemment « l’élément de folie [propre à Berlioz] » : « Les saturations rythmiques et les sforzati inattendus » ou encore les « indications d’exécution “insérées” » continuent d’y trahir « une rébellion contre l’élément idiomatique à l’intérieur de l’idiomatique, sans que cet idiome criblé de trous soit remplacé par un autre » (p. 36-37). « Soit dit en passant », ajoute aussitôt Adorno, cela « désigne assez précisément le principe du Beethoven tardif » – et l’on est tenté de compléter : dans les « chocs » qui étaient « comme recouverts encore par la tradition », et qui, chez Berlioz, sont « libérés, mais […] du même coup déliés, non dialectiques, absurdes » (p. 37 ; je souligne), résonnent ceux de la Missa solemnis. De là qu’Adorno voie Berlioz incarner « quelque chose comme une histoire primitive [ou “archi-histoire” : Urgeschichte] de la modernité » (p. 36) : « quelque chose », donc, comme une archè au sens, que j’évoquais plus haut, de la provenance non saisissable et qui, cependant, fait retour dans ce que l’on nomme ordinairement le « présent » à la manière d’une syncope ; quelque chose comme un « temps qui défait le temps », selon l’expression proposée par Jean-Claude Milner dans son analyse de la signification de l’adjectif unzeitgemäss.
- 57 J.-C. Milner, La puissance du détail. Phrases célèbres et fragments en philosophie, Paris, Grasset (...)
- 58 Voir Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 143 sqq.
46Portant sur Zeit (unzeit-gemäss), le préfixe appelle en effet à « rendre ses propos adéquats (gemäss) à un Unzeit, un temps qui défait le temps, comme l’Unwesen, qu’on traduit par “monstre”, est un être (Wesen) qui viole la loi de formation des êtres »57. « Histoire primitive de la modernité » : comment ne pas entendre, ne serait-ce que dans la collusion des termes, que l’Urgeschichte est un tel Unzeit en acte, qui, au sein même de la modernité, la met hors d’elle (« hors de ses gonds », pour le dire selon la formulation shakespearienne qui vient ici irrépressiblement à l’esprit) ? « Après » Berlioz, l’antinomie qu’on évoquait plus haut (entre le tout et l’élément, entre la tendance à la fongibilité et l’impossibilité de la fongibilité), elle-même mise en abîme dans la non-coïncidence à soi du dernier Beethoven, « s’évitant lui-même » dans la Missa solemnis, continue de se diffracter dans « toute l’histoire de la musique jusqu’à Schoenberg » – ainsi de Wagner cherchant à en dissimuler la marque sous « les fanfares et les chromatismes », et Strauss dans le « kitsch » (p. 34). Mais que l’on n’aille pas pour autant conclure que, dans la phase suivante, celle où, au tournant du XXe siècle, s’opère la dislocation du langage tonal, l’histoire de cette contradiction trouverait sa résolution. Au contraire, la tentation mécaniste exerce alors son pouvoir sur Schoenberg (p. 106), quand le passage au dodécaphonisme le détourne, au nom de la sécurité prétendument offerte par le « progrès dans la domination du matériau », de « l’océan d’harmonies nouvelles » que la libre atonalité lui avait pourtant fait entrevoir. La technique de douze sons constitue alors la « résolution totalitaire [de l’antinomie] » (p. 34) – antinomie que pour sa part Stravinsky pense illusoirement dissoudre dans la « restauration » de la « musique des origines de la musique »58, comme s’il existait une collection de rythmes premiers attendant patiemment qu’on les ranime, une fois congédiée la tradition mélodique-harmonique.
- 59 Voir J.-C. Milner, La puissance du détail, op. cit., p. 135.
- 60 Ibid., p. 134.
47« Schoenberg et le progrès », « Stravinsky ou la restauration » : les titres fameux des deux sections structurant la Philosophie de la nouvelle musique attestent précisément que les gestes des deux compositeurs s’opposent sur le fond d’une même croyance, selon laquelle le temps est une ligne sur laquelle se mesure l’éloignement, dans un sens ou dans l’autre, par rapport à un âge exempt de tourments – passé mythifié (Stravinsky) ou accomplissement annoncé (Schoenberg). En cela, la double analyse critique que conduit Adorno dans l’ouvrage de 1949 est assurément comptable de la fécondité heuristique que comportent pour lui les rémanences de Beethoven, la persistance de ses « conquêtes » (p. 36) paradoxales que sont les césures et dissociations du style tardif ou le morcellement de la Missa solemnis. L’Unzeit qui advient (qui revient) à travers ces gestes-là, pour ne plus cesser d’irriter l’histoire ultérieure de la musique, nourrit une pensée récusant les périodisations historicistes – ce dont, dans la Dialectique négative, le développement sur la « contingence de l’antagonisme » constituerait l’expression aiguisée. Pour le dire en paraphrasant la formule de Jean-Claude Milner, la pensée qui se mesure à l’Unzeit (unzeit-gemäss) doit y reconnaître la négation d’une historicité alignée sur le temps comme mesure. Au point que c’est dans la signification même de l’Unzeit qu’il faut encore repérer une division. Une pensée qui, se voulant « à la mesure » d’un « temps qui défait le temps » (être unzeit-gemäss), reconnaît dans l’hétérogène ce qui défie la prétention à faire du temps « un étalon de mesure »59, est une pensée qui a l’oreille fine : elle distingue le déplacement d’accent par quoi le préfixe un– vient porter cette fois sur zeitgemäss60 – exactement ce qui reste imperceptible à l’oreille spéculative de Hegel, pour laquelle il n’est pas de dissonance que l’activité de l’esprit, en contrapuntiste absolu, ne rende homogène à l’infini développement de ses lignes mélodiques. Et, puisqu’il est ici question d’ouïr, on ne s’étonnera pas de saisir l’écho d’un tel motif dès les premières pages de la Dialectique négative :
- 61 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 12 (je souligne).
Si la doctrine hégélienne de la dialectique représente la tentative inégalée de se montrer, avec des concepts, à la hauteur de ce qui leur est hétérogène, il faut alors rendre compte du rapport à la dialectique qu’il convient d’instaurer dans la mesure où sa tentative d’établir un rapport a échoué.61
- 62 Ibid., p. 7.
- 63 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 141.
- 64 Zwielichtige Figuren : figures apparaissant dans la lumière (Licht) du crépuscule, qui divise, déd (...)
- 65 Th. W. Adorno, « Que signifie : repenser le passé ? », dans Modèles critiques. Interventions – Rép (...)
- 66 J.-C. Milner, La puissance du détail, loc. cit.
- 67 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 142.
48Écrites dans les années 1960, ces lignes rappellent que, au cours des trente années couvertes par les fragments accumulés en vue du livre sur Beethoven, s’est produit ce qui oblige à un profond remaniement des formes mêmes de la pensée théorique dont « la Dialectique négative trace maintenant de façon rétrospective [le] cheminement »62 : une catastrophe historique telle qu’elle enraye toute opération de périodisation qui permettrait de fixer l’achèvement de ce qui a eu lieu. « L’après-guerre », c’est ainsi d’abord, comme le note Michèle Cohen-Halimi, ce qui pour Adorno oblige à réélaborer « la signification du préfixe “après” »63 – comme l’indique d’ailleurs de façon littérale le titre de la conférence de 1959 rendu en français par « Que signifie : repenser le passé ? » L’original allemand dit « Was bedeutet: Aufarbeitung der Vergangenheit », soit l’élaboration, ou la réélaboration du passé, où s’indique l’idée à la fois de mettre au jour et de (re)mettre à jour, et, corrélativement, de reconnaître, voire d’assumer, quelque chose qui persiste dans le présent. Il est aisé de distinguer là autant d’échos psychanalytiques, soulignés notamment par les termes avec lesquels Adorno indique pourquoi les dangers de l’époque tiennent moins à « la survie des tendances fascistes dirigées contre la démocratie » qu’à « la survie du nazisme dans la démocratie » : « L’infiltration (Unterwanderung : littéralement, ce qui se meut en dessous) a quelque chose d’objectif », et « des figures entre chien et loup64 font leur come-back »65 – reviennent donc « de derrière », comme Adorno le signale en utilisant à dessein l’expression anglaise. Ces zwielichtige Figuren, figures troubles, monstrueuses (l’Unwesen), exigent donc de penser avec Freud – avec ce concept de l’inconscient (Unbewusst) qui est bien un Unzeit : « Ce qui trouble le Bewusstsein bien plutôt que ce qui s’oppose à lui »66. Mais ces figures sont donc aussi, à la lettre, des figures divisées, comme l’est, sous la dédoublante lumière du style tardif et de l’« incompréhensible » Missa solemnis, Beethoven lui-même ; comme, aussi, Adorno apparaît à ses propres yeux : lui que, dans son siècle, l’« incompréhensible » d’un « malaise de la culture » parvenu à un degré inimaginable force à « affronter le blocage de [sa] propre pensée pour ne pas s’accorder la facilité de sauter à pieds joints dans un “après”, ni s’abîmer dans la noirceur du présent »67. Telle est l’exigence le conduisant alors à transformer la dialectique, à la « délivrer de son essence affirmative » en élaborant une « dialectique négative » qui, affrontant Hegel, traverse un champ de tensions où s’inscrivent également Freud et – fût-ce en passager clandestin – Nietzsche.
- 68 Th. W. Adorno, « Les fameuses Années Vingt », dans Modèles critiques, op. cit., p. 51.
49De là qu’il faille savoir distinguer dans les productions de la culture des « images déformées », c’est-à-dire des significations divisées, voire contradictoires (des images dialectiques, dans la terminologie benjaminienne). En discernant dans les œuvres de Bach ou de Mozart (selon le fragment que j’ai cité plus haut) l’image de ce qu’elles n’ont pas pu être ; en y reconnaissant des dé-formations, autant dire des formes distanciées, rendues étrangères à elles-mêmes, on retrouve dans le passé la trace des bifurcations qui ont été barrées mais qui, par là même, apparaissent comme les foyers de possibilités manquées, de tendances mineures (à la fois au sens de ce qui est inférieur et de ce qui s’oppose, de ce qui est dissimulé et de ce qui creuse, qui évide) : en elles sont déposées les ressources susceptibles de modifier le rapport à notre « actualité », pour autant que nous cherchions à faire droit, comme l’écrit Adorno en 1962, à l’exigence de « ne pas oublier ce qui n’a pas été terminé »68.
- 69 Cette conception du « tardif » comme rébellion contre l’illusion du réconcilié, le livre posthume (...)
50Voilà ce dont, pour Adorno, la figure de Beethoven aura été au plus haut point exemplaire. Beethoven, musicien « idéaliste », Beethoven au « profil socratique » (et comment ne pas percevoir là encore l’ombre de Nietzsche ?) a partie liée, consigne-t-il dans un fragment de 1940, avec « ce qui m’est si suspect dans l’éthique kantienne » : cette « “dignité” qu’elle accorde à l’homme au nom de l’autonomie », enregistrée au passage comme « prérogative absolue, comme bénéfice moral » et finalement « prétention à la domination – domination sur la nature » (p. 111). C’est en se comprenant comme une telle « détermination de la différence, […] dirigée contre les animaux », que « l’humanité [de l’homme] menace continuellement de basculer dans l’inhumanité » (loc. cit.) : « Les traits obscurs de Beethoven », conclut Adorno, « sont exactement liés à cela » (loc. cit.). Cette dernière phrase, Adorno la fait cependant précéder d’un tiret d’incise, qui marque curieusement un espacement vis-à-vis de tout ce qui précède, avec quoi la proposition apparaît à la fois en continuité et en rupture. Ce trait adversif dont le tiret d’incise est porteur, c’est ce qui commence à fouiller dans les « traits obscurs » de cette musique, jusqu’à ce que le « regard saturnien » (p. 189), désormais, du dernier Beethoven la fasse voler en éclats. Se retournant contre une culture dont il rejette la promesse de salut, il ressemble alors au Neck du conte de Jacob Grimm, jetant sa harpe et plongeant « dans les profondeurs du fleuve » (p. 236) après que les enfants lui ont crié que sa musique ne le sauverait pas69. Le geste de « [l]a harpe jetée, geste du dernier Beethoven » (p. 237), est celui d’une « démythologisation musicale » qui, en renonçant à l’apparence trompeuse de l’harmonie », conserve « l’expression d’un espoir » (p. 266), indique Adorno en 1966, dans les dernières lignes de sa conférence radiophonique « À propos du style tardif de Beethoven ». Cette notation fait très exactement écho aux fragments qui, rassemblés dans le chapitre 12 (le dernier avant les annexes) sous l’intitulé « Humanité et démythologisation », attachent cet espoir à la façon dont la musique se rétracte : elle tend à se faire écoute du « bruissement de la musique en soi, bruissement dont le son finit, semble-t-il, par pénétrer la musique elle-même » (p. 237).
- 70 A. Boucourechliev, Beethoven, Paris, Le Seuil, 1963, rééd. 1994, p. 118.
- 71 Cette formulation est de Dipesh Chakrabarty dans Après le changement climatique, penser l’histoire(...)
51C’est uniquement ainsi, par le refus de l’expression, de la représentation de « l’humain », que Beethoven « transcende la culture dans l’exacte mesure où il n’a pas été saisi par elle » (p. 237). Le bruissement sur lequel la musique se replie devient alors le chiffre d’une humanité qui, perçant à jour l’inhumanité à laquelle l’enchaîne la domination aveugle de la nature, voudrait briser la connivence entre la rationalisation croissante du matériau et l’affirmation d’une « dignité » selon laquelle « rien n’est plus haïssable que le rappel d’une similitude entre l’homme et l’animal » (p. 111). Il n’est sans doute guère indifférent, à cet égard, que, au terme de la conférence radiophonique de 1966, Adorno prenne congé de ses auditeurs sur un passage extrait de la cavatine du Quatuor en si bémol majeur opus 130 (p. 266) – cette pièce extraordinaire qui, comme une réalisation littérale de son nom, se creuse en elle-même, s’excave. Incisée de silences, elle est, pour reprendre les mots d’André Boucourechliev, « comme une respiration saccadée, dans un espace sans air, haletante »70, et où ce que l’on commencerait à entendre, c’est le souffle d’un animal menacé d’étouffement – quand s’aiguise l’exigence que « le non-humain [se fasse] entendre sans être anthropomorphisé ou sans avoir à parler le langage des humains »71.
- 72 Th. W. Adorno, « Critique de la culture et société », dans Prismes. Critique de la culture et soci (...)
- 73 Id., Mahler. Une physionomie musicale, J.-L. Leleu et T. Leydenbach trad., Paris, Minuit, 1976, p. (...)
- 74 Voir Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 284 et 286.
52Cette puissance de démythologisation, alors que, « après » ce qui s’est passé en Europe au milieu du XXe siècle, « la critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie »72, on en héritera activement en faisant de « Beethoven » un nom en excès sur la place qui lui est assignée au sein de ce qu’Adorno nomme alors la « culture neutralisée ». En ce sens, les césures de la cavatine du treizième quatuor ouvrent des passages vers ce que, dans le Mahler, publié en 1960, Adorno dit de ce « ton de conte de fées […] » qui, « [naissant] de la ressemblance de l’animal et de l’homme », fait apparaître « l’humanité à elle-même […] comme nature contrariée »73. Mais de ces césures sont également comptables les réflexions qui, formant en 1966 la dernière section de la Dialectique négative, suivent les traces mêlées de l’animal et de l’homme (des vivants, non-humains et humains, selon nos lexiques actuels) dans le réel brûlant de l’histoire – là où sans retour se sont consumés les contes de fées : dans le « niveau somatique et loin du sens », qui, « chez le vivant », est « le théâtre de la souffrance », telle celle des corps que la torture fait hurler, ou encore « gueuler » (brüllen, écrit Adorno en n’usant pas fortuitement d’un verbe désignant un cri animal74).
Coda
- 75 Voir Id., « Mots de l’étranger » et « Sur l’usage des mots étrangers », dans Mots de l’étranger et (...)
- 76 Id., « Sur l’usage des mots étrangers », op. cit., p. 204.
- 77 Ibid.
- 78 Th. W. Adorno, « Vers une musique informelle », dans Quasi una fantasia, op. cit., p. 340.
- 79 Ibid.
53Aux fragments réunis dans le chapitre 8 du Beethoven, Adorno avait associé, en français, cette mention programmatique : « Vers une analyse des symphonies ». Dans le déplacement marqué par le choix de mots étrangers75 s’entend l’écho de ce « bruissement de la musique en soi » où le dernier Beethoven abrite, dans la mesure même où il la soustrait au langage, la promesse d’une langue « qui ne s’ouvre à aucun calcul et s’élève seulement, pièce par pièce, à partir de l’effondrement de celle qui existait »76 : langue qui n’existe pas encore, donc – et à laquelle, pourtant, les mots étrangers seraient secrètement apparentés77. Cela invite alors à poursuivre l’interprétation, en se tournant vers un texte de 1961 où Adorno cherche à s’orienter, par-delà Schoenberg et la tradition sérielle, par-delà, aussi, Cage et le principe aléatoire, selon l’idéal d’une musique qui « pourrait acquérir une flexibilité dont on n’a, à présent encore, aucune idée »78. Comme en écho au chapitre 8 de la monographie inachevée, ce texte s’intitule, également en français, « Vers une musique informelle ». Convergent alors la proposition selon laquelle, au terme d’un fragment de 1948 sur le style tardif, « on ne peut plus composer comme Beethoven, mais on doit penser comme il composait » (p. 225), et la dernière phrase de l’essai de 1961 : « Toute utopie esthétique revêt aujourd’hui cette forme : faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont »79.
Notes
1 Th. W. Adorno, Beethoven. Philosophie de la musique, édition de R. Tiedemann, traduction de l’allemand par S. Zilberfarb, préface de J.-O. Bégot, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2021.
2 Alors que, par exemple, une traduction en anglais a été disponible très rapidement : Th. W. Adorno, Beethoven. The Philosophy of Music, E. Jephcott trad., Stanford, Stanford University Press, 1998.
3 Ou « avec les oreilles », en référence à l’expression « mit den Ohren denken », dont Adorno est l’auteur (voir notamment Der getreue Korrepetitor, dans Gesammelte Schriften (GS), vol. XV, Francfort, Suhrkamp, 1976, rééd. 1997, p. 184).
4 La phrase citée se trouve à la page 78 de la Philosophie de la nouvelle musique, H. Hildenbrand et A. Lindenberg trad., Paris, Gallimard, 1962, rééd. Gallimard (Tel), 1990.
5 Sauf indication contraire, les paginations données dans l’ensemble de l‘article renvoient au Beethoven, op. cit. note 1.
6 Th. W. Adorno, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, J.-L. Leleu trad., Paris, Gallimard, 1982, p. 15.
7 Et ce d’autant plus que, comme le rappelle J.-O. Bégot, « Adorno est loin d’être le premier à mettre en regard les noms de ces deux géants nés à quelques mois de distance. […] Depuis les travaux d’Adolf Bernhard Marx sur la forme sonate […], l’idée a souvent été reprise » (p. xiv ; voir aussi A.-P. Olivier, Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 231-250). Si, comme l’écrit Terry Pinkard, Beethoven et Hegel étaient « [t]ous les deux préoccupés par la façon dont les oppositions qui étaient en train d’apparaître dans la vie moderne devaient être comprises sur la base du tout, de la “totalité” », l’enjeu est alors de déterminer précisément le sens de l’énoncé selon lequel l’un et l’autre « ont participé et contribué à l’actualisation du nouvel ordre bourgeois de leur temps – chacun d’une manière différente mais complémentaire » (T. Pinkard, « Adorno. La musique de la dialectique négative », F. Legrand trad., dans Adorno. Dialectique et négativité, I. Aubert et K. Genel dir., Paris, Vrin, 2023, p. 50 [je souligne]).
8 Comme Schoenberg, note Adorno (p. 25), n’y insiste pas par hasard lorsque, au début du XXe siècle, il s’apprête à fonder la grammaire musicale du dodécaphonisme.
9 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, É. Kaufholz et M. Jimenez trad., Paris, Klincksieck, 1989, p. 165 (trad. mod.).
10 Ibid.
11 Voir par exemple aussi, dans le chapitre 5 (« Forme et reconstruction de la forme »), cette notation : « L’un des traits les plus étonnants de Beethoven est l’absence de typisation : rien n’est jamais fixé, chaque œuvre singulière offre une vision absolument unique, et ce depuis le début ou presque. Même la prototypique symphonie Héroïque, le modèle par excellence, n’a jamais été répétée » (p. 91).
12 Sur la puissance d’évocation de la musique, en tant qu’elle détiendrait pour ainsi dire le secret d’un langage mimétique, voir par exemple ces lignes : « Sur mon image d’enfance de Beethoven : j’imaginais que la sonate “Hammerklavier” était une pièce particulièrement facile, car son nom m’évoquait les pianos jouets avec leurs petits marteaux. Je pensais qu’elle était écrite pour ce genre de jouet. Déception devant mon incapacité à la jouer. – Dans la même strate : je pensais, enfant, que la “sonate Waldstein” représentait en quelque sorte le nom Waldstein et je me figurais au début de l’œuvre un cavalier pénétrant dans une forêt obscure. N’étais-je pas ici au plus près de la vérité que je ne le fus jamais lorsque, plus tard, je jouai l’œuvre par cœur » (p. 4). Il est tentant de distinguer un écho à ce souvenir d’enfance de la sonate Waldstein dans ces lignes de la Théorie esthétique, qui se situent précisément dans la page où Adorno associe la notion d’interprétation à une mimèsis des « courbes dynamiques de ce qui est présenté (dargestellt) » : « Le musicien qui comprend sa partition, qui en suit les plus fines nuances, ne sait pourtant pas, en un certain sens, ce qu’il joue » (Théorie esthétique, op. cit., p. 165).
13 Je pense en particulier au « Fragment sur les rapports entre musique et langage », où Adorno définit la musique comme « prière démythifiée » qui, « délivrée de la magie de l’effet, […] représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom, au lieu de communiquer des significations » (Quasi una fantasia, op. cit., p. 4).
14 J. Lauxerois, « Écouter la musique, entendre Adorno », postface à Th. W. Adorno, Beaux passages. Écouter la musique, J. Lauxerois trad., Paris, Payot, 2013, p. 309 (je souligne). Anne Boissière a également analysé avec acuité cette modalité de l’après-coup selon laquelle le rapport à l’enfance s’institue chez Adorno : « Adorno valorise dans l’enfance une façon d’être proche de l’animal et de la nature, contre la raison dominatrice qui les violente au contraire. Mais ce n’est plus une enfance idéalisée qu’il met en scène, comme la plupart des théoriciens et artistes qui relient modernité et enfance. L’enfance vient toujours après, et donc trop tard : la temporalité en sépare définitivement » (A. Boissière, « Compter avec la régression. Adorno et la musique », dans A. Rieber et B. Tochon-Danguy, La Modernité en art, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 333). Sans doute la conscience que « le rapport à l’enfance n’est ni originaire ni immédiat » (ibid., p. 334) est-elle une condition essentielle pour que l’on puisse y percevoir l’exigence d’un bonheur qui n’a pas encore eu lieu – et porter cette exigence à l’expression. Là réside a contrario, pour Adorno, l’échec de Wagner ou de Stravinsky, compositeurs chez qui « il dénonce […] une incapacité à faire vivre l’enfance comme enfance ; ainsi [Adorno] s’acharne-t-il sur l’infantilisme de Stravinsky qui, sous couvert de rapport à l’enfance, prend le parti de l’agresseur et du sacrifice, comme on le voit avec le pauvre pantin Petrouchka qui finit sous le scalpel du Maure » (ibid.).
15 Comme le précise J.-O. Bégot dans sa préface (p. xv), l’expression est de C. Accaoui dans Le temps musical, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
16 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 164. Daniel Payot a bien montré le caractère central de ce paragraphe pour la compréhension de tout l’ouvrage. Voir son article « “Toute œuvre d’art est écriture” », dans À la frontière des arts. Lectures contemporaines de l’esthétique adornienne, W. Laforge et J. Lageira dir., Paris, éd. Mimésis, 2018, p. 49-58.
17 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 165.
18 Sur l’importance constitutive de cette dimension de l’esthétique adornienne, qui la fait diverger de façon radicale des stratégies herméneutiques déployées par Gadamer ou Heidegger, l’ouvrage de Christoph Menke, La souveraineté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno et Derrida (P. Rusch trad., Paris, Armand Colin, 1993), reste une référence majeure.
19 À cet égard, la prose de Kafka atteste exemplairement pour Adorno que la littérature n’est susceptible de se rapprocher de la musique qu’au moyen de techniques qui, opérant dans le médium du langage, produisent une opacification des significations immanente à l’organisation et au déroulement du récit : « Il a procédé avec les significations du langage parlé, du langage signifiant, comme si elles étaient celles de la musique, des paraboles tronquées – s’opposant ainsi radicalement à la langue “musicale” de Swinburne ou de Rilke, qui imite les effets de la musique et reste étrangère à son point de départ » (« Fragment sur les rapports entre musique et langage » [1957], dans Quasi una fantasia, op. cit., p. 5). Hölderlin, ce « maître des gestes linguistiques intermittents », selon l’expression proposée par Adorno dans le texte qu’il lui consacre en 1964 (« Parataxe », dans Notes sur la littérature, S. Muller trad., Paris, Flammarion, 1984, rééd. Champs Flammarion, 1999, p. 319), serait quant à lui emblématique d’un tel travail de subversion de la compréhension dans le champ de l’écriture poétique.
20 Ou, pour le dire en empruntant les termes techniques de Robert Brandom : « La constellation totale et évolutive des thèses-et-concepts, des engagements doxastiques, des engagements d’incompatibilité et des engagements inférentiels » (R. Brandom, « Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel. Comparer les concepts empiriques et les concepts logiques », O. Tinland trad., Philosophie, no 99 : « Hegel pragmatiste ? », J.-M. Buée, E. Renault, O. Tinland et D. Wittman dir., 2008/4, p. 71).
21 Voir G. W. F. Hegel, Science de la logique, deuxième tome. La logique subjective ou doctrine du concept, G. Jarczyck et P.-J. Labarrière trad., Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 391-393.
22 C’est là l’occasion de rappeler en passant qu’il est préférable de traduire Wahrheitsgehalt par « teneur de vérité », et non pas par « contenu de vérité », expression qui renvoie inévitablement à la représentation de l’œuvre d’art dans les termes dualistes d’une signification ou d’une idée, d’une part, et d’une forme qui en serait le « contenant » d’autre part.
23 C’est une telle structure argumentative qui sous-tend l’analyse selon laquelle, comme Adorno y insiste à propos de Mozart dans la Théorie esthétique, les œuvres dont la plénitude formelle évoque irrésistiblement la réconciliation en accusent par là même l’absence : « Même chez des artistes qui se meuvent dans une sphère de l’esprit en apparence non-polémique, et que la convention admet comme pure – par exemple chez Mozart –, le moment polémique […] est central, ainsi que la force de distanciation qui condamne implicitement la pauvreté et la fausseté de ce dont elle se distancie. La forme acquiert chez lui sa violence comme négation déterminée ; la réconciliation qu’elle rend présente possède son charme, si intense qu’il fait mal, parce que la réalité l’a jusqu’alors refusée » (Théorie esthétique, op. cit., p. 227-228).
24 C’est exactement ce qui fait dire à Adorno, dans la Théorie esthétique, que « [l’]apparence n’est pas la caractéristique formelle mais matérielle des œuvres d’art, trace de la mutilation que celles-ci aimeraient révoquer » (ibid., p. 144).
25 Adorno les analyse en détail dans un texte dont la rédaction remonte, comme celui sur « Le style tardif de Beethoven », à 1934. Figurant dans le volume 18 des Gesammelte Schriften, il est inséré ici dans le premier des deux chapitres réunissant les fragments expressément consacrés au style tardif (le chapitre 9, intitulé « Style tardif (I) »), mais des remarques et analyses s’y rapportant émaillent tout le volume.
26 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 144.
27 « Verfremdetes Hauptwerk. Zur Missa Solemnis », Moments musicaux, dans Musikalische Schriften IV, Gesammelte Schriften, vol. XVII, p. 145-161 (trad. fr. « Chef-d’œuvre distancié. À propos de la Missa solemnis », M. Kaltenecker trad., dans Th. W. Adorno, Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003, p. 133-146).
28 Voir notamment les analyses de C. Ginzburg, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », dans À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, P.-A. Fabre trad., Paris, Gallimard, 1998, p. 15-36 (et, à l’ouverture de ce texte, la note du traducteur).
29 Comme le signale une note de traduction de M. Kaltenecker dans son édition française des Moments musicaux, op. cit., p. 134.
30 Th. W. Adorno, Moments musicaux, op. cit., p. 8.
31 « Il pourrait sembler alors qu’après avoir caractérisé la Missa solemnis dans tous ses traits particuliers, on eût également réussi à la comprendre vraiment. Mais une obscurité perçue comme telle n’en devient pas aussitôt éclairante ; comprendre que l’on ne comprend pas constitue le premier pas vers la compréhension, non la compréhension elle-même » (Th. W. Adorno, Beethoven. Philosophie de la musique, op. cit., p. 209). Le texte de ce passage est presque identique à celui d’une note préparatoire en date du 19 octobre 1957 (p. 197).
32 Th. W. Adorno, Dialectique négative, Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 1978, rééd. 1992, p. 316.
33 Ibid., p. 7 (je souligne).
34 Comme suffit à le trahir ce fragment où c’est un Adorno « privé » qui, tournant une fois de plus autour du caractère incompréhensible de la Missa, restitue une conversation avec Gretel, son épouse : « À Gretel qui demandait : “Qu’y a-t-il de si incompréhensible dans la Missa solemnis ?”, j’ai répondu tout d’abord par ce constat tout simple : personne ou presque, de ceux qui l’ignoreraient, ne pourrait conclure à l’écoute de l’œuvre qu’elle est de Beethoven » (p. 194).
35 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 316.
36 Ibid.
37 G. Lebrun, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 2004, p. 315.
38 Ibid., p. 314.
39 M. Cohen-Halimi, Stridence spéculative. Adorno, Lyotard, Derrida, Paris, Payot, 2014, p. 179.
40 Id., L’action à distance. Essai sur le jeune Nietzsche politique, Caen, Nous, 2021, p. 148.
41 Ibid., p. 144.
42 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 251 (je souligne).
43 Propos cité par M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 139.
44 Th. W. Adorno, Probleme der Moralphilosophie, p. 255, cité par M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 146.
45 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 147.
46 Ibid., p. 151-152.
47 Cité par R. Tiedemann, postface éditoriale à Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 462.
48 J. Derrida, « Linguistique et grammatologie », dans De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 90.
49 Th. W. Adorno, « L’idée d’histoire de la nature », dans L’actualité de la philosophie et autres essais, trad. sous la direction de J.-O. Bégot, Paris, éd. Rue d’Ulm, 2008, p. 49.
50 Il n’est évidemment guère anodin qu’Adorno retrouve la même formulation à propos de Beethoven qui en vient à « s’éviter lui-même » dans la Missa solemnis.
51 Voir, sur ce point, ce passage du texte intitulé « Richard Strauss – Questions de technique compositionnelle », depuis peu accessible en français, dans Th. W. Adorno, La fonction de la couleur dans la musique. Timbre, musique et peinture ; Wagner, Strauss et autres essais, S. Boussahel, J. Lauxerois et P. Szendy trad., Genève, Contrechamps, 2022, p. 267 : s’il y a évidemment une « technique compositionnelle chez [Bach] », l’expression est cependant apparue plus tard (il est à cet égard significatif que Bach ait composé un « art » et non une « technique » de la fugue) et, s’il ne semble pas qu’elle ait été employée par Beethoven, « je serais enclin à penser que ce que l’on doit spécifiquement entendre par technique compositionnelle a peut-être pour la première fois été élevé à la conscience par une remarque de Beethoven […] selon laquelle quantité d’effets que le public attribue au génie naturel du compositeur s’expliquent par un habile recours à l’accord de septième diminuée ». Se précise donc ici la raison de l’intérêt récurrent qu’Adorno porte à la (fausse) boutade de Beethoven : s’y condense la signification dialectique de la phase historique à partir de laquelle « le procédé du compositeur n’est pas simplement plus ou moins réglé par la tradition mais s’en est détaché, et en tant que domination réfléchie en soi de ce qu’on nomme nature musicale, se voit confronté au matériau. Il devient alors assez évident que cette autonomisation de la technique vis-à-vis du matériau, comme vis-à-vis de la langue musicale et de l’idiome, entretient un lien très étroit avec le processus historique de subjectivisation, d’émancipation du sujet des anciennes hiérarchies traditionnelles […] » (loc. cit.). Mais, en raison même « de ce processus de séparation et d’autonomisation », la technique « recèle aussi […] une tendance à la technicisation ou, si je puis employer ici un terme dépréciatif, à la routine ; cela se fait en tout cas sentir depuis longtemps dans la notion de technique compositionnelle » (ibid., p. 268).
52 Réglage sur lequel il n’est peut-être pas tout à fait inutile d’insister, à en juger par les contresens dont continue de faire l’objet le texte éponyme d’Adorno et de Horkheimer. On s’attriste de voir ainsi Stéphanie Roza en rabattre le propos sur le discours de « la réaction intellectuelle allemande du début du XXe siècle » et, à l’avenant, affirmer que les auteurs « citent positivement Nietzsche et Klages » (voir S. Roza, La gauche contre les Lumières ?, Paris, Fayard, 2020, chap. 1, citations extraites de l’édition numérique, s. p.), alors même que Horkheimer et Adorno lisent le premier précisément de manière à faire valoir contre le second, cet « apologiste enthousiaste du mythe et du sacrifice », que « le mythe primitif recèle déjà l’élément mensonger qui triomphe dans les charlataneries du fascisme et que celui-ci attribue à la raison (Aufklärung) » (Dialectique de la raison, É. Kaufholz trad., Paris, Gallimard, 1974, rééd. 1983, p. 64, n. 6 et p. 60). Sur la solidarité, dans la Dialectique de la raison, entre la récusation de toute métaphysique vitaliste et la visée d’un renouvellement de l’Aufklärung (et du marxisme) dans une phase de transformation des sociétés capitalistes, voir notamment J.-B. Vuillerod, Adorno. La domination de la nature, Paris, Amsterdam, 2021, p. 59-89, et A. Demirović, « Raison et émancipation », dans La dialectique de la raison. Sous bénéfice d’inventaire, K. Genel dir., Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017, p. 87-104. Je me permets de renvoyer également à mon Essai sur Adorno, Paris, Payot, 2010, en particulier p. 415-467.
53 J.-C. Bailly, « Tout passe, rien ne disparaît », entretien avec S. Doppelt, J. Lèbre et P. Zaoui, Vacarme, no 50, 2010/1, p. 9.
54 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 268.
55 Ibid.
56 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 127.
57 J.-C. Milner, La puissance du détail. Phrases célèbres et fragments en philosophie, Paris, Grasset, 2014, p. 134. Voir aussi le commentaire de M. Cohen-Halimi dans L’action à distance, op. cit., p. 126-129.
58 Voir Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 143 sqq.
59 Voir J.-C. Milner, La puissance du détail, op. cit., p. 135.
60 Ibid., p. 134.
61 Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 12 (je souligne).
62 Ibid., p. 7.
63 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 141.
64 Zwielichtige Figuren : figures apparaissant dans la lumière (Licht) du crépuscule, qui divise, dédouble (le préfixe zwie-).
65 Th. W. Adorno, « Que signifie : repenser le passé ? », dans Modèles critiques. Interventions – Répliques, M. Jimenez et É. Kaufholz trad., Paris, Payot, 1984, p. 97-98 (trad. mod.).
66 J.-C. Milner, La puissance du détail, loc. cit.
67 M. Cohen-Halimi, L’action à distance, op. cit., p. 142.
68 Th. W. Adorno, « Les fameuses Années Vingt », dans Modèles critiques, op. cit., p. 51.
69 Cette conception du « tardif » comme rébellion contre l’illusion du réconcilié, le livre posthume d’Edward W. Said en a démontré la fécondité au fil d’essais consacrés à Thomas Mann, Jean Genet, Giuseppe Tomasi di Lampedusa et Luchino Visconti, Constantin Cavafy, Samuel Beckett, Glenn Gould, Arnold Schoenberg, Richard Strauss – et Beethoven (Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, M.-V. Tran Van Khai trad., Arles, Actes Sud, 2012). Plus récemment, s’inscrivant à son tour dans le sillage des textes d’Adorno, Jean-Christophe Cavallin a fait de la notion de style tardif le fil conducteur d’une interprétation passionnante du dernier Chateaubriand, dont le texte, « troué d’épiphrases » – ces sentences déposées là, désinvesties par la subjectivité tout comme les conventions musicales chez le dernier Beethoven –, ne dit plus rien que l’errance d’un homme dans le « feuilleté paratactique » du temps de sa vie devenu un temps vide, déserté par le sens. L’enregistrement de la conférence, intitulée « Du feu style. Poétique du post-scriptum chez le dernier Chateaubriand » et prononcée au Collège de France par Jean-Christophe Cavallin le 14 janvier 2020 dans le cadre du séminaire d’Antoine Compagnon consacré aux « œuvres ultimes » en littérature (« Fins de la littérature »), est disponible ici : <https://tinyurl.com/svbnvm7m> (consulté le 9 janvier 2023).
70 A. Boucourechliev, Beethoven, Paris, Le Seuil, 1963, rééd. 1994, p. 118.
71 Cette formulation est de Dipesh Chakrabarty dans Après le changement climatique, penser l’histoire, A. de Saint Loup et P.-E. Dauzat trad., Paris, Gallimard, 2023, p. 102. Elle est avancée là où l’auteur recourt à Adorno pour établir la façon dont, aujourd’hui, la contradiction du temps historique et du temps planétaire disloque et excède la matrice conceptuelle, kantienne puis, surtout, hégélienne d’une histoire universelle (voir également l’article de Harriet Johnson, auquel D. Chakrabarty se réfère dans cette page, « The Anthropocene as a negative universal history », Adorno Studies, vol. III, no 1, 2019, p. 47-63, et, dans la même livraison, le texte d’Antonia Hofstätter, « Catastrophe and history: Adorno, the Anthropocene, and Beethoven’s late style », p. 4-19). Autant dire qu’il s’agit de comprendre l’Anthropocène comme un Unzeit, ce « temps qui défait le temps » au point que, significativement, sa désignation même est disputée : l’expression d’« intrusion de Gaïa », par exemple, par quoi Isabelle Stengers désigne cet « agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets » (Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009, p. 55), s’inscrit ainsi en faux contre l’anthropocentrisme qu’à ses yeux, dans la mesure où il consacre l’espèce humaine comme « force géologique », le nom d’Anthropocène continue de monnayer. Relativement au motif (voire au récit) d’une responsabilité de l’humain « en général » sur lequel ouvre son renvoi à la catégorie d’espèce, le terme est également mis en demeure de répondre d’une multiplicité de dispositifs de domination et d’exploitation, historiquement et socialement spécifiés, par ceux (entre autres) de Capitalocène, Molysmocène, Blancocène, ou encore Plantationocène (pour des aperçus synthétiques sur ces questions, voir, par exemple, l’article d’Andreas Malm et Alf Hornborg, « The geology of mankind? A critique of the Anthropocene narrative », The Anthropocene Review, vol. I, no 1, 2014, p. 62-70, ainsi que la discussion entre Donna Haraway, Noboru Ishikawa, Scott F. Gilbert, Kenneth Olwig, Anna L. Tsing et Nils Bubandt, « Anthropologists are talking – About the Anthropocene », Ethnos. Journal of Anthropology, vol. LXXXI, no 3, 2016, p. 535-564).
72 Th. W. Adorno, « Critique de la culture et société », dans Prismes. Critique de la culture et société, G. et R. Rochlitz trad., Paris, Payot, 1986, p. 23.
73 Id., Mahler. Une physionomie musicale, J.-L. Leleu et T. Leydenbach trad., Paris, Minuit, 1976, p. 22. Anne Boissière circonscrit remarquablement l’enjeu de cette référence au conte lorsqu’elle écrit que « [l]a musique, pour Adorno, puise une part de son potentiel de réconciliation avec la nature et le vivant dans le pouvoir qu’elle a de narrer, de raconter un passé qui a définitivement disparu » (« Compter avec la régression. Adorno et la musique », art. cité, p. 334). Voir aussi son ouvrage sur La pensée musicale de Theodor W. Adorno. L’épique et le temps, Paris, Beauchesne, 2011, notamment p. 186-193.
74 Voir Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 284 et 286.
75 Voir Id., « Mots de l’étranger » et « Sur l’usage des mots étrangers », dans Mots de l’étranger et autres essais. Notes sur la littérature II, L. Barthélémy et G. Moutot trad., Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 59-76 et p. 198-204.
76 Id., « Sur l’usage des mots étrangers », op. cit., p. 204.
77 Ibid.
78 Th. W. Adorno, « Vers une musique informelle », dans Quasi una fantasia, op. cit., p. 340.
79 Ibid.
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Référence électronique
Gilles Moutot, « Dans le labyrinthe », Astérion [En ligne], 29 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10408 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.10408
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