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In memoriam Alfonso Pérez-Agote Poveda

In memoriam Alfonso Pérez-Agote Poveda
In memoriam Alfonso Pérez-Agote Poveda
Denis Pelletier
p. 17-20

Texte intégral

Alfonso Pérez-Agote Poveda

Alfonso Pérez-Agote Poveda

1En décembre 2015 se tinrent à Bilbao des journées d’études organisées autour d’Alfonso Pérez-Agote. Amis et collègues, sociologues, historiens et politistes d’Espagne et d’ailleurs, y parlèrent de la construction des identités individuelles et collectives, des rapports entre religion et nation, du changement social et de la sécularisation, du Pays basque et de l’Europe, tous sujets qui avaient tramé l’œuvre de cet universitaire à l’itinéraire hors du commun. Moins prolixe que de coutume, mais tout aussi attentif, ce dernier se tenait un peu en retrait, écoutant les discussions l’œil intéressé et parfois rieur, les ponctuant d’une remarque ou d’une suggestion, invitant à les prolonger en déplaçant la perspective. Les actes de cette rencontre (Tejerina, 2021) parurent en novembre 2021, quelques mois après sa mort, survenue le 28 juin. Ils comportent un long entretien avec Benjamín Tejerina et Ignacio Sánchez, dans lequel Alfonso Pérez-Agote revient sur sa carrière et ses centres d’intérêt successifs (Tejerina, 2021 : 319-350), ainsi qu’une précieuse liste de ses publications (Tejerina, 2021 : 351-366). Il était depuis 2010 membre du conseil scientifique des Archives de sciences sociales des religions et participait régulièrement à des séminaires parisiens ou à des journées d’études, à l’EHESS comme à l’EPHE. Il avait longuement travaillé avec le CEIFR et était chercheur associé au GSRL. Pour plusieurs d’entre nous, il était un ami.

2Grandi dans l’Espagne de l’après-guerre, il avait fait au début des années 1960 des études de droit et d’économie, avant que la lecture de l’Anthropologie politique de Georges Balandier, parue en 1967, ne le conduise vers d’autres rivages. Boursier à Paris en 1968-1969, il suivit les cours de Balandier à l’EHESS et en Sorbonne, et se forgea un rapport hétérodoxe au marxisme et au tiers-mondisme, nourri aussi par les séminaires d’Albert Memmi sur l’identité clivée des Algériens colonisés, et par la lecture de Louis Althusser et d’Étienne Balibar. Au fil de ses séjours parisiens des années 1970, grâce notamment à un contrat de la FAO et à une collaboration avec l’IRFED, fondé quelques années auparavant par le dominicain Louis Lebret et qui fut un des principaux relais des théologies de la libération en France, il commença à nouer une relation étroite avec le monde français de la recherche. Elle se prolongea dans les années 1980, à l’EHESS, par sa collaboration avec le CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques) d’Alain Touraine, dont il fut longtemps chercheur associé et où il compagnonna avec Michel Wieviorka, François Dubet et quelques autres – jusqu’aux dernières années de sa vie, il fut régulièrement invité par la FMSH présidée par le premier et y anima notamment, en décembre 2017, un atelier d’études franco-espagnol sur le rapport entre religion et politique. Il fut aussi un fin lecteur de Durkheim, Weber et Habermas, dont le concept d’ « espace public » avait joué pour lui un rôle important (Tejerina, 2021 : 334).

3C’est pourtant bien au Pays basque, dans les dernières années du franquisme, que se posèrent les premiers jalons d’une réflexion de longue haleine sur le nationalisme et l’identité collective, réflexion dont les enjeux théoriques étaient traversés par l’actualité politique. « Intellectuel » au meilleur sens du terme, à la fois engagé et rebelle à tout enrégimentement, il découvrit la question nationale à travers les luttes sociales des ouvriers de l’industrie chimique de Bilbao au début des années 1970, puis en travaillant aux côtés des habitants des bidonvilles de la métropole basque. Sans doute l’identité basque était-elle présente au sein de sa famille, via la lignée maternelle, mais c’était comme en retrait et sans qu’elle puisse être mise en avant, dans un contexte marqué par la répression franquiste. Ainsi commença-t-il à réfléchir à la notion d’identité collective en dehors de toute tentation de réification : une identité non pas donnée en amont, mais se construisant d’abord autour d’un manque, faute de pouvoir être dite, puis comme une ressource de sens émergeant dans les luttes quotidiennes et à travers elles. Engagé à gauche pendant les dernières années du régime de Franco, il fut expulsé de l’université de Bilbao en octobre 1975, quelques jours avant la mort du dictateur, et n’y retrouva sa place qu’en 1977 (Tejerina, 2021 : 327).

4Alfonso Pérez-Agote devint alors un des acteurs du retour de l’Espagne dans le champ européen des sciences sociales après la fin de la dictature franquiste, partageant sa carrière entre l’Université du Pays basque où il allait fonder en 1993 le Centro de Estudios de la Identitad Colectiva (CEIC), et la faculté de Sociologie et de Sciences politiques de la Complutense de Madrid où il enseigna la sociologie jusqu’à sa retraite de catedrático (Gatti, Santiago, 2015). Il consacra plusieurs ouvrages au nationalisme basque (Pérez-Agote, 1984, 1987, 2006) et aux identités collectives en Espagne et en Europe (Dressler, Gatti, Pérez-Agote, 2000). Dès la seconde moitié des années 1980, dans le prolongement assez logique de ses travaux sur le Pays basque, il s’intéressa aux questions de l’identité religieuse et du changement religieux (Pérez-Agote, 1986, 1990). Au cours de la décennie suivante, à l’initiative de Danièle Hervieu-Léger qu’il avait rencontrée à l’EHESS et dont il était proche, il fut associé aux enquêtes collectives internationales conduites par Peter Berger sur la sécularisation européenne et ses limites. Il y côtoya donc la génération de chercheurs et chercheuses qui installa la sociologie des religions dans le paysage académique européen. Au sein de cette génération, il participa, à partir du double observatoire basque et espagnol, à la réflexion sur la recomposition du champ religieux, sur le rapport entre croyance collective et subjectivité des individus, avec une attention particulière pour la bascule des univers religieux du champ des croyances vers celui de la culture. Témoin direct de la movida espagnole, il s’attacha aussi à faire de la sociologie du catholicisme l’observatoire d’un changement plus général (Pérez-Agote, 2012a) dont il questionnait la dimension de « sortie de la religion », raffinant à son épreuve une lecture des diverses étapes de la sécularisation et des usages possibles du concept pour comprendre également les trajectoires extra-européennes qui ne pouvaient s’y réduire (Pérez-Agote, 2014).

5Ce goût pour le comparatisme et la conceptualisation le conduisit à fonder, en septembre 2006 à Madrid, le Groupe européen de recherche interdisciplinaire sur le changement religieux (GERICR), qui s’attacha plusieurs années durant à analyser le devenir de sociétés marquées par le catholicisme à l’heure de son « exculturation », selon le mot de Danièle Hervieu-Léger qu’il citait souvent. Le groupe réunissait plusieurs générations de chercheurs belges, espagnols, français, italiens et portugais, les uns compagnons de longue date (Karel Dobbelaere, Franco Garelli, Enzo Pace, Liliane Voyé), les autres plus récemment rencontrés (Céline Béraud, Denis Pelletier, Philippe Portier, Helena Vilaça), d’autres encore formés à son contact ou dans son sillage (Ana Aliende, Antonio Ariño, Ana Nuñez Muelas, José Santiago). Principalement financé par trois institutions espagnoles, dont le ministère de l’Éducation et celui de la Science et de la Technologie, le groupe se réunit de manière très régulière de 2006 à 2012, circulant d’un pays à l’autre ou se retrouvant à l’occasion de sessions de la Société internationale de sociologie des religions (SISR). Il est à l’origine de deux ouvrages collectifs, l’un consacré à une comparaison rigoureusement construite des situations du catholicisme dans chacun des cinq pays concernés (Pérez-Agote, 2012b), l’autre à la question, alors émergente, du croisement entre la politique, la religion et la sphère intime (Dobbelaere, Pérez-Agote, 2015).

6À celles et ceux qui travaillèrent avec lui, Alfonso Pérez-Agote laisse une marque inoubliable. Il était un chercheur passionné et passionnant, un infatigable débatteur qui mettait à la disposition du travail collectif son goût de la discussion et sa longue expérience de sociologue, un leader de groupe attentif aux écarts de pensée, toujours soucieux de donner à la comparaison l’espace et le temps de se construire. Les conversations se poursuivaient après les séances, autour d’un verre ou d’un de ces dîners qu’affectionnait particulièrement ce grand amateur de bonne cuisine, de bons vins et de belles histoires. Chacun rêvait de pouvoir se dire son ami, il répondait à cette attente avec une pointe d’humour et une générosité qui ne s’est jamais démentie, en dépit de la maladie et de la fatigue qui marquèrent ses derniers séjours parisiens.

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Bibliographie

Balandier Georges, 1967, Anthropologie politique, Paris, Presses universitaires de France.

Dobbelaere Karel, Pérez-Agote Alfonso (ed.), 2015, The Intimate. Polity and the Catholic Church. Laws about Life, Death and the Family in So-called Catholic Countries, Leuven, Leuven University Press.

Dressler Wanda, Gatti Gabriel, Pérez-Agote Alfonso (dir.), 2000, Les nouveaux repères de l’identité collective en Europe, Paris, L’Harmattan.

Gatti Gabriel, Santiago Jose (ed), 2015, A propósito del trabajo de Alfonso Pérez-Agote, Papeles del CEIC, 3 : https://ojs.ehu.eus/index.php/papelesCEIC/issue/view/1248 (consulté le 8/11/2022).

Pérez-Agote Alfonso, 1984, La reproducción del nacionalismo vasco, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.

Pérez-Agote Alfonso, 1986, “The Role of Religion in the Definition of a Symbolic Conflict. Religion and Basque Problem”, Social Compass, 33, 4, p. 419-435.

Pérez-Agote Alfonso, 1987, El nacionalismo vasco a la salida del franquismo, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.

Pérez-Agote Alfonso, 1990, Los lugares sociales de la religión: la secularización de la vida en el País Vasco, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.

Pérez-Agote Alfonso, 2006, The Social Roots of Basque Nationalism, Reno, University of Nevada Press.

Pérez-Agote Alfonso, 2012a, Cambio religioso en España: los avatares de la secularización, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.

Pérez-Agote Alfonso (dir.), 2012b, Portraits du catholicisme. Une comparaison européenne, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Pérez-Agote Alfonso, 2014, “The Notion of Secularization: Drawing the Boundaries of its Contemporary Scientific Validity”, Current Sociology, 62, 6, p. 886-904.

Tejerina Benjamín (ed), 2021, Identidad, conflicto y cambio en las sociedades contemporáneas. Ensayos en honor de Alfonso Pérez-Agote Poveda, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.

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Table des illustrations

Titre Alfonso Pérez-Agote Poveda
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/docannexe/image/67461/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 245k
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Pour citer cet article

Référence papier

Denis Pelletier, « In memoriam Alfonso Pérez-Agote Poveda », Archives de sciences sociales des religions, 200 | 2022, 17-20.

Référence électronique

Denis Pelletier, « In memoriam Alfonso Pérez-Agote Poveda », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 200 | octobre-décembre 2022, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/67461 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.67461

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Auteur

Denis Pelletier

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