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Dossier

Peuple et république à l’aube de l’humanisme : sur l’inconscient politique de Leonardo Bruni

People and republic at the dawn of humanism: on the political unconscious of Leonardo Bruni
E. Igor Mineo

Résumés

À travers l’analyse de certains aspects du langage de Leonardo Bruni, et en particulier de son utilisation de « popolo » et de « res publica », nous essayons de comprendre dans quelle mesure la politique des premiers humanistes est restée ancrée dans le passé récent de la ville de Florence, malgré les nouveautés idéologiques évidentes (et sans tenir compte de celles d’ordre stylistique et littéraire). En effet, Bruni semble avoir hérité l’idée de la primauté et de l’unité du peuple florentin directement des discours des juristes du XIVe siècle. Par ailleurs, la « respublica » s’avère être, dans ses discours, à la fois une notion tout à fait traditionnelle et l’emblème du processus d’essentialisation d’un peuple reconstitué dans sa dimension universelle grâce à l’expulsion définitive du conflit de l’horizon des possibles. En même temps, en dialogue avec Claudia Moatti notamment, nous essayons de voir comment, avec quels outils, certaines recherches sur l’histoire romaine permettent de saisir les métamorphoses du « peuple » dans une période beaucoup plus tardive.

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Texte intégral

  • 1 Il est difficile de rendre le sens non littéral de l’expression « science de l’Antiquité » : culti (...)

1La réflexion sur une question comme celle du peuple avant la modernité (un nom, son aura sémantique, ses usages localisés) se confronte aisément, aujourd’hui plus qu’hier, aux travaux d’antiquisants comme Claudia Moatti, de même que, parallèlement, ces derniers apparaissent de plus en plus dégagés (aujourd’hui plus qu’hier) des pièges à la fois de l’historicité linéaire (Athènes et Rome, malgré tout, au début de tout), et d’un contextualisme très autochtone issu d’une tradition prestigieuse, celle de l’Altertumwissenschaft1.

2Cette rencontre se déroule sur deux niveaux. D’une part, celui de la temporalité. L’historiographie la plus récente sur Rome entre le IIe siècle avant J.-C. et le Ier siècle de notre ère prône la décomposition de l’hypostase temporelle, et du stéréotype conceptuel correspondant, qui fixe le caractère normal de la succession république-principat. Les dispositifs de rationalisation activés à travers les âges (dans l’Antiquité et au-delà), et qui façonnent l’une des composantes fondamentales de l’imaginaire politique et social moderne, à savoir la République romaine, sont ainsi révélés. L’un des plus significatifs de ces dispositifs se trouve dans la réflexion polémique des humanistes qui se pensent en objectivant le passé gréco-romain, ses images et ses langues ; il est évident alors que la compréhension de cette réflexion est facilitée par la critique de l’hypostase elle-même, longtemps intégrée dans la forme objective du temps historique.

  • 2 C. Moatti, « Historicité et “altéronomie” : un autre regard sur la politique », Politica Antica, 1 (...)
  • 3 C'est l’un des enjeux fondamentaux du livre de Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la (...)

3Le second niveau est méthodologique. Il s’agit du problème de l’usage social de la langue et des rapports entre le langage ordinaire et les langages techniques ou savants (comme le droit). Les spécialistes de la Rome antique décryptent, par exemple, l’usage de certains outils discursifs, telles la métaphore ou l’analogie, chez des auteurs anciens longtemps considérés comme les protagonistes d’une pensée censée être aux origines de la tradition républicaine moderne : Tite-Live, Salluste, Cicéron. Ils arrivent à reconnaître les pièges de la continuité lexicale qui s’ajoutent à ceux de la continuité temporelle : les pièges de la perception illusoire du « sens comme extérieur aux textes », comme l’écrit Claudia Moatti2, et donc inévitablement entraîné, pour lui donner un peu de cohérence, dans le cadre rassurant de la succession ou de l’évolution des formes (et des idées). Il devient plus facile, de cette manière, de démonter la cohérence et l’unité d’une « culture politique » basée sur des mots représentés comme des catégories homogènes, marquées par une historicité harmonique : res publica, libertas, populus3.

4Je me rattache à cette attitude critique en soulignant qu’une analyse linguistique, qu’on pourrait qualifier de réaliste et non pas normative, sert à déterminer quels usages d’un mot ou d’une expression sont possibles à un certain moment et dans des conditions données, et quelles sont les limites de la dynamique sémantique ; il en découle que la description et la mise en ordre de la polysémie des mots fondamentaux est au plus un point de départ obligé de la recherche, jamais son cœur. Aborder les Grundwörter (« mots fondamentaux ») plutôt que les « Grundbegriffe » (« concepts fondamentaux »), pour ainsi dire, permet d’identifier plus précisément les dynamiques sémantiques et leurs éventuels effets politiques.

5« Peuple » est précisément un de ces « Grundwörter », un des plus lourds et des plus indéterminés. Mon objectif est d’analyser quelques aspects du changement de cet objet discursif dans un moment historique bien défini entre le XIVe et le XVe siècle, où la maturation de l’humanisme et de son idéologie est quasiment achevée ; en même temps, je chercherai, en dialogue surtout avec Claudia Moatti, à vérifier comment, avec quels outils, certaines recherches sur l’histoire ancienne, romaine dans notre cas, nous aident à saisir les métamorphoses du « peuple » dans une époque beaucoup plus tardive.

Leonardo Bruni novateur

  • 4 Leonardo Bruni est traditionnellement considéré (une habitude interprétative non démentie mais ref (...)

6Cette étude est centrée sur Leonardo Bruni4 et sur les nouveautés qu’il a introduites dans le débat historique et politique de son temps, au début du XVe siècle. Essayons d’abord de définir, une fois de plus, en quoi elles consistent ; puis, de quelle séquence d’événements elles découlent.

  • 5 R. G. Witt, In the Footsteps of the Ancients: The Origins of Humanism from Lovato to Bruni, Boston (...)
  • 6 Un seul exemple tiré du premier livre : « Declinationem autem romani imperii ab eo fere tempore po (...)
  • 7 Id., Laudatio florentinae urbis, dans Opere letterarie e politiche, P. Viti éd., Turin, Utet, 1996 (...)
  • 8 Sur ce thème, voir J. Hankins, Virtue Politics. Soulcraft and Statecraft in Renaissance Italy, Cam (...)

7La première nouveauté, fondamentale, est d’ordre stylistico-littéraire : l’acquisition d’une capacité non pas tant à imiter qu’à reproduire l’écriture cicéronienne sans artifice apparent. Selon Ronald G. Witt, ni Pétrarque ni Salutati ne possédaient cette langue littéralement « renaissante ». Cette assimilation avait également des réfractions politiques, comme on le verra un peu plus loin : en d’autres termes, un ordre politique utopique se refléterait dans l’ordre rhétorico-grammatical5. La deuxième réside dans la fameuse distinction – vraiment inédite – entre les deux Rome, avant et après Jules César, entre une époque de liberté et une autre où la liberté est anéantie6. « République » et « Empire » ne sont pas les termes adéquats pour la dichotomie temporelle de Bruni, qui, dans les deux ouvrages fondamentaux sur ces sujets – la Laudatio florentinae urbis et les Historiae florentini populi – ne montre aucune intention de modifier la signification conventionnelle de « res publica » (comme nom générique de n’importe quel type de communauté politique). En même temps, « imperium » et « imperator » sont deux notions nettement différenciées. Lorsqu’il qualifie les « Cesares, Antonii, Tiberii, Nerones, pestes atque exitia rei publice » (« les César, les Antoine, les Tibère, les Néron : fléau et ruine de la communauté »), ajoutant que tous les empereurs sont « invasores imperii et rei publice eversores » (« envahisseurs de l’empire et dévastateurs de l’État »)7, il traite l’imperium du peuple romain comme une notion distincte à la fois de la res publica en tant qu’État et des empereurs eux-mêmes, désignés comme des intrus (invasores ou même latrones) qui perturbent l’ordre légitime. À cette distinction se rattache la recodification de la généalogie de Florence, reliée désormais à l’époque de la liberté du peuple romain et affranchie de tout rapport à l’Empire germanique8. La dernière innovation, bien connue, est le choix, dans le cadre de la traduction latine de la Politique d’Aristote (1438), de rendre le terme aristotélicien « politeia » par « respublica » (et non plus par « politia ») pour désigner le troisième type de gouvernement légitime.

  • 9 En effet, le moment de 1250 est fortement souligné : le livre II s’ouvre précisément sur l’apparit (...)
  • 10 Voir surtout P. Costa, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale (1 (...)

8Tout en maintenant largement le point de vue traditionnel de l’élite florentine des deux dernières décennies du XIVe siècle, Leonardo Bruni intervient sur certains aspects qui sont constitutifs de son idéologie. Considérons simplement le cas de l’identité du peuple florentin, entité à laquelle est consacré son grand ouvrage historiographique contenant les res gestae (« les Histoires ») de ce peuple, à la manière de Tite-Live. Bruni accepte un argument fondamental de la tradition des chroniqueurs du XIVe siècle, à savoir la chronologie qui fixe un tournant de l’histoire de la ville au milieu du XIIIe siècle, lorsque le peuple florentin s’affirme politiquement pour la première fois, engendrant un nouveau cadre institutionnel9. En revanche, la continuité de ce peuple en est singulièrement amplifiée, car le moment 1250 est inscrit dans une dimension bien plus large, presque éternelle, garantie par la généalogie romaine de la ville. Il s’agit d’une généalogie au sens strict du terme, qui renouvelle le mythe de Florence comme colonie romaine. Comme nous le verrons, il ne profite pas de la proposition des juristes qui avaient déjà reconfiguré la « peuple romain » comme un principe juridique abstrait, un principe de validation constitutionnelle plutôt qu’une entité historique10.

  • 11 L. Bruni, Historiae populi florentini, op. cit., p. 27.
  • 12 Ibid., p. 49.

9Cette espèce de généalogie ethniciste qui minimise les discontinuités (contrairement au récit traditionnel) va de pair avec l’exaltation de la valeur absolue de l’unité communautaire. Tout le langage politique de Leonardo Bruni est basé sur une notion d’unité construite avant lui mais qu’il arrive à rationaliser davantage. C’est l’idée d’un peuple-tout, idéalisé et essentialisé, destiné par son héritage à donner sa propre forme à la cité : « Le peuple florentin, qui détestait depuis longtemps l’arrogance et la violence de ceux qui s’étaient emparés de la res publica, se mobilisa pour acquérir le gouvernement des choses, pour protéger sa propre liberté et pour maintenir l’unité de toute la ville et sa constitution sous la direction du peuple lui-même »11. La stigmatisation de toute forme de division est bien confirmée, mais Bruni, soucieux de valoriser l’innocence de la société florentine, révèle que la distinction entre factions, entre guelfes et gibelins (formations politiques qui s’étaient déjà constituées dans la première moitié du XIIIe siècle), n’est pas vraiment un phénomène interne, comme on l’avait toujours dit : à l’origine d’une division douloureuse et durable au sein de la cité, il y a en réalité l’opposition entre le front formé par le peuple romain et son héritier florentin, et leur ennemi désigné, les empereurs et tous ceux qui leur obéissent ; et après, quand la violence factionnaire se déclenche à nouveau, en 1266, c’est le peuple qui cherche à « apaiser les discordes et les inimitiés de la noblesse »12.

  • 13 Surtout à travers la réflexion de Cicéron et la construction de la notion de « constitution mixte  (...)

10L’incipit du deuxième livre des Historiae fixe donc les traits distinctifs de l’identité florentine à travers ces mots-clés : unité, liberté et peuple. Encore plutôt flexibles entre 1250 et 1350, ces deux derniers mots subissent une codification de plus en plus stricte au cours du XIVe siècle, qui délimite et simplifie les significations de la sphère sociale dont ces mêmes mots deviennent les emblèmes ; une codification qui rappelle un peu la rationalisation de la res publica à Rome au Ier siècle avant J.-C.13.

11Mais que signifie « peuple libre » ? Pour le comprendre, il faut faire un pas en arrière.

Détour : sur la liberté politique au XIVe siècle

  • 14 Je résume ici une partie de l’article suivant : E. I. Mineo, « La cultura dell’autonomia (Italia, (...)
  • 15 Bartolus a Saxoferrato, Prima Digesti Veteris partem Commentaria, Bâle, 1579, Comm. sur Dig. II, 1 (...)
  • 16 Id., In secundam Digesti novi partem, Venise, 1585, f. 214v (comm. sur D. 49, 15, 24, nr. 4, « Hos (...)
  • 17 Parmi plusieurs références possibles : Id., Prima Digesti Veteris partem Commentaria, op. cit., Co (...)

12La doxa dont avait hérité Leonardo Bruni avait été systématisée par les juristes experts en droit romain de la première moitié du XIVe siècle, surtout par Bartolo de Sassoferrato. Rappelons-en les principales caractéristiques14. Un populus est liber dans la mesure où il est titulaire d’un merum ou d’un liberum imperium (« autorité pure et libre »), sans rapport avec la nécessité de se conformer à un ordre ou à une sollicitation : « propter principalem sui originem » (« grâce à son propre principe »)15. Ce pouvoir, qui appartenait originellement à l’empereur, est appelé iurisdictio, mais sa transmissibilité à d’autres entités que l’entité impériale est ouvertement théorisée, notamment depuis Bartolo. Selon lui, une libertas spéciale était assumée par certains populi, certaines civitates, certains reges : les peuples, les villes, les rois, qui, par divers moyens légitimes (privilège, contrat, prescription), se soustraient à l’obéissance à l’empereur tout en supposant sa supériorité, puisque « illam libertatem ipsi habere se dicant ab Imperio Romano » (« ils affirment tenir leur liberté de l’Empire romain »)16. Le point culminant de cette stratégie argumentative est une analogie très célèbre et très dense : la civitas, ou le peuple – en fait synonymes –, libre et détenteur de la iurisdictio, comme princeps, prince de lui-même17.

13Il est clair que la logique du langage – qui est ici aussi une logique lucidement conceptuelle – a imposé aux juristes un usage sélectif du prédicat « libre » : Bartolo ne qualifie jamais l’autorité – ou la personne – de l’empereur, du princeps, de « libre ». En fait, il ne peut pas la qualifier de cette manière ; et ceci, non seulement pour éviter une redondance inutile, mais surtout pour prévenir un malentendu. Le recours fréquent à populus liber ou, plus rarement, à civitas libera, souligne en effet la condition de certaines communautés seulement, celles qui, en fait ou en droit, ne reconnaissent pas d’autorité supérieure, échappant ainsi à la sujétion à laquelle elles seraient destinées. Pour elles, en effet, la liberté est synonyme de non-servitude. Un roi peut être libre, de même qu’un peuple, ou une cité, et l’église aussi, pour laquelle une doctrine complexe est élaborée à cet égard, mais pas l’empereur dont l’autorité, selon Bartolo, n’avait aucun fondement (sauf de type extra-légal et extra-politique).

  • 18 18 Voir P. Villari, I primi due secoli della storia di Firenze. Ricerche (2 vol.), Florence, G. C. (...)

14Pour autant, ni les juristes ni les philosophes n’expliquent dans leur langage rationalisant ce qu’est la liberté de la cité ou du peuple, alors qu’ils parlent beaucoup de liberté personnelle des individus ou d’arbitre moral. Au fond, ils partagent une perception qui nous apparaît plus clairement lorsque nous croisons différents types de sources : juridiques, philosophiques administratives, didactiques. Ces sources n’arrivent pas à définir explicitement la libertas de la cité communale ou de son peuple : elles parlent plutôt de celle de ses habitants, la situation collective de liberté étant toujours une implication de la condition des citoyens individuels. Leur liberté naturelle s’articule avec la fonction de la ville comme un lieu de protection de l’arbitraire et de la violence. En d’autres termes, la civitas est un lieu où la liberté inhérente à l’individu est délimitée et protégée par le pouvoir ; un lieu à son tour libre précisément en raison de cela. L’incipit d’une disposition florentine de 1289 le montre clairement ; elle affirme en général que la liberté des villes et des peuples face à l’oppression est le reflet de la liberté naturelle de l’individu, de sa volonté de ne pas dépendre de la volonté des autres : « Car la liberté, par laquelle la volonté de chaque individu ne dépend pas de la volonté des autres mais de la sienne propre, est cultivée de multiples façons par la loi naturelle, et par laquelle aussi les villes et les peuples se défendent contre l’oppression, et leurs droits sont protégés et peuvent s’accroître […] »18. Ce décret semble révéler le cœur du dispositif : la liberté y apparaît comme le statut des individus, puis comme une condition grâce à laquelle aussi (« etiam ») les cités et les peuples s’abritent de l’oppression. En même temps, la liberté collective s’exprime ici grâce à un transfert métaphorique qui n’apporte pas de significations supplémentaires.

  • 19 A. da Rosate, Dictionarium iuris tam civilis quam canonici, Venise, 1573, ad l. : références à Dig(...)

15L’une des expressions les plus claires de la liberté collective comme reflet de la liberté individuelle se trouve parmi les entrées du Dictionarium iuris d’Alberico da Rosate (vers le milieu du XIVe siècle), consacrées à la libertas. Il s’agit d’un dictionnaire composé pour l’essentiel de textes contenant la réécriture (ou la quasi-citation) de passages célèbres du Digeste de Justinien : le résultat est une collection de formules stéréotypées, familières au lecteur, exprimant de véritables topoi de l’opinion collective présupposés par tout type d’action. L’une de ces formules établit le rapport immédiat entre la liberté des personnes et celle des peuples, de sorte que la seconde semble prendre la forme de la première : « Liberae personae nullius sunt » (« Les gens libres n’appartiennent à personne ») ; et immédiatement après : « Liberi populi nullius potestati subditi sunt » (« Les peuples libres ne sont soumis à l’autorité de personne »)19.

  • 20 V. Arena, Libertas and the Practice of Politics in the Late Roman Republic, Cambridge, Cambridge U (...)

16Ces exemples rappellent la pratique discursive d’auteurs tels que Tite-Live, Salluste, Cicéron, qui, selon Valentina Arena, adoptent le vocabulaire juridique pour décrire le statut de la liberté politique : c’est le cas d’expressions rhétoriquement complexes telles que « tomber dans l’esclavage » ou « perte de liberté », qui se réfèrent aux peuples et non aux individus. Arena tend à les considérer comme des métaphores conceptuelles, intégrées dans une « stratégie heuristique »20. Dans le contexte de nos sources, il est peut-être préférable de penser à des actions expressives obligées, à des gestes analogiques inconscients. En tout cas, déjà dans les sources anciennes, la structure très claire en soi de la relation maître-esclave est projetée sur l’espace public tout en maintenant sa propre logique : si dans le dispositif du droit civil (romain ou romain-médiéval), où le sens est littéral et non métaphorique, la liberté est la condition de celui qui n’a pas de maître, dans le dispositif social ou politique, la même chose se produit mais sous forme métaphorique ou analogique. En d’autres termes, ce n’est que par le transfert métaphorique de la liberté individuelle au niveau de la situation de la communauté que l’on peut dire que la liberté de cette dernière est politique.

17Cette métaphorisation aide à l’essentialisation du peuple, à la maturation d’un ordre sémantique fondé sur le principe de l’unité interne, que les juristes décrivent avec beaucoup de clarté. La liberté du peuple comme état de non-sujétion dépend en effet de son unité, la discorde mettant en péril tant l’une que l’autre, dans la mesure où cette même unité était représentée comme l’unité d’un individu – précisément la personne abstraite que les juristes parviennent à concevoir et qui présuppose un imaginaire organiciste profondément structuré.

18Pourtant, pour mieux mesurer ce processus, il faut dire que, longtemps, cette connotation totalisante et abstraite du « peuple » et de sa « liberté » n’était pas la seule possible, que la polysémie n’était pas seulement lexicale, pour ainsi dire, et qu’au contraire, au moins jusqu’au milieu du XIVe siècle, il y avait une large marge d’action et de conflit. C’est la phase pendant laquelle, dans de nombreuses villes de l’Italie dite « communale » – et pas seulement à Florence –, au « popolo » correspond un riche faisceau de phénomènes sociaux : les non-nobles bien sûr, ou les moins riches, qui font pression pour accéder au gouvernement, mais aussi le monde des associations et des corporations dites « populaires », qui s’organisent pour réussir sur le plan politique et qui réussissent effectivement à atteindre cet objectif : c’est un peuple composé de travailleurs qui peut façonner le gouvernement d’une communauté, d’une politia. C’est précisément ce qui se passe : des observateurs extérieurs assistent au phénomène, l’enregistrent, le rationalisent : par exemple, Thomas d’Aquin et les philosophes de son entourage, comme Pierre d’Auvergne.

  • 21 P. d’Auvergne, Continuatio S. Thomae in Politicam, lib. 4, lectio 2, nn. 7-13 : « […] status popul (...)
  • 22 Voir Aristote, Politique, III, 8, 1279b, 35-40 – 1280, 1-6 ; IV, 4, 1290, 40 – 1290b, 1-4.

19Dans son commentaire sur la Politique d’Aristote, Pierre d’Auvergne nous montre précisément, à la fin du XIIIe siècle, un critère de distinction très significatif parmi les communautés, parmi les politie, au-delà de la simple taxinomie des régimes de gouvernement. Ce critère est à rechercher dans la manière d’accéder au pouvoir, ou plutôt dans la motivation, ou le but, qui poussent les gens à y participer : les riches, à cause de leurs énormes fortunes (« propter excessum divitiarum »), les autres, les egeni, « gouvernent à cause de la [ou pour la] liberté » (« principantur propter libertatem »). Il n’est pas correct – dit Pierre – de répéter simplement que « le régime populaire est celui dans lequel la multitude gouverne » (« […] status popularis sit politia in qua multitudo principatur »). Les facteurs distinctifs sont en fait la richesse et la liberté : « Le régime populaire est celui dans lequel le plus grand nombre est libre et les pauvres [aussi] gouvernent ; [au contraire], le régime du petit nombre se trouve là où les peu riches ou bien les nobles gouvernent »21. Ce discours est très proche de l’original aristotélicien22, avec toutefois une nuance inédite, la relation non stigmatisée a priori entre la liberté (et par conséquent la possibilité/légitimité à agir politiquement) et la pauvreté : alors que dans le régime oligarchique (en fait celui d’un petit nombre), « ratio et terminus eius sunt divitiae » (« sa raison et son principe est la richesse »), dans l’autre, « ratio et terminus popularis est libertas ; et ideo secundum dignitatem libertatis distribuitur principatus in ea » (« raison et principe du peuple est la liberté ; le pouvoir y est donc distribué par rapport à la dignité de la liberté »). Pour les riches, la liberté est seulement une précondition de l’action ; pour les pauvres, elle est le but, leur raison d’exister politiquement pour ainsi dire.

20Ces discours, et le phénomène auquel ils se réfèrent – c’est-à-dire, à Florence comme ailleurs, le mouvement d’élargissement des corporations (artes) légitimes et l’établissement de magistratures qui en sont l’expression directe – démontrent quelque chose de très fort : jusqu’à un certain moment, variable chronologiquement d’une ville à l’autre, le peuple est une notion ouverte, qui peut inclure, à côté des non-nobles, les pauvres, les egeni ; cela démontre aussi que la division de la ville en parties, envisagée par ailleurs par la grammaire sociale aristotélicienne, correspond à la possibilité de confrontation, voire de conflit, et donc que la différenciation politique n’est pas illégitime ou séditieuse en soi.

21Dans cet univers social polymorphe de non-nobles et de pauvres, une sorte de programme hégémonique a pu mûrir dès le XIIIe siècle. Ceux qui accèdent au pouvoir par le biais des associations corporatives apparaissent en mesure de se saisir du lexique du bien commun et de l’unité, d’imposer à leurs adversaires – les nobles ou chevaliers – l’image menaçante d’ennemis de la paix et de la concorde, et finalement de s’auto-nommer « peuple » en fixant l’unité et la cohérence idéologique de ce dernier comme garantie de l’unité de la communauté tout entière.

  • 23 Sur la révolte de Ciompi (1378), voir A. Stella, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le (...)
  • 24 Voir J. M. Najemy, « Civic humanism and Florentine politics », dans Renaissance Civic Humanism: Re (...)

22C’est ce peuple-ci, dans cette configuration spécifique, qui subit un lent mouvement d’essentialisation au cours du XIVe siècle. Un processus social très dense s’entremêle à une œuvre de rationalisation menée par les juristes romanistes, à travers surtout l’élaboration de la catégorie de « peuple romain » comme principe de légitimité ou de validation, à côté de la figure de l’empereur. Peu à peu, la connaissance de la complexité sociale se perd, tandis que la crainte de tensions internes et de conflits de plus en plus aigus produit des réactions tendant à accélérer ce même processus de sélection. À l’opposé de la vague d’élargissement qui s’était intensifiée graduellement dans la période comprise entre 1270 et 1310 (à Florence en particulier), non seulement les tentatives des travailleurs les plus humbles d’être inclus dans l’espace public – d’où les révoltes des travailleurs salariés, à Pérouse, Sienne et Florence dans les années 1370 – ont été durement réprimées, mais une mémoire maudite a été aussi immédiatement construite (celle des Ciompi florentins étant paradigmatique23), fondée sur la dénonciation rétrospective de l’atteinte à l’unité interne, sur le diagnostic de l’excès de liberté comme cause du bouleversement, et enfin sur une distinction plus précise, très claire chez Bruni, entre le peuple et la plèbe24.

L’inconscient des humanistes

23Cette configuration a largement été reçue en héritage par les humanistes. Il s’agit d’une continuité substantielle qui ne contredit pas la nouveauté culturelle soulignée par des générations de chercheurs, et plus récemment, de manière très convaincante, par Ronald G. Witt. En effet, c’est précisément le tournant humaniste – dans son contenu proprement rhétorique et littéraire – qui met en lumière indirectement le sens de leur ancrage à la tradition.

24Pour le vérifier, il nous faut revenir sur le cas de Leonardo Bruni et analyser brièvement deux des aspects fondamentaux de l’innovation politique dont il a fait preuve : la réécriture de la première phase de l’histoire de Florence et la proposition de redénomination des formes de gouvernement.

  • 25 Voir L. Bruni, Laudatio florentinae urbis, op. cit., p. 598 : « Quamobrem ad vos quoque, viri flor (...)
  • 26 Voir E. I. Mineo, « Le jeu du peuple avec le temps en Italie au milieu du XIVe siècle », dans Pour (...)
  • 27 P. Costa, Iurisdictio, op. cit., p. 227.

25Sur le premier point. Obsédé par le problème de la généalogie de la ville, Bruni ne travaille jamais sur le dispositif activé dans le panégyrique de Florence : celui d’un peuple libre, élevé à une dignité princière, destiné à la gloire et à une large domination de type impérial25. C’est un empire acquis par héritage, comme nous l’avons vu. Bruni reste fermement attaché à l’explication généalogique de la nature du peuple florentin, mais il veut la corriger par rapport aux antécédents médiévaux, qui imaginaient plusieurs discontinuités dans l’ethnogenèse, et plusieurs refondations. Dans ses écrits, au contraire, l’empreinte romaine originelle (accompagnée de celle des Étrusques) n’est pas altérée : le peuple florentin appartient en ligne directe aux descendants biologiques et moraux de Rome, ou plutôt, comme nous l’avons vu, du peuple romain pré-augustéen. Ainsi, un aspect décisif du dispositif culturel traditionnel reste préservé : comme l’avait déjà fait Giovanni Villani deux générations auparavant, Bruni remplace le peuple romain déclinant par le peuple florentin en pleine ascension26. En même temps, il garde un autre caractère fondamental du popolo de Villani, à savoir sa fonction de garant de l’unité interne et de rempart contre les excès, tant des nobles que du menu peuple/plèbe. Le peuple-parti qui s’affirme contre les nobles dans la seconde moitié du XIIIe siècle, pour se distinguer de plus en plus de la plèbe des petits ouvriers au siècle suivant, est donc le point de départ de la construction de Bruni, la condition d’un nouveau mécanisme d’universalisation. Dans ce processus, on l’a vu, la médiation constituée par les discours juridiques revêt une grande valeur. Sauf que le « peuple romain » imaginé par Bruni en fonction de son successeur florentin est très distant de celui des juristes, pour lesquels cette expression désigne une métaphore, un « archétype »27, utilisable à des fins de légitimation : une métaphore qui traduit le concept d’autorité abstraite que le peuple romain et l’empereur partagent d’une manière ou d’une autre, et à laquelle n’importe quelle communauté « libre » peut potentiellement accéder, comme on vient de le voir.

  • 28 Voir L. Martines, Lawyers and statecraft in Renaissance Florence, Princeton, Princeton University (...)
  • 29 Voir C. Salutati, « De tyranno », 2, 10-11, dans Political Writings, S. U. Baldassarri éd., Cambri (...)

26En effet, la notion juridique de populus princeps jouissait d’une vaste considération à Florence, même au sein du circuit humaniste28 : Baldo degli Ubaldi avait enseigné dans la ville et avait eu l’occasion d’aborder le thème de la « majesté » du peuple florentin à la lumière de la catégorie générale qu’il développait dans le sillage de Bartolo. Il n’est donc pas surprenant que Coluccio Salutati, en adoptant la formule populus princeps, ait directement suivi la formulation des juristes29.

  • 30 Par exemple, lors de la défaite du parti gibelin en 1266, l’affirmation du peuple consistait en un (...)
  • 31 Par exemple (ibid., p. 140), quand le chevalier Pino della Tosa, en 1329, évoque la « gloria et am (...)

27Dans le propos de Bruni, pourtant, le « peuple romain » ne constitue pas une métaphore de la légitimité, mais simplement une entité historique, qui cesse d’exister lorsqu’il perd sa liberté dans l’ère de la tyrannie inaugurée par Jules César, et qui reprend vie dans l’histoire du peuple florentin. Seulement, le sacrifice tacite du code de légitimité des juristes ne s’accompagne pas de la définition d’une véritable alternative : alors que le peuple métaphorique des juristes possède un fort potentiel performatif tant sur le plan idéologique que politico-juridique, la généalogie romaine exclusive a une fonction patriotique-identitaire limitée et intellectuellement inerte (sans compter sa fonction littéraire, très forte dans un panégyrique destiné à une large fortune et à de nombreuses imitations). Par conséquent – et une fois de plus, c’est la langue qui nous guide –, les références conceptuelles, plus ou moins amplifiées dans un sens humaniste, à la maiestas ou à l’imperium du peuple de Florence demeuraient dans la sphère sémantique fixée par Bartolo et ses successeurs30. Si nous ne nous en souvenions pas, les affirmations – extrêmes dans la Laudatio, un peu plus mitigées dans les Historiae – de la prééminence et de la majesté du peuple florentin se réduiraient à de stériles exercices de propagande, à des échos « rhétoriques » de la discursivité de Tite-Live31.

  • 32 Id., « De interpretatione recta », dans Opere letterarie e politiche, op. cit., p. 158.
  • 33 Ibid., p. 190 : « Quid enim tu mihi politiam relinquis in greco, cum possis et debeas latino ver (...)
  • 34 Comme le démontre une lettre adressée à Flavio Biondo le 1er mars 1437 : « Tres putat esse Rerumpu (...)
  • 35 Comme l’a déjà souligné J. Hankins, Virtue Politics, op. cit., p. 83.

28C’est à la lumière de cette approche athéorique de la question de la légitimité qu’il faut lire, pour aborder le second point, la reformulation du lexique des formes de gouvernement. Pourquoi Leonardo Bruni opte-t-il pour respublica alors qu’il doit traduire politeia comme troisième type de régime vertueux, à côté de celui du roi et de celui du petit nombre ? La discontinuité est visible, mais il ne faut peut-être pas en surcharger le sens, car c’est Bruni lui-même qui ne le fait pas. Il se limite à une motivation grammaticale ou stylistique, clairement exprimée dans le traité sur la traduction. Ici, la polémique à propos des versions médiévales des œuvres d’Aristote, de l’Éthique à Nicomaque et de la Politique, est entièrement linguistique : il faut non seulement préserver la forme originelle (figura prime orationis) mais aussi veiller à ce que, dans le texte final, « les pensées [sensibus] ne manquent pas de mots, et les mots eux-mêmes ne manquent pas de clarté et de beauté » (nitor ornatusque). Il convient donc d’éviter les néologismes et les calques gratuits (verborum et orationis novitatem32). Alors, demande Bruni de manière polémique au mauvais traducteur imaginaire, « pourquoi garder “politeia” en grec, alors qu’avec un mot latin on pourrait et on devrait dire “res publica” ? » De même, il est inapproprié d’utiliser « aristocratia » pour désigner le gouvernement des optimates (mieux « optimorum gubernatio »), et « oligarchia » pour dire sa version dévoyée, à savoir le gouvernement d’un petit nombre (mieux « paucorum potentia »). Il est finalement incorrect de choisir « democratia » pour dire la forme dévoyée du troisième type de gouvernement : l’expression « popularis status » (« régime populaire ») est bien plus appropriée33. On est dans la première moitié des années 1420. Par la suite, Bruni resta fidèle à cette approche, sans apporter à l’explication grammaticale aucune autre forme de justification34. Il faut également ajouter que, suivant la logique classificatoire d’Aristote, il utilise « respublica » à la place de « politeia »35 pour définir aussi le gouvernement au sens général, la « constitution » de la communauté dont les trois formes orthodoxes et les trois formes dévoyées sont les déclinaisons. Il est donc permis d’imaginer que Bruni, en tant que traducteur, est parti de là, du choix du mot pour la catégorie générale uniquement, et qu’ensuite, par souci de cohérence, il n’a pu faire autrement (pour rester fidèle à l’original) que d’adopter le même mot pour définir le gouvernement du plus grand nombre. Un peu moins de 200 ans plus tôt, le premier traducteur d’Aristote, Wilhelm de Moerbecke, malmené dans le traité De recta interpretatione, avait d’ailleurs fait la même chose (avec politia au lieu de respublica). S’il en est ainsi – et l’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement –, cela confirme que dans l’opération de Bruni, il n’y a pas d’intention théorique, mais seulement l’exigence de résoudre au mieux un problème de lexique strictement formel.

29Le résultat est certes cohérent sur le plan grammatical, mais aussi rigide, avec des conséquences hasardeuses dont Bruni était probablement conscient. Le problème, de toute évidence, est dans la définition de l’inversion corrompue de respublica, donc dans le terme popularis status. Ici aussi, c’est la logique grammaticale rigoureuse qui s’impose. Comme le prévoyait le traité sur la traduction, il s’agissait de rendre le grec δημοκπατία en latin sans translittérations barbares. Ce faisant, Bruni rappelle une façon de nommer le troisième type de régime déjà utilisé dans la littérature thomiste, au prix néanmoins d’un malentendu : dans sa logique politique, comme on l’a vu, populus ne peut en aucun cas signifier un régime corrompu, à moins d’être suivi d’un adjectif péjoratif spécifique (« vil », « menu », etc.), ce que Bruni évite soigneusement. L’écriture des Historiae en témoigne précisément : lorsqu’il doit définir les niveaux sociaux inférieurs de la masse des travailleurs, au lieu du traditionnel « popolo minuto » des chroniqueurs du XIVe siècle, il préfère presque toujours « plebs » (parfois suivi de infima) ou « multitudo plebis ».

  • 36 Et, sans qu'il soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit, toute connotation de respublica en tant (...)
  • 37 Un indice significatif de l’incertitude du jeune Bruni provient d’un écrit daté par Hans Baron de (...)
  • 38 L. Bruni, « De studiis et litteris » (écrit entre 1422 et 1429), dans Opere letterarie e politiche(...)
  • 39 Id., Historiae, op. cit., Lib. IX, p. 223.

30Il est évident, au moins dans ce cas de traduction, que c’est moins Leonardo Bruni qui utilise la langue à ses propres fins que la langue qui lui impose sa propre logique et ses ambivalences. La dialectique entre respublica et status popularis apparaît comme un artifice grammatical dans lequel c’est le premier terme qui agit comme un pôle d’attraction sémantique autour duquel s’articule la traduction contingente de demos. En effet, Bruni hérite, avec respublica, de la référence la plus solennelle possible, et la plus certaine, à l’unité de l’ordre (et à son universalisme interne) ; par une lecture soigneuse de l’original aristotélicien, il y ajoute l’idée d’un gouvernement modéré, capable de tempérer les contrastes entre les différents acteurs sociaux36. Mais il hérite aussi de l’ambiguïté de populus/popularis : à côté de l’univocité de populus, le terme popularis, qu’il soit adjectif ou substantif, a des significations contradictoires qui débordent quelquefois la sphère de la plèbe, toujours précise, elle, dans sa connotation négative37. Le critère adopté dans le dosage des choix lexicaux semble toujours être celui du degré de partialité rendu par chaque terme : maximum dans plebs, multitudo, nobilitas ; minimum ou absent dans populus ; oscillant dans popularis. Ainsi, d’une part, on peut dire explicitement que le peuple « in nobilitatem plebemque dividitur » (« est divisé en plèbe et noblesse »)38 ; mais, d’autre part, populares est régulièrement le nom collectif des citoyens qui s’opposent à la noblesse et à ses lignées – donc une faction, bien que jugée positivement –, tandis que popularis peut être aussi la fureur (furor) des travailleurs pauvres qui se soulèvent en 1378 et qui conquièrent brièvement le pouvoir39.

  • 40 R. G. Witt, In the Footsteps of the Ancients, op. cit., p. 450 (je souligne).

31En conclusion, l’utilisation de mots-clés tels que « peuple » et « république » révèle, à côté des nouveautés, les lignes de continuité des matériaux sémantiques mobilisés par Bruni. Bruni hérite directement de la primauté et de l’unité du peuple des juristes du XIVe siècle, avec la torsion que nous avons mentionnée (la primauté concentrée sur le seul peuple florentin). Par ailleurs, respublica est à la fois une notion issue de la tradition et l’emblème du processus d’essentialisation d’un peuple reconstitué dans sa dimension universelle grâce à l’expulsion définitive du conflit de l’horizon des possibles. Ce peuple renouvelé, héritier privilégié de Rome, qui se fait le garant de l’unité interne, rend possible l’harmonie communautaire, et la continuité de la res publica. Ronald G. Witt a bien saisi le parallèle pressenti par Bruni entre l’harmonie politique idéalisée et l’ordre et l’élégance du discours néo-cicéronien. Pour lui, le remodelage de l’expérience politique contemporaine à travers la grille linguistique de la rhétorique cicéronienne – véritable phénomène d’esthétisation de la constitution – a pour principal effet de produire un modèle d’interprétation de la politique et de l’histoire convenant aux besoins du régime oligarchique florentin des premières décennies du XVe siècle. Cette aristocratie « cherchait à tâtons un moyen de conceptualiser le nouvel ordre émergeant des décombres de la politique des guildes »40, en le trouvant dans la convergence entre pratique politique et pratique oratoire néo-cicéronienne (et éducation à cette pratique oratoire). Mais l’intimité profonde avec Cicéron signifiait aussi l’absorption inconsciente (même sans connaître le traité homonyme) de son modèle de res publica, savamment reconstitué par Claudia Moatti, et du principe qui le sous-tendait, la rationalisation et la juridicisation d’un espace politique, avec son apparat institutionnel, purgé de toute sorte d’incertitude : une architecture fermée en soi. La forme cicéronienne retenue par Bruni accueillait comme en un moule, à la fois idéologique et stylistique, le sujet idéal qui s’était formé au cours des deux derniers siècles de l’histoire communale.

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Notes

1 Il est difficile de rendre le sens non littéral de l’expression « science de l’Antiquité » : cultivée en Allemagne et par l’Allemagne en Europe au moins jusqu'au milieu du XXe siècle, cette discipline à la fois remplissait une fonction pédagogique fondamentale et servait la protection des valeurs fondamentales du classicisme.

2 C. Moatti, « Historicité et “altéronomie” : un autre regard sur la politique », Politica Antica, 1, 2011, p. 107-118, ici p. 109.

3 C'est l’un des enjeux fondamentaux du livre de Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, qui a inspiré ces pages.

4 Leonardo Bruni est traditionnellement considéré (une habitude interprétative non démentie mais reformulée par des chercheurs plus récents) comme l’un des fondateurs du mouvement humaniste à Florence : à la fois homme politique, savant érudit et idéologue de la cité. Voir L. Baggioni, « Leonardo Bruni dans la tradition républicaine », Raisons politiques, 36, 2009, p. 25-43 ; et surtout J. Hankins, Virtue Politics. Soulcraft and Statecraft in Renaissance Italy, Cambridge, Harvard University Press, 2019, p. 218-237.

5 R. G. Witt, In the Footsteps of the Ancients: The Origins of Humanism from Lovato to Bruni, Boston-Leyde, Brill, 2000, p. 413. Sur les enjeux de la nouvelle pratique discursive cicéronienne, voir C. Revest, « Naissance du cicéronianisme et émergence de l’humanisme comme culture dominante : réflexions pour une étude de la rhétorique humaniste comme pratique sociale », Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 125-1, 2013, p. 219-257.

6 Un seul exemple tiré du premier livre : « Declinationem autem romani imperii ab eo fere tempore ponendam reor quo, amissa libertate, imperatoribus servire Roma incepit » / « Je pense que le déclin de l’Empire romain remonte à l’époque où, ayant perdu sa liberté, Rome commença à servir les empereurs » (L. Bruni, Historiae populi florentini, E. Santini et C. Di Pierro éd., Città di Castello, S. Lapi (Rerum Italicarum Scriptores, XIX, 3), 1914-1926, p. 14). Toutes les traductions des citations sont de l’auteur.

7 Id., Laudatio florentinae urbis, dans Opere letterarie e politiche, P. Viti éd., Turin, Utet, 1996, p. 600.

8 Sur ce thème, voir J. Hankins, Virtue Politics. Soulcraft and Statecraft in Renaissance Italy, Cambridge, Harvard University Press, 2019, p. 218-225.

9 En effet, le moment de 1250 est fortement souligné : le livre II s’ouvre précisément sur l’apparition soudaine, et l’affirmation politique, du « Peuple » de Florence. Voir A. M. Cabrini, « Le Historiae del Bruni: risultati e ipotesi di una ricerca sulle fonti », dans Leonardo Bruni cancelliere della Repubblica di Firenze, Atti del Convegno di studi (Firenze, 27-29 ottobre 1987), P. Viti éd., Florence, Olschki, 1990, p. 247-319, ici p. 271-273.

10 Voir surtout P. Costa, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale (1100-1433), Milan, Giuffrè, 1969, p. 227-228.

11 L. Bruni, Historiae populi florentini, op. cit., p. 27.

12 Ibid., p. 49.

13 Surtout à travers la réflexion de Cicéron et la construction de la notion de « constitution mixte » : voir C. Moatti, Res publica, op. cit., p. 57-63.

14 Je résume ici une partie de l’article suivant : E. I. Mineo, « La cultura dell’autonomia (Italia, sec. XIV) », dans «Libertas» e «libertates» nel tardo medioevo. Realtà italiane nel contesto europeo, XVI convegno di studi del Centro studi sulla Civiltà del tardo medio evo, A. Zorzi éd., Florence, Firenze University Press, à paraître.

15 Bartolus a Saxoferrato, Prima Digesti Veteris partem Commentaria, Bâle, 1579, Comm. sur Dig. II, 1, 3 (« Imperium »), p. 164.

16 Id., In secundam Digesti novi partem, Venise, 1585, f. 214v (comm. sur D. 49, 15, 24, nr. 4, « Hostes »).

17 Parmi plusieurs références possibles : Id., Prima Digesti Veteris partem Commentaria, op. cit., Comm. sur Dig. IV, 4, 3 (« Denique »), p. 430 : « Civitates tamen quae Principem non recognoscunt in dominum et sic earum populus liber est […] possent hoc forte statuere, quia ipsamet civitas sibi princeps est » / « Les villes qui ne reconnaissent pas le prince comme leur gouverneur et dont le peuple est donc libre peuvent par cela délibérer, puisque ladite ville est prince d’elle-même ».

18 18 Voir P. Villari, I primi due secoli della storia di Firenze. Ricerche (2 vol.), Florence, G. C. Sansoni, 1893-1894, I, p. 268 : « Cum libertas, qua cuiusque voluntas, non ex alieno, sed ex proprio dependet arbitrio, iure naturali multipliciter decoretur, qua etiam civitates et populi ab oppressionibus defenduntur, et ipsorum iura tuentur et augentur in melius ».

19 A. da Rosate, Dictionarium iuris tam civilis quam canonici, Venise, 1573, ad l. : références à Dig. 49, 15, 7, 1 (« Liber autem populus est is, qui nullius alterius populi potestati est subiectus » / « un peuple libre est celui qui n’est soumis à aucun autre peuple »), et à Dig. 43, 1, 1pr.

20 V. Arena, Libertas and the Practice of Politics in the Late Roman Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 46-48.

21 P. d’Auvergne, Continuatio S. Thomae in Politicam, lib. 4, lectio 2, nn. 7-13 : « […] status popularis est, in quo plures existentes liberi et pauperes principantur : et status paucorum est, quando divites pauci existentes vel nobiles dominantur ». En ligne : [https://www.corpusthomisticum.org/xpo04.html] (consulté le 20 décembre 2023).

22 Voir Aristote, Politique, III, 8, 1279b, 35-40 – 1280, 1-6 ; IV, 4, 1290, 40 – 1290b, 1-4.

23 Sur la révolte de Ciompi (1378), voir A. Stella, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1993.

24 Voir J. M. Najemy, « Civic humanism and Florentine politics », dans Renaissance Civic Humanism: Reappraisals and Reflections, J. Hankins éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 75-104, en part. p. 83-87 ; E. I. Mineo, « Le parti e il tutto. La memoria dei Ciompi e la semantica del popolo », dans Al di là del Repubblicanesimo. Modernità politica e origini dello Stato, G. G. Cappelli éd., Naples, Unior Press, 2020, p. 107-130, en part. p. 110-120.

25 Voir L. Bruni, Laudatio florentinae urbis, op. cit., p. 598 : « Quamobrem ad vos quoque, viri florentini, dominium orbis terrarum iure quodam hereditario ceu paternarum rerum possessio pertinet » / « Par conséquent, vous aussi, hommes de Florence, avez le pouvoir de dominer le monde, en vertu d'un certain droit héréditaire, en tant que possession de biens paternels ».

26 Voir E. I. Mineo, « Le jeu du peuple avec le temps en Italie au milieu du XIVe siècle », dans Pourquoi se référer au passé ?, C. Moatti et M. Riot-Sarcey éd., Paris, Éditions de l’Atelier, 2018, p. 39-58, en part. p. 57.

27 P. Costa, Iurisdictio, op. cit., p. 227.

28 Voir L. Martines, Lawyers and statecraft in Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1968, chap. 10 ; R. Fredona, « Baldus de Ubaldis on conspiracy and Laesa Maiestas in late Trecento Florence », dans The Politics of Law in Late Medieval and Renaissance Italy, L. Armstrong et J. Kirshner éd., Toronto, University of Toronto Press, 2011, p. 141-160.

29 Voir C. Salutati, « De tyranno », 2, 10-11, dans Political Writings, S. U. Baldassarri éd., Cambridge, Harvard University Press, 2014, p. 95 : « Super quo dicendum reor quod si sit princeps populus qui superiorem nec habeat nec agnoscat, quod maior pars populi fecerit ratum esse » / « À cet égard, je pense que s’il existe un peuple-prince qui n’a ni ne reconnaît d’autorité supérieure, ce que la majorité du peuple établit doit être considéré comme étant valable » ; voir également J. Hankins, Virtue politics, op. cit., p. 131.

30 Par exemple, lors de la défaite du parti gibelin en 1266, l’affirmation du peuple consistait en une autonomie juridiquement connotée : « At populus iam sui iuris gubernationem reipublicae haud ambigue nactus, civitatem in antiquum popularem morem stabilire constituit » / « Le peuple, ayant atteint, dans sa pleine autonomie et sans ambiguïté, le gouvernement de l’État, a décidé de rendre la ville à son ancien ordre populaire » (L. Bruni, Historiae, op. cit., II, p. 49).

31 Par exemple (ibid., p. 140), quand le chevalier Pino della Tosa, en 1329, évoque la « gloria et amplitudo nominis maiestasque florentini populi » (« la gloire et l’ampleur du nom et de la majesté du peuple florentin »), et affirme que les buts du bon citoyen sont : « extendere fines, imperium augere, civitatis gloriam splendoremque extollere, securitatem utilitatemque asciscere » (« étendre les frontières, accroître l’empire, rehausser la gloire de la cité, se charger de la sécurité et de l'utilité collective »).

32 Id., « De interpretatione recta », dans Opere letterarie e politiche, op. cit., p. 158.

33 Ibid., p. 190 : « Quid enim tu mihi politiam relinquis in greco, cum possis et debeas latino verbo rem publicam dicere ? Cur tu mihi oligarchiam et democratiam et aristocratiam mille locis inculcas et aures legentium insuasissimis ignotissimisque nominibus offendis, cum illorum omnium optima et usitatissima vocabula in latino habeamus ? Latini enim nostri “paucorum potentiam et “popularem statum et “optimorum gubernationem” dixerunt » / « Pourquoi garder “politeia” en grec, alors qu’avec un mot latin on pourrait et on devrait dire “res publica” ? Pourquoi répétez-vous mille fois “oligarchie”, “démocratie” et “aristocratie”, offensant les oreilles de interlocuteurs avec des noms si inhabituels et si peu familiers, alors que nous avons pour chacun d’entre eux des mots très bons et très courants en latin ? Nos Latins, en effet, pour ces trois termes, ont dit “pouvoir du petit nombre”, “régime populaire”, et “gouvernement des optimates” ».

34 Comme le démontre une lettre adressée à Flavio Biondo le 1er mars 1437 : « Tres putat esse Rerumpublicarum species rectas : aut enim unus ad utilitatem publicam gubernat et hic est Rex, aut pauci et hi sunt optimates, aut multitudo mixta ex opulentis et popularibus et haec proprie appellatur Respublica. […] Labitur enim Regia gubernatio in tyrannidem : optimatum vero in paucorum potentiam, Respublica vero in popularem statum. Popularis igitur status non est legitima gubernandi species neque paucorum potentia neque tyrannis » / « [Aristote] pense qu’il y a trois formes vertueuses de constitution : celle de celui qui dirige seul le bien public, c’est celle du roi ; celle du petit nombre des meilleurs, ce sont les optimates ; et celle de la multitude composée des riches et des populaires, que l’on appelle proprement république [...]. Le gouvernement du roi dégénère en tyrannie, celui des optimates en pouvoir du petit nombre, et la république en régime populaire. Le régime populaire n’est pas une forme légitime de gouvernement, ni le pouvoir du petit nombre, ni la tyrannie » (Leonardi Bruni, Aretini Epistolarium Libri VIII, L. Mehus éd., II, Florence, 1741, Lib. VIII, p. 105).

35 Comme l’a déjà souligné J. Hankins, Virtue Politics, op. cit., p. 83.

36 Et, sans qu'il soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit, toute connotation de respublica en tant que régime alternatif à la monarchie est absente, comme cela a été amplement démontré (ibid., p. 81-85).

37 Un indice significatif de l’incertitude du jeune Bruni provient d’un écrit daté par Hans Baron de 1413 : une épître adressée à un empereur sans nom (Sigismond), écrite avant même le De interpretatione recta, et au moins vingt ans avant la traduction de la Politique d’Aristote. Les deux premières formes de gouvernement vertueux sont le regnum et les optimates, comme dans les travaux postérieurs. Passant à la troisième, il écrit : « Aut populus ipse regit ; que speties a Grecis democratia, a nostris vero popularis status nominatur » / « Ou bien le peuple gouverne ; cette forme est nommée par les grecs démocratie, et par nous-mêmes régime populaire » (H. Baron, Humanistic and Political Literature in Florence and Venice at the Beginning of the Quattrocento. Studies in Criticism and Chronology, Cambridge, Harvard University Press, 1955, p. 182).

38 L. Bruni, « De studiis et litteris » (écrit entre 1422 et 1429), dans Opere letterarie e politiche, op. cit., p. 276.

39 Id., Historiae, op. cit., Lib. IX, p. 223.

40 R. G. Witt, In the Footsteps of the Ancients, op. cit., p. 450 (je souligne).

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Pour citer cet article

Référence électronique

E. Igor Mineo, « Peuple et république à l’aube de l’humanisme : sur l’inconscient politique de Leonardo Bruni »Astérion [En ligne], 29 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.10393

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Auteur

E. Igor Mineo

Università degli Studi di Palermo • E. Igor Mineo est professeur d’histoire médiévale à l’université de Palerme. Il dirige la revue Storica et est membre des comités éditoriaux des revues Storia del pensiero politico et Critica Marxista. Il est spécialiste de l’histoire sociale et institutionnelle de la fin du Moyen Âge, particulièrement des aristocraties. Il a également travaillé sur les idéologies et les langages politiques entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Il a notamment publié : « Le parti e il tutto. La memoria dei Ciompi e la semantica del popolo » (Al di là del Repubblicanesimo. Modernità politica e origini dello Stato, G. G. Cappelli éd., avec la collaboration de G. De Vita, Unior Press, 2020, p. 107-130) ; « La cultura dell’autonomia (Italia, sec. XIV) » («Libertas» e «libertates» nel tardo medioevo. Realtà italiane nel contesto europeo, XVI convegno di studi del Centro studi sulla Civiltà del tardo medio evo, A. Zorzi éd., Firenze University Press, à paraître).

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