Étienne Fouilloux, Marie-Dominique Chenu (1895-1990)
Étienne Fouilloux, Marie-Dominique Chenu (1895-1990), Paris, Salvator, 2022, 276 p.
Texte intégral
1Après son ouvrage sur les Éditions du Cerf en 2018 aux Presses universitaires de Rennes, puis celui sur le père Congar en 2020 chez Salvator, Étienne Fouilloux poursuit dans ce livre une exploration de l’intelligence dominicaine qui prolonge le travail de fond inauguré voici plus d’un quart de siècle dans un cadre plus large avec Une Église en quête de liberté (Desclée de Brouwer, 1998), pièce centrale de ce qu’il a défini lui-même, dès 1993, comme « une histoire non théologique des théologies » (Au cœur du xxe siècle religieux, Éditions ouvrières, 1993, p. 20) et qui apparaît, avec le recul du temps, comme le mobile principal de sa recherche.
2Cette biographie était donc attendue, pas seulement parce que son auteur est particulièrement bien placé pour l’écrire, mais aussi en raison de la place paradoxale occupée par Marie-Dominique Chenu dans cette histoire intellectuelle du catholicisme contemporain en France : place centrale, parce qu’il est un protagoniste essentiel de chacun de ses moments, à l’exception de la crise de la « nouvelle théologie » dont son éviction du Studium du Saulchoir le tient éloigné quelques années auparavant ; mais place contrariée, parce que les sanctions dont il fut l’objet entravèrent sa carrière de théologien réformateur de l’ordre et laissent entière la question de son poids réel dans l’histoire de la théologie au xxe siècle.
3Étienne Fouilloux n’aime guère s’appesantir sur les attendus épistémologiques de sa démarche. Voici longtemps pourtant qu’il a fait des crises intellectuelles du catholicisme contemporain un passionnant observatoire du changement religieux et des résistances auxquelles il se heurte, dans un cadre marqué, jusqu’au concile Vatican II, par les retombées longues de la crise du modernisme chrétien au début du siècle. Ce parti pris lui permet, à chaque fois, de faire de la controverse le centre d’une description des réseaux d’influence qui traversent le catholicisme, de l’évolution de leurs poids et de leurs contours respectifs. Envisagé sous cet angle, Chenu est un acteur idéal, sanctionné à deux reprises par Rome dans des affaires retentissantes. Traitée dans le troisième chapitre, le plus long du livre, sous le titre « La chute », la première intervient en février 1942, lorsqu’il est exclu du Saulchoir et privé d’enseignement, en même temps qu’est mise à l’Index la brochure Une école de théologie, le Saulchoir, qu’il a publiée en 1937 pour rendre compte de l’expérience conduite au Studium dont il était le régent depuis 1932. La seconde est celle de février 1954, lorsque Chenu est pris dans la fournée des dominicains crossés par le maître général Emmanuel Suarez, en marge de la crise des prêtres-ouvriers, aux côtés des pères Féret, Congar et Boisselot, ainsi que des trois provinciaux français.
4L’auteur a déjà traité ces deux crises dans le passé, il les reprend donc à l’aide de quelques nouvelles archives, notamment romaines, mais sans que celles-ci modifient fondamentalement ses analyses. Il insiste néanmoins sur la façon dont, en 1942, le « cas Chenu » dépasse Chenu, en particulier parce que la condamnation de la brochure de 1937 se double de celle de l’Essai sur le problème théologique du dominicain belge Louis Charlier, formé à Louvain et qui n’a pourtant guère de liens avec le Saulchoir. Au-delà des cinq griefs retenus contre Chenu par son ancien maître Garrigou-Lagrange (jugement critiquable car trop positif sur le modernisme chrétien, critique et discrédit porté sur la méthode scolastique, « déprécation » des preuves par l’écriture et la tradition au profit de l’expérience spirituelle, affirmation de la croissance du dépôt de la foi après la mort du dernier des apôtres, relativisation des formulations dogmatiques au nom de l’histoire : voir p. 102-103), le différend est profond. Il oppose sans doute deux manières de lire Thomas – l’une historienne, l’autre, que Fouilloux désigne comme « spéculative » et qui est avant tout guidée par la priorité exclusive donnée à la scolastique comme logique –, mais pose déjà les termes de ce qui sera après-guerre la crise de la « nouvelle théologie ». Quant à la condamnation collective de 1954, on lira avec attention le passage (p. 177-178) dans lequel l’auteur hiérarchise les mises en cause et montre comment, parmi les dominicains sanctionnés, Chenu est le plus sévèrement visé, pour des raisons qui tiennent autant à sa manière de faire de la théologie qu’à la forme, concrète et jugée imprudente, qu’a prise son engagement aux côtés du courant « progressiste ».
5Le grand intérêt du livre réside pourtant à mes yeux dans la manière dont l’écriture biographique infléchit le regard que nous pouvons porter sur Chenu. Dans le premier chapitre, l’auteur le présente comme doublement « rescapé » : de la première guerre mondiale, parce qu’il fut réformé militaire pour des raisons que l’on ignore, mais aussi des milieux conservateurs romains parmi lesquels ce brillant étudiant en théologie fut formé, à l’Angelicum, et auxquels il échappa en choisissant d’être assigné au Saulchoir au grand dam de son maître Garrigou-Lagrange. Reste que les figures qui dominent tout le livre sont celles du théologien interdit et du réformateur empêché. La vie de Chenu pendant l’entre-deux-guerres est étroitement liée au Saulchoir (chapitre 2), dont il fait le lieu d’une rénovation possible de l’ordre dominicain, à tout le moins de son enseignement, et qui fait de lui une sorte d’étoile montante d’un thomisme historicisé, à proximité de celui qu’enseignait Étienne Gilson à l’EPHE, et dans une relation plus distante avec Jacques Maritain dont il admira pourtant Humanisme intégral, paru en 1936.
6Professeur à 25 ans, cheville ouvrière du Bulletin thomiste fondé en 1924, nommé régent en septembre 1932 au moment où il obtient presque par surprise sa maîtrise en théologie, envoyé par Gilson étendre la rénovation de l’enseignement thomiste au Pontifical Institute of Maedieval Studies à Ottawa, le Chenu de la crise 1937-1942 est aussi celui auquel on reproche d’aller trop vite et d’être « trop sûr de lui » (p. 83), et qui pâtit de son sens de la formule polémique et mordante : un maître à penser, dont on craint particulièrement l’influence sur les générations plus jeunes. Sa capacité à rebondir après la sanction est impressionnante, tant il tire parti de la situation qui lui est faite pour forger un autre combat réformiste, auprès cette fois-ci de laïcs et de clercs engagés dans la mouvance de la mission ouvrière, et jusqu’au second coup d’arrêt en 1954.
7Il faudrait ajouter à ces deux empêchements majeurs sa marginalité au moment du concile Vatican II, qu’il a certes su contourner en devenant l’expert personnel de Mgr Rolland, évêque d’Antsirabé, et en pesant sur le débat depuis « les coulisses du concile » (titre du chapitre 6), jusqu’à son implication tardive, grâce au père Congar, dans la rédaction du Schéma XIII. C’est que « les meilleurs théologiens de l’épiscopat français sont aussi ceux avec lesquels Chenu a eu maille à partir sur la mission ouvrière » (p. 210) : un Garrone, un Ancel, un Guerry, ne retiendront pas sa version du message au monde, et la conception des « signes des temps » proposée par la constitution Gaudium et spes est autrement moins optimiste que celle qu’il a défendue en commission.
8Fouilloux rappelle enfin comment l’ « incorrigible père Chenu » (titre du chapitre 7), devenu après 1965 un des interprètes recherchés d’un Concile sur lequel il a somme toute bien peu pesé, se trouvera à nouveau en porte-à-faux avec Rome lorsqu’il publiera, en 1979, La « doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, au moment même où Jean-Paul II réhabilite la notion de doctrine sociale dans la perspective de la « nouvelle évangélisation ». Ainsi Chenu ne bénéficiera-t-il jamais de la reconnaissance tardive qui fut accordée à un Lubac ou à un Congar, nommés cardinaux sur le tard après avoir eu, eux aussi, maille à partir avec Rome dans les années pré-conciliaires. De même le livre d’hommage collectif rédigé pour fêter ses cinquante années de vie religieuse en 1964 doit-il attendre le lendemain de sa mort pour pouvoir enfin paraître (L’hommage différé au père Chenu, Éditions du Cerf, 1990) : « Vivant, le père Chenu demeurait suspect et infréquentable dans bien des cercles catholiques ; mort, il est soudain paré de toutes les qualités qu’on lui refusait auparavant : grand théologien et pilier de l’Église conciliaire notamment » (p. 262), écrit l’auteur dans une conclusion un brin nostalgique, où il souligne aussi l’absence de vrais héritiers du père Chenu, du moins en France, et l’effacement de sa manière « historienne » de penser la théologie.
Pour citer cet article
Référence papier
Denis Pelletier, « Étienne Fouilloux, Marie-Dominique Chenu (1895-1990) », Archives de sciences sociales des religions, 200 | 2022, 214-216.
Référence électronique
Denis Pelletier, « Étienne Fouilloux, Marie-Dominique Chenu (1895-1990) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 200 | octobre-décembre 2022, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/68516 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.68516
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