Pauline Carminati, Le Paradis en boutique. L’édition de sculptures religieuses au XIXe siècle
Pauline Carminati, Le Paradis en boutique. L’édition de sculptures religieuses au xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Société d’Histoire religieuse de France, 2024, 361 p.
Texte intégral
1Entre le xixe et la première moitié du xxe siècle, des statues religieuses ont été massivement produites par des entreprises françaises qui dominent progressivement le marché mondial et exportent vers différents continents. Au centre de l’ouvrage se trouve la maison fondée par Joseph Ignace Raffi (1828-1895) et son évolution sur plus d’un siècle : en 1864, Raffi loue une boutique à Paris, dans la rue Bonaparte ; en 1871, il commence à livrer des statues au sanctuaire de Lourdes ; en 1880, la société est dissoute et Auguste Verrebout (1836-1889) reste seul propriétaire du fonds de commerce ; en 1910 apparaît la dénomination « La statue religieuse » dans les documents marchands et sur les statues ; enfin, en 1956, la société « La statue religieuse » est radiée du registre du commerce, ce qui marque la fin d’une épopée.
2Pendant des décennies, nous suivons cette maison parisienne emblématique, qui est probablement « le plus important fabricant français de sculptures religieuses » (p. 189). Et pourtant, elle a été créée par un sculpteur, Raffi, né dans la région du Tyrol autrichien, qui a profité d’une « formation cosmopolite entre l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie » (p. 85), et dirigée ensuite par un autre artisan, belge cette fois, Verrebout, né à Bruges. En effet, le grand mérite du livre est de nous faire circuler entre le local et le global, entre les aspirations patriotiques et les réseaux transnationaux. Nous passons ainsi de l’influence de cette activité économique et artistique sur le quartier parisien de l’église Saint-Sulpice (p. 167) et dans les débats français autour de l’art, aux initiatives papales visant à uniformiser les pratiques de millions de catholiques partout dans le monde. L’ouvrage nous fait découvrir un milieu professionnel mobile et changeant, où les Italiens dominent initialement le marché du moulage à Paris (p. 24), et les entreprises françaises, quand elles apparaissent, sont confrontées à la concurrence allemande, au moins jusqu’en 1870 : alors que le clergé appréciait beaucoup les statues fabriquées à Munich, les commandes s’arrêtent après la guerre de 1870 et la défaite de la France (p. 89). Toutefois, les catalogues français continuent à proposer des décors « genre Munich » imitant les brocarts médiévaux et les anciennes tapisseries, sur lesquels la réussite de Joseph Mayer, entrepreneur à Munich, s’est fondée entre 1847 et 1870 (p. 143-145). La maison Raffi a même déposé en septembre 1865 une demande de brevet afin de s’assurer l’exclusivité de cette technique introduite et améliorée en France vraisemblablement par Raffi lui-même. Durant l’entre-deux-guerres, cette statuaire commence à incarner la décadence de l’art religieux, mais les Allemands sont encore une référence importante, tant comme responsables du déclin (à cause des mièvreries « développées par l’art allemand de Düsseldorf et de Munich », p. 275) que comme espoir – étant capables de produire une nouvelle génération prometteuse, telle que l’école allemande d’Overbeck et les artistes dits Nazaréens (p. 57 et p. 284). Mise à part l’influence allemande, la statuaire que les entreprises françaises fabriquent s’inscrit dans la tradition de la sculpture espagnole du xviie siècle, en ce qui concerne l’utilisation des yeux artificiels et de la polychromie (p. 148). La première moitié du xixe siècle est également marquée par « l’italianisation progressive de la piété française », avec l’introduction notamment de la dévotion au chemin de croix, et d’un « mouvement vers Rome » (p. 197).
3En distinguant trois phases de développement, Carminati examine ce secteur dans son ensemble et « en tant que phénomène global » : c’est pendant la deuxième période, entre 1870 et 1900, que la France, jusque-là dominée par la production munichoise, s’impose enfin sur le marché mondial de la statuaire religieuse (p. 189). À la fin du xixe siècle, « un atelier de statuaire religieuse à la française » a été même créé à Rome : l’un des deux associés était auparavant employé par la maison Raffi (p. 242). La France exporte non seulement des statues, mais aussi un savoir-faire, alors que les Italiens avaient été à la pointe de cette technique pendant une bonne partie du siècle. C’est là tout le paradoxe que Carminati laisse entrevoir, dans la mesure où cette période d’épanouissement est marquée par deux autres tendances. D’une part, la sécularisation progresse dans la société française, avec l’expulsion des congrégations à la suite du décret de 1880 (p. 94), et surtout avec la loi de 1905 qui constitue le point culminant. D’autre part, des financiers et des spéculateurs commencent à jouer un rôle majeur dans ce domaine économique, puisque même la maison Raffi passe en 1890 entre leurs mains. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure ce succès commercial au niveau mondial a été conditionné, d’une part, par le sentiment de persécution des catholiques français ; et d’autre part, par l’entrée dans le monde de la finance. Un troisième paramètre pourrait être ajouté ici : avec les apparitions mariales rue du Bac en 1830, puis à Lourdes en 1858, la France devient une terre d’élection divine. La maison Raffi vend massivement des statues de Notre-Dame de Lourdes dans le monde entier entre 1871 et 1877 (p. 216) : qui aurait pensé s’adresser à une entreprise allemande pour la fabrication d’une telle statue ? Autre paramètre à prendre en considération, le rôle des missionnaires par rapport aux commandes de statues – la France étant un Empire colonial, contrairement à l’Allemagne. Alors que Carminati n’essaie pas de comprendre pourquoi la France a dominé le marché international dans ce secteur à un moment donné, son ouvrage est si riche et les pistes qu’il ouvre si nombreuses qu’il permet au lecteur d’esquisser des réponses à des questions qui n’y sont pas posées de manière explicite.
4Le but principal du livre est de réhabiliter un patrimoine industriel et artistique qui a été progressivement déprécié, surtout à partir du début du xxe siècle. Il examine comment certaines de ces œuvres ont été admises au Salon des Beaux-Arts, ont participé à des expositions universelles et ont gagné des médailles. Il analyse l’introduction de matières nouvelles visant à remplacer le marbre et l’ivoire, la pierre et le bois, plus nobles, mais plus coûteux. Le fait de remplacer les « matières taillées » par celles « moulées » (p. 65) permettait tant le perfectionnement de la technique qu’une baisse du prix de vente afin de promouvoir « un art pour tous », où l’œuvre unique n’est plus la seule possibilité. Carminati nous montre comment les modèles, qui pouvaient être agrandis ou réduits, circulaient entre les entreprises. Le fonds de commerce d’un concurrent en faillite pouvait ainsi être racheté pour enrichir et renouveler l’offre du magasin. De même, elle insiste sur la sous-traitance qui définissait différents stades de la production. Cette organisation du travail favorisait inévitablement les contrefaçons. De ce point de vue, la sculpture religieuse a fait « évoluer la jurisprudence dans le domaine de la sculpture d’édition » (p. 133).
5La technique du moulage permettait également de décomposer et recomposer les modèles : ces « sculptures hybrides » (une sainte faite avec le corps d’une autre sainte) étaient constituées « de différentes temporalités, associant par exemple une main créée dans les années 1870, un corps dans les années 1890 et une tête en 1920 » (p. 124-125). Après la Grande Guerre, pour satisfaire la demande grandissante pour des Monuments aux morts, la composition du groupe dit « de la Sainte Agonie de Notre-Seigneur (au Jardin des Oliviers) », dans lequel le Christ, à droite, est agenouillé au pied de l’ange qui lui tend le calice en montrant le ciel du doigt, a été reformulée par la maison Raffi : un soldat à genoux a pris la place du Christ, alors que l’ange (souvent identifié comme une allégorie de la Victoire) ne tenait plus un calice, mais une couronne (p. 262-263). Le développement de cette capacité d’adaptation et d’inventivité caractérise, en effet, la fabrication en série où (presque) tout est réutilisable et modulable.
6Carminati ne s’intéresse qu’au domaine de la religion catholique, mais la période qu’elle examine est également celle de l’essor des études byzantines. Adolphe Napoléon Didron, que Carminati cite à plusieurs reprises, a publié en 1845 le Manuel d’Iconographie chrétienne, d’après Le Guide de la Peinture du moine athonite Denys de Fourna. L’ouvrage a eu un grand succès dans les milieux artistiques français. En effet, les mêmes interrogations accompagnent la découverte de cette forme hiératique (l’icône byzantine) pour ceux qui s’intéressent à l’archéologie chrétienne : la tension entre œuvre unique et reproduite, entre uniformité, anonymat de l’auteur et création individuelle, ainsi que le rapport entre art, artisanat et industrie.
7Si les débats français autour de l’icône byzantine ne sont pas évoqués dans le livre, ce dernier fait apparaître un autre guide iconographique : le pape. Pie IX prescrit aux évêques et aux éditeurs d’objets d’art religieux trois représentations de l’Immaculée Conception, qui sont élaborées sous sa direction (p. 205-207). Il intervient aussi pour proposer une iconographie nouvelle pour Notre-Dame du Sacré-Cœur ; en septembre 1875, Raffi va à Rome pour lui soumettre une photographie de son modèle, que Pie IX bénit et approuve en le déclarant exécuté « selon ses désirs » (p. 238-239). Le pape meurt en février 1878 : quand la maison Raffi présente deux mois plus tard le groupe La France et Pie IX aux pieds du Sacré-Cœur, les réactions sont élogieuses, car Raffi, « qui a résidé longtemps à Rome, et qui a eu l’insigne honneur d’être plusieurs fois reçu par Pie IX, a pu s’inspirer directement de son modèle » (p. 237).
8En effet, la production est, dans une grande mesure, marquée par le souci de naturalisme. Mais le réalisme des figures, « trop nature » parfois, est de plus en plus contesté au début du xxe siècle. Elles sont assimilées aux « mannequins de cire » et jugées « d’une banalité, d’une crudité de bariolage qui les rendent certainement bien inférieures aux fétiches des races réputées les moins civilisées » (p. 276). En règle générale, il y a deux manières de rapprocher art catholique et art religieux exotique : par la comparaison, comme ici (où il est suggéré que mêmes les fétiches étaient supérieurs à ces statues chrétiennes) et par l’identification – comme dans les années 1830, où c’étaient les figures grossières et mal proportionnées (produites souvent par des ateliers locaux de menuisiers-sculpteurs) qui étaient considérées indécentes, à cause de leur ressemblance « à de grotesques idoles venues de quelque pagode des Indes » (p. 61). C’est en réaction à ce type de statues que des entreprises, comme la maison Raffi, ont été créées. Dans ce cas, l’art religieux exotique est sollicité pour appuyer le besoin de retrouver le souci de l’anatomie et une plus grande imitation de la nature, alors que, dans le premier exemple, c’est le réalisme et l’emploi de la couleur qui gêne et qui justifie la comparaison avec les fétiches. La question de la confrontation entre art religieux exotique et art catholique dans les colonies n’est pas posée dans le livre, mais elle mériterait d’être étudiée. Surtout en sachant que l’art abstrait, qui émerge à la fin du xixe siècle, est inspiré par l’art exotique : dans quelle mesure ces autres formes (l’icône byzantine incluse) qui apparaissent en dehors de l’art religieux catholique, influent-elles sur les goûts et les jugements esthétiques, et conduisent-elles progressivement à la fin de cette industrie prospère ?
9Les éditeurs de ces objets ont côtoyé le souverain pontife et ont reçu ses instructions ; ils ont toujours attendu la « reconnaissance officielle par les autorités religieuses avant de faire les frais d’un modelage » (p. 117), mais ont également contribué à la diffusion de nouveaux cultes – y compris la dévotion au pape lui-même. Carminati montre avec finesse l’interdépendance des différents acteurs. Grâce à son analyse, une aventure commerciale, incarnée par la maison Raffi, mais représentant tout un secteur économique qui a eu des effets artistiques et religieux bien au-delà des frontières françaises, peut être suivie de son commencement jusqu’à sa fin.
Pour citer cet article
Référence papier
Katerina Seraïdari, « Pauline Carminati, Le Paradis en boutique. L’édition de sculptures religieuses au XIXe siècle », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 199-201.
Référence électronique
Katerina Seraïdari, « Pauline Carminati, Le Paradis en boutique. L’édition de sculptures religieuses au XIXe siècle », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 12 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/76682 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/138ti
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