Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu
Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu. Paris, CNRS Éditions, 2020, 964 p.
Texte intégral
1« Un dictionnaire, pour quoi faire ? », la question qui fournit son titre à l’introduction du Dictionnaire international Pierre Bourdieu ne relève pas de la provocation. Les dictionnaires sont des objets précieux pour les chercheurs, mais où la visée encyclopédique (il convient de ne rien oublier, au risque de ne plus savoir où s’arrêter) produit souvent une épistémologie relâchée qui conduit le recenseur à en examiner les marges et en pointer les lacunes, manière facile de répondre aux limites du genre par une critique limitée. Disons donc une fois pour toutes que ce gros livre collectif (126 auteurs issus de 20 pays) est remarquable par sa cohérence et par le niveau soutenu de ses 598 notices (plus 48 vides). Cette cohérence s’explique par la qualité de la direction éditoriale mise en œuvre par Gisèle Sapiro et l’équipe dont elle s’est entourée (François Denord, Julien Duval, Mathieu Hauchecorne, Johan Heilbron, Franck Poupeau, et Hélène Seiler pour la coordination éditoriale). Elle tient sans doute aussi au souci de Bourdieu de « faire œuvre » et de « faire école », et à sa volonté, maintenue à travers l’évolution même de sa pensée et de son style (j’y reviendrai), de défendre son travail contre les usages sauvages et les réemplois approximatifs, à l’inverse d’un Michel Foucault qui présentait son œuvre comme une « boîte à outils » librement disponible aux bricolages de tous ordres.
2Le dictionnaire s’ouvre ainsi sur une présentation d’une sobriété exemplaire, dont il suffit d’énumérer ici la typologie des entrées que proposent les auteurs : concepts ; personnes ; objets et thèmes, ; ouvrages ; lieux, institutions et revues ; pays, régions et villes ; méthodes et approches ; événements, moments et périodes. Elle est suivie d’un portrait de Bourdieu, qui se tient à distance de toute « illusion biographique » – on se rappelle les controverses entre bourdieusiens qui avaient suivi la publication par le Seuil, en 2004, de l’Esquisse pour une auto-analyse, ce texte inédit dont son auteur n’aurait sans doute pas souhaité qu’il parût tel quel. De manière classique, chaque notice est suivie d’un système de renvois qui permet de naviguer dans l’ensemble. Un index et une double bibliographie, de Bourdieu et sur lui, contribuent enfin à faire de ce dictionnaire un outil de travail dont l’ampleur de vue est à la mesure de l’œuvre.
3Le lecteur des ASSR sera spécialement attentif à trois types de notices. Primo, celles qui sont directement et prioritairement consacrées à la question religieuse sont somme toute peu nombreuses. Trois d’entre elles (Champ religieux, Épiscopat, Religion) ont été confiées à Charles Suaud. « Bourdieu n’a pas fait de la religion un objet autonome de sociologie, ni entrepris une sociologie comparée à la manière de Weber » (p. 736), rappelle-t-il, mais les concepts qui lui sont liés ont amplement nourri le système bourdieusien. J’en retiendrai quelques clés de lecture. D’une part, les analyses que propose Bourdieu de la religion la situent de manière récurrente entre illusion et idéologie, mais c’est en tant que telle qu’elle devient aussi la clé d’une montée en généralité sociologique. C’est que, « comme la langue ou l’art, la religion est une construction du monde qui, organisée selon des catégories structurées, crée des réalités perçues comme objectives » (p. 735). « Comme la langue ou l’art », c’est bien sûr essentiel, et l’on reviendra sur la place qu’occupe la notion de « croyance » dans la sociologie bourdieusienne, bien au-delà du champ religieux. D’autre part, Suaud est attentif au contexte intellectuel dans lequel se noue chez Bourdieu la relation à l’objet « religion » : entre le milieu des années 1960 et les deux articles de 1971 (« Genèse et structure du champ religieux » et « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber »), dans un travail de ressaisie de Marx, Durkheim et Weber, à un moment où ce dernier est utilisé par la sociologie d’inspiration aronienne contre les deux premiers au nom de « la sauvegarde spiritualiste du sujet » (p. 734).
4Du coup, Bourdieu est enfin conduit à dépasser la priorité donnée par les commentateurs de Weber à une approche idéaltypique et typologique (église-secte, prêtres-sorcier…), au profit d’une première théorie structurale du champ religieux qui est un des modèles de sa théorie des champs. Il y a donc chez lui, dès les années 1960, une oscillation permanente entre la déqualification de l’objet religion sous le registre de l’illusion, et sa requalification sociologique au service d’une pensée de la production de la croyance qui est au cœur de son système. On retrouve ce double registre d’analyse, sur un mode polémique, dans la courte mais éclairante notice « Personnalisme » (p. 646-647) rédigée par Mathieu Hauchecorne : regard critique d’une part, pour autant que le personnalisme de Mounier et de ses amis est aux yeux de Bourdieu une manière de combattre la sociologie durkheimienne au nom du spiritualisme, position que l’on peut à bon droit considérer comme très réductrice ; mais réinvestissement du terme dans une visée plus large, également, car la notion de personnalisme devient chez lui un moyen de caractériser ce que d’autres définiraient comme la « société des individus », dans le sillage de Mendras et de Touraine.
5Avec la discussion de Weber, nous sommes entrés dans un deuxième type de notices où la question religieuse fonctionne comme un moteur de montée en généralité, celles dans lesquelles la recherche se nourrit de la confrontation avec quelques auteurs majeurs. Le rapport à Weber étant évident, je préfère ici privilégier deux autres noms, Erwin Panofsky et Pascal, qui ne participent pas du canon habituel des « pères » de la tradition sociologique. On sait que Bourdieu publia et postfaça en 1967, dans la collection « Le sens commun » qu’il dirigeait chez Minuit, deux textes majeurs de Panofsky, sous le titre Architecture gothique et pensée scolastique, avant d’y faire paraître en 1976 la traduction de La philosophie des formes symboliques. La période est donc celle où Bourdieu élabore son système sociologique, et il rappellera dans Les règles de l’art ce que sa propre définition de l’habitus doit à la lecture de Panofsky en quête d’un « habitus scolastique », à partir de l’analogie raisonnée entre architecture clunisienne et raisonnement scolastique. Dans la notice qu’il consacre à l’inventeur de l’iconologie, Olivier Christin souligne que la question posée par Panofsky est celle d’« un principe unificateur qui permette de rendre compte des pratiques et des œuvres observables dans des domaines distincts de production symbolique, le mythe, la religion, l’art par exemple » (p. 627). Il montre à la fois comment Panofsky a aidé Bourdieu dans sa « rupture avec le positivisme et avec les problématiques de l’intentionnalité » (p. 628), mais aussi comment Bourdieu y a trouvé des arguments en faveur de sa propre conception de l’organisation du monde social et de l’incorporation par les acteurs de ses règles de fonctionnement.
6Cette montée en généralité sociologique à partir de l’histoire de l’art est bien mise en valeur par Bruno Ambroise et Mathieu Hauchecorne (« Illusion scolastique », p. 436-438), qui rappellent aussi ce que la notion doit à Austin et comment Bourdieu la systématise en 1997 dans les Méditations pascaliennes. Franck Poupeau va dans le même sens (« Scolastique [Philosophie] », p. 778-779) : dans le premier chapitre des Méditations, Bourdieu fait de l’analyse de l’impensé scolastique un préalable à l’objectivation sociologique. Pascal n’est donc pas loin, et la notice que lui consacre le même Franck Poupeau (631-634) est passionnante. Pas seulement en raison de sa grande qualité, ni parce que les Méditations pascaliennes recèlent à mes yeux certaines des plus belles pages de Bourdieu.
7Le lecteur me permettra ici un bref détour. Si j’ai un regret concernant ce dictionnaire, il est que ses initiateurs n’aient pas eu l’idée de consacrer une entrée au rapport de Bourdieu à l’écriture. Ce rapport me paraît central pour comprendre l’évolution de sa pensée, ou plus exactement pour l’accompagner. Quiconque a lu Bourdieu dans la durée a éprouvé l’écart entre le style souvent contourné de La distinction ou du Sens pratique, marqué par la volonté d’éviter qu’aucune phrase ne puisse être reprise ou réemployée en dehors du système qui lui donne sens, et la forme de légèreté presque « classique » des derniers textes où, sans rien céder de l’abstraction sociologique, Bourdieu parvient à faire passer dans le style quelque chose d’une expérience concrète et véritablement physique. Le quatrième chapitre des Méditations, consacré à l’incorporation et à la manière dont la domination y devient un vertige du corps, est de ce point de vue inoubliable, comme l’a souligné naguère Annie Ernaux, dont toute l’œuvre montre que, sur ce point, elle en connaît un rayon.
8La notice de Poupeau est celle qui rend le mieux compte de ce mouvement conjoint du style et de la pensée : il décrit la place particulière que tient Pascal chez Bourdieu, non pas comme auteur de référence, mais au titre d’« une forme d’inspiration, au sens d’une homologie de postures ou de dispositions (à l’égard du monde et du monde intellectuel particulièrement) » (p. 631). Il déploie cette homologie sous trois rubriques. « Le déni du moi », d’une part, renvoie à la critique de l’illusion (auto)biographique et rejoint au fond celle de l’illusion scolastique. « L’engagement dans le jeu social comme envers de la “vanité” des comportements » (p. 632), d’autre part, apporte une réponse aux controverses récentes, souvent plus bruyantes que décisives, sur le « dernier Bourdieu » qui aurait cédé aux sirènes de l’engagement politique au détriment de la science. C’est qu’il faut être bien piètre lecteur pour ne pas lire dans Le bal des célibataires (1962) ou La distinction (1979) un contenu de critique sociale déjà fondé sur l’enquête anthropo-sociologique et qui nourrit la production des concepts autant qu’il se nourrit de leur rigueur. Poupeau met enfin l’accent sur « la force de la coutume face à l’absence de fondement rationnel » (p. 632), qui est une base de la reprise sociologique par Bourdieu du thème philosophique de l’aliénation, et renvoie à la naturalisation des rapports de domination et à la violence symbolique. Gardons-nous de la caricature : Pascal, métaphysicien et « intellectuel » avant l’heure sans avoir jamais renoncé à être mathématicien, n’est certes pas le modèle de Bourdieu. Mais la position que lui assigne Poupeau dans l’œuvre du sociologue, celle d’un compagnonnage réservé et comme en retrait, me paraît fort juste. Sans doute pourrait-elle éclairer aussi l’évolution de la position de Bourdieu à l’égard de la sociologie des religions, depuis la rencontre sans aménité avec les membres de l’AFSR en 1982 jusqu’à l’« avant-propos dialogué » au livre de Jacques Maître, L’autobiographie d’un paranoïaque, en 1994.
9La place manque ici pour rendre compte en détail d’une troisième série de notices, consacrées à des concepts issus de l’univers religieux et réemployés ailleurs, sous une forme analogique ou métaphorique. Certaines présentent des notions bien connues des lecteurs de Bourdieu, comme « Oblat(s) » (Suaud, p. 613), ou banales en sociologie (« hérésie », « orthodoxie/hétérodoxie », « canon/canonisation »). D’autres sont moins attendues. « Sociodicée » renvoie au concept de théodicée repris de Leibniz par Weber : « les théodicées sont toujours des sociodicées », écrit Bourdieu en 1971, elles ont toujours « pour fonction de naturaliser les privilèges des dominants » (Denord, p. 796). La notion de « transsubstantiation » (Poupeau, p. 857-858) est présente dès Le sens pratique et La distinction, du côté de la « magie du social » et de la « consécration culturelle » qui mettent en forme les hiérarchies. « Nominal/réel » (Duval, p. 600-601) suscitera l’attention des médiévistes, qui ne s’étonneront guère que Bourdieu place le nominal du côté de l’illusio.
10Attardons-nous davantage sur le triptyque Croyance/Biens de salut/Biens symboliques, et sur la distinction reprise de Weber entre prêtre et prophète. La « croyance » est évidemment centrale chez Bourdieu, pour autant qu’elle « fonde l’ordre social, en ce qu’elle est à l’origine de l’adhésion des agents à l’ordre symbolique et oriente leurs stratégies » (Sapiro, p. 212). Mais s’agit-il vraiment d’un concept religieux ? Dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste la situait dans le chapitre consacré aux « obligations économiques », au titre de la proximité étymologique entre « croyance » et « créance ». On peut penser que Bourdieu n’est pas très éloigné d’une telle posture, tant il insiste sur la manière dont la croyance circule entre les acteurs sociaux d’une manière qui conforte l’institution qui la suscite. Corrélativement, Charles Suaud rappelle comment la notion de « biens de salut », elle aussi empruntée à Weber, est en 1971 « reprise par Pierre Bourdieu et intégrée dans une théorie plus large du “système des relations de production, de circulation et de consommation de biens symboliques” » (p. 82), ce qui renvoie à la longue notice sur les « Biens symboliques » (p. 83-86), dont Gisèle Sapiro montre comment ils fonctionnent, sur le mode de l’illusion et de la dénégation, pour « transfigurer » des actes économiques en actes symboliques et transformer les rapports de domination en faits de nature. Quant aux deux notices « Prêtre » et « Prophète » (Sapiro, p. 678-679 et p. 689-691), elles illustrent mieux que toute autre la façon dont Bourdieu se saisit de la sociologie wébérienne des religions pour lui donner un contenu de sociologie générale. D’un côté, « constituée en idéal-type par Max Weber, la figure du prêtre est mobilisée et généralisée par Pierre Bourdieu pour désigner, dans tous les champs, les gardiens de l’orthodoxie, chargés de la transmettre et de combattre les hérésies » (p. 678). De l’autre, la figure du prophète, arrachée au champ religieux, « offre un modèle pour penser celui des champs de production culturelle depuis le romantisme » (p. 690), notamment à travers la façon dont les avant-gardes l’investissent.
11De telles pratiques de l’analogie fonctionnent à la lecture avec tant d’évidence que l’on peut être tenté de les lire comme des lieux communs. Mais une des fonctions de la sociologie est aussi de rendre raison du sens commun, ce qui est bien autre chose que lui donner raison. La religion « fonctionne » dans la sociologie de Bourdieu à la mesure de la place qu’elle y occupe : ni secondaire, ni essentielle, mais présente comme en retrait, tramant une partie de l’œuvre et quelques-uns de ses concepts les plus importants. Elle est toujours du côté de l’illusion, jusqu’à susciter parfois l’agacement, et probablement considérée comme un registre trop « déclinant » de l’activité sociale pour faire l’objet d’une approche spécialisée : que l’on relise sur ce point le court texte de 1982 « La dissolution du religieux », repris cinq ans plus tard dans Choses dites. Mais cette double dépréciation dégage au sociologue un espace pour la réinvestir, non comme un héritage mais comme un registre de significations disponibles pour penser les faits sociaux dans leur histoire et leur actualité. Ce pourrait être une autre manière de travailler sur le « théologico-politique », au rebours de ses formulations philosophiques parfois lancinantes, dans le corps même de l’enquête sociologique.
Pour citer cet article
Référence papier
Denis Pelletier, « Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 413-416.
Référence électronique
Denis Pelletier, « Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/65484 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.65484
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