Essai de logopolitique. Langue, politique, historicité
Résumés
L’article offre une réflexion sur la place de la langue dans l’écriture de l’histoire. La première partie rappelle l’influence récente de la linguistique sur les historiens, et évoque de manière critique les principaux travaux qui s’en sont inspirés. La deuxième partie définit le projet singulier d’une logopolitique, qui propose trois approches conjuguées : formaliste, qui consiste à travailler sur le concept initial d’une notion ; discursive, qui, mettant au jour les conflictualités d’un moment, s’attache à analyser la construction d’un discours dominant ; praxéologique, qui étudie les relations entre les mots et les pratiques politiques des différents acteurs. Dans la troisième partie, l’auteure rappelle certaines conclusions obtenues, selon cette méthode, dans son livre sur la res publica : elle montre notamment que la définition de cette notion originellement indéterminée a constitué un enjeu essentiel dans les conflits politiques de la fin de la République romaine, puis, comment res publica a servi de principe de légitimation aux empereurs, notamment contre toute menace intérieure, avant d’être utilisée à partir du IIIe siècle de notre ère comme concept civilisationnel.
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- 1 Par exemple : Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought. Volume I: The Renaissance, (...)
- 2 F. Millar, The Crowd in Rome in the Late Republic, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998 ; (...)
1Depuis quelques années, la République romaine a été au cœur de débats philosophiques et historiographiques majeurs. D’un côté, certains penseurs du républicanisme y ont cherché la matrice d’une conception de la liberté comme non-domination1 ; de l’autre, les historiens ont bataillé avec de nouveaux arguments sur la nature de son régime politique. À la question « Rome était-elle une démocratie ? », lancée par Fergus Millar dans les années 19902, les réponses ont varié selon que l’accent était mis sur les grandes familles ou le peuple, sur les institutions ou les pratiques politiques, sur la culture politique ou les conflits. Dans les deux cas, c’était la vraie république romaine que l’on cherchait, mais ni l’idée de vérité ni celle de république n’étaient problématisées.
2Nous proposons ici une autre approche de la politique romaine, ni généalogique ni substantialiste, en étudiant la façon dont les anciens se saisissaient du sens de leurs mots politiques au cœur même de l’action. Il ne s’agit donc pas de proposer des définitions, mais, prenant acte de l’indétermination de ces mots, d’analyser les partis pris, les écarts de sens, en tenant compte de la pluralité des acteurs. C’est cette dimension dynamique, voire conflictuelle de la politique, qui permet de mettre au jour l’historicité de la langue, et donc les enjeux d’un moment, c’est-à-dire d’aborder la pensée, les mots et l’action comme des événements. La langue, qui est le point obscur chez de nombreux historiens, est donc remise au centre du débat.
- 3 Voir « Langage et histoire », dossier de la revue Langue française, no 15, 1972.
3Certains diront qu’il n’y a là rien de nouveau, et qu’un tel projet relève de la lexicographie. Ce n’est pas le cas. Définie strictement, cette discipline consiste en l’analyse de l’usage de certains mots chez un ou plusieurs auteurs, comme l’avaient fait, de manière excellente, Claude Nicolet et une partie de son équipe dans l’ouvrage Demokratia et aristokratia paru en 1983. C’est ce qu’avaient proposé dans les années 1970 Régine Robin et bien d’autres, qui s’attachaient, du reste, non seulement au sens des mots, mais à la répétition des unités de discours, des formes textuelles dans un corpus de textes, aux conditions d’émergence de nouveaux lexiques et de nouveaux usages et à leur quantification3.
- 4 R. Marichal, « La critique des textes », dans L’histoire et ses méthodes, C. Samaran éd., Paris, G (...)
- 5 W. V. O. Quine, « Le Mythe de la Signification », dans Cahiers de Royaumont, Philosophie, no IV, L (...)
4D’autres diront qu’il n’y a rien de nouveau car nous sommes tous philologues. Mais, outre l’établissement des textes, que je laisse ici de côté, la philologie cherche avant tout à établir le sens global des mots ; elle travaille sur ce qui est plausible, déchiffrable, c’est-à-dire vraisemblable « pour nous », comme l’écrivait Robert Marichal4. Le philologue présuppose qu’à chaque terme correspondrait un mot vrai et juste, et donc une bonne traduction : une illusion qui relève de ce qu’on peut, avec le philosophe Quine, appeler « un mythe des significations »5.
- 6 Voir J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, La grammaire de la République. Langages de la politique che (...)
- 7 Voir P. Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Le Seuil, 2003, p. 35-36. (...)
- 8 Voir Salluste, Bellum Catilinae, 52 ; Historiae. Oratio Licinii Macri, 13 ; Tacite, Annales, 4, 9 (...)
5La philologie ou la lexicographie sont nécessaires dans un premier moment, mais insuffisantes. Elles laissent de côté les usages sociaux, réduisent la pluralité à la polysémie, entendue seulement comme accumulation de sens différents. Or, sous la continuité lexicale, il y a, dans les périodes de crise, de vrais écarts de significations : c’est ce que voyaient Francesco Guicciardini au XVIe siècle6 ou les révolutionnaires à la fin du XVIIIe siècle7. Mais déjà, les anciens le savaient : pensons à ces mots, attribués par Salluste à Caton d’Utique dans La conjuration de Catilina : « nos vera rerum vocabula amisimus » (« nous avons perdu le vrai sens des mots ») ; pensons aussi aux discours des chefs politiques, insérés dans ses Histoires, qui sont autant de réflexions sur les glissements sémantiques comme reflets de la crise sociale, ou encore relisons les remarques de Tacite sur les manipulations linguistiques de Tibère8. Mais comment l’historien d’aujourd’hui perçoit-il ces discontinuités ? Comment peut-il en rendre compte ?
- 9 Par exemple, Verrius Flaccus, ap. Gellius, Noctes Atticae, 18, 7, 5 : « “Senatum” dici et pro loco (...)
- 10 R. Koselleck, « Herrschaft. I. Introduction », dans Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lex (...)
6Aux antiquisants qui ont décidé de mettre la langue au cœur de leur projet, bien d’autres problèmes se posent, qui relèvent de la spécificité du latin : le caractère pour ainsi dire anamorphique de la langue, quand un mot peut, par extension, déplacement, désigner à la fois un lieu, une institution, des gens9 ; mais, plus encore, l’absence quasi totale de concepts politiques antiques. Que faire quand les anciens n’ont pas conceptualisé telle ou telle notion si importante ? Peut-on, par exemple, utiliser la notion de souveraineté pour l’antiquité alors que le terme « souverain » n’est pas apparu avant le XIIIe siècle, et que tant de régimes et de théoriciens l’ont utilisé ensuite dans des contextes bien éloignés ? Il en est de même pour les notions de révolution, de république, de vote, ou, pour prendre un exemple dans une autre langue, de l’allemand Herrschaft (« domination »), dont l’usage comme concept apparaît au Moyen Âge tardif, et dont Reinhart Koselleck disait qu’il n’avait pas d’équivalent dans le monde classique10. Faut-il garder une perspective purement émique, donc interne à la société que nous étudions ?
- 11 Cicéron, De officiis, I, 20, 69 : negotia publica s’oppose chez lui à l’otium, le repos loin des a (...)
- 12 M. Bloch, L’histoire, la guerre, la résistance, Paris, Gallimard, 2006, p. 962 : « Notre science n (...)
- 13 De manière très parlante, Dispeh Chakrabarty distingue deux types de traductions : l’un qu’il comp (...)
- 14 M. Bloch, op. cit., p. 433.
7La question présente une réelle difficulté, mais au lieu de répondre, posons une autre question : en traduisant res publica par « république », ou suffragium par « suffrage », que comprend-on ? ou plutôt que manque-t-on ? Lorsque les Grecs utilisaient ta dèmosia pragmata, ta koina ou politeia, comme équivalents de res publica, ne laissaient-ils pas échapper une dimension essentielle de la locution latine ? Les deux premiers ne rendaient pas le féminin singulier res – ils équivaudraient plus justement à negotia publica, « les affaires publiques »11 : or, la tyrannie ne fait pas disparaître « les affaires publiques », mais « la chose publique », la res publica. Le troisième terme, politeia, infléchissait, de son côté, le sens vers l’idée de régime politique ou, si l’on suit Aristote, du meilleur régime politique, ou encore de la citoyenneté. Or, res publica n’a jamais ce sens. Cet exemple montre bien aussi que « la traduction peut être une fausse piste »12. Il faut du reste la considérer dans un esprit comparatiste, car elle en dit plus sur la société qui traduit que sur la société traduite. Il faut en tout cas renoncer à l’idée qu’il existe un sens vrai au-dessus des deux termes de la comparaison13. Or, pour la plupart des historiens, les mots « république » ou « peuple » ou « vote » semblent dotés d’une capacité descriptive supérieure, et représenter une réalité vraie censée nous faire mieux comprendre les termes latins. Mais c’est l’inverse qui se passe. Travaillons donc plutôt à saisir les écarts. Il en est de même, d’ailleurs, pour la réception des mêmes mots d’une période à une autre, lorsque sous la continuité des mots se cachent d’incroyables changements de sens. « Un village », écrivait Marc Bloch, « ne témoigne pas de la continuité de temps ancestraux ; le vêtement du village est très vieux, mais il a été souvent rapiécé »14.
- 15 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 321.
8L’approche de la politique par la langue a plusieurs corollaires : elle oblige à identifier les notions anciennes pertinentes, celles qui structurent la société passée et par lesquelles elle signifie quelque chose : « l’institution de la société », écrivait justement Cornelius Castoriadis, « est institution d’un monde de significations »15. Mais, précisément, l’institution de la société est aussi altération des significations : il faut donc s’interroger sur les enjeux des changements d’usages et de sens, discerner les porteurs de ces changements, sans oublier de se demander jusqu’à quel point les contemporains en avaient conscience. Le malentendu n’est en effet pas seulement interculturel : il participe du conflit politique.
Langue et histoire : détour historique
- 16 Voir le bel article de Luca Scuccimarra, « La Begriffsgeschichte e le sue radici intellettuali », (...)
- 17 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne-Paris, Payot, 1916.
- 18 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Blackwell, Oxford, 1953, § 22-27 (trad. fr. Recher (...)
- 19 J. L. Austin, How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press, 1962 (trad. fr. Quand dire, c’ (...)
- 20 J. Dubois, « Énoncé et énonciation », Langages, 4ᵉ année, no 13 (« L’analyse du discours », J. Dub (...)
9La question de la langue est entrée en histoire dans les années 197016. Auparavant, elle relevait de la linguistique ou de la philosophie du langage, avec plusieurs étapes importantes qui expliquent l’intérêt des historiens pour ces questions. Saussure avait dégagé la distinction entre langue (comme système de communication dans un groupe qu’aucun individu ne peut affecter) et parole (individualisée), entre analyse diachronique (donc historique) et synchronique (c’est-à-dire systémique) ; et c’est ce modèle que le structuralisme a suivi, imposant l’idée que les sociétés fonctionnent comme une langue17. Mais c’est à Ludwig Wittgenstein qu’il revient d’avoir attiré l’attention des linguistes sur la nécessité de prendre en compte aussi les usages sociaux de la langue, lui qui avait fait des concepts des outils (de communication, de transformation et d’action)18. Puis, John Austin, dans les années 1950, introduisit la notion d’acte de langage, et celle d’illocution qui permit d’analyser la réception d’un discours en fonction de la visée de l’énonciateur et des conventions liées au cadre institutionnel du discours19. C’est seulement plus tard que la distinction entre énoncé et énonciation eut pour effet de réintroduire le sujet dans l’analyse des textes20.
- 21 J. Pocock, Politics, Language and Time: Essays in Political Thought and Theory, New York, Atheneum (...)
- 22 Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, op. cit., p. 9 ; voir aussi Id., Vision (...)
- 23 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 113-114.
- 24 Notion sur laquelle Quentin Skinner est revenu souvent : Visions of Politics, op. cit., p. 97, p. (...)
10C’est ce double biais social et performatif d’un côté, et subjectif, de l’autre, qui a intéressé les historiens, et notamment les historiens des théories politiques modernes : John Pocock, par exemple, dans son analyse des langages utilisés par les penseurs politiques (« langage » étant pris ici au sens métaphorique pour désigner des modèles linguistiques et sémantiques : par exemple, le langage de la common law, ou celui de l’humanisme civique, etc.)21 ; Quentin Skinner aussi, qui, partant de la difficulté fondamentale à saisir la signification des concepts, chercha moins ce que les auteurs disaient que ce qu’ils faisaient ou voulaient faire avec leurs textes. Tous deux substituèrent à une approche purement textuelle une approche contextuelle qui consiste à analyser d’abord la relation que tel texte établissait avec les conventions linguistiques et les débats intellectuels ou les croyances de son temps (ce que Quentin Skinner appelle « la matrice sociale et intellectuelle »22), pour déterminer ensuite l’intention de l’auteur, sa « force illocutoire » pour reprendre une notion de John Austin23, la signification sociale de son acte d’écriture – ce qu’il faisait en disant telle chose. Sans entrer ici dans une discussion sur la notion d’intention24, on remarquera que, s’intéressant aux croyances et motivations des auteurs, Quentin Skinner laisse de côté l’historicité de la langue. Dans la plupart des cas, les notions latines utilisées dans son corpus ne sont jamais discutées : les mots anglais recouvrent tout. Le plus important n’est pas pour lui la sémantique, mais la dimension performative du langage, le sens de l’acte d’écrire.
- 25 Voir, par exemple, E. A. Clark, History, Theory, Text. Historians and the Linguistic Turn, Cambrid (...)
- 26 Voir J. Guilhaumou, « L’analyse du discours du côté de l’histoire. Une démarche interprétative », (...)
- 27 Voir A. Guerreau, op. cit. Voir aussi le numéro de la revue Écrire l’histoire, publié en 2019, qui (...)
- 28 R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, J. Hoock et M.-C (...)
11Bien d’autres courants historiographiques ont mis la langue au cœur de l’enquête historique : le linguistic turn qui fait du texte la totalité du social25 ; l’histoire linguistique des usages conceptuels, issue des travaux de Jacques Guilhaumou, qui, comme Régine Robin, a privilégié l’analyse des unités de discours, mais aussi le processus de subjectivation des acteurs (notamment les acteurs populaires sous la Révolution française), leur conscience sociale dans la création des concepts26 ; ou la sémantique historique qui combine, elle, champ lexical et champ sémantique, pour analyser le rapport entre usages linguistiques et structures sociales ou représentations27. Il y a enfin l’histoire conceptuelle, telle qu’elle a été développée dans le dictionnaire de concepts historiques (les Geschichte Grundbegriffe) réalisé entre 1972 et 1997 sous la direction d’Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart Koselleck, et qui nous est connue en France surtout grâce aux recueils d’articles de ce dernier28.
- 29 Id., Le futur passé, op. cit., p. 108. Analysant le mot bürger par exemple, Koselleck montre les d (...)
- 30 B. Lacroix et X. Landrin, « La Begriffsgeschichte. Les usages conceptuels du médiéviste », Laborat (...)
- 31 Reinhart Koselleck reconnait que les concepts non seulement thématisent les changements d’une péri (...)
- 32 Cette idée de temporalisation a été reprise par Christian Meier, dans son analyse des concepts pol (...)
12Reinhart Koselleck étudie la façon dont le langage est utilisé dans des situations spécifiques, mais aussi ses reconfigurations successives : il intègre donc la réception de la langue. Suivant une approche synchronique et diachronique, il se propose d’analyser « la structure étagée des significations »29. C’est précisément cette accumulation de sens qui transforme un mot en concept. Les concepts sont donc des archives qui « capitalisent des transformations de long terme »30 et notamment des transformations sociales car histoire des concepts et histoire sociale sont liées31. Cette méthode permet aussi à Reinhart Koselleck d’identifier une rupture fondamentale : le milieu du XVIIIe siècle, moment à partir duquel on assiste, selon lui, à une temporalisation des concepts, c’est-à-dire au fait que les concepts ne renvoient plus seulement à une expérience passée, mais qu’ils offrent aussi un horizon d’attente32.
- 33 A. Guerreau, op. cit., p. 215-217.
- 34 Voir M. Richter, The History of Political and Social Concepts, op. cit., p. 52.
- 35 Ibid., p. 41-42.
13Ce qui nous intéresse ici, c’est la méthode suivie : à l’analyse de tous les sens d’un mot (ce qu’il appelle la sémasiologie), Reinhart Koselleck ajoute l’étude des différents mots pour dire une même chose (l’onomasiologie), ce qui conduit à prendre en compte synonymes et antonymes, limites entre concepts, concepts symétriques, bref toutes les relations qui font structure en quelque sorte33. La philologie la plus traditionnelle s’allie ici à la sémantique historique pour révéler les changements de sens des concepts moraux et politiques, et la façon dont le langage, non seulement enregistre les transformations sociales34, mais aussi affecte la vie sociale et politique : l’histoire conceptuelle révèle ainsi toutes les potentialités de la langue sur une longue période35.
- 36 R. Koselleck, Le futur passé, op. cit., p. 108.
14Cela dit, Reinhart Koselleck part toujours du contenu accepté de concepts généraux (« humanisme », « révolution », « démocratie », « république ») et procède rétrospectivement ; ce sont donc clairement des concepts pour l’historien qu’il étudie, et qui lui permettent de mettre en relation réalités, passées et présentes, et attentes du futur. On peut toutefois se demander s’il existe des concepts qui seraient ceux de tout historien ; ou des notions d’anthropologie générales valables pour toute société. Le concept est finalement toujours englobant, comme le dit justement Reinhart Koselleck36 ; il ne permet pas de restituer le mouvement même de l’histoire dans le passé, les usages contrastés, la fabrique du sens dans un moment précis au cœur même de l’action.
- 37 M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 98.
- 38 Voir M. Richter, op. cit.
- 39 Voir M. Roller, Constructing Autocracy. Aristocrats and Emperors in Julio-Claudian Rome, Princeton (...)
15L’influence de la philosophie du langage et de la linguistique sur les historiens a entraîné à l’évidence des déplacements importants. S’est imposée l’idée que le sens ne préexiste pas à la langue, contrairement à ce que laissait croire toute la tradition platonicienne. C’est en quelque sorte la position des sophistes qui l’a emporté : il faut partir des mots pour accéder aux réalités sociales. S’est aussi développée une critique salutaire de l’histoire des idées : rejetant toute recherche des influences, des origines, qui, comme le dit excellemment Michel de Certeau, « recousait les discontinuités »37, aussi bien Skinner et les contextualistes que Koselleck et les conceptualistes ont cherché à dégager les ruptures sémantiques et linguistiques, et ont inscrit le discours et les concepts dans la société, les uns dans l’histoire intellectuelle, les autres dans l’histoire sociale38. Cette critique de l’histoire des idées se retrouve dans certains travaux d’antiquisants qui analysent la façon dont le langage de l’Empire romain emprunte au langage social et privé de la domination39.
- 40 Que l’on peut déduire de la morphologie (mots, syntaxe, construction des verbes) – ce qu’Alain Bor (...)
16Toutefois, tous ces travaux laissent le plus souvent de côté des questions majeures : d’une part, la façon dont chaque langue construit des significations imaginaires sociales, c’est-à-dire des modes de dire, de penser, des représentations du monde, des idéalisations40 (la place de l’Autre, la conception du commun, du public, questions abordées le plus souvent comme des thèmes, et non du point de vue de la langue) ; de l’autre, l’historicité même de la langue, c’est-à-dire les discontinuités synchroniques dont elle est affectée. Marquée par une forte indétermination, la langue, et notamment celle du politique, est travaillée à la fois par des phénomènes de dissémination, c’est-à-dire de dérivations liées aux changements structurels, et par les conflits de signification. Or, c’est là que se joue la politique, le plus souvent à l’insu des acteurs eux-mêmes car on ne décide pas de changer le sens des mots. Voilà un espace pour l’enquête historique : l’espace du symbolique.
Propositions méthodologiques
- 41 É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, I. (...)
17Ces quelques remarques nous conduisent à proposer trois approches nouvelles. La première est pour ainsi dire formaliste, qui consiste à partir des seules catégories pertinentes pour les sociétés étudiées : res publica et non « république » ou « État » ; suffragium et non « vote ». Il faut pour cela laisser de côté la désignation (que l’on trouve dans un dictionnaire), au profit de la signification, comme le propose Émile Benveniste dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes. Analyser la signification, c’est d’abord remettre en cause les fausses évidences en renonçant à chercher des équivalents dans sa propre langue, et surtout travailler la génétique du mot, la « notion centrale », « le concept initial »41, l’usage originaire et la logique de ses dérivations.
- 42 Ibid., I, p. 87 sq. Hostis est, dit-il, composé de hosti-pet-s : pet n’est pas la racine du pouvoi (...)
18Comme Émile Benveniste le montre admirablement, le fait qu’hostis signifie « hôte » avant de désigner « ennemi » s’explique par l’idée d’égalité par compensation que l’on retrouve ensuite dans le mot plus tardif, hospes, « l’hôte »42. Ce qui fait la communauté, c’est ainsi le lien de réciprocité, la compétition et non l’agressivité à l’égard de l’étranger. Une idée adaptée au cadre des relations entre clans aristocratiques, mais qui, avec la fondation des cités, se transforme soit en hospitalité soit en hostilité (d’où le dédoublement hospes/hostis). Voilà une idée forte, une idéalisation (le rapport à l’autre), dont il reste encore à comprendre l’ambiguïté.
- 43 Cette hypothèse du chercheur finlandais a été discutée par Vincent Martzloff au cours d’un séminai (...)
19Le chercheur finlandais Jyri Vaahtera a suivi la même méthode à propos du terme suffragium : cherchant la notion centrale, dans le lien entre ce terme et le verbe frango, il y trouve l’idée de « fracas des boucliers pour manifester un consensus » ; de cette valeur, il tire trois choses : c’est donc le peuple en armes (tel est aussi le sens de populus) qui donne son consentement, il le fait par acclamation donc oralement, mais aussi collectivement. Il faut voir ce que cette notion centrale apporte d’une part à une analyse des dérivations sémantiques et d’autre part à la conception et au rôle du peuple. Quelle conscience les anciens avaient-ils de cette origine ?43
- 44 B. Bernardi, La fabrique des concepts. Recherche sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris (...)
- 45 Voir C. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, p. 144-14 (...)
20Mais un mot ne signifie pas tout seul dans la langue latine ; il s’appréhende en relation à un autre, ou à d’autres, par consignifiance. Il n’y a pas seulement des « concepts-champs », selon l’expression de Bruno Bernardi44, mais des champs de notions, des constellations sémantiques, qui orientent la signification : res publica ne signifie pas la même chose quand elle est reliée à ius et libertas, ou, comme c’est le cas à partir des IIe-IIIe siècles, quand elle est reliée à imperium, genus humanum, mundus, ou encore à fiscus. Les mots n’ont pas seulement rapport aux choses, mais aux mots eux-mêmes : ils n’ont pas à voir seulement avec la réalité du monde, mais aussi avec la logique du discours. C’est pourquoi il faut aussi suivre une approche discursive qui ne s’intéresse pas aux « auteurs », mais aux acteurs de l’histoire. Il convient en effet de s’interroger sur le sujet de l’énonciation : qui parle ? et qui dicte le sens des mots ? qui a le dernier mot ? Les textes ne sont pas seulement des documents mais des témoignages et des producteurs de sens, si bien que le contexte ne leur est pas extérieur. Ce sont par exemple les décrets du Sénat romain qui, au IIe siècle avant notre ère, font entrer dans le vocabulaire politique seditio, ou encore salus rei publicae. Et le glissement de sens de res publica est lié à ces deux notions. De même, la notion de maiestas populi Romani passe du champ diplomatique au champ politique avec la lex Appuleia de 100 avant J.-C., pour défendre les pouvoirs du peuple politique ; mais progressivement le sens que les populares (la part réformatrice de l’élite sénatoriale) lui donnaient est recouvert à partir de Sylla par le discours des optimates, c’est-à-dire des sénateurs « conservateurs » : la majesté n’est plus celle du peuple mais celle de la res publica, de l’État45. Plus généralement, le discours optimate, qui est idéologique, tend à fixer le sens des mots. Et Cicéron participe à cette clôture, qui relève d’une volonté de mettre un terme au changement social et politique. Cette approche discursive donne ainsi à voir la façon dont se construit un discours dominant, qui recouvre dans la suite toute autre interprétation. Cela permet de mener une analyse critique des sources, qui, le plus souvent, reflètent ce discours dominant.
21Enfin, il faut aussi associer une approche praxéologique, pour étudier les relations entre la pratique (et l’action) et les mots, c’est-à-dire non pas ce que les mots révèleraient de la pratique, mais la façon dont les anciens utilisaient les notions selon des enjeux variés. Libertas, populus, respublica, suffragium, ces mots du vocabulaire de la fin de la République, pour être communs à tous, n’étaient pas saisis de la même façon par les différents acteurs de l’histoire. Leur omniprésence dans le discours politique ne signifie pas qu’il y avait accord sur le sens, mais révèle, à l’inverse, le lieu même du conflit. C’est dans ce nouage, dirait Lacan, entre langue et pratique ou action, que les significations émergent. Tel est bien le projet : mener une histoire politique par la langue (et non de la langue seulement), à quoi l’on pourrait donner le nom de logopolitique. C’est, en effet, non pas la réalité de la République romaine mais l’expérience politique des différents acteurs, la praxis, que la langue permet de saisir. Une expérience singulière précisément, car jamais elle ne se reproduit dans le temps. Même si on s’y réfère dans les siècles ultérieurs, la référence au passé en réactive la valeur symbolique mais non la signification exacte. Le travail de l’historien est bien de mesurer l’écart entre les deux.
Res publica
22Ce sont ces trois approches que j’ai proposées dans mon livre Res publica. Histoire romaine de la chose publique. Il fallait tout d’abord rappeler l’incroyable épaisseur historique de ce terme sur la longue durée, puisque res publica a servi dans l’Antiquité pour désigner à la fois un aspect de la communauté politique romaine et certaines communautés locales ; puis au Moyen Âge, l’empire comme les communes, et qu’elle a été revendiquée par la communauté chrétienne comme par les pouvoirs laïcs ; que c’est à partir du XVe siècle seulement que la notion a pris une connotation particulière, sous la plume de Leonardo Bruni (vers 1370-1444), qui, dans sa traduction des Politiques d’Aristote, fut le premier à rendre par res publica l’idée aristotélicienne de meilleur régime politique (politeia ensuite traduit par republica).
23Dès lors, il était facile de comprendre que, quel que fût l’angle sous lequel on examinait la période dite républicaine (qui va de 509 à 27 avant J.-C.), la traduction par « république » nous facilitait la tâche mais ne nous éclairait en rien. Si nous prenons « république » au sens de cité-État, que faire des autres termes populus, civitas ? Et si l’on pense à « République » comme régime politique, c’est inadéquat car res publica ne désigne jamais un régime politique, et du reste les Romains n’avaient pas de mot pour le désigner, même s’ils pensaient que l’expulsion des rois avait fait place à la liberté. Res publica ne s’oppose pas à « monarchie » mais à l’idée d’un état de non-droit – la tyrannie.
24C’est donc de l’intérieur de la langue qu’il a fallu partir, non pour traduire, mais pour approcher les représentations que portait la locution latine, et comprendre comment les groupes et les individus se sont référés à la notion au cours du temps. C’est, en ce sens, bien une histoire politique par la notion de res publica que j’ai essayé de mener.
- 46 Cicéron, De oratore, II, 67 : « Sed si illam quoque partem quaestionum oratori volumus adiungere v (...)
- 47 Varron, De lingua latina, VI, 9, 86 : « Quod bonum fortunatum felix salutareque siet populo Romano (...)
- 48 Par exemple, Plaute, Poenulus, 524.
- 49 Expression de C. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Paris, PUF, p. 44.
25Plusieurs difficultés ont surgi aussitôt, qui concernaient d’ailleurs bien d’autres notions : premièrement, nous n’avons pas de définition avant Cicéron, qui, lui-même, explique que c’est une notion vague et fluctuante, et qu’il définit par une tautologie (« la chose […] est la chose »46) ; deuxièmement, on ne peut dater l’apparition de la notion : pour les Anciens, la res publica remontait à l’origine de Rome ; mais la notion n’est attestée dans les sources qu’à partir du IVe siècle dans la formule du census ou dans celle de la devotio, rapportées l’une par Varron, l’autre par Tite-Live47. Dans les deux cas, res publica est liée à populi romani ; et, dès le siècle suivant, on trouve res populi48. Mais à quelle conception du peuple fait-on référence dans ces textes ? Que mettaient les Romains sous le mot « publicus » ? et surtout, que signifiait le fait de se référer à une res, une « chose », un terme qui suffit parfois à désigner la chose publique ? Enfin, pour reprendre le langage stoïcien, res n’a pas de référent extérieur (un soma ou corpus) et pas de signifié précis (un lekton, une chose référée dans notre imagination) ; elle est un pur signifiant, doublement indéterminé, un « signifiant flottant »49. Mais est-ce la langue qui est indéterminée, ou la pensée du public, ou encore l’espace public lui-même ?
26L’analyse du terme res, d’abord, et la prise en compte de ses usages judiciaires, puis l’étude précise de l’emploi de res publica dans les discours et dans les pratiques politiques, dans les lois et les sénatus-consultes, ont permis de mettre au jour le conflit de significations dont la notion a été l’objet à partir du IIe siècle avant notre ère.
27Cette notion indéterminée et vague définissait en effet à l’origine l’ensemble des affaires (et non seulement des biens) en partage ou en litige entre les citoyens ; une telle conception, qui révèle une absence remarquable de formalisation originelle, reconnaissait la place du conflit et de la pluralité dans la société, et donc le rôle fondamental des interactions entre les citoyens dans la construction de la chose publique. L’histoire du conflit des ordres, du Ve au IIIe siècle avant J.-C., correspond parfaitement à cette définition d’un monde ouvert et en mouvement : les sécessions et les divisions ont en effet favorisé progressivement l’unification du populus, tout en conservant à la plèbe sa spécificité à l’intérieur de la cité. J’ai proposé de nommer « altéronomie » cette triple capacité à transformer (altérer) la cité, à y maintenir de la dualité (de l’altérité), et à remettre en question les notions de justice et d’égalité (alternatives).
28Or, dans la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère, après les guerres méditerranéennes, la notion de res publica fut investie d’une toute autre valeur par les optimates, tandis que les populares continuaient à se référer au sens ancien. En son nom, ces derniers, désignés comme séditieux, furent mis à mort sans procès ; en son nom, des mesures d’urgence furent prises sans vote du peuple. La res publica s’idéalisa en quelque sorte et commença à être conçue comme nécessairement unifiée, consensuelle, close et éternelle. Un tel conflit de significations permet de renouveler l’interprétation de la crise de la République : celle-ci ne fut pas une crise de consensus, comme les historiens l’affirment aujourd’hui, mais une crise de l’altéronomie, révélant l’incapacité d’une partie de l’élite à tolérer désormais le conflit et le changement. Au cours du Ier siècle, lois pénales visant à protéger la majesté de la res publica et décrets sénatoriaux renforcèrent l’institutionnalisation de la res publica, qui fut érigée en un principe de verticalité, et devint la référence absolue au-dessus même des citoyens et des lois.
29Se dégagent ainsi deux conceptions concurrentielles de la chose publique qui auront une longue postérité : l’une, de « tumulte » et d’action, met l’accent sur les citoyens dans leur pluralité et leur conflictualité possible ; l’autre, d’unité et de consensus, envisage la res publica ou le peuple comme principes juridiques et abstraits, ce qui fragilise les citoyens. Deux conceptions qui emploient le même langage mais portent un idéal différent : participation et mouvement d’un côté, certitude, stabilité et durée, bientôt immortalité, de l’autre.
- 50 Voir Cicéron, De legibus, III, 3, 8 : « Ollis salus populi suprema lex esto » / « Que pour eux [le (...)
30La conceptualisation cicéronienne doit être replacée dans cette évolution. Res publica y est dite, de manière traditionnelle, « chose du peuple », ce peuple étant compris non pas comme l’ensemble des citoyens (societas civium) mais comme un tout juridiquement ordonné (societas iuris) ; elle y est définie à la fois par le droit et par la guerre contre les séditieux ; par la loi et par l’action extra-juridique de l’homme providentiel – deux manières en tension d’assurer la permanence de l’État, la salus populi dont la défense est assignée comme loi suprême aux consuls50.
- 51 Ibid., III, 41.
31C’est assurément cette conception que les empereurs reçurent. Cela permet de comprendre l’idéologème augustéen d’une « restauration de la res publica », laquelle visait à rétablir non la « république » mais la continuité de l’État formalisé, que les guerres civiles avaient mené au bord de la ruine. Pacifiée et redressée, la res publica constitua une référence permettant de garantir la légitimité politique d’un pouvoir conquis par les armes et la permanence d’un État menacé par des ennemis intérieurs ; substantialisée et objectivée, elle désigna tout le champ du public, qui, dans sa dimension matérielle, fit l’objet d’une interprétation jurisprudentielle inédite. La chose publique, c’était l’ensemble de toutes les choses publiques, « les terres, les revenus et l’Empire », avait déjà résumé Cicéron dans son traité De officiis, tandis que, dans le De legibus, il avait appelé les sénateurs à mieux connaître tout ce qui touchait à la chose publique : « nosse rem publicam »51.
- 52 Dans cette lettre écrite par Cassiodore (Variae, 1, 1), l’Empire romain était d’abord désigné p (...)
32À partir du IIIe siècle, enfin, la res publica romana subit une extension temporelle (les atteintes à sa maiestas devinrent des crimes imprescriptibles) et spatiale : l’expression servit à désigner l’Empire romain tout entier, comme entité politique mais aussi culturelle face à toute menace civilisationnelle. Voilà qui reflétait un changement d’idéalisation : au projet d’englober le monde succéda l’idée que l’Empire n’en formait qu’une partie, mais la seule qui fût vraiment humaine et civilisée. Res publica servit à qualifier, non seulement l’Empire romain et les cités locales autonomes régies par le droit romain, mais même un royaume barbare, qui, tout en affirmant sa souveraineté politique, cherchait à affirmer son appartenance au monde culturel romain : tel était le sens de la formule utraque res publica, l’une et l’autre res publica, par laquelle Cassiodore, dans une lettre à l’empereur d’Orient Anastase Ier, écrite en 507 au nom de son roi Théodoric, désignait l’Empire d’Orient et le royaume Goth (le regnum) comme « l’une et l’autre res publica » – utraque res publica52.
33La langue constitue un enjeu fondamental des luttes politiques. Aussi importe-t-il de mener de manière approfondie l’analyse des conflits de significations. Une telle approche a permis notamment de mettre au jour la façon dont, à la fin de la République romaine, s’est construit un discours dominant sur la res publica, discours fortement idéologique qui visait à mettre fin au débat, c’est-à-dire à l’altéronomie, et à la tension entre différentes conceptions de la collectivité ; un discours qui conduisit au recouvrement d’une signification par une autre et qui accompagna un processus d’institutionnalisation, lequel renforça progressivement la capacité répressive de l’État. La première conception ne disparut pas pour autant ; elle resurgit de temps à autre, non pas à l’identique mais pour questionner de manière infinie et sans cesse renouvelée le sens de la communauté, la nature même de l’espace public, conçu soit comme collectif et partagé, soit comme juridique et surplombant. La leçon de cette histoire est que res publica a toujours été en quelque sorte un « concept de combat » : contre les réformateurs sous la République, contre l’ennemi intérieur sous l’Empire, ou contre une menace civilisationnelle extérieure à partir du IIIe siècle. À chaque fois, l’enjeu est bien de définir l’espace commun, de s’interroger sur une question fondamentale : avec qui accepte-t-on de partager la chose publique ?
34La question de la res publica ne peut se limiter en tout cas à une interrogation sur le meilleur régime ou sur le meilleur dirigeant : ce sont les philosophes grecs, et ensuite Cicéron, après Polybe, qui ont orienté les débats en ces termes. Au contraire, l’idée de res publica invite à une réflexion plus profonde sur l’espace en partage entre les citoyens, et sur la place de l’Autre dans cet espace.
Notes
1 Par exemple : Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought. Volume I: The Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1978 (trad. fr. Les fondements de la pensée politique moderne, J. Grossman et J.-Y. Pouilloux trad., Paris, Albin Michel, 2001) ; P. Pettit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press, 2001.
2 F. Millar, The Crowd in Rome in the Late Republic, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998 ; ce débat a été lancé dès les années 1980 par différents articles, notamment : Id., « Popular politics at Rome in the late Republic », dans Leaders and Masses in the Roman World: Studies in Honor of Zvi Yavetz, I. Malkin et Z. W. Rubinsohn éd., Leyde, Brill, 1995, en particulier p. 94 (repris dans Rome, the Greek World, and the East, I. The Roman Republic and the Augustan Revolution, H. M. Cotton et G. M. Rogers éd., Londres, Chapel Hill, 2002, p. 165).
3 Voir « Langage et histoire », dossier de la revue Langue française, no 15, 1972.
4 R. Marichal, « La critique des textes », dans L’histoire et ses méthodes, C. Samaran éd., Paris, Gallimard, 1961, p. 1247-1366, ici p. 1341 (cité par A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001, p. 64, n. 86).
5 W. V. O. Quine, « Le Mythe de la Signification », dans Cahiers de Royaumont, Philosophie, no IV, La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962, p. 139.
6 Voir J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, La grammaire de la République. Langages de la politique chez Francesco Guicciardini (1483-1540), Genève, Droz, 2009, en particulier p. 7-8.
7 Voir P. Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Le Seuil, 2003, p. 35-36. Ce sont les notions essentielles dont la définition fait problème (égalité, citoyenneté, souveraineté, etc.). Tocqueville consacrait un chapitre de la Démocratie en Amérique pour montrer comment l’expérience démocratique avait modifié le sens des mots anglais, tout en conservant les mêmes termes (t. II, 1re partie, chap. XVI, Paris, GF, 1981).
8 Voir Salluste, Bellum Catilinae, 52 ; Historiae. Oratio Licinii Macri, 13 ; Tacite, Annales, 4, 9 et 19 et 33 ; 6, 13, 1 ; 13, 28.
9 Par exemple, Verrius Flaccus, ap. Gellius, Noctes Atticae, 18, 7, 5 : « “Senatum” dici et pro loco et pro hominibus, “civitatem” et pro loco et oppido et pro iure quoque omnium et pro hominum multitudine, “tribus” quoque et “decurias” dici et pro loco et pro iure et pro hominibus, “contionem” autem tria significare : locum, verba, suggestumque unde verba fierent » / « Par “sénat”, on peut entendre le lieu, les hommes, par “cité” le lieu, la ville et le droit de tous et la multitude des citoyens, par “tribus” aussi les “décuries” et le lieu et le droit et les hommes ; “contio“ a trois significations : le lieu, les mots et le tribunal d’où se répandent les mots » (nous traduisons).
10 R. Koselleck, « Herrschaft. I. Introduction », dans Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck éd., Stuttgart, Klett-Cotta, vol. III, 1982, p. 1-102, ici p. 1-2 ; Id., « I. Introduction », C. Colliot-Thélène et É. Kauffmann trad., Trivium, 35, 2022. En ligne : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trivium/8254] (consulté le 11 août 2023).
11 Cicéron, De officiis, I, 20, 69 : negotia publica s’oppose chez lui à l’otium, le repos loin des affaires de la cité. Au IIe siècle de notre ère, Fronton distingue aussi les mesures à prendre dans l’intérêt de la res publica (quae e re sunt), mesures à discuter avec le Sénat seul, et les affaires à présenter au peuple (pleraque negotia) : Fronton, Ad M. Antoninum, de eloquentia, 2, 6 (M. Cornelii Frontonis epistulae, M.P.J. Van den Hout éd., Leipzig, Teubner, 1988, p. 138). Ainsi se dit la séparation entre res publica et populus.
12 M. Bloch, L’histoire, la guerre, la résistance, Paris, Gallimard, 2006, p. 962 : « Notre science ne dispose pas, comme les mathématiques ou la chimie, d’un système de symboles détaché de toute langue nationale. L’historien parle uniquement avec des mots ; donc, avec ceux de son pays » ; et il ajoutait : « Choisir l’équivalent, c'est postuler une ressemblance. Prenons garde qu’elle ne soit, au mieux, que de surface ».
13 De manière très parlante, Dispeh Chakrabarty distingue deux types de traductions : l’un qu’il compare au troc, quand on passe d’un code à un autre sans modèle supérieur qui viendrait limiter ou censurer la traduction — ce que nous pouvons appeler l’interprétation ; l’autre à l’échange généralisé des marchandises, par exemple, lorsque, au-dessus de pani en hindi et eau en français, je présuppose H2O (Provincialiser l’Europe, O. Ruchet et N. Vieillescazes trad., Paris, Éditions Amsterdam, 2020, p. 155 sq.).
14 M. Bloch, op. cit., p. 433.
15 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 321.
16 Voir le bel article de Luca Scuccimarra, « La Begriffsgeschichte e le sue radici intellettuali », Storica, 10, 1998, p. 7-99, dont je m’inspire dans ce paragraphe. Je remercie Igor Mineo de m’avoir transmis cet article.
17 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne-Paris, Payot, 1916.
18 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Blackwell, Oxford, 1953, § 22-27 (trad. fr. Recherches philosophiques, F. Dastur, M. Elie et J.-L. Gautero trad., Paris, Gallimard, 2001, p. 39-41).
19 J. L. Austin, How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press, 1962 (trad. fr. Quand dire, c’est faire, G. Lane trad., Paris, Le Seuil, 1991).
20 J. Dubois, « Énoncé et énonciation », Langages, 4ᵉ année, no 13 (« L’analyse du discours », J. Dubois et J. Sumpf éd.), 1969, p. 100-110. En ligne : [www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1969_num_4_13_2511] (consulté le 11 août 2023).
21 J. Pocock, Politics, Language and Time: Essays in Political Thought and Theory, New York, Atheneum, 1971.
22 Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, op. cit., p. 9 ; voir aussi Id., Visions of Politics, Volume 1: Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 44-45. Sur Pocock et Skinner, voir les remarques de Melvin Richter, The History of Political and Social Concepts, New York-Oxford, Oxford University Press, p. 124-142 (cité par L. Scuccimarra, art. cité, p. 20).
23 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 113-114.
24 Notion sur laquelle Quentin Skinner est revenu souvent : Visions of Politics, op. cit., p. 97, p. 120. Sur cette question, voir la discussion de Jean-Fabien Spitz, « Quentin Skinner », Revue française d’histoire des idées politiques, no 40, 2014/2, p. 347-377. En ligne : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rfhip.040.0347] (consulté le 11 août 2023).
25 Voir, par exemple, E. A. Clark, History, Theory, Text. Historians and the Linguistic Turn, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2004.
26 Voir J. Guilhaumou, « L’analyse du discours du côté de l’histoire. Une démarche interprétative », Langage et société, no 121-122, 2007/3-4, p. 177-187.
27 Voir A. Guerreau, op. cit. Voir aussi le numéro de la revue Écrire l’histoire, publié en 2019, qui est consacré à l’analyse des différents rapports entre les historiens et les langues, et aussi aux pistes ouvertes par les nouvelles technologies pour créer des bases de données. Merci à Igor Mineo pour cette référence.
28 R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, J. Hoock et M.-C. Hoock trad., Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2000 ; Id., L’expérience de l’histoire, A. Escudier trad., Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales-Gallimard-Le Seuil, 1997. Signalons aussi les traductions de certains articles du Dictionnaire par la revue en ligne Trivium.
29 Id., Le futur passé, op. cit., p. 108. Analysant le mot bürger par exemple, Koselleck montre les déplacements successifs de Stadtbürger (bourgeoisie des villes au Moyen Âge) à Staatsbürger (citoyen vers 1700) puis à Bürger (le bourgeois par opposition au prolétaire, vers 1900).
30 B. Lacroix et X. Landrin, « La Begriffsgeschichte. Les usages conceptuels du médiéviste », Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, nov. 2011, France. En ligne : [https://hal.science/hal-00639385v1/preview/begriffsgeschichte.pdf] (consulté le 11 août 2023).
31 Reinhart Koselleck reconnait que les concepts non seulement thématisent les changements d’une période à l’autre, mais aussi des déplacements synchroniques, qu’il y a donc un lien entre les constructions du sens et les transformations sociales, entre le sens et l’appartenance sociale même, entre histoire sociale et histoire des concepts. Une idée que reprend Pierre Rosanvallon, dans son histoire conceptuelle du politique à propos de la question du suffrage (P. Rosanvallon, op. cit., p. 22-23), où il propose d’étudier non seulement le sens du mot « vote », mais aussi la pratique (et la conception qu’elle reflète), soit comme symbole de l’inclusion sociale, sacre de l’égalité citoyenne, soit comme expression du pouvoir social, forme de gouvernement de la société.
32 Cette idée de temporalisation a été reprise par Christian Meier, dans son analyse des concepts politiques grecs, et notamment du passage de concepts nomistiques (eunomia) qui renvoyaient à un ordre du monde passé, aux concepts kratistiques (democratia), tournés vers le futur (La naissance du politique, D. Trierweiler trad., Paris, Gallimard, 1996).
33 A. Guerreau, op. cit., p. 215-217.
34 Voir M. Richter, The History of Political and Social Concepts, op. cit., p. 52.
35 Ibid., p. 41-42.
36 R. Koselleck, Le futur passé, op. cit., p. 108.
37 M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 98.
38 Voir M. Richter, op. cit.
39 Voir M. Roller, Constructing Autocracy. Aristocrats and Emperors in Julio-Claudian Rome, Princeton, Princeton University Press, 2016 ; M. Lavan, Slaves to Rome. Paradigms of Empire in Roman Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
40 Que l’on peut déduire de la morphologie (mots, syntaxe, construction des verbes) – ce qu’Alain Borer a appelé la « grammatique » (« Speak White ! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ?, Paris, Gallimard, 2021, p. 34).
41 É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, I. Économie, parenté, société, p. 11 ; II. Pouvoir, droit religion, p. 72.
42 Ibid., I, p. 87 sq. Hostis est, dit-il, composé de hosti-pet-s : pet n’est pas la racine du pouvoir mais celle de l’identité − littéralement « lui-même », « en personne » (par suite, dans une communauté fermée : « le maître »).
43 Cette hypothèse du chercheur finlandais a été discutée par Vincent Martzloff au cours d’un séminaire organisé à Lyon par Virginie Hollard et Romain Meltz (16 octobre 2020) dans le cadre du programme de recherches « Relire le vote romain » : si elle présente quelque difficulté du point de vue de l’analyse sémantique (le sens de fragor n’étant qu’un dérivé secondaire de frango alors que suffragium est, lui, censé dériver directement de frango), elle n’a pas été totalement remise en question (du reste, ne peut-on imaginer que suffragium est comme fragor un dérivé secondaire ?). Nous la citons ici car elle illustre bien la méthode de Benveniste.
44 B. Bernardi, La fabrique des concepts. Recherche sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 560, à propos du concept de corps politique.
45 Voir C. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, p. 144-149.
46 Cicéron, De oratore, II, 67 : « Sed si illam quoque partem quaestionum oratori volumus adiungere vagam et liberam et late patentem, ut [...] de re publica […] » / « Mais si nous voulons ajouter pour l’orateur cette partie des questions qui est indéfinie, incertaine, très étendue, […] comme par exemple quand on parle de la res publica […] » (nous traduisons). Sur la définition cicéronienne de res publica comme « chose du peuple » (res populi), voir Id., De re publica, I, 39 et C. Moatti, op. cit., p. 187-224.
47 Varron, De lingua latina, VI, 9, 86 : « Quod bonum fortunatum felix salutareque siet populo Romano Quiritium, reique publicae populi Romani Quiritium […] » / « Bonne fortune et longue vie au peuple romain des Quirites, à la res publica du peuple romain des Quirites […] » (P. Flobert trad., Paris, Les Belles Lettres, 2019) ; Tite-Live, Historia romana, VIII, 9, 4 : « Vos precor, veneror, veniam peto feroque, uti populo Romano Quiritium vim victoriam prosperetis […]. Sicut verbis nuncupavi, ita pro re publica <populi Romani> Quiritium [pro] exercitu, legionibus, auxiliis populi romani Quiritium, legiones auxilia hostium mecum diis Manibus Tellurique devoveo » / « Je vous prie, je vous vénère, je vous demande comme grâce et faveur, d’apporter la force et la victoire au peuple romain des Quirites […]. De même que je l’ai fait dans cette prière, de même, au nom de la res publica du people romain des Quirites, de l’armée, des légions, des auxiliaires du Peuple romain des Quirites, je dévoue les légions et les auxiliaires de l’ennemi, ainsi que ma personne aux Dieux Mânes et à la Terre » (Ch. Guittard trad., Paris, Les Belles Lettres, 1987, trad. revue par nos soins).
48 Par exemple, Plaute, Poenulus, 524.
49 Expression de C. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Paris, PUF, p. 44.
50 Voir Cicéron, De legibus, III, 3, 8 : « Ollis salus populi suprema lex esto » / « Que pour eux [les consuls] le salut du peuple soit la suprême loi » (nous traduisons).
51 Ibid., III, 41.
52 Dans cette lettre écrite par Cassiodore (Variae, 1, 1), l’Empire romain était d’abord désigné par vestra res publica, et distingué de regnum nostrum ; mais ensuite, la lettre qualifie le royaume de Théodoric de res publica : « Quia pati vos non credimus inter utrasque res publicas, quarum semper unum corpus sub antiquis principibus fuisse declaratur, aliquid discordiae permanere » / « Parce que nous pensons que vous ne supportez pas que, entre les deux res publicae, dont on disait toujours, sous les anciens empereurs, qu’elles formaient un seul corps, quelque objet de discorde demeure » (nous traduisons). Utraque res publica avait en effet défini jadis les deux parties de l’Empire romain. Sur cette évolution, voir C. Moatti, op. cit., p. 397 ; D. Moreau, Utraque res publica. Quelques réflexions sur une expression latine tardive, à paraître.
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Référence électronique
Claudia Moatti, « Essai de logopolitique. Langue, politique, historicité », Astérion [En ligne], 29 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/10368 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.10368
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