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Dossier

Des crises sémantiques comme crises politiques : à propos de Res publica de Claudia Moatti1

Semantic crises as political crises: about Res publica by Claudia Moatti
Jean-Louis Fournel

Résumés

Le terme de République est un mot dont l’évidence et la présence dans notre culture politique contemporaine n’ont d’égales que ses indéterminations de longue durée. La première de ces indéterminations tient d’ailleurs à l’origine de « république » dans le syntagme latin res publica avec le sens immédiatement complexe et polysémique d’une notion que l’on retrouve abondamment utilisée sous la République romaine proprement dite mais aussi sous l’Empire. Questionner la res publica, c’est donc évidemment questionner un pan crucial de l’histoire politique romaine mais c’est aussi intervenir dans l’histoire politique tout court et dans la réflexion méthodologique sur la langue de cette politique. Pas de modélisation stabilisée donc et pas plus de recherche de « l’essence de la chose », pas non plus de prétention à une définition de l’objet d’étude puisqu’une suite d’effacements et de réapparitions des noyaux de sens est le propre de la res publica. L’enquête dynamique porte sur une question qui devient, selon un syntagme présent, de façon significative, dans la dernière page de l’ouvrage de Claudia Moatti, « référence mobilisatrice », politique donc. En effet, dans ce parcours, l’acceptation de l’incertitude et de l’indétermination devient en quelque sorte le prix à payer pour retrouver la vie des mots et leur charge historique, en tant qu’ils se lient à l’action des hommes, à leur engagement dans le monde, sans s’appuyer sur les certitudes sémantiques ni sur un programme à mettre en œuvre mais en partant de questions ouvertes justement parce qu’aucune des réponses proposées ne s’est avérée satisfaisante. La comparaison avec un autre moment de crise politique et sémantique, le moment machiavélien, permettra en conclusion d’illustrer la fécondité de la perspective adoptée.

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Texte intégral

Fondements

  • 1 Une partie de ces réflexions sur le livre de Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la c (...)
  • 2 Je me permets de renvoyer ici à mon étude « L’instabile stabilita dei linguaggi della politica. No (...)

1Depuis une douzaine d’années, nous discutons avec Claudia Moatti de ce constat à la fois simple et complexe : la langue – notamment le lexique – de la politique est d’une stabilité remarquable (ce sont presque toujours les mêmes mots qui qualifient et que l’on utilise pour penser et dire la politique) mais aussi d’une instabilité sémantique consubstantielle2 ; les sens et les référents varient, même si les signifiants restent les mêmes (sans même parler des questions cruciales liées aux effets des traductions, pourtant bien utiles pour pointer des questionnements latents et en susciter d’autres). Il me semble que l’un des leviers intéressants et utiles pour tenir ensemble le caractère statique du matériau linguistique et les dynamiques politiques recouvrant des enjeux changeants et des formes d’actualité diversifiées – bref une forme d’historicité – est d’analyser le lien existant entre crise sémantique et crise politique. Il s’agit ici, en d’autres termes, de réfléchir à partir d’un constat indiscutable selon lequel les grandes crises politiques coïncident souvent avec l’expression très explicite de questionnements sur l’adéquation de la langue de la politique aux choses qu’elle désigne, ne serait-ce que parce qu’au sein de telles crises la composante cognitive et performative (explication/intervention/conviction) devient cruciale. Il se noue de ce fait un lien entre l’indétermination sémantique et la représentation polymorphe de l’événement. Une crise politique est toujours marquée par des interrogations sémantiques et par une remise en cause, non des mots que l’on emploie pour la dire (le néologisme est toujours rare dans la pensée politique), mais du sens qui est conféré à ces mots.

  • 3 La référence est ici évidemment aux travaux skinnériens (voir le recueil des travaux méthodologiqu (...)

2C’est là sans doute un moyen pour échapper aux filets de la transmission de « traditions » pacifiées, de façon un peu mécanique, mais aussi pour mieux comprendre ce qu’on peut qualifier de « contexte linguistique »3, en se demandant comment éviter le piège de données relevant d’une forme d’héritage idéologique. À cet égard, la question de la durée sémantique des mots de la politique n’est pas si facile à régler que cela et devient un enjeu. Quand la politique se dit avec un matériel lexical assez stable et quand l’histoire de la pensée politique semble souvent se restreindre à un dialogue entre « grands auteurs », cette doxa conduit à penser que l’objectif majeur d’une telle histoire est la forme qu’est susceptible de prendre la transmission, quelle que soit la déclinaison qu’on en fait en usant de termes distincts, mais qui, en définitive, renvoient à des processus et des dispositifs similaires : tradition, canon, héritage, leçon, influence, restitution, translatio, renovatio, etc. Le point commun entre ces termes est de contribuer à encadrer le mouvement et la vie des concepts dans une forme de permanence lexicale. Dès lors, historiens et historiennes peuvent être tentés de suivre le traitement des mêmes questions de la même manière, de définir les constantes, d’identifier un périmètre conceptuel pour la réflexion sur la communauté civique, les auctores étant seuls porteurs d’une parole théoriquement légitime.

  • 4 C. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, p. 398 (désorm (...)
  • 5 C. Moatti, RP, p. 28.
  • 6 Sur la langue desquels nous sommes quelques-uns à réfléchir depuis des années avec Jean-Claude Zan (...)

3Claudia Moatti4 montre comment procéder différemment même si cette dernière convoque aussi les auteurs, de Cicéron (dont la lecture nous dit bien que ses contemporains ne pensaient pas à la res publica comme à un dispositif institutionnel singulier) à Augustin (qui posait qu’il n’y avait jamais eu de res publica), et au-delà : ceux-ci sont toutefois pour elle avant tout des témoins et des acteurs de l’histoire. Surtout, elle tire toutes les conséquences de l’analyse d’une langue politique latine vivante qui n’aime pas les définitions, qui met en rapport les mots (civitas, populus, res publica), qui « se refuse à l’unicité » car les choses « sont toujours en situation »5. Je pourrais tenir un raisonnement parfaitement similaire – pour parler d’un corpus qui m’est plus familier – à propos des auteurs florentins du moment machiavélien6 ; j’y reviendrai en conclusion de mon propos.

Une réflexion agonique

  • 7 Voir notamment : C. Moatti et M. Riot-Sarcey éd., La République dans tous ses états, Paris, Payot, (...)

4Le terme de République est un mot dont l’évidence et la présence dans notre culture politique contemporaine n’ont d’égales que l’indétermination de longue durée – indétermination théorique mais aussi politique – qui, en gros, dure de la Rome antique à la Révolution française, malgré les tentatives ici et là, entre les XIIIe et XVIIe siècles, notamment en Italie, de définir une spécificité idéologique et politico-institutionnelle de la chose7. La première de ces indéterminations tient d’ailleurs à la notion latine de res publica, d’où provient notre mot de république et qui fut utilisée sous la République romaine proprement dite mais aussi sous l’Empire. Questionner la res publica, c’est donc évidemment questionner un pan crucial de l’histoire politique romaine mais c’est aussi intervenir dans l’histoire politique tout court et dans la réflexion méthodologique sur la langue de cette politique. C’est aussi se demander quelles sont les frontières qui existent entre la république comme régime institutionnel, la république comme questionnement politique et la république comme matière des pratiques de gouvernement. Il convient d’emblée de mettre l’accent (et donc de revenir) sur le caractère doublement agonique de la proposition de Claudia Moatti (sur le plan critique comme sur le plan herméneutique).

  • 8 C. Moatti, RP, p. 22 : dans cette page, les prises de distance ne sont pas nominatives mais elles (...)
  • 9 Ibid., p. 17. Dans un article précédent sur l’altéronomie, Claudia Moatti écrit : « Saisir l’histo (...)
  • 10 Id., RP, p. 18-19. Claudia Moatti avait déjà attiré l’attention sur la notion dans son introductio (...)
  • 11 Loc. cit.
  • 12 Voir sur ce point J.-L. Fournel, « De la vérité effective de la chose : dynamiques de la vérité », (...)

5En premier lieu, Claudia Moatti ouvre une polémique nuancée mais ferme vis-à-vis d’autres choix de méthode traitant de la langue politique, qu’il s’agisse de l’histoire des concepts koselleckienne ou de la contextualisation skinnérienne, sans parler de la vieille histoire des idées8. Elle le fait justement parce qu’il s’agit ici de faire émerger des enjeux, donc l’historicité possible9 de la question. Il en naît un intérêt productif pour la notion de « germe » forgée par Cornelius Castoriadis car elle entend, comme ce dernier, ne pas poser « le passé comme porteur d’un sens accompli et achevé qu’il suffirait de répéter ou de célébrer » mais au contraire y étudier « la remémoration d’une expérience dont les potentialités peuvent être réactivées »10. En second lieu, Claudia Moatti souligne que les Romains utilisaient « leurs catégories politiques de manière conflictuelle » alors que trop souvent « nous en usons comme si leur sens était donné à l’avance »11. Dans cette perspective, le conflit est constamment à réinsérer dans l’histoire politique de la chose, ce que Claudia Moatti nomme « nouage entre la langue et le réel » ; et qui est un peu ce que Machiavel appelait, il y a cinq siècles, au début du chapitre XV du Prince, « la vérité effective de la chose »12.

  • 13 C. Moatti, RP, p. 28.
  • 14 Pour un tableau efficace de la situation, voir J. Guilhaumou, « De l'histoire des concepts à l’his (...)
  • 15 On peut penser à Philip Pettit ou à ses interlocuteurs français tel Jean-Fabien Spitz. Voir P. Pet (...)

6Dans l’introduction du livre de Claudia Moatti, les cibles de cette polémique ne sont pas nommées, mais elles sont identifiées théoriquement même si le propos ne se perd pas dans une confrontation qui nous éloignerait de l’objet de la réflexion. Ce sont à la fois tous ceux qui ne croient pas à l’importance d’une étude de la langue politique dans l’histoire de la cité comme d’une langue vivante donc incertaine et mouvante : contextualiser rigoureusement les mots, c’est ici dire leurs enjeux changeants sans jamais se contenter d’un contexte extérieur aux mots en partant des références comme des référents dont les mots sont chargés. Ces mots sont non seulement liés à des événements, mais ils les constituent pour partie en incarnant des positions et des tensions diversifiées. Les critiques de Claudia Moatti portent aussi sur une histoire des idées un peu traditionnelle − trop centrée sur les œuvres et les auteurs − ou une certaine histoire des concepts − qui se plaît à user parfois à rebours de concepts sans se soucier de savoir quand, pourquoi et comment ils furent construits et utilisés en tant que tels. Bref, il s’agit de revenir à la vie des mots sans trop se fier à la longue durée sémantique du lexique politique, comme on l’a vu plus haut. Identifier des problèmes s’avère de fait plus important que d’accéder au concept pour Claudia Moatti, dans la mesure même où la res publica « n’est pas un concept à l’origine »13. Il s’agit donc de s’écarter des études de ceux qui souhaitent associer les héritiers de la philosophie analytique anglaise et ceux de la sociologie allemande dans une sorte d’histoire mondiale des concepts14. Il me semble, même si cette question n’est pas première dans l’ouvrage de Claudia Moatti, qu’une autre cible implicite – moins méthodologique et plus politique – concerne quiconque s’appuie sur les travaux cités plus haut pour développer une proposition politique contemporaine autour de la notion de « républicanisme », même gratifiée du préfixe « néo »15. De même, les leviers les plus utiles pour la réflexion ne se trouveront pas du côté de la discipline qui est le plus souvent convoquée quand on traite de la langue de la politique, à savoir la rhétorique : cela ne signifie pas, en l’occurrence, que la rhétorique dans son histoire propre ne soit pas utile , mais plutôt que ce ne sont pas les catégories de la rhétorique telles qu’elles sont établies depuis les anciens Grecs (Aristote évidemment) et Romains (Cicéron et Quintilien bien sûr) qui suffiront à dire ce que l’ouvrage entend traiter.

  • 16 C. Moatti, RP, p. 41 (page dans laquelle figure la définition de la res publica comme problème, co (...)

7Ces autres directions et choix de méthode sont écartés, notamment parce qu’ils sont insuffisants pour dire l’historicité et les tensions à l’œuvre dans les querelles de signification et dans les usages des mots au cœur même de l’action, dans la mesure précisément où, quelle que soit leur attention aux mots, voire, pour l’école skinnérienne, au « contexte linguistique », ils perdent de vue le caractère radicalement et constamment instable et indéterminé de leur sens politique, et donc ce que recouvre leurs emplois – avec une tendance à user d’un sens anachronique pour le mot considéré, sans trop se soucier de la pertinence ou non de la chronologie de construction du sens en question. S’il en va ainsi, c’est parce que l’objet de l’étude – la res publica – renvoie à une chose qui, justement, n’est pas un concept et qui ne dépend pas d’un héritage grec : la res publica se constitue dès lors en un cas d’étude particulièrement approprié à une recherche sur ces mots de la langue de la politique, à la fois omniprésents et indéterminés, et sur leur fonctionnement dans le cadre d’une « histoire politique des catégories »16.

Cheminements

  • 17 Voir J.-L. Fournel, « Retorica della guerra, retorica dell’emergenza nella Firenze repubblicana », (...)
  • 18 C. Moatti, « Historicité et “altéronomie” », art. cité, p. 111. Dans le même texte, elle écrit : « (...)

8Il s’agit donc, même si la notion semble aller de soi et avoir été travaillée et retravaillée depuis toujours, de repartir de son indétermination, de sa fragilité, et d’en faire le moteur d’une enquête sur la façon dont les acteurs peuvent « l’investir », puisque le sens et l’efficacité naissent, selon les périodes, autant de la répétition du mot que de la singularité de ses usages. Il est dès lors possible de prendre en compte la mobilité active, pratique et agissante de la langue politique, en se fondant sur ce qui manque, sur la lacune dans la façon de dire le réel par la langue. Cela signifie qu’au-delà de l’apparente stabilité de la langue et de la continuité lexicale, ce constat premier de toute étude sur la langue de la politique n’est donc pas, dans cette perspective, la marque d’une stabilité qui clôt, mais l’ouverture d’un espace de questionnement renouvelé. Cet espace-ci devient la surface d’enregistrement des conflits en cours, déterminés eux-mêmes par des tactiques et des stratégies qui relèvent de la conjoncture socio-politique et de ses rapports de force (ce que Machiavel appelait la « qualité des temps »17). Ce qui s’exprime alors, c’est ce que Claudia Moatti appelle l’altéronomie, la « capacité d’une société à l’imagination politique (à l’altérité comme à l’altération) », ce qui peut représenter « le symptôme de son dynamisme interne, de son aptitude inhérente à remettre constamment en cause ses principes (sans pour autant que ce soit toujours réflexif) »18.

  • 19 On pense à la question posée (RP, p. 30) à propos du kenos et de la kénotique.
  • 20 Voir sur ce point la deuxième partie de l’ouvrage collectif Les mots de la guerre dans l’Europe de (...)

9L’enquête va donc se concentrer sur les moments particuliers de coagulation du sens mais aussi des enjeux. Nous sommes bien loin d’une histoire doucement progressive qui conduirait d’un minimum de détermination à une définition achevée, car il ne s’agit pas de transformer le mot-outil (ne pouvant produire une conscience de la spécificité du questionnement) en concept stabilisé (pouvant nourrir une histoire des idées et une transmission pacifiée de notions statiques). Le travail suppose donc d’accepter les allers et retours de l’indétermination selon une sinusoïdale qui suit les formes de condensation politique : dans les moments les plus critiques, au sens originel du mot (ces moments où sont établies des distinctions, des lignes de partage ; des choix donc), le sens bouge et se tend, soit parce que certains acteurs admettent une indétermination qui est susceptible d’engager des tournants et une inventivité politique inouïe, soit parce que d’autres acteurs, de façon plus ou moins instrumentale, proposent, voire imposent, une signification unique et un sens arrêté, sur lequel appuyer un renforcement des pouvoirs en place. Au passage, une question se pose qui est celle de savoir si la précision et la stabilisation de la signification sont toujours du côté de la domination ou de la pacification des querelles sémantiques. Va-t-il de soi de considérer qu’indétermination, altéronomie et préservation de la dose nécessaire de conflictualité sont indispensables pour que la politique fonctionne comme une expérience dialectique ouverte19 ? Voilà en tout cas qui redessine les contours et les logiques de l’histoire des institutions, à condition d’accepter de reconsidérer les constructions historiques fondées sur notre propre expérience des ordres institutionnels possibles (par exemple, l’opposition république/empire ou république/monarchie). Voilà aussi qui met la pluralité et la mobilité du sens (notamment leur application à des domaines différents : par exemple, avec le passage de certains mots de la politique étrangère ou de la guerre à la politique intérieure20) des mots de la politique au service d’une cartographie des conflits d’intérêts et des heurts sociaux. Voilà enfin qui oblige à dissocier la res publica de la question de la république comme forme institutionnelle historiquement déterminée, et encore plus du « républicanisme », sauf à vouloir s’en remettre au seul cadre de l’histoire de la philosophie politique, voire à sombrer dans une schématisation qui fragilise l’ensemble des propositions politiques avancées. Il s’agit plutôt de comprendre comment, par à-coups et par bribes, se tisse une nouvelle réalité, le « public », comme espace politique, distinct à la fois du social et du privé. Et cela ne peut se faire qu’en maintenant l’indétermination de la res et, en tout cas, en l’arrachant à une perspective strictement institutionnelle.

Question du gouvernement et « question Cicéron »

  • 21 Il n’est pas sans intérêt de constater que, chez Machiavel, l’interprétation de l’épisode des Grac (...)

10Puisque l’histoire de la res publica doit être pour Claudia Moatti une histoire politique avant tout, elle est histoire des conflits au sein de la communauté politique romaine : dans ce cadre, l’histoire sémantique de la res publica est une composante de ce conflit renouvelé constamment et n’en est pas seulement une représentation ou une illustration. La méthode adoptée conduit à mettre en évidence les moments de crise du pouvoir qui se caractérisent par des crises politiques que l’on pourrait appeler des crises sémantiques, car s’y constitue un espace de tension entre communauté et societas iuris, entre deux notions de populus, deux conceptions de la res publica, l’une incluant la conflictualité, l’autre la rejetant au nom d’une entreprise de rationalisation. L’affaire des Gracques21 ou le moment Sylla sont essentiels dans cette histoire, plus même que le passage au principat.

11Ces conjonctures particulières prouvent qu’il n’existe pas de processus d’interrogation, de précision, de querelles ou de stabilisation sémantiques sans questionnement sur la nature, les devoirs et l’horizon du gouvernement dans son rapport avec l’ensemble de la communauté. Rien d’étonnant à ce que l’état d’urgence et les éventuels pouvoirs extraordinaires conférés à des magistrats ou à des gouvernants deviennent un volet essentiel de cette évolution.

  • 22 C’est un des points où le livre de C. Moatti avance implicitement une alternative aux usages de la (...)
  • 23 C. Moatti, RP, p. 219-221.
  • 24 Id., art. cité, p. 112.

12C’est ici que prend tout son sens ce que l’on pourrait appeler « la question Cicéron », traitée notamment dans les chapitres 5 et 6 de l’ouvrage de Claudia Moatti, mais qui irrigue en réalité tout le livre. Ladite question est un point obligé de confrontation, au-delà de l’histoire politique romaine, avec un pan de la tradition de l’histoire de la pensée politique européenne. Or, le travail de Claudia Moatti permet de relire différemment Cicéron ou, en tout cas, de mettre l’accent sur d’autres nœuds comme on ne le fait pas souvent : en s’attardant sur des notions apparemment stabilisées (libertas, virtus, patria, religio, etc.), elle peut insister sur les processus dynamiques et les questionnements ouverts quant à la nature du peuple, à la continuité de l’État et à sa sauvegarde, à la participation dans le gouvernement, etc. On a donc là un apport d’ordre philologique ou conceptuel et une exigence méthodologique qui se construit et compte pour toute réflexion sur les usages ultérieurs et contemporains de l’œuvre de Cicéron22. Il s’en dégage une image sombre et inquiète (au sens étymologique du terme) de Cicéron, où la question de la mort et celle de la guerre entrent en tension avec la célébration de la res publica comme espace de consensus et d’unité23. Claudia Moatti répond ainsi avec son livre à une interrogation qu’elle formulait clairement dans son article sur l’altéronomie lorsqu’elle proposait de « renverser la perspective » en se demandant « si la société romaine avait été marquée par une capacité constante à mettre en ordre le conflit, dont Machiavel a fait, à partir de son modèle, le ressort de la politique ? Si elle avait été caractérisée par son aptitude à remettre en question ses valeurs, à ouvrir des possibles et si l’écriture du passé, née au IIe siècle de notre ère, n’avait été au contraire qu’une entreprise de stabilisation, visant à unifier le grand récit par la chronologie et réinterprétant comme économiques ou sociales les révolutions politiques du passé ? De ce point de vue, au lieu de voir l’histoire de Rome comme celle d’un consensus auquel la crise gracquienne aurait mis un terme, c’est-à-dire au lieu de suivre Cicéron, il faudrait plutôt tenter de comprendre pourquoi l’altéronomie ne devient plus acceptable à la fin de la République, pourquoi le conflit, c’est-à-dire le jeu des possibles est rejeté hors du politique »24.

Temporalités

13Deux autres volets essentiels de l’étude concernent, l’un, la perception du temps, notamment des passés, et, l’autre, la matérialité de la res.

  • 25 Id., RP, p. 280.
  • 26 Ibid., p. 294.

14Pour ce qui est du premier, il est marqué par la construction sous le princeps d’une continuité historique légitimante, entérinant le fait qu’Auguste restitue, rétablit et conserve la res publica : celle-ci n’a ici rien à voir avec le choix d’une forme institutionnelle comme la « république » mais avec l’État, en tant qu’il est régi par les lois, doté de majesté et bientôt d’immortalité25. Cela nourrira quelques siècles plus tard, dans l’Italie de la première modernité, la question de savoir si la res publica est occupée, accaparée, dévitalisée par un régime de nature tyrannique ou si elle peut survivre sous la tutelle d’un princeps26.

15Pour ce qui est du second volet (développé au chapitre 8 de l’ouvrage de Claudia Moatti), il est lié à la constitution d’un savoir pratique régulé de la chose publique, à travers la gestion matérielle, technique, quantitative des choses publiques. Se développe à cette époque et jusqu’au IIIe siècle de notre ère toute une interprétation jurisprudentielle sur la nature de ces choses, qui questionne non plus seulement le domaine privé et le commun, mais aussi la sphère impériale. Dès lors, deux questions semblent bien dominer l’histoire de la res publica impériale : d’une part, la mise en place de mesures assurant sa défense contre l’ennemi intérieur et toute forme de sédition qui menace sa permanence ; d’autre part, la délimitation du public. Deux domaines dont l’enjeu porte aussi sur la relation entre res publica et princeps, entre res publica et fiscus. L’ancienne notion indéterminée de res publica ne disparaît pas pour autant ; elle resurgit dans certains moments pour rappeler la place des citoyens dans la communauté politique.

16Le statut de la possession est pour partie lié à la possession des territoires conquis par Rome et à la « romanisation » du monde comme engagement de civilisation. Sont ici mises en cause les modifications induites dans la res publica par la question de la propriété mais aussi celles provoquées par l’expansion de l’empire de Rome (en tant qu’elle engage une forte territorialisation de la res publica). Cette tension pose deux problèmes majeurs, sources de deux déséquilibres symétriques qui ont gardé une actualité dans l’histoire des États et des communautés politiques bien au-delà de la Rome antique. D’une part, ce que l’on pourrait qualifier de privatisation des biens publics ; de l’autre, ce qui relève d’une criminalisation de toute opposition politique au nom de la sécurité et de la tranquillité de la communauté politique. Au fil de confusions, d’instrumentalisations et de querelles sémantiques qui courent du IIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C., il semble ainsi que la nouvelle hiérarchie se faisant jour dans les composantes de la res publica mette au premier plan une double exigence : la définition (et la défense) de la propriété privée et le contrôle de l’ennemi intérieur comme ennemi public.

  • 27 Ibid., p. 412.

17Il vaut peut-être la peine de relever que cette enquête, qui refuse à juste titre toute idée de progression linéaire d’un état de la question à un autre et qui joue habilement avec le vieux débat sur l’anachronisme, en arrive quand même à avancer une forme de conclusion permettant d’écarter l’écueil du relativisme potentiel qui pourrait naître de questionnements sémantiques trop déréalisants ou dématérialisants mais aussi le danger potentiel d’une excessive fascination pour la longue durée sémantique – deux tendances qui ne sont pas absentes des études dépendantes de ce qu’il est convenu de nommer le linguistic turn. C’est ainsi que l’ouvrage peut se réclamer à bon droit, sans risque de dérive téléologique de la notion, chère à Castoriadis et déjà évoquée plus haut, de « germe » autorisant une exploration de toutes les « potentialités »27 de la res publica. Pas de modélisation donc ; pas plus, heureusement, de recherche de « l’essence de la chose », encore moins de prétention à une définition stabilisée de l’objet d’étude. Au lieu de cela, on se trouve face à la mise en série d’une suite d’effacements et de réapparitions de ces noyaux de sens propres à la res publica, au fil d’une enquête dynamique portant sur une question qui devient, selon un syntagme présent dans la dernière page de façon significative, « référence mobilisatrice », politique donc.

18Dans ce parcours, l’acceptation de l’incertitude et de l’indétermination devient donc en quelque sorte le prix à payer pour retrouver la vie des mots et leur charge historique, en tant qu’ils se lient à l’action des hommes, à leur engagement dans le monde, sans s’appuyer sur les certitudes sémantiques ni sur un programme à mettre en œuvre qui serait extérieur et autonome, mais en partant de questions ouvertes justement parce qu’aucune des réponses proposées à ces questionnements ne s’est avérée satisfaisante. Alors peuvent être saisies les « mutations » évoquées en conclusion de l’ouvrage et le débat sur la res publica rester ouvert, comme il l’est encore plus que jamais aujourd’hui.

Florence et Rome

  • 28 Voir, par exemple, le dernier chapitre du livre de Maurizio Viroli, From Politics to Reason of Sta (...)

19Quiconque, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, a tenté de penser la singularité de l’histoire florentine, a dû faire quelque chose de la référence à la Rome antique. En l’occurrence, se posent ici un problème de méthode et un problème historique. Le problème de méthode est qu’il existe souvent un non-dit dans certaines analyses contemporaines, du fait d’une forme de porosité entre discours historique et participation à un débat politique actuel, voire de contamination du premier par la seconde28 : l’origine en est l’ambivalence constitutive du néo-républicanisme en ce qu’il relève à la fois de la théorie politique et d’une thèse historiographique. Quant au problème historique (qui pour partie en découle), il consiste en ce que l’on a fortement tendance à imposer à la lecture le paradigme très téléologique du déclin (selon le modèle heuristique mis en place pour la Rome antique dès le Quattrocento et qui connut son acmé trois siècles plus tard avec le grand œuvre d’Edward Gibbon, Decline and Fall of the Roman Empire, publié entre 1776 et 1788).

  • 29 Voir les travaux de Laurent Baggioni, notamment « La repubblica nella storia : la questione dell’u (...)
  • 30 C. Moatti, RP, p. 10 : « Les Romains, qui empruntèrent tant de choses à la Grèce, lui laissèrent l (...)
  • 31 À ce propos, on est fondé à se demander si un aussi fin lecteur de Cicéron que Leonardo Bruni peut (...)
  • 32 Sur cette polémique de longue durée, voir M. Tavoni, Latino, grammatica, volgare. Storia di una qu (...)

20Cette injonction à penser Rome pour penser Florence − injonction renouvelée et très explicite − courait déjà du chancelier Leonardo Bruni, dans la première moitié du Quattrocento, jusqu’à Machiavel. Elle évolua d’une référence mythique légitimante (Florence héritière de Rome, s’emparant de Pise comme Rome le fit de Carthage !) à une référence épistémologique comparatiste : Machiavel y consacre le long texte des Discours en se livrant à un examen des questionnements posés par l’histoire de la fondation de la République romaine dans la première décade de Tite-Live (il poursuivra la confrontation de façon plus ciblée dans les Histoires florentines, avec un parallèle entre la régulation des conflits à Rome et celle qui prévaut à Florence). Par la suite, ladite injonction renaît au XIXe siècle sous la forme d’un extraordinaire grand récit idéologique dans la critique historique contemporaine avec l’« humanisme civique », une catégorie créée par Hans Baron et reprise abondamment et régulièrement encore aujourd’hui comme une catégorie interprétative neutre de l’histoire politique florentine29. Or, comme le souligne dans ce numéro l’article d’E. Igor Mineo, penser Rome est crucial pour comprendre à la fois ce que les Florentins du XVe siècle entendaient par « république » et ce que nous pouvons faire, dans nos débats contemporains, de l’expérience des débats lointains autour de cette interrogation. On ajoutera qu’au titre de l’histoire linguistique, c’est le même homme, Leonardo Bruni, qui mit en œuvre trois tournants : d’abord, il opéra un coup de force théorique décisif en traduisant en latin le mot grec politeia chez Aristote par respublica, effaçant en quelque sorte le choix fondateur des Romains de ne pas recourir au lexique institutionnel des Grecs (ce que rappelle à bon droit Claudia Moatti dans son ouvrage30) ; ensuite, il composa vers 1424 un petit traité De interpretatione recta (considéré comme le premier traité de théorie de la traduction dans la culture européenne et imposant là aussi un mot-clé – traductio au lieu de translatio)31 ; enfin, il s’interrogea sur la langue que parlaient les Romains dans une célèbre disputatio qui l’opposa à Flavio Biondo en 143432. Les langues orales et écrites des uns (les Romains) et des autres (les Florentins) se mêlent, en se mesurant qui plus est à celle des Grecs anciens, pour tenter de comprendre comment les républicains florentins peuvent imiter les Romains de jadis.

21Or, le point de départ de toute approche rigoureuse en la matière – et c’est là qu’on croise encore la réflexion de Claudia Moatti –, c’est d’admettre à la fois que la catégorie de respublica (en latin humaniste) ou de repubblica (en langue vulgaire toscane) est aussi incertaine à Florence entre les XIVe et XVIe siècles que ne l’est celle de res publica dans la Rome antique et que la revendication de l’héritage romain est fragile et disputée. Et aussi qu’il en va de même des catégories du lexique politique qui lui sont associées telles lex, ordo, regimen (en latin humaniste comme en latin classique) ou legge, ordine, reggimento, stato, politica (en langue vernaculaire). À terme, notamment à partir de la fin du XVe siècle et du début des guerres d’Italie, les acteurs politiques doivent adapter leurs langages, affronter les aléas de l’histoire violente, s’inscrire dans une succession de crises remettant en cause l’existence même de la république, accepter de mettre en question les significations reçues en héritage pour mieux comprendre ce qui se passe et qui échappe pour partie aux vieilles grilles interprétatives du Comune. De fait, ces débats sont marqués au fer rouge de l’état de guerre : la république à Florence n’est pas une forme pacifiée de la communauté politique mais un dispositif de résistance aux aléas de l’histoire (de la lutte contre Milan au début du XVe siècle aux guerres d’Italie après 1494) et, comme à Rome, d’adaptation des élites politiques aux conflits sociaux potentiels.

  • 33 J. G. Pocock, The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican T (...)
  • 34 Sur cette question de la langue de Machiavel, je renvoie aux travaux publiés à quatre mains par Je (...)
  • 35 On sait que Skinner, dans Liberty before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ( (...)
  • 36  F. Guicciardini, Dialogo del reggimento di Firenze, dans Id., Opere, E. Scarano éd., Turin, UTET, (...)

22Voilà pourquoi il n’est pas sans intérêt de se pencher sur le grand moment d’indétermination sémantique qui va se déployer à partir des dernières années du XVe siècle et qui n’est pas pour rien dans l’émergence d’une pensée inédite de la république, qui est en même temps une pensée différente de la politique, dans ce « moment machiavélien » qu’il faut entendre dans une chronologie resserrée (la trentaine d’années qui courent de 1494 à 1530) et non en se référant à deux siècles d’histoire, comme le fait Pocock dans The Machiavellian Moment33. Machiavel frappe ses premiers lecteurs parce qu’il écrit différemment (plus directement, plus crûment) et qu’il bouleverse les usages connus de certaines notions de la tradition – y compris de la tradition cicéronienne –, à commencer par celle de virtù34. Et il est bon de rappeler que le « néo-romain » que serait Machiavel selon la vulgate skinnérienne35 n’a pas une confiance absolue dans le bagage sémantique que ses lectures des Anciens lui ont fourni. Une fois encore, la crise politique (qui est souvent également une crise militaire) est aussi une crise sémantique. Il faut « se méfier de la douceur des mots », avertit Francesco Guicciardini dans son Dialogue sur la façon de régir Florence : puisque Florence n’a jamais été bien gouvernée et qu’il faut réinventer la république pour la sauver, les auteurs du « laboratoire florentin » passent au crible de l’analyse le patrimoine lexical reçu en héritage en opposant i nomi, le opinioni, le immagini, d’un côté, et les effetti, de l’autre. Le dialogue de Guicciardini est le grand manifeste de cette exigence de resémantisation des notions clés du langage politique républicain, dans la mesure où « les hommes se laissent souvent tellement tromper par les noms qu’ils ne connaissent plus les choses »36. Il faut donc repenser ce qu’est la loi, ce que sont les ordres, ce qu’on entend par libertà.

  • 37 Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 19 (...)

23Dans cette perspective, il convient de nuancer ce qui est affirmé dans les Fondements de la pensée politique moderne de Skinner37 : ce n’est pas seulement le combat des cités lombardes et toscanes aux XIIe et XIIIe siècles qui conduit à forger un arsenal d’armes idéologiques destiné à légitimer la résistance à l’égard de leur suzerain en titre, à savoir l’Empereur. C’est un combat un peu plus récent qui, aux XVe et XVIe siècles, porte à construire une autonomie juridique fondée cette fois sur les distances prises par rapport aux traditions juridiques des comuni. Cet arsenal supposé contenir un patrimoine lexical stable et appuyé sur la tradition cicéronienne et sur le droit romain est en fait bousculé et remis profondément en cause par ces guerres plus modernes, plus violentes, plus rapides et plus décisives qui commencent lorsque les grandes monarchies nationales se disputent la péninsule italienne à partir de 1494. Les républicains florentins imaginent alors de nouveaux fondements institutionnels avec la réforme du Grand Conseil en décembre 1494 et développent (avec Machiavel mais aussi avec nombre de ses contemporains) une pensée de la guerre comme éclateur idéologique qui trouve son origine dans la radicalité d’une prise de conscience inédite selon laquelle la république peut mourir : si la république peut s’effondrer, il faut dire la république avec de nouveaux mots. C’est ce qu’affirmait le premier le dominicain Savonarole en proposant un raisonnement assez simple selon lequel l’état de guerre et la débâcle militaire montrent trois choses : d’abord, la vieille république guelfe a failli (l’intervention étrangère qui la bouscule est le prix payé pour cet échec et pour la corruption de son élite) ; ensuite, il faut changer d’institutions tout en préservant la république car cette dernière est « naturelle » à Florence ; enfin, il faut, face à la guerre extérieure, reconstruire un bien commun en luttant contre factions et clans. Ces trois convictions réclament des énoncés clairs et mobilisent des mots qui doivent exprimer directement ce qui se passe de façon concrète et active.

24Si influence cicéronienne (et augustinienne) il y a, elle porte sur le constat partagé qu’une crise sémantique conduit à faire bouger les mots de la politique sans se contenter d’un nom ou d’une définition passée. Ce qui s’impose, c’est une étude soigneuse des mots qui nourrissent ces définitions (popolo, giustizia, bene e utilità comuni constituent autant de cristallisations sémantiques à préciser) en les confrontant à l’histoire radicalement contemporaine de la communauté et de ses dissensions. Cette histoire est celle d’une crise et cette crise est aussi sémantique dans la mesure même où les mots de la politique n’ont pas une référence unique et stable dans le temps. Les mots s’inscrivent dans une « qualité des temps », pour reprendre encore cette catégorie machiavélienne renvoyant à la dynamique de la conjoncture, qui suppose adaptations, stratifications, resémantisations. L’identification de ces mouvements sémantiques est une des conditions de la critique. Il ne s’agit pas seulement d’être attentif au contexte extérieur des énoncés mais de les étudier comme des parties constitutives de ce contexte et des éléments inédits de définitions des questionnements. Les mutations du sens se succèdent à Rome comme à Florence, à Florence comme à Rome, et c’est aussi pourquoi Claudia Moatti ne nous parle pas seulement de la res publica romaine.

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Notes

1 Une partie de ces réflexions sur le livre de Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique a été publiée dans la Revue des études anciennes (no 1, t. CXXII, 2020, p. 636-640). Elles ont été ici prolongées dans le dessein de présenter le dialogue qui peut naître de ce livre dans une perspective transpériodique. Je remercie chaleureusement E. Igor Mineo et Claudia Moatti pour leurs relectures de cet article, qui ont permis de lui apporter bien des améliorations.

2 Je me permets de renvoyer ici à mon étude « L’instabile stabilita dei linguaggi della politica. Note sulla durata semantica delle parole », dans Per civile conversazione. Con Amedeo Quondam, B. Alfonzetti et al. éd., Rome, Bulzoni Editore, 2014, p. 583-595, rééditée dans J.-L. Fournel, Questioni di lingue, questione della lingua nel Rinascimento. Lingua, Guerre e Traduzione, Lecce, Pensa, 2023 (en cours de publication).

3 La référence est ici évidemment aux travaux skinnériens (voir le recueil des travaux méthodologiques de Q. Skinner, Visions of Politics, vol. I, Cambridge, Cambridge University Press, 2002). Voir C. Gautier, « Texte, contexte et intention illocutoire de l’auteur. Les enjeux du programme méthodologique de Quentin Skinner », Revue de métaphysique et de morale, no 2, 2004, p. 175-192 et S. Marcotte-Chénard, « Le contextualisme de Quentin Skinner à l’épreuve du cas Machiavel », Methodos, no 13, 2013.
En ligne : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/methodos/3168] (consulté le 29 juillet 2023).

4 C. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, p. 398 (désormais abrégé RP). Voir Augustin, De civivitate dei, 21, 2.

5 C. Moatti, RP, p. 28.

6 Sur la langue desquels nous sommes quelques-uns à réfléchir depuis des années avec Jean-Claude Zancarini ou Romain Descendre. Voir les entrées que nous avons données pour l’Enciclopedia machiavelliana (Rome, Treccani, 2014) ou encore le recueil d’études de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Machiavelli. Un uomo di parole (Rome, Viella, 2023, en cours de publication). On pourrait aussi, à mon avis, même si cela n’est pas de ma compétence, tenir un discours semblable sur les usages médiévaux et pré-modernes de la langue du droit. Qu’il suffise de voir les travaux de Diego Quaglioni à cet égard, ainsi les deux monumentaux volumes de Scritti publiés récemment (Foligno, il formichiere, 2022) ou, précédemment, l’ouvrage important de ce même Diego Quaglioni intitulé Machiavelli e la lingua della giurisprudenza. Una letteratura della crisi (Bologne, Il Mulino, 2011). À l’autre bout du spectre chronologique, le célèbre ouvrage de Victor Klemperer sur la LTI (Lingua tertii imperii) à propos de la langue du régime nazi peut aussi, à certains égards, être une illustration de cette réflexion : Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen (« Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue ») a été publié à Berlin en 1947 et traduit en français seulement en 1996 (Paris, Albin Michel) selon une chronologie qui n’est pas privée de signification. Et, si l’on me permet cette incursion dans notre présent très présent, on peut songer aussi au volume qu’a récemment publié le collectif RogueESR sous le nom symbolique de Camille Noûs (Lingua Novæ Universitatis. Fragments d’un discours universitaire, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021), volume intitulé LNU en clin d’œil justement à Klemperer pour boucler ce cercle réflexif en montrant combien les enjeux mis en évidence ne relèvent pas de la simple érudition.

7 Voir notamment : C. Moatti et M. Riot-Sarcey éd., La République dans tous ses états, Paris, Payot, 2009 ; E. I. Mineo, « La Repubblica come categoria storica », Storica, n43-44-45, 2009, p. 1-43.

8 C. Moatti, RP, p. 22 : dans cette page, les prises de distance ne sont pas nominatives mais elles restent claires pour quiconque s’intéresse à l’histoire sémantique du politique.

9 Ibid., p. 17. Dans un article précédent sur l’altéronomie, Claudia Moatti écrit : « Saisir l’historicité d’un texte, mais aussi d’un concept ou encore d’une pratique c’est, par-delà les intentions des auteurs, mettre au jour les conflits d’interprétation entre les différents acteurs de l’histoire, et clarifier les écarts de sens et d’enjeux. Par historicité je n’entends donc pas contexte historique, ni le rapport au temps, mais en quelque sorte cette “relativité” du sens, cachée le plus souvent, dans nos sources, sous un discours unificateur » (« Historicité et “altéronomie” : un autre regard sur la politique », Politica Antica, 1, 2011, p. 109-110).

10 Id., RP, p. 18-19. Claudia Moatti avait déjà attiré l’attention sur la notion dans son introduction à la publication du séminaire de 1984-1985 de Cornelius Castoriadis intitulé Thucydide, la force et le droit ; ce qui fait la Grèce (Paris, Le Seuil, 2011).

11 Loc. cit.

12 Voir sur ce point J.-L. Fournel, « De la vérité effective de la chose : dynamiques de la vérité », dans La vérité, O. Guerrier éd., Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2013, p. 29-42.

13 C. Moatti, RP, p. 28.

14 Pour un tableau efficace de la situation, voir J. Guilhaumou, « De l'histoire des concepts à l’histoire linguistique des usages conceptuels », Genèses, 1, no 38, 2001, p. 105-118.

15 On peut penser à Philip Pettit ou à ses interlocuteurs français tel Jean-Fabien Spitz. Voir P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004. Sur Pettit, voir Raisons politiques, no 43, 2011.

16 C. Moatti, RP, p. 41 (page dans laquelle figure la définition de la res publica comme problème, comme réseau de questions).

17 Voir J.-L. Fournel, « Retorica della guerra, retorica dell’emergenza nella Firenze repubblicana », Giornale critico della filosofia italiana, 2(3), 2006, p. 389-411 (en particulier p. 393 et p. 400-401) ; Id., « Temps de l’histoire et temps de l’écriture dans les Scritti di governo de Machiavel », dans Machiavelli senza i Medici (1498-1512). Scrittura del potere/potere della scrittura, J.-J. Marchand éd., p. 75-97 (en particulier p. 80). Voir aussi la postface à notre édition du Prince (N. Machiavel, Le Prince, J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini éd., Paris, PUF, 2000, p. 545-610).

18 C. Moatti, « Historicité et “altéronomie” », art. cité, p. 111. Dans le même texte, elle écrit : « La capacité d’une société à l’imagination politique (à l’altérité comme à l’altération), ce que j’appelle donc l’altéronomie, n’a en effet pas toujours à voir avec une révolution […] ». Ainsi, « [o]n peut élaborer un grand roman (une histoire des idées, des institutions, de la culture politique), travailler sur le temps long des causes et effets, de l’accroissement et de la corruption des choses (pour parler comme au XVIIIe siècle), du consensus et de sa rupture, ce qui revient souvent à mettre en valeur les structures et à interpréter à leur lumière les événements, selon un mode de pensée circulaire ; ou bien, au contraire, être attentif aux plis de l’histoire, à ce qui se construit dans le temps où cela advient. C’est ce qu’appelle une histoire intellectuelle de la politique, centrée pour cela davantage sur l’événement que sur le récit linéaire, attachée à mettre au jour l’“altéronomie” à l’œuvre. Pour cela il importe de donner leur place à tous les acteurs, de restituer les enjeux des processus en cours, de mettre au jour l’opération même de réduction et de réinterprétation produite par les textes (narration historique, traité politique ou texte officiel). Travailler sur la politique antique n’est pas en effet dissociable d’une réflexion sur la dimension textuelle de notre savoir et sur son historicité » (p. 108).

19 On pense à la question posée (RP, p. 30) à propos du kenos et de la kénotique.

20 Voir sur ce point la deuxième partie de l’ouvrage collectif Les mots de la guerre dans l’Europe de la Renaissance, M. M. Fontaine et J.-L. Fournel éd., Genève, Droz, 2015.

21 Il n’est pas sans intérêt de constater que, chez Machiavel, l’interprétation de l’épisode des Gracques est également marquée par une analyse très lourde de conséquences sur le plan politique puisqu’elle pointe que c’est alors que les « tumultes » cessent de jouer un rôle positif dans la préservation de la liberté républicaine. Voir sur ce point G. Pedullà, Machiavelli in Tumult: The Discourses on Livy and the Origins of Political Conflictualism, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.

22 C’est un des points où le livre de C. Moatti avance implicitement une alternative aux usages de la tradition cicéronienne par ce que l’on nomme « l’École de Cambridge », notamment pour ce qui est fait de Cicéron dans les études sur la république de Florence, en général, et sur Machiavel en particulier, par des élèves de Quentin Skinner tel Maurizio Viroli (Repubblicanesimo, Rome-Bari, Laterza, 1999).

23 C. Moatti, RP, p. 219-221.

24 Id., art. cité, p. 112.

25 Id., RP, p. 280.

26 Ibid., p. 294.

27 Ibid., p. 412.

28 Voir, par exemple, le dernier chapitre du livre de Maurizio Viroli, From Politics to Reason of State (Cambridge, Cambridge University Press, 1992), prenant parti dans l’opposition entre comunautarians et libertarians, ainsi que l’ouvrage qu’il a dirigé en 2004, Libertà politica e virtù civile. Significati e percorsi del Repubblicanesimo classico (Turin, Ed. Fondazione G. Agnelli). Cette lecture trouve un accueil très favorable en France dans les travaux de Serge Audier (voir sa postface de M. Viroli, Républicanisme, Paris, Le Bord de l’eau, 2011).

29 Voir les travaux de Laurent Baggioni, notamment « La repubblica nella storia : la questione dell’umanesimo civile », Storica, 35-36, 2006, p. 65-91 ; Id., « Leonardo Bruni dans la tradition républicaine », Raisons politiques, 36, 2009, p. 25-43 ; Id., « Humanisme civique », dans Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, O. Christin éd., Paris, Métaillé, 2010, p. 219-231.

30 C. Moatti, RP, p. 10 : « Les Romains, qui empruntèrent tant de choses à la Grèce, lui laissèrent les catégories politiques : tout en connaissant les régimes que leurs prédécesseurs en philosophie politique avaient tenté de dégager, les trois formes pures (aristocratie, monarchie et démocratie/politeia) et leurs formes dégénérées, ils choisirent de garder leurs propres termes, civitas, populus et res publica, plus aptes à leur conception du public et de la communauté politique – toutes conceptions que les Grecs ne réussirent jamais à traduire précisément ».

31 À ce propos, on est fondé à se demander si un aussi fin lecteur de Cicéron que Leonardo Bruni peut utiliser l’adjectif recta pour qualifier la bonne façon de traduire sans avoir conscience de sa polysémie et sans intégrer, au moins à la marge, le poids politique et juridique de cette qualification, un poids sur lequel revient longuement Claudia Moatti en distinguant l’action politique « pour une juste cause » (recte) et l’action conforme aux « bonnes mœurs » et à la règle de la loi reçue en héritage. La première laisse une place à l’exception, à l’événement, à ce que Machiavel appellera lo straordinario (l’extra-ordinaire). Dans cette perspective, la bonne traduction relève aussi de l’adaptation aux nécessités linguistiques et sociales.

32 Sur cette polémique de longue durée, voir M. Tavoni, Latino, grammatica, volgare. Storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1983.

33 J. G. Pocock, The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975 (trad. fr. Le moment machiavélien, L. Borot trad., Paris, PUF, 1997).

34 Sur cette question de la langue de Machiavel, je renvoie aux travaux publiés à quatre mains par Jean-Claude Zancarini et moi-même notamment dans nos éditions françaises de Guicciardini et de Machiavel, à la biographie du Secrétaire florentin (Machiavel, une vie en guerres, Paris, Passés composés, 2020), ainsi qu’à l’essai Machiavelli, un uomo di parole, op. cit.

35 On sait que Skinner, dans Liberty before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (trad. fr. La liberté avant le libéralisme, M. Zagha trad., Paris, Le Seuil, 1998), oppose libéralisme et liberté néo-romaine.

36  F. Guicciardini, Dialogo del reggimento di Firenze, dans Id., Opere, E. Scarano éd., Turin, UTET, 1983, vol. I, p. 336. Ma traduction.

37 Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1978 (trad. fr. Les fondements de la pensée politique moderne, J. Grossman et J.-Y. Pouilloux trad., Paris, Albin Michel, 2001, p. 31).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Louis Fournel, « Des crises sémantiques comme crises politiques : à propos de Res publica de Claudia Moatti »Astérion [En ligne], 29 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10373 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.10373

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Auteur

Jean-Louis Fournel

Université Paris 8 Vincennes– Saint-Denis / UMR 5206 Triangle • Jean-Louis Fournel, membre honoraire de l’IUF, professeur au département d’études italiennes de l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, y a dirigé le Nouveau collège d’études politiques (NCEP) de 2015 à 2020. Il travaille sur la pensée politique italienne d’Ancien Régime et sur l’histoire de la langue de la politique. Avec Jean-Claude Zancarini, il a publié de nombreuses éditions françaises commentées des principaux penseurs italiens de la Renaissance florentine (Machiavel, Guicciardini, Savonarole) ainsi que La Grammaire de la République. Langages de la politique chez Guicciardini (Droz, 2008) et Machiavel. Une vie en guerres (Passés Composés, 2020). Récemment, il a dirigé Traduire. Tradurre. Translating. Vies des mots et voies des œuvres dans l’Europe de la Renaissance (Droz, 2022). Sont en cours de publication : Machiavelli. Un uomo di parole (avec Jean-Claude Zancarini ; Viella, 2023) et Questioni di lingue, questione della lingua nel Rinascimento. Lingua, Guerre e Traduzione (Lecce, Pensa, 2023).

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