Le Sénat romain de la République : les mots du vote
Résumés
L’analyse lexicographique des termes employés par les auteurs latins et grecs pour décrire le processus décisionnel qui aboutit au vote des sénatus-consultes, dans la Rome républicaine, est un moyen de dévoiler les éléments de la culture politique de l’élite chargée des affaires publiques. En mettant en lumière la centralité de la notion de sententia, elle permet une déconstruction des lieux communs de la description institutionnelle habituelle et une approche anthropologique de la fonction de sénateur.
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Texte intégral
Enjeux méthodologiques
1L’objet de cet article est la mise à l’épreuve, sur un objet spécifique – le vote au Sénat romain –, de la méthodologie élaborée par Claudia Moatti pour approcher la construction historique du concept de res publica par l’étude de la langue. Plus précisément, il s’agit de s’interroger sur la façon dont les différents acteurs de l’histoire se saisissent des mots du politique, leur assignent un sens particulier, ou refusent même de les utiliser.
2Choisir le vote au Sénat peut sembler paradoxal : quand on évoque le vote dans la Rome républicaine, c’est aux assemblées du populus que l’on pense, où le suffrage du citoyen se réduit à un acte simple – choisir un candidat, répondre « oui » ou « non » à une proposition de loi, ou, pour un accusé traduit devant un tribunal populaire, « je condamne » ou « j’acquitte ». Pour ce qui concerne le Sénat, ses décisions – les sénatus-consultes – résultent certes du vote des sénateurs, mais ce qui tient une place centrale dans les représentations collectives, dans la culture politique, ce n’est pas tant le vote final qui clôt la délibération et détermine l’intitulé du sénatus-consulte, que tout ce qui précède ce vote : les propositions des sénateurs, la confrontation des avis divers qui construisent par étapes ce sénatus-consulte, dans un processus dynamique et souvent complexe. La question qui s’impose est alors : comment l’étude fine de la langue et de ses usages contrastés, qui, dans les textes antiques, décrit ce processus, permet-elle, non pas seulement d’atteindre, dans une certaine mesure, les réalités de la prise de décision dont le vote est l’élément central, mais aussi et surtout de comprendre le concept de vote tel qu’il se construit dans les pratiques délibératives, à une époque donnée ? Le décorticage du mot sententia, dont les sens sont multiples – avis, opinion, motion, proposition, vote, sentence –, se prête particulièrement à une approche méthodologique de ce type, qui place le regard au centre du système politique en investiguant par ce biais la notion de conseil, à laquelle Cicéron a recours pour définir la vocation du Sénat : être le publicum consilium de la res publica (en tant qu’État).
- 1 Le traité de Varron nous est parvenu sous forme fragmentaire par l’intermédiaire d’un autre érudit (...)
- 2 On en a conservé le texte pour une longue période, du célèbre SC sur les Bacchanales de 186 avant (...)
3Reconstituer les grandes étapes du processus décisionnel dans le Sénat de la République romaine est chose assez facile : étant donné sa centralité dans le système institutionnel, la documentation est abondante. On dispose notamment de textes qui énoncent les règles suivies pour élaborer un sénatus-consulte, par exemple le traité rédigé par l’érudit contemporain de Cicéron, Varron, à la demande de Pompée qui, n’ayant pas d’expérience des délibérations, avait sollicité son aide quand il fut élu consul en 70, pour être en mesure de consulter le Sénat comme le faisaient habituellement ces magistrats. On connaît aussi relativement bien le contenu de la loi d’Auguste qui fixa les usages sous la forme d’un règlement1. Mais les textes les plus nombreux sont ceux qui décrivent le déroulement de séances particulières. Ils se répartissent entre récits historiographiques – latins et grecs, comme ceux de Tite-Live, de Dion Cassius, et, pour le début l’époque impériale, de Tacite – et témoignages contemporains : lettres et discours de Cicéron, qui contiennent une foule d’informations au jour le jour, comme ce sera en partie le cas pour les Lettres de Pline le Jeune à l’époque de Trajan, et sénatus-consultes épigraphiques (c’est-à-dire transcrits sur bronze ou sur pierre pour être exposés dans les lieux publics), qui donnent souvent le détail de l’élaboration des décisions2.
La « théorie standard » du vote au Sénat
- 3 Virginie Hollard emploie l’expression « théorie standard » à propos du vote du peuple à Rome, suje (...)
4Sur ces bases documentaires, a été construite à la fin du XIXe siècle une vulgate – une « théorie standard », selon la formule de Virginie Hollard –, dont les éléments sont exposés dans les ouvrages de droit public parus à cette époque et ont été repris dans les publications postérieures3. En voici les grandes lignes. Les sénateurs ne s’assemblent pas d’eux-mêmes, ils délibèrent sur convocation d’un magistrat supérieur – consul ou préteur, en règle générale – qui dirige les débats de bout en bout. Celui-ci expose la question sur laquelle il consulte les sénateurs (cet exposé, qui tient en quelques mots, s’appelle relatio, et l’action du magistrat relationem facere), puis il sollicite leur avis (rogare sententiam) individuellement, selon un ordre strictement déterminé par leur rang, c’est-à-dire par la magistrature la plus récente qu’ils ont exercée. Cette expression des avis est donc hiérarchisée, laissant évidemment aux sénateurs les plus anciens, parvenus au sommet de la carrière des honneurs – car l’exercice des magistratures se fait selon un ordre contraignant, des moins importantes jusqu’au consulat – une plus grande capacité d’orienter les décisions qu’aux sénateurs entrés récemment dans l’assemblée. Tous les sénateurs, jusqu’au dernier inscrit sur la liste, sont interrogés et tenus d’exprimer un avis (censere, ou sententiam dicere), mais la plupart répondent d’un mot ou d’un geste pour signifier qu’ils suivent l’avis (adsentire) exprimé par tel ou tel des premiers interrogés, qui ont une sorte de monopole des discours articulés.
- 4 Par exemple le procès de C. Iunius Silanus en 22 après J.-C. (Tacite, Annales, 3, 66-69), où Tibèr (...)
5Cette phase de recueil des avis n’est pas toujours aussi encadrée qu’on pourrait le penser : des interruptions spontanées, des prises de parole du magistrat, des changements d’avis surviennent aussi, avec une fréquence malheureusement impossible à évaluer pour nous, en raison de la distorsion de nos sources, qui s’intéressent plus aux séances mouvementées – à cause de leur enjeu politique – qu’aux délibérations de routine. Ce fonctionnement, qui est celui du Sénat républicain, demeure quasiment inchangé sous l’Empire, du moins lorsque le prince est – pour des raisons idéologiques et politiques de recherche de légitimité – respectueux des sénateurs : certaines séances du règne de Tibère sont décrites par Tacite exactement comme celles de la République, et la même chose s’observe pour le règne de Trajan, comme on le voit dans la correspondance de Pline le Jeune4.
- 5 Pline, Lettres, 8, 14, 19-20. Le Sénat délibérait sur le châtiment à infliger (ou non) aux affranc (...)
- 6 Voir plus loin, note 44.
6Une fois cette phase d’interrogation terminée, le rôle du magistrat devient décisif : il sélectionne les avis qu’il décide de soumettre au vote dont sortira le sénatus-consulte, peut en amalgamer certains, et les classe selon un ordre qu’il choisit et qui n’est pas nécessairement celui dans lequel ils ont été énoncés au cours de l’interrogation (c’est la pronuntiatio sententiarum). Puis il appelle les sénateurs à voter successivement sur chaque avis (on emploie alors le verbe sibi placere, ou censere, ou decernere). Ce vote ne se fait pas oralement ou par bulletin secret, mais par déplacement de groupes de sénateurs d’un côté et de l’autre de la salle (ce qui se dit discedere, littéralement « marcher dans des directions différentes », la procédure s’appelant discessio). Pour finir, le magistrat fait le compte des voix recueillies par chacun des avis. Cette phase permettait au magistrat toutes sortes de combinaisons, dont on ne sait pas toujours lesquelles étaient légitimes, et aux sénateurs des réalignements parfois surprenants, car ils pouvaient changer d’avis entre l’interrogation et le vote final. On voit Pline exprimer sa perplexité à ce sujet dans une longue lettre qu’il adresse à un juriste dont il attend l’expertise5, et on a des exemples célèbres de ces opérations et de leurs effets pour la période républicaine6. Pour finir, le magistrat fait le compte des avis positifs et négatifs, et celui qui l’emporte devient directement un sénatus-consulte (senatus consultum, ou decretum, qui désigne en général un article particulier d’un sénatus-consulte, ou plus rarement senatus sententia).
Terminologie moderne et vocabulaire antique
7Ce cadre étant posé, venons-en au cœur du sujet : le vocabulaire antique du vote au Sénat, dont on s’attend à ce qu’il singularise l’expression finale du choix fait par les sénateurs lorsque, après avoir conduit l’interrogation individuelle, le magistrat les appelle à se prononcer pour aboutir à une décision collective. C’est ce que le terme moderne « vote » paraît désigner, mais on se trouve, vis-à-vis des équivalences en langue moderne du vocabulaire antique de la délibération et de la décision, dans la même situation que celle décrite par Virginie Hollard pour le vote du peuple : les formulations sont souvent celles de la terminologie moderne, en particulier dans certains ouvrages de la fin du XIXe siècle, et il arrive qu’elles trahissent les réalités antiques par les anachronismes qu’elles induisent.
- 7 Th. Mommsen, op. cit., respectivement aux p. 160, 165, 177, 170 et 169, n. 5.
8Ainsi, tandis que Pierre Willems distingue bien « le vote », qui permet, en fin de séance, de dégager l’avis collectif des sénateurs, de « la délibération », qui comporte « la demande d’avis » par le magistrat à laquelle répond l’action du sénateur (« exprimer son avis »), on trouve, par exemple, dans la traduction française par Paul Frédéric Girard du Staatsrecht de Theodor Mommsen7, des formulations beaucoup plus ambigües : « expression des opinions » pour les consuls désignés (ce qui est acceptable puisqu’ils sont interrogés en premier), mais « droit de voter en premier lieu » pour César dictateur, « droit de donner son sentiment » pour Auguste, « expression du suffrage du chef de l’État » à propos du prince. Ces formulations traduisent l’influence du vocabulaire parlementaire moderne – il est aussi question de « proposition », de « motion », d’« amendement » – et de la réglementation des procédures, avec ses catégories juridiques : « le droit de proposition », le « droit de vote », la « constatation légale de la majorité ».
- 8 Ibid., p. 179 : « Dans le langage non technique, on emploie fréquemment, au lieu de censere, le te (...)
- 9 Ibid., p. 179, 186-189.
- 10 Ibid., p. 179.
- 11 A. Ormanni, Il “regolamento interno” del senato romano nel pensiero degli storici moderni sino a a (...)
9En même temps, ces spécialistes modernes sont conscients des difficultés que suscitent les habitudes linguistiques des auteurs anciens (de langue latine ; la question des auteurs grecs n’est pas envisagée) qu’ils commentent : un emploi peu rigoureux des termes qui désignent les différents actes d’une prise de décision, par exemple censere et sententiam dicere utilisés comme synonymes, de même decretum et consultum, ou senatus consultum et senatus sententia. Mommsen, attentif à ces ambiguïtés, les interprète de deux façons : en proposant de distinguer des usages « techniques » et « non techniques » des termes8, ce que nous appellerions à présent des niveaux de langue, et en expliquant ces flottements dans le langage par des évolutions institutionnelles largement reconstruites9. Il fait également le constat que « par un phénomène surprenant, il n’y a pas, sous la République, d’expression technique pour désigner le vote isolé »10 – sous-entendu du sénateur – au moment de la phase finale de la délibération. Cette aporie est révélatrice des limites de l’approche juridique et systématisante qui imprègne son œuvre et dont ses successeurs se sont heureusement détachés. Une étude remarquable de 1990 sur l’historiographie des délibérations sénatoriales montre justement qu’elle est marquée par la confluence entre, d’un côté, la systématisation juridique des analyses de pratiques politiques, dont Mommsen représente un aboutissement, et, de l’autre, le courant des Antichità statali (Staatsalterthümer), qui s’inspire du fonctionnement des Parlements européens du XIXe siècle et se traduit par des formulations comme un « magistrat-président », fixant un « ordre du jour », etc.11
- 12 Par exemple dans le SC de Bacchanalibus, ou le SC de Cn. Pisone patre connu plus récemment, ou dan (...)
- 13 Les célèbres sénatus-consultes et auctoritates senatus que Caelius transmet à Cicéron en 51 (Cicér (...)
- 14 Voir en dernier lieu P. Buongiorno, op. cit., pour les décrets du Sénat romain. Les mots et expres (...)
10Certes, il existe des expressions récurrentes dans les textes « officiels », c’est-à-dire exposés dans l’espace public, et on les repère par l’épigraphie12 ou dans les citations mot à mot qu’en font certains auteurs13. Qu’il existe une langue codifiée propre à l’énoncé des sénatus-consultes n’est pas douteux, et, dans la mesure où la structure de cet énoncé est calquée sur le processus de leur élaboration (« les consuls ont dit […] », etc.), on connaît ainsi les termes et expressions employés spécifiquement – « à proprement parler » pourrait-on dire – pour désigner l’interrogation, les propositions, le vote, etc.14 Mais ils sont peu nombreux, en regard de ceux qu’on rencontre dans les textes littéraires, et, sans ces derniers, on serait en peine de savoir comment se prenaient effectivement les décisions au Sénat. Donc, plutôt que de partir des termes modernes en se demandant quels termes antiques leur correspondent, il faut renverser la perspective et interroger la variété du vocabulaire antique, sans hiérarchiser les termes selon qu’ils seraient « techniques » ou non, pour mieux cerner le fonctionnement de l’institution.
Le repérage des termes dans les textes littéraires : biais et ellipses
- 15 Tacite, Annales, 3, 65, 1. Il procède de la même façon dans certains récits de procès, où il cite (...)
11Pour autant, il ne faut pas s’attendre à trouver dans telle ou telle description de séance une sorte de procès-verbal exhaustif des différentes phases qui vont de la convocation du Sénat à la rédaction du sénatus-consulte, et donc des indications complètes sur le déroulement du vote : les récits transmis par les auteurs souffrent tous de biais et d’ellipses, qui résultent de leurs choix narratifs. Ceux-ci sont quelquefois explicitement assumés, et même revendiqués. Par exemple, Tacite annonce au lecteur, avant de rendre compte du vote d’honneurs à Livie, la mère de Tibère, qu’il juge inspirés par une adulation forcenée des sénateurs : « Je n’ai pas pour règle d’exposer toutes les propositions faites au Sénat, mais seulement celles qui se firent remarquer soit par leur valeur morale, soit par une particulière ignominie », faisant ainsi comprendre qu’il opère habituellement une sélection parmi les avis exprimés15.
- 16 Voir E. G. Hardy, « The Catilinarian conspiracy in its context: a re-study of the evidence », Jour (...)
12Il résulte notamment de ce biais des récits parfois incompatibles, même pour des séances célèbres, connues par plusieurs auteurs, comme celle du 5 décembre 63 qui décida du sort des complices de Catilina récemment arrêtés et emprisonnés : même ceux qui en donnent le récit le plus détaillé, Plutarque et Appien, divergent, par exemple, sur les sénateurs qui sont intervenus pour faire des propositions particulières (Catulus n’apparaît pas chez Appien, Ti. Nero n’apparaît pas chez Plutarque), et Plutarque est le seul à mentionner la reprise de parole de Cicéron au milieu de la délibération. Quant aux autres, chacun sélectionne les informations en fonction de son interprétation de l’épisode et de ses choix littéraires : Salluste ne mentionne que cinq intervenants et place au premier plan les deux qui font les propositions les plus différentes, César et Caton, en leur prêtant un long discours ; Dion Cassius ne cite nommément que César et Caton, parce que dans son récit de ces années-là, il voit en eux deux acteurs de premier plan, dont l’affrontement joua un rôle déterminant dans l’avènement de la guerre civile de 49. D’où la difficulté pour nous à reconstituer les péripéties de la séance16.
- 17 César, Guerre civile, 1, 1-5 ; Dion Cassius, Histoire romaine, 41, 1-3.
13Parfois même, les versions qu’on trouve chez les auteurs sont tellement éloignées qu’on doit renoncer à reconstituer la réalité de la délibération. Un exemple, la séance du début janvier 49, où se décida la mise hors-la-loi de César qui le conduisit à franchir le Rubicon avec son armée : César lui-même la raconte, au tout début de sa Guerre civile, en choisissant les éléments qui étayent son propos, à savoir que ses adversaires manipulent et intimident les sénateurs pour les empêcher de prendre une décision équitable – négocier –, tandis que Dion Cassius met en avant les manœuvres que déploient ces adversaires, en employant des procédures rares (vote bloqué, rédaction de décisions frappées d’intercession, etc.), pour résister aux pressions des amis de César17. Chacun met en relief des actions tellement différentes qu’on est bien en peine de reconstruire le déroulement réel de cette séance étalée sur plusieurs jours et riche en rebondissements.
- 18 Tite-Live, Histoire romaine, 22, 59-61, 3.
- 19 Ibid., 28, 40-45.
- 20 Appien, Guerres civiles, 2, 127-129 ; Dion Cassius, Histoire romaine, 44, 23-33.
- 21 Dion Cassius, op. cit., 45, 18-46, 29.
14Sans aller si loin, il faut avoir à l’esprit que les choix opérés par chaque auteur quand il construit son récit sont souvent guidés par des usages littéraires propres à la culture gréco-romaine, notamment l’insertion de discours : les récits de séances sont un contexte idéal pour faire exposer par tel ou tel sénateur un point de vue qui dépasse l’événement du moment et prend une portée générale. Par exemple, quand Tite-Live évoque la séance convoquée pour donner une réponse aux envoyés des soldats détenus par les Carthaginois après la défaite de Cannes, les indications sur son déroulement, notamment les avis formulés, sont très schématiques, voire allusives, et c’est seulement le discours prononcé par un sénateur hostile à la demande, au nom de la tradition romaine de discipline militaire inflexible, qui est développé18. Ou bien les récits de séances servent à mettre en scène des oppositions tranchées entre leaders politiques, par exemple sur des questions stratégiques : quand le projet de Scipion, élu consul, de porter la guerre en Afrique pour obliger Hannibal à évacuer l’Italie est débattu au Sénat, deux longs discours, celui de Fabius Maximus et celui de Scipion, occupent l’essentiel du récit, et la seule péripétie exposée par l’historien (la demande d’un sénateur de ne pas se prononcer) vise en fait à attirer l’attention du lecteur sur l’obstination de Scipion19. La même chose s’observe chez Appien, par exemple dans son récit de la séance qui suit l’assassinat de César, occasion pour lui de placer plusieurs discours sur les enjeux politiques du moment (abolir ou non les actes de César) ; Dion Cassius, de son côté, n’en retient que le discours de Cicéron sur la nécessité de la concorde20. Autre exemple : dans son récit de la séance de janvier 43, que tous attendaient pour décider quoi faire face à la menace de guerre civile que faisait peser Antoine, il développe très longuement les discours de Fufius Calenus et de Cicéron, en intervertissant d’ailleurs l’ordre dans lequel ils ont été réellement prononcés, pour en faire une joute oratoire autour du thème de la conduite politique d’Antoine et de Cicéron, et fait une place minime à la délibération et aux décisions prises21.
- 22 Tite-Live, op. cit., 26, 32, 1-6. Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur.
15Même lorsque les récits de séances sont exempts de discours, ils passent couramment sous silence certaines phases, ou les évoquent de façon allusive, au profit de certaines autres. La convocation, l’énoncé du sujet sur lesquels les sénateurs sont consultés, le vote final qui permet de dégager la décision commune font en général les frais de ces choix des auteurs, qui privilégient l’expression des avis. C’est une pratique récurrente chez Tite-Live et chez Denys d’Halicarnasse, les auteurs chez lesquels on trouve le plus fréquemment des récits de séances : la conclusion de la délibération est souvent indiquée par une formule telle que « l’avis de Untel l’emporta », suivie éventuellement de l’indication de la rédaction du sénatus-consulte (chez Denys surtout), sans que soit évoquée l’opération qui permet de parvenir à la décision finale. Il arrive que cette façon de procéder conduise à des incohérences, ou du moins à des obscurités : la séance consacrée aux plaintes des Siciliens contre Marcellus à son retour à Rome en 211 est présentée comme une longue discussion contradictoire, au cours de laquelle les sénateurs semblent convaincus par les arguments d’un sénateur hostile à Marcellus, et pourtant Tite-Live conclut que « cependant les sénateurs prirent une décision plus modérée » (mitius tamen decreuerunt patres) sans que l’on comprenne comment ils y sont arrivés22. C’est donc en ayant ces réserves présentes à l’esprit qu’il faut aborder l’analyse du vocabulaire du vote.
- 23 Par exemple, dans les lettres adressées au proconsul Lentulus mi-janvier 56 à propos de la restaur (...)
- 24 Récapitulation : Lettres, 6, 29, 8-22. Évocation de sa gloire : Ibid., 9, 23, 2. Un passage du Pan (...)
- 25 Lettres, 8, 14, 1 : « Comme vous êtes tout à fait compétent dans le droit civil et dans le droit p (...)
16La situation peut être très différente dans d’autres contextes d’écriture : par exemple, certaines lettres de Cicéron sont extrêmement détaillées sur les péripéties survenues dans certaines séances, parce qu’il veut que son correspondant, dont il a promis de défendre les intérêts au Sénat, ne puisse rien lui reprocher23. Mais la multiplication des détails ne garantit évidemment pas l’exactitude de la relation. De son côté, Pline le Jeune, dans ses lettres évoquant des délibérations sénatoriales, toujours dans le cadre de procès criminels où il assure l’accusation ou la défense, offre une foule de détails sur les stratégies de prise de décision, parce qu’il est un acteur soucieux de reconnaissance. Ses récits de séances relèvent d’une entreprise d’auto-représentation, comme l’indique le fait qu’il récapitule lui-même ses interventions, et déclare à l’un de ses correspondants : « Souvent d’une séance du Sénat j’ai rapporté une gloire que je ne pouvais espérer plus grande »24. Une longue lettre tout à fait particulière, dans laquelle il interroge un juriste pour vérifier si, au cours de la phase de préparation du vote final, il est bien intervenu dans le respect des usages sénatoriaux, représente un cas extrême de cette attitude25. Les indications qu’il donne sur toutes ces séances, que nous évoquerons plus loin, aussi riches et fiables soient-elles, ne sont pourtant pas exemptes elles non plus de raccourcis et d’omissions.
- 26 Voir, pour le Sénat de Rome, P. Buongiorno, op. cit., p. 17-31, avec une analyse très précise de l (...)
17Un mot, enfin, des textes épigraphiques de sénatus-consultes : leur spécificité tient à l’uniformité de leurs formulations, qui reflète leurs conditions de rédaction par une administration centrale et donc une codification de la structure du texte et du vocabulaire ; ceux-ci restent remarquablement inchangés de la République à l’Empire et analogues à ceux que l’on trouve dans les textes littéraires, mais ils ne sont pas moins sélectifs. Dans la mesure où l’objectif de l’affichage public vise à faire connaître le contenu des décisions, l’expression des avis est occultée et seuls le sujet de la délibération et le vote final sont mentionnés26.
Les expressions désignant le vote
- 27 Il n’est pas question de fournir ici une liste exhaustive des occurrences, ce que même les ouvrage (...)
- 28 César, Guerre des Gaules, 8, 53, 1 : « […] contra legem Pompei et Crassi retulerat ante tempus ad (...)
- 29 Plutarque, Pompée, 58, 5-8.
- 30 Dion Cassius, op. cit., 41, 2, 1.
- 31 Pline le Jeune, quand il interroge son ami juriste sur la procédure (Lettres, 8, 14, 19), cite la (...)
18Le vocabulaire du vote27 est aisé à repérer quand on se réfère aux textes qui détaillent cette étape finale de l’élaboration des sénatus-consultes. Ils envisagent celle-ci de deux points de vue : celui du magistrat ou celui des sénateurs. On a vu plus haut que c’est le magistrat qui enclenche le vote, et cet acte s’appelle discessionem facere, comme l’atteste par exemple un passage de César, qui montre bien la transition d’une phase à l’autre : « Marcellus avait consulté le sénat sur les provinces de César (rettulerat ad senatum de Caesaris prouinciis), et une fois que les avis eurent été exprimés (sententiisque dictis), il procéda au vote (discessionem faciente Marcello) »28. En grec, on emploie l’expression μετασθῆναι κελεύειν, littéralement « ordonner de se déplacer »29, ce qui correspond à la façon concrète de voter. Le mot discessio (en grec διαψήφισις30) désigne le déplacement physique des votants d’un côté et de l’autre de la salle de réunion, comme le précisent des textes de l’époque impériale31. Un constat : dans les textes qui rapportent des séances, les occurrences de l’expression sont très peu nombreuses, et elles figurent dans des contextes décrivant des situations très conflictuelles ; il faudra se demander pourquoi.
19Bien plus nombreux sont les passages qui évoquent le vote final des sénateurs, sollicités, donc, par le magistrat, et ceux-ci présentent une grande variété de formulations. Parfois, elles sont vagues et s’appliquent aussi bien au vote collectif qu’à l’expression individuelle de l’opinion dans la phase qui précède, celle où les sénateurs sont interrogés un par un : censere (c’est ainsi que le sénateur introduit sa proposition quand il termine son intervention = de ea re ita censeo), decernere, placere. Chez les auteurs de langue grecque, Ψηφίζεσθαι est le terme le plus fréquent (verbe formé sur le substantif ψῆφος, qui désigne le vote de la façon la plus générale) ; on rencontre parfois γιγνώσκειν, ou δοκεῖν, qui est le terme employé dans les sénatus-consultes épigraphiques comme traduction du latin censere.
- 32 Tite-Live, op. cit., 23, 10, 4 : « omnes in eam sententiam ierunt » ; 22, 56, 1 : « cum in hanc se (...)
- 33 Διεστάναι : Denys d’Halicarnasse, 11, 21, 3 : « τοῦ συνεδρίου διαστάντος πρὸς ἑκάτερον ». Μεταστάσ (...)
- 34 Dans un passage d’un discours de Cicéron, les deux mots apparaissent ensemble : « senatus frequens (...)
- 35 Tite-Live, op. cit., 22, 61, 8, à propos d’une délibération sur le rachat ou non des prisonniers r (...)
- 36 Tite-Live, op. cit., 42, 47, 11.
20Mais souvent, les formulations sont précises et imagées, et correspondent au sens de discessio, le déplacement qui permet de séparer deux groupes, en indiquant dans quelle direction il s’effectue, c’est-à-dire en faveur de quelle proposition : ire in sententiam suivi du nom de celui qui avait exprimé cet avis au moment de l’interrogation, éventuellement pedibus ire in sententiam ; transire (quand il y a un changement de bord : in alia omnia), ou discedere in sententiam32. En grec, on trouve de la même façon des termes qui évoquent le déplacement : διεστάναι ou μεταστάσις33. Quand les formulations employées n’évoquent pas expressément le déplacement des votants, elles le font métaphoriquement : sententiam sequi (« suivre un avis »), d’où l’on passe à sententiae adsentire (« adhérer à l’avis de Untel »)34 ; et à des expressions banales évoquant le bilan du vote : haec sententia uicit (« cet avis l’emporta »)35, ou simplement uicit ea pars senatus (« cette partie du Sénat l’emporta »)36. On remarque que toutes ces formulations comportent le mot sententia, qui désigne l’avis émis par le sénateur non seulement dans cette phase finale de la délibération, mais déjà dans la phase précédente, quand il est interrogé. Ce constat invite à reprendre la question du vote au Sénat dans une autre perspective que celle des cadres de référence modernes : dans celle qu’impose le vocabulaire latin de la décision, en se demandant ce qu’il nous apprend des représentations politiques et de l’idéologie des acteurs.
La centralité de la sententia dans la formation de la décision finale : une construction idéologique
- 37 Par exemple, Tite-Live, op. cit., 27, 25, 2 : « senatus consultum in sententiam M’. Acilii factum (...)
21Plus haut, on a constaté que les descriptions du vote final sont effectuées beaucoup plus souvent du point de vue des sénateurs – ce sont eux qu’on montre se déplacer dans la salle – que de celui du magistrat qui les y invite. Une formule synthétique, très fréquente, traduit ce choix de perspective : « Le sénatus-consulte a été fait selon l’avis (in sententiam) de Untel »37. Les spécialistes modernes ont eu tendance à la traduire plutôt : « sur la proposition de Untel », ce qui malheureusement escamote ses implications. Car faire de l’avis d’un sénateur (ou de plusieurs, si d’autres le complètent en cours d’interrogation) la base de la décision finale dispense les auteurs de rapporter explicitement ce vote, qui, hormis dans des situations de conflit, n’est plus qu’une opération de comptage laissée aux soins du magistrat. Ces usages linguistiques sont donc les révélateurs d’une représentation de la prise de décision au Sénat centrée sur l’expression des avis, qui est considérée comme spécifique de son fonctionnement et qu’aux yeux des auteurs il est nécessaire de rapporter.
- 38 Un exemple pris dans une lettre de Cicéron, où il indique que son avis entraînait déjà des adhésio (...)
- 39 Chez Tite-Live, on trouve une formule qui précise ces deux façons d’exprimer le ralliement à l’avi (...)
- 40 Un exemple pris chez Appien : « Ἡ δὲ βουλὴ κατὰ ἂνδρα παρ᾽ἑκάστου ψῆφον ᾔτει » (Les guerres puniqu (...)
22Plus encore. Selon ces récits, cette phase d’expression des avis donne lieu déjà à quelque chose qui ressemble fort à un vote : des déplacements spontanés de sénateurs qui, au moment où le magistrat leur demande leur opinion, expriment seulement leur adhésion à un avis formulé précédemment par un autre (ire in sententiam, littéralement « aller vers l’avis de ce sénateur »)38 – ce qu’ils peuvent aussi faire « d’un mot » (uerbo)39. On peut donc parler d’une anticipation de la décision collective finale. Les auteurs grecs emploient d’ailleurs parfois, à propos de cette phase d’interrogation, le terme ψῆφος, qui désigne couramment le vote, à la place du terme γνώμη qu’ils utilisent généralement pour désigner la sententia40.
- 41 Tite-Live, op. cit., 29, 19-20. Le débat portait sur les méfaits commis par un officier de Scipion (...)
- 42 Voir M. Bonnefond-Coudry, op. cit., p. 499-502.
23Il arrive aussi, assez fréquemment semble-t-il, qu’un avis émis par un sénateur interrogé soit repris partiellement et complété par un autre. Ce processus, qui s’apparente à une co-construction de la décision finale, est bien mis en lumière par un passage de Tite-Live qui indique que, à l’issue d’un débat houleux, l’avis qui l’emporta émanait d’un sénateur qui s’était aligné sur les propositions d’un autre, sauf une qu’il avait écartée pour lui substituer la sienne41. Les Philippiques de Cicéron en offrent d’autres exemples, suggérant que le procédé était assez commun. On obtient ainsi des sénatus-consultes qu’on pourrait appeler composites, formés de l’assemblage de plusieurs sententiae42.
- 43 Ibid., p. 502-502, 508-509, 539.
24Les changements d’opinion de tel ou tel sénateur au cours de l’interrogation font également partie du processus délibératif banal et ont une certaine importance dans la préparation du vote final, puisqu’ils réduisent parfois l’éventail des propositions. La longue séance où fut débattu le sort des complices de Catilina que Cicéron avait fait arrêter en offre une illustration, même si, comme on l’a vu plus haut, il est hasardeux d’en reconstituer avec exactitude les péripéties tant les récits des auteurs anciens sont difficiles à concilier. Trois chamboulements survinrent au cours de l’interrogation, qui avait commencé par le consul désigné Silanus : il s’était prononcé pour la peine de mort, et de nombreux consulaires l’avaient suivi. Mais quand César, interrogé après eux en tant que préteur désigné, se prononça pour une peine plus légère – l’emprisonnement –, Silanus renonça à son avis et entraîna dans ce revirement d’autres sénateurs qui s’étaient déjà exprimés. Le deuxième chamboulement fut provoqué par le discours de Caton, interrogé parmi les derniers parce qu’il n’avait pas encore atteint de magistrature supérieure : il proposa l’exécution des conjurés arrêtés, et à nouveau une masse de sénateurs changea d’avis pour se rallier au sien. Troisième chamboulement, de moindre portée : César, voyant que la majorité ne le suivrait pas, modifia alors son avis initial en renonçant à proposer la confiscation des biens des conjurés43. La conjuration de Catilina ayant donné lieu à une abondante littérature, dérivant des Catilinaires, et à une dramatisation de cette délibération, nous disposons d’un exemple très significatif de la complexité que pouvait atteindre la construction d’une décision. La mention faite par les récits de ces revirements successifs dans les avis est donc un autre signe de l’importance attribuée à l’expression de la sententia individuelle du sénateur.
25Ce vocabulaire latin de la prise de décision au Sénat, avec l’abondance de formules évoquant la sententia au détriment des mentions du vote final (dont on a relevé plus haut la plus grande rareté), est évidemment le reflet d’une représentation culturelle. Celle-ci est fortement exprimée dans les écrits de Cicéron, mais elle imprègne aussi l’œuvre de Tite-Live et l’annalistique dont il nourrit son récit, celle de Denys d’Halicarnasse également, plus tard celles de Tacite et de Pline le Jeune. Même César la reprend à son compte quand il s’agit de discréditer ses adversaires – son récit de la séance du 1er janvier 49 énonce avec indignation les pressions exercées par les consuls sur les sénateurs. Elle place au centre du processus décisionnel l’initiative des sénateurs et en fait les véritables acteurs de la politique sénatoriale, en minimisant ou en occultant le rôle des magistrats qui conduisent les délibérations.
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- 45 En décembre 63, le débat sur le châtiment des conjurés arrêtés ; en janvier 56, celui sur la resta (...)
26Pourtant, les réalités de la prise de décision, en particulier celle du vote final, ne sont pas aussi nettes : lorsqu’on peut reconstituer avec une certaine sûreté le déroulement de cette dernière phase, le rôle des magistrats se révèle plus intrusif, notamment leur façon de choisir quels avis ils soumettent au vote et comment ils le formulent44. Parfois, il suffit au magistrat de choisir l’ordre dans lequel il soumettra les propositions au vote pour orienter celui-ci, comme on le voit dans plusieurs cas décrits par Cicéron45, le contexte montrant qu’il espère par ce moyen influer sur le vote.
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- 47 Parce que ces détails sont rapportés presque uniquement par Cicéron dans ses lettres : voir M. Bon (...)
- 48 Les premiers en interdisant de parler hors de la question, en interrogeant selon un ordre dicté pa (...)
27En fait, les cas que nous connaissons sont assez rares et correspondent à des circonstances de tension, avec des enjeux politiques importants, où magistrats et sénateurs s’affrontent par procédures interposées46. Car ces derniers disposent de moyens de pression, consistant à exiger, soit que le nombre des présents soit vérifié – certains types de décisions nécessitaient un quorum –, soit que la question soumise au vote soit fractionnée en articles séparés. Le déroulement précis de ces séances est complexe et difficile à reconstituer47, mais on en a, indirectement, un aperçu intéressant dans certains passages de Denys d’Halicarnasse, bien qu’ils se rapportent à une période beaucoup plus ancienne, le milieu du Ve siècle, car il reconstruit des récits de séances manifestement calqués sur celles de la fin de la République. L’un d’eux (à valeur paradigmatique, définissant en creux la bonne façon de consulter le Sénat) relate la première séance convoquée par les Décemvirs, qui amorce la fin du régime d’exception que constituait le Décemvirat et le retour à un fonctionnement régulier du régime aristocratique antérieur. Il montre avec une précision remarquable comment s’affrontent, d’un côté, les magistrats, qui multiplient les irrégularités, de l’autre, les sénateurs48.
- 49 Pline, Lettres, 8, 14, 6 : « Quae potestas referentibus, quod censentibus ius, quae uis magistrati (...)
28Le vote au Sénat n’obéit donc pas à une règle de procédure simple, ni dans sa phase finale ni dans sa préparation. Il est négocié entre les acteurs. La lettre de Pline le Jeune déjà évoquée plus haut, dans laquelle il demande conseil à un juriste sur des détails de la procédure sénatoriale, commence, significativement, par définir le sujet en termes de rapports d’autorité entre magistrat et sénateurs, avec les mots de potestas et uis pour le premier, ius et libertas pour les seconds49. Ces cas sont donc rapportés par les auteurs en raison de leur caractère exceptionnel, mais ils mettent bien en lumière, comme la lettre de Pline, les enjeux politiques et idéologiques que comporte la sententia du sénateur. Ces enjeux sont clairement perceptibles quand ils donnent lieu, à la toute fin de la République, à des prises de position des acteurs totalement divergentes.
Sententia et tabella : le vote secret au Sénat au cœur des conflits idéologiques
- 50 M. H. Crawford éd., Roman Statutes, Londres, Institute of Classical Studies, 1996, no 7, vol. I, p (...)
- 51 Voir par exemple une lettre de Caelius Rufus à Cicéron en 51, avec des précisions sur les règles d (...)
- 52 « Lequel (des juges) justifierait plus facilement son vote (suae sentantiae rationem redderet) ? » (...)
- 53 On trouve cette expression dans plusieurs passages du même plaidoyer de Cicéron pour Cluentius, tr (...)
- 54 On dit d’ailleurs couramment « sur l’avis du conseil (de consilii sententia, en grec ἀπὸ συμβουλίο (...)
29Le mot sententia est aussi celui qu’on rencontre à propos des procès : il désigne l’avis du juge dans les tribunaux criminels de l’époque républicaine. Il est significatif que dans ce qu’on appelle la loi latine de Bantia – un règlement municipal italien de la fin du IIe siècle avant J.-C. forgé sur le modèle de Rome –, un passage relatif aux conditions à remplir pour participer à la vie publique cite côte à côte le sénat et les procès publics comme contextes de formulation d’une sententia, mais parle en revanche quelques lignes plus loin de suffragium pour les assemblées du peuple50. Les textes littéraires qui nous renseignent au sujet des procès montrent que sententia est le seul terme employé dans ce contexte ; ils sont cependant beaucoup plus lapidaires que les récits de séances sénatoriales que nous avons utilisés précédemment : ce qui est indiqué d’ordinaire est le résultat du vote final, sous la forme d’un compte – tant d’avis (sententiae) pour la condamnation, tant d’avis pour l’acquittement51. Pourtant, le mot sous-entend une confrontation préalable de ces avis, comme on le comprend d’après une apostrophe oratoire de Cicéron, dans un de ses plaidoyers, à propos d’un vote isolé d’acquittement, où il appelle à en rendre compte52. Cette phase de débat, qui succède aux plaidoiries des avocats et que suscite le magistrat qui organise le procès, s’appelle in consilium ire (littéralement « aller délibérer »)53. Ce vocabulaire se retrouve pour tous les conseils que réunit un magistrat, en diverses circonstances, afin de l’aider à prendre une décision54.
- 55 La situation change à l’époque impériale, où les tribunaux criminels tombent rapidement en désuétu (...)
- 56 Les détails de la procédure de vote par tablette sont bien connus, à la fois par des textes législ (...)
30Si cette délibération des juges est une réalité bien attestée, nous sommes loin, on l’a dit, d’avoir sur son déroulement autant d’informations que sur celles qui se passent au Sénat55. La raison est sans doute à chercher dans le fait qu’à l’époque où ces textes ont été produits – celle de Cicéron –, le vote final ne s’effectuait pas par déplacement au vu de tous comme au Sénat, mais nous dirions « par bulletin », en l’occurrence par tablette (per tabellam) – une tablette de cire sur laquelle figurait l’initiale du mot qui signifiait « je condamne » ou « j’absous ». C’était donc un vote secret, une procédure introduite deux générations plus tôt par plusieurs lois, dites « tabellaires », pour les votes dans les assemblées populaires, et qui s’était étendue aussi aux tribunaux criminels56.
31Une question très controversée à la fin de la République fut celle de l’introduction éventuelle de cette façon de voter au Sénat ; les débats auxquels elle donna lieu fournissent un éclairage intéressant sur les représentations opposées attachées à l’expression de la sententia. L’une exprime une tradition qui fait de l’avis formulé au moyen d’un discours articulé le mode d’expression idéal du sénateur : la sententia est une proposition qui doit être argumentée devant tous. Un texte extrait du Dialogue des orateurs, où Tacite développe l’idée du lien consubstantiel entre éloquence et politique qui caractérisait à ses yeux la République de cette époque, le montre clairement :
- 57 Tacite, Dialogue des orateurs, 36, 7-8 (P. Grimal trad., Paris, Gallimard, 1990, p. 99-100). Sur l (...)
Les gens de ce temps s’étaient persuadés que personne sans l’éloquence ne pouvait acquérir ou conserver dans l’État une place en vue et de premier plan. À cela rien d’étonnant puisque, même contre leur gré, on les faisait paraître devant le peuple ; qu’il était insuffisant, au Sénat, de formuler brièvement un avis (breuiter censere), mais qu’il était nécessaire de défendre son vote avec talent et éloquence (ingenio et eloquentia sententiam suam tuere) [suivent quelques lignes sur la nécessité de l’éloquence dans les procès]. Ainsi, l’éloquence était grandement nécessaire, et de même que passer pour éloquent était un honneur et une gloire, inversement avoir l’air muet et silencieux était considéré comme une tare.57
- 58 Cicéron, De l’orateur, 3, 63.
- 59 Cicéron, Lettres à Atticus, 1, 20, 4 ; 1, 19, 9. Cette séance se place en 60 avant J.-C.
32L’idée était exprimée de façon plus ramassée mais analogue par Cicéron dans son traité De l’orateur58. Plus intéressant : on trouve dans certaines de ses lettres des descriptions de séance qui en sont une illustration très vivante. À l’issue d’une délibération sur une question financière qui ne semble pas cruciale, et dont le résultat paraissait acquis, tout à coup, raconte-t-il à son ami Atticus, la masse des sénateurs des rangs inférieurs, qu’il désigne par le terme méprisant de pedarii (« ceux qui votent avec leurs pieds »), « se sont précipités en courant pour voter dans le sens opposé (raptim in eam sententiam pedibus irent) ». Il résume la chose ainsi dans une autre lettre : « ce sénatus-consulte a été fait par la volonté énergique (summa uoluntas) des pedarii, sans l’autorité (auctoritas) d’aucun des nôtres » – il fait allusion aux sénateurs des premiers rangs, ceux qui s’expriment en premier par des discours59. Le système de valeurs implicite est limpide : l’autorité (au sens de capacité d’influence) des sénateurs des plus hauts rangs doit déterminer les décisions finales, et non la masse des votes de ceux qui ne s’expriment qu’avec leurs pieds en allant se ranger de tel ou tel côté de la salle.
- 60 On a pendant très longtemps douté de l’authenticité de cet écrit, qu’on considérait comme un exerc (...)
- 61 Salluste, Lettres à César, 2, 11, 2-7. La proposition est reprise sous une forme voisine un peu pl (...)
- 62 Cicéron, Des lois, 3, 39 : « quasi uindex libertatis ».
- 63 Dans son traité Des lois (3, 40) publié en 52, Cicéron propose, pour protéger la liberté d’express (...)
33À cette conception conservatrice s’oppose une conception « démocratique » (popularis, en termes de l’époque) de la sententia. Elle est exposée par Salluste, l’historien proche de César, dans sa Deuxième Lettre à César, une sorte de manifeste qui propose un vaste programme de réformes politiques et sociales60. Parmi celles-ci, figure la restauration du rôle politique du Sénat, conditionnée par la garantie d’une expression libre pour tous les sénateurs, par opposition à la situation d’oppression dans laquelle ils se trouvaient, dit Salluste, à cause de la domination d’un petit nombre sur l’ensemble. Deux innovations permettraient d’y parvenir, l’augmentation de l’effectif et l’introduction du vote secret : « Je pense qu’il y a deux moyens d’affermir l’autorité du Sénat : augmenter le nombre de ses membres et faire voter par bulletin [si numero auctus per tabellam sententiam ferret] : le bulletin sera comme une tenture derrière laquelle chacun osera plus librement exprimer son avis »61. Une telle conception est impensable pour Cicéron : il reconnaît volontiers dans le bulletin de vote qu’on utilise dans les assemblées du peuple un garant de la liberté62, mais il l’écarte formellement pour le Sénat63. Auguste et ses successeurs resteront fidèles au schéma de pensée cicéronien, où le fonctionnement hiérarchique de la prise de décision prime sur la liberté d’expression du sénateur. On n’en entend parler que dans le cas où le sénat fonctionne comme un tribunal, ou comme une assemblée électorale.
Bilan
34Quels enseignements peut-on tirer de cette enquête ? Partant de ce qu’on a appelé la « théorie standard » du vote des sénateurs, formulée dans les ouvrages actuels selon des termes et des concepts institutionnels modernes qui font implicitement référence aux assemblées parlementaires des XIXe et XXe siècles, on a pu confronter cette terminologie avec le vocabulaire antique du vote, pour constater le décalage entre l’une et l’autre. Il fallait alors changer radicalement d’approche et renverser la perspective : partir des textes anciens et de leurs mots pour tenter de saisir ce que voter voulait dire pour un sénateur, en donnant toute leur importance aux contextes d’énonciation de ces textes. De leur analyse ressort un constat : la centralité de la sententia, dans le processus décisionnel lui-même, et plus largement dans la culture politique, comme le révèlent les visions opposées de la sententia et de la tabella, de la délibération traditionnelle et du vote secret, qui émergent à la toute fin de la République. Celles-ci sont un exemple de ces ruptures sémantiques par lesquelles, comme y insiste Claudia Moatti, l’historien peut appréhender les enjeux politiques d’un moment.
35Cette enquête a montré, me semble-t-il, les bénéfices de l’approche sémantique d’une pratique politique centrale : l’exercice du consilium dans l’instance politique principale de la République romaine. Elle a fait apparaître les pièges de la traduction, avec les anachronismes et les appauvrissements de sens, et a révélé des usages linguistiques dont la distinction entre sens technique et sens non technique ne rend compte qu’imparfaitement. C’est plutôt par la notion de paysage conceptuel, c’est-à-dire d’un ensemble cohérent de notions, explicites ou implicites, qui sous-tendent les discours et confèrent aux mots des sens éventuellement divergents, qu’on peut les appréhender. L’environnement idéologique de la langue, avec les confrontations qu’on a mises en évidence autour de la tabella, fournit une clé de lecture du vote sénatorial comme pratique et comme objet anthropologique dans un contexte historique donné. Par cette approche, on accède donc également à un aspect peu étudié du conflit de fond qui anime la vie politique du dernier siècle de la République : la définition même de la fonction sénatoriale.
Notes
1 Le traité de Varron nous est parvenu sous forme fragmentaire par l’intermédiaire d’un autre érudit, Aulu-Gelle, contemporain d’Antonin et Marc Aurèle, dans ses Nuits attiques (4, 10 ; 14, 7). L’essentiel de la loi d’Auguste est connu par ce qu’en rapporte Dion Cassius dans son Histoire romaine (55, 3).
2 On en a conservé le texte pour une longue période, du célèbre SC sur les Bacchanales de 186 avant J.-C., à celui de 177 après J.-C. sur les jeux de gladiateurs, auxquels s’ajoutent des textes plus récemment découverts qui se placent au début du règne de Tibère, le successeur d’Auguste : la Tabula Siarensis et le SC de Cn. Pisone patre.
3 Virginie Hollard emploie l’expression « théorie standard » à propos du vote du peuple à Rome, sujet d’un programme de recherche qu’elle dirige avec Romain Meltz depuis 2019 : « Lire et relire le vote romain ». Les deux grandes synthèses sur les séances du Sénat se trouvent dans les ouvrages de P. Willems, Le Sénat de la République romaine, t. II, Louvain, Peeters, 1883, rééd. Aalen, Scientia Verlag, 1968, p. 122-199, et de Th. Mommsen, Le droit public romain, t. VII, Paris, Thorin, 1891 (traduction par P. F. Girard du Römisches Staatsrecht, 3e éd. parue en 1887 et tenant compte du livre de Willems), p. 82-197. Leur contenu est repris dans les dictionnaires spécialisés de Ch. Daremberg, E. Saglio, E. Pottier, art. « Senatus », dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, vol. IV/2 R-S, Paris, Hachette, 1908, col. 1188-1191 ; O’Brien Moore, art. « Senatus », dans la Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, suppl. VI, Stuttgart, Metzler, 1935, col. 660-812 ; E. Volterra, art. « Senatus consulta », dans le Novissimo Digesto Italiano, XVI, Turin, UTET, 1969, col. 1047-1056. Il sert encore de base à des travaux plus récents sur le fonctionnement du Sénat, comme M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine, de la guerre d’Hannibal à Auguste. Pratiques délibératives et prise de décision, Rome, EFR, 1989 (rééd. 2020), ou sur les sénatus-consultes, comme celui de P. Buongiorno, « Senatus consulta: struttura, formulazioni linguistiche, tecniche (189 a.C.-138 d.C.) », Annali del seminario giuridico dell’Università di Palermo, LIX, 2016, p. 17-60.
4 Par exemple le procès de C. Iunius Silanus en 22 après J.-C. (Tacite, Annales, 3, 66-69), où Tibère tient le rôle du magistrat qui préside, ou celui de Marius Priscus en 100 (Pline, Lettres, 2, 11), où c’est Trajan, en tant que consul, qui préside la séance.
5 Pline, Lettres, 8, 14, 19-20. Le Sénat délibérait sur le châtiment à infliger (ou non) aux affranchis d’un consul etrouvé mort, ce dont on les pensait responsables.
6 Voir plus loin, note 44.
7 Th. Mommsen, op. cit., respectivement aux p. 160, 165, 177, 170 et 169, n. 5.
8 Ibid., p. 179 : « Dans le langage non technique, on emploie fréquemment, au lieu de censere, le terme qui désigne proprement la décision définitive du Sénat, le verbe decernere ».
9 Ibid., p. 179, 186-189.
10 Ibid., p. 179.
11 A. Ormanni, Il “regolamento interno” del senato romano nel pensiero degli storici moderni sino a a Theodor Mommsen. Contributo ad una storia della storiografia sul diritto pubblico romano, Naples, Giannini, 1990.
12 Par exemple dans le SC de Bacchanalibus, ou le SC de Cn. Pisone patre connu plus récemment, ou dans les nombreuses inscriptions grecques des provinces d’Orient, dont la langue est codifiée.
13 Les célèbres sénatus-consultes et auctoritates senatus que Caelius transmet à Cicéron en 51 (Cicéron, Familières, 8, 8, 5-8) en sont un exemple précieux.
14 Voir en dernier lieu P. Buongiorno, op. cit., pour les décrets du Sénat romain. Les mots et expressions qu’on y relève se rencontrent également dans les décrets émanant des cités d’Italie, même avant la guerre sociale qui aboutit, au Ier siècle avant J.-C., à une uniformisation des institutions locales sur le modèle de Rome : voir l’étude encore très pertinente de R. K. Sherk, The Municipal Decrees of the Roman West, Buffalo, Arethusa Monographs, 1970, p. 6-11 et 59-72.
15 Tacite, Annales, 3, 65, 1. Il procède de la même façon dans certains récits de procès, où il cite un nombre inhabituellement élevé de propositions formulées par des sénateurs, parce qu’il lui semble révélateur de ce comportement (procès de Libo : 2, 32, 3). Cette question des biais narratifs a fait l’objet d’un ouvrage collectif récent : Rappresentazione e uso dei senatus consulta nelle fonti letterarie della repubblica e del primo principato, A. Balbo, P. Buongiorno et E. Malaspina éd., Stuttgart, Steiner, 2018.
16 Voir E. G. Hardy, « The Catilinarian conspiracy in its context: a re-study of the evidence », Journal of Roman Studies, 7, 1917, p. 153-228, aux p. 209-218.
17 César, Guerre civile, 1, 1-5 ; Dion Cassius, Histoire romaine, 41, 1-3.
18 Tite-Live, Histoire romaine, 22, 59-61, 3.
19 Ibid., 28, 40-45.
20 Appien, Guerres civiles, 2, 127-129 ; Dion Cassius, Histoire romaine, 44, 23-33.
21 Dion Cassius, op. cit., 45, 18-46, 29.
22 Tite-Live, op. cit., 26, 32, 1-6. Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur.
23 Par exemple, dans les lettres adressées au proconsul Lentulus mi-janvier 56 à propos de la restauration du roi d’Égypte récemment détrôné par ses sujets d’Alexandrie, Ptolémée Aulète, une mission dont Lentulus avait été chargé mais qui finalement lui échappa.
24 Récapitulation : Lettres, 6, 29, 8-22. Évocation de sa gloire : Ibid., 9, 23, 2. Un passage du Panégyrique de Trajan traduit une ambition plus large, dans un autre contexte, en faisant un éloge appuyé de la liberté que l’empereur laissait aux sénateurs d’exprimer leur opinion (76, 1-4).
25 Lettres, 8, 14, 1 : « Comme vous êtes tout à fait compétent dans le droit civil et dans le droit public, dont fait partie le droit sénatorial, j’aimerais apprendre de vous plutôt que de tout autre si, oui ou non, ces jours derniers je me suis trompé dans le Sénat, afin d’être renseigné non pour le passé (car il est trop tard), mais pour l’avenir s’il survient une circonstance semblable » (A.-M. Guillemin trad., Paris, Les Belles Lettres, 1967, tome III, p. 67-68).
26 Voir, pour le Sénat de Rome, P. Buongiorno, op. cit., p. 17-31, avec une analyse très précise de la façon dont sont extraits du texte originel les passages transcrits dans les inscriptions. Les textes épigraphiques émanant de cités d’Italie, ou de colonies et de municipes des provinces, qui fonctionnaient selon le même modèle institutionnel, privilégient de façon analogue le vote final, avec en général l’expression de senatus sententia (rendue en langue osque par senateis tanginud) : voir R. K. Sherk, op. cit. note 13, p. 7-11. Les lois municipales qui nous sont parvenues ne donnent pas d’informations sur le processus décisionnel au sein des sénats locaux.
27 Il n’est pas question de fournir ici une liste exhaustive des occurrences, ce que même les ouvrages spécialisés (voir supra, note 3) ne font pas tant elles sont nombreuses, mais on trouvera dans leurs notes l’indication des textes qui présentent les termes ou expressions les plus divers que l’on puisse repérer.
28 César, Guerre des Gaules, 8, 53, 1 : « […] contra legem Pompei et Crassi retulerat ante tempus ad senatum de Caesaris prouinciis, sententiisque dictis discessionem faciente Marcello, qui sibi omnem dignitatem ex Caesaris inuidia quaerebat, senatus frequens in alia omnia transiit ». L’auteur du livre 8 de la Guerre des Gaules est en réalité Hirtius, lieutenant de César, ce qui est sans incidence sur le vocabulaire employé.
29 Plutarque, Pompée, 58, 5-8.
30 Dion Cassius, op. cit., 41, 2, 1.
31 Pline le Jeune, quand il interroge son ami juriste sur la procédure (Lettres, 8, 14, 19), cite la phrase que doit prononcer le magistrat : « Vous qui avez cet avis, allez de ce côté-ci, vous qui êtes d’un avis totalement opposé, allez de l’autre côté, où se trouve votre avis » (« Qui haec sentitis – Mommsen a corrigé en censetis, signe de sa tendance, dans une approche juridique, à privilégier le sens « technique » des termes –, in hanc partem, qui alia omnia, in illam partem ite, qua sentitis »). Elle apparaît sous une forme quasi identique (« Qui hoc censetis […] », etc.) dans le lexique d’un auteur d’époque augustéenne, Festus (314 L).
32 Tite-Live, op. cit., 23, 10, 4 : « omnes in eam sententiam ierunt » ; 22, 56, 1 : « cum in hanc sententiam pedibus omnes issent » ; César, Guerre des Gaules, 8, 53, 1: « senatus frequens in alia omnia transiit » ; Tite-Live, op. cit., 30, 23, 8 : « in Laeuini sententiam discessum ».
33 Διεστάναι : Denys d’Halicarnasse, 11, 21, 3 : « τοῦ συνεδρίου διαστάντος πρὸς ἑκάτερον ». Μεταστάσις : Dion Cassius, op. cit., 41, 2, 1.
34 Dans un passage d’un discours de Cicéron, les deux mots apparaissent ensemble : « senatus frequens tum cum mihi adsensus secutus » (Cicéron, Sur sa maison, 9).
35 Tite-Live, op. cit., 22, 61, 8, à propos d’une délibération sur le rachat ou non des prisonniers romains après la défaite de Cannes : « uictos paucis sententiis qui dedendos censuerint ». C’est une formulation très fréquente en grec : par exemple, « ἐνίκησεν ἡ Ἀππίου γνώμη » (Denys d’Halicarnasse, 6, 39, 1).
36 Tite-Live, op. cit., 42, 47, 11.
37 Par exemple, Tite-Live, op. cit., 27, 25, 2 : « senatus consultum in sententiam M’. Acilii factum est ».
38 Un exemple pris dans une lettre de Cicéron, où il indique que son avis entraînait déjà des adhésions (« ibatur in eam sententiam »), quand vint le tour d’un autre sénateur qui « entreprit de parler toute la journée » pour bloquer toute décision (Cicéron, Lettres à Quintus, 2, 1, 3).
39 Chez Tite-Live, on trouve une formule qui précise ces deux façons d’exprimer le ralliement à l’avis d’un autre : « aut uerbo adsentiebatur aut pedibus in sententiam ibat » (27, 34, 7).
40 Un exemple pris chez Appien : « Ἡ δὲ βουλὴ κατὰ ἂνδρα παρ᾽ἑκάστου ψῆφον ᾔτει » (Les guerres puniques, 65).
41 Tite-Live, op. cit., 29, 19-20. Le débat portait sur les méfaits commis par un officier de Scipion à Locres, en Italie méridionale, avant le débarquement de l’armée romaine en Sicile : « tamen uicit Q. Metelli sententia, qui de ceteris [les propositions concernant les Locriens] Maximo adsensus, de Scipionis causa dissensit [non pas rappeler Scipion, mais envoyer une commission d’enquête] ».
42 Voir M. Bonnefond-Coudry, op. cit., p. 499-502.
43 Ibid., p. 502-502, 508-509, 539.
44 Un exemple bien connu est celui de la délibération sur le retour en Grèce des notables achéens retenus prisonniers à Rome depuis la fin de la troisième guerre de Macédoine, en 155, parce que Polybe, qui en faisait partie, raconte avec indignation comment le magistrat, en réduisant à deux les trois avis formulés, dénature le résultat des débats (Polybe, 33, 1, 7). Un procédé comparable est utilisé par les consuls de 50 à propos de l’armée et du commandement de César, puis il est déjoué par un tribun qui pose différemment la question (Appien, Guerres civiles, 2, 30. Voir M. Bonnefond-Coudry, op. cit., p. 536-537).
45 En décembre 63, le débat sur le châtiment des conjurés arrêtés ; en janvier 56, celui sur la restauration du roi lagide Ptolémée Aulète chassé d’Alexandrie par ses sujets ; en 43, quand le Sénat tente d’entraver les initiatives d’Antoine.
46 Je laisse de côté un procédé couramment employé par les sénateurs : solliciter l’intercession d’un tribun de la plèbe pour paralyser l’action du Sénat ; il ne peut être mobilisé qu’après le vote final et n’entre donc pas dans le champ de la présente enquête.
47 Parce que ces détails sont rapportés presque uniquement par Cicéron dans ses lettres : voir M. Bonnefond-Coudry, op. cit., p. 525-553.
48 Les premiers en interdisant de parler hors de la question, en interrogeant selon un ordre dicté par la préférence politique, en participant au vote pour faire basculer la majorité ; les seconds en affirmant haut et fort leur avis avant que commence l’interrogation, puis quand le vote va avoir lieu en réclamant la division de la question, et en exigeant une nouvelle interrogation pour pouvoir changer d’avis (Denys d’Halicarnasse, 11, 4-21). Tite-Live (op. cit., 3, 41, 1-6) livre une reconstitution bien plus brève et assez différente. Voir M. Coudry, « Les débats sénatoriaux chez Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines, livres 5 à 11) », Politica Antica, 11, 2021, p. 147-198.
49 Pline, Lettres, 8, 14, 6 : « Quae potestas referentibus, quod censentibus ius, quae uis magistratibus, quae ceteris libertas ». Les questions suivantes portent sur les stratégies qui s’offrent au sénateur. Une autre lettre, dans laquelle Pline se met en scène, montre sur le vif comment ces droits et prérogatives s’articulent (ibid., 9, 13).
50 M. H. Crawford éd., Roman Statutes, Londres, Institute of Classical Studies, 1996, no 7, vol. I, p. 193-208, Lex latina tabulae Bantinae, ligne 2 : « in sena[tu seiu]e in poplico ioudicio ne sen[tentiam rogato […] » ; ligne 5 : « mag(istratus) qu[e]iquomque comitia conciliumue habebit eum sufragium ferre nei sinito ».
51 Voir par exemple une lettre de Caelius Rufus à Cicéron en 51, avec des précisions sur les règles de comptage (Cicéron, Familières, 8, 8, 3). Ces indications de résultats de vote, sans autre information, sont courantes chez les commentateurs des plaidoyers de Cicéron, Asconius et le scholiaste de Bobbio.
52 « Lequel (des juges) justifierait plus facilement son vote (suae sentantiae rationem redderet) ? » (Cicéron, Pour Cluentius, 106). Il s’agit d’un procès tenu en 74, et qui constitue un épisode d’une affaire compliquée d’empoisonnement.
53 On trouve cette expression dans plusieurs passages du même plaidoyer de Cicéron pour Cluentius, très riche en informations sur la procédure suivie dans les procès criminels (55, 74-75).
54 On dit d’ailleurs couramment « sur l’avis du conseil (de consilii sententia, en grec ἀπὸ συμβουλίου γννώμης) » : voir en dernier lieu C. Rosillo-Lopez, « The consilium as Advisory Board of the Magistrates at Rome during the Republic », Historia, no 70, 2021, p. 396-436, aux p. 405-406 et 428.
55 La situation change à l’époque impériale, où les tribunaux criminels tombent rapidement en désuétude, et où les procès criminels se déroulent soit devant l’empereur, en son conseil, soit au Sénat, où la procédure délibérative et le vocabulaire sont les mêmes que pour les autres séances, comme le montrent les récits de Tacite et de Pline.
56 Les détails de la procédure de vote par tablette sont bien connus, à la fois par des textes législatifs épigraphiques et par des textes littéraires.
57 Tacite, Dialogue des orateurs, 36, 7-8 (P. Grimal trad., Paris, Gallimard, 1990, p. 99-100). Sur l’arrière-plan idéologique de cette œuvre, voir I. Cogitore, « L’arme de la parole dans le Dialogue des orateurs de Tacite », dans L’art de la parole, pratiques et pouvoirs du discours, P. Guisard et C. Laizé éd., Paris, Ellipses, 2009, p. 44-57.
58 Cicéron, De l’orateur, 3, 63.
59 Cicéron, Lettres à Atticus, 1, 20, 4 ; 1, 19, 9. Cette séance se place en 60 avant J.-C.
60 On a pendant très longtemps douté de l’authenticité de cet écrit, qu’on considérait comme un exercice « à la manière de », ainsi qu’on en faisait à l’époque impériale dans les écoles de rhétorique. Mais un article récent de F. Pina Polo, « Sallust’s Epistulae ad Caesarem. A popularis proposal for the Republican Crisis? » (Hermes, no 149, 2021, p. 177-205), après un état de la question, a fait justice – définitivement à mon sens – de cette interprétation, en montrant qu’il s’insérait parfaitement dans le contexte politique du début de la guerre civile.
61 Salluste, Lettres à César, 2, 11, 2-7. La proposition est reprise sous une forme voisine un peu plus loin : « Une fois le nombre de sénateurs augmenté et le vote assuré par bulletin [ubi numero senatorum aucto per tabellam sententiam dicentur] […] ».
62 Cicéron, Des lois, 3, 39 : « quasi uindex libertatis ».
63 Dans son traité Des lois (3, 40) publié en 52, Cicéron propose, pour protéger la liberté d’expression des sénateurs, une simple injonction morale à ne pas se laisser influencer. Et dans la Onzième Philippique, quand le Sénat débat sur le choix de la personne à envoyer combattre Dolabella en Syrie, il l’assimile par plaisanterie à une élection : « Si on décide de tenir des comices au Sénat, eh bien déposons les candidatures, faisons campagne, et qu’on nous donne juste un bulletin de vote, comme au peuple ! » (11, 19).
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Référence électronique
Marianne Coudry, « Le Sénat romain de la République : les mots du vote », Astérion [En ligne], 29 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10383 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.10383
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