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Comptes rendus

Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey

Paris, L’Harmattan, 2018, coll. « Logiques sociales », 230 p.
Denis Pelletier
p. 330-333
Référence(s) :

Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey. Paris, L’Harmattan, 2018, coll. « Logiques sociales », 230 p.

Texte intégral

1Puisque nous avons redécouvert, de manière parfois tragique, la capacité des appartenances religieuses à servir de répertoire de sens pour l’action politique, comment faire pour rendre raison d’un tel phénomène sans assigner la croyance à ses versions les plus radicales, porteuses de violence et structurellement hostiles aux règles qui sous-tendent l’espace démocratique ? À cette question, Anne-Sophie Lamine propose de répondre en mobilisant l’œuvre du penseur et activiste John Dewey (1859-1952), figure de la tradition pragmatiste américaine et théoricien du « public ». Habituée d’une sociologie attentive au terrain, elle entraîne le lecteur dans un autre type d’enquête, parmi les auteurs qui ont rompu avec une définition de la croyance religieuse comme ensemble de prédicats auxquels on adhère, au profit d’une approche du croire comme pratique, tant discursive que sociale, indissociable des systèmes d’interaction au sein desquels elle émerge. Si Dewey occupe une place centrale dans son dispositif d’enquête, il est en effet loin d’être le seul auteur mobilisé par elle. D’un moment de son exploration à l’autre, elle convoque, selon le cas, des anthropologues (Rodney Needham, Roberte Hamayon, Albert Piette, Bruno Latour), des antiquistes (Paul Veyne, John Scheid), des philosophes (Wittgenstein, Foucault), des sociologues (Georg Simmel, l’école de Chicago), des psychologues et phénoménologues du religieux dans le sillage de William James. Elle s’appuie aussi sur la critique de la notion de religion formulée par Talal Asad, Saba Mahmood et celles et ceux qui s’en réclament. L’inventaire n’est pas exhaustif, il porte en lui un risque d’éclectisme sur lequel je reviendrai, même si tous ces auteurs ont en commun leur attention à l’interactionnisme et au pragmatisme. L’autrice use aussi, tout au long du livre, d’un style délibérément pédagogique et dialogique, comme une manière concrète de mettre en œuvre dans l’écriture la sociologie de l’interaction à laquelle elle tient.

2Le livre se déploie selon un dispositif en quatre chapitres. Intitulé « Qu’est-ce que croire ? », le premier d’entre eux permet à Anne-Sophie Lamine de faire basculer « le croire » du registre de l’assentiment à celui du faire et de mettre en question l’universalité de la notion de croyance, qu’elle tient logiquement à distance parce qu’elle la juge prisonnière de l’héritage de la critique kantienne de la religion. Chacun des trois autres chapitres explore un registre de ce « croire en actes » : « le croire comme construction de soi », entre expérience et travail sur soi (chapitre 2) ; le croire comme « dépassement de soi » (chapitre 3), support de la construction d’idéaux individuels et collectifs, en des termes davantage marqués qu’ailleurs par l’héritage de la phénoménologie ; le croire, enfin, comme « fabrique du commun » et de la communauté (chapitre 4). Une conclusion longue et argumentée lui permet d’examiner la manière dont ces différentes modalités se croisent dans l’actualité, et la capacité d’une sociologie à la fois compréhensive et pragmatiste à remédier aux tensions suscitées par les assignations des individus et des groupes à une identité religieuse réputée destructrice du lien social et de l’action citoyenne. C’est que, si le livre se déploie bien dans la théorie, il est avant tout porté par le souci chez l’autrice, dont on connaît par ailleurs les travaux sur la pluralité religieuse, de lutter contre la réduction des différents courants de l’islam à leur version la plus réactionnaire : réduction bien présente en effet dans l’espace public, mais aussi, comme les polémiques récentes l’ont montré, au sein même du débat universitaire.

3Du coup, dans le mouvement même qui rend la démarche d’Anne-Sophie Lamine intéressante, la lecture de son livre suscite un certain nombre d’interrogations que l’on souhaiterait reprendre ici, fût-ce de manière trop rapide. Une des difficultés me paraît tenir à l’usage qu’elle fait de l’œuvre de John Dewey. Que celui-ci soit devenu, à travers sa conception du politique comme expérimentation et son travail sur la construction de l’espace démocratique, une figure emblématique de la sociologie pragmatiste et de l’interactionnisme est indéniable. Mais Dewey fut aussi, toute sa vie durant, un infatigable polémiste hostile aux religions dans leur principe même et dans leur fonctionnement contemporain, non seulement parce qu’il s’opposait viscéralement aux fondamentalistes protestants américains, mais aussi parce qu’il était convaincu que même les plus libéraux des croyants étaient incapables de renoncer à l’hétéronomie de la loi divine, qui entravait à ses yeux la démocratie. De fait, l’autrice s’appuie essentiellement sur les écrits politiques de Dewey, notamment sur Le public et ses problèmes, publié en 1927 et dont une traduction française est parue en 2003, accompagnée d’une introduction très éclairante de Joëlle Zask. Je ne vois pas d’obstacle dirimant au fait de s’appuyer sur le Dewey démocrate en faisant l’impasse sur le Dewey polémiste anti-religieux. On peut en effet admettre sans difficulté que Dewey a usé de catégories empruntées à l’univers des religions pour penser la démocratie comme « enquête » et offrir ainsi une version de la « religion civile » américaine et de ses virtualités démocratiques. Mais la question reste posée de savoir quels effets heuristiques la disjonction de ces deux Dewey produit dans l’analyse, et sans doute aurait-il fallu s’en expliquer, ne serait-ce que pour répondre à une autre position, non moins défendable, selon laquelle les deux Dewey n’en font qu’un, qui serait utilisé ici à rebours de ses propres intentions.

4Peut-être la principale objection que suscite le livre tient-elle donc au fait de l’avoir placé dans l’ombre de Dewey, alors même que l’enquête, on l’a vu plus haut, recourt à un « panel » bien plus large d’auteurs, qui pèsent sur la manière dont Anne-Sophie Lamine lit Dewey lui-même. Parmi les passages les plus intéressants de son propos, il y a ceux dans lesquels elle s’appuie sur des enquêtes sociologiques de terrain pour justifier son propos. Donnons deux exemples. Les pages du quatrième chapitre consacrées aux travaux de Valérie Amiraux sur la notion de « commérage » (p. 166-168), empruntée à Norbert Elias, puis à l’enquête de Christopher Bail et à son concept de « résonnance » destiné à rendre compte des effets différés des attentats du 11 septembre sur la montée de la critique de l’islam dans l’opinion américaine (p. 173-178), sont passionnantes. Très éclairant aussi, son retour sur l’analyse par Saba Mahmood du féminisme de femmes musulmanes qui, loin de combattre de front la domination masculine, choisissent d’« habiter la norme », notamment en matière de vêtement et de pratique rituelle, pour conquérir une légitimité de virtuose qui conteste elle-même le pouvoir masculin au sein du type d’islam dont elles acceptent de se réclamer (p. 83-87). Mais, d’une part, il est difficile de croire qu’il s’agisse là de représentantes de ce « croire ordinaire » (p. 198) qu’Anne-Sophie Lamine met au centre de son analyse. Et lorsque celle-ci rappelle dans sa conclusion qu’elle a décidé de ne pas insister sur les formes les plus « rigides » (p. 198) de l’appartenance religieuse, elle s’interdit d’analyser ce qui, justement, supporte la polémique qu’elle veut combattre.

5Il y a au début du livre une série de remarques fort intéressantes sur les travaux des antiquistes. Anne-Sophie Lamine a très bien compris comment John Scheid, spécialiste bien connu de la religion romaine et grand adversaire d’un courant historiographique marqué par l’héritage des lectures chrétiennes de Hegel, définit la religion romaine comme un ensemble de pratiques relevant d’abord de l’espace citoyen, ce qui renvoie en effet le croire à un faire (outre Quand croire c’est faire. Les rites sacrificiels des Romains, Aubier, 2005, voir sa controverse récente avec Jörg Rüpke dans La religion romaine en perspective, Collège de France, 2018). De même convoque-t-elle Paul Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?), en complément d’Albert Piette (le « mode mineur » de la croyance), pour rendre compte des incertitudes et des intermittences du croire. Je regrette qu’elle n’ait pas approfondi davantage cette piste, parce que c’est chez de tels auteurs, marqués par l’œuvre de Jean-Pierre Vernant et celle de Marcel Détienne (sa formidable préface à La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979), que l’on trouve sans doute les meilleurs interlocuteurs d’une analyse à la fois critique et non disqualifiante des travaux de Saba Mahmood et de Talal Asad, dont elle se réclame aussi. De même le chapitre consacré à l’expérience religieuse me paraît-il s’appuyer largement sur William James, qui peinait à se défaire de la tradition métaphysique à laquelle il empruntait une partie de ses conceptions tout en la combattant, et sur Georg Simmel, qui se tirait de la même difficulté en ne cessant d’affirmer qu’il n’en savait pas plus, sur l’expérience religieuse, que les croyants des diverses religions qui venaient suivre ses cours – une forme d’inconfort épistémologique qui est l’un de ses apports les plus fascinants à la sociologie de l’interaction. Mais je ne suis pas convaincu que l’idée que se fait James de l’expérience religieuse, ni que la conception que propose Simmel de la « personnalité religieuse », soient vraiment compatibles avec les analyses de Dewey, qui les aurait sans doute tenues pour des billevesées. Et définir l’expérience comme « captant totalement l’attention et menant à un sentiment d’unité intérieure et avec le monde » (p. 105) me paraît discutable : le ratage est aussi une expérience, de même que la dissociation du moi, de même encore que la violence subie, symbolique ou réelle. N’oublions pas que les univers religieux sont traversés par la domination, qui prend souvent la forme d’un système de normes acceptées.

6Ces critiques ne sont pas secondaires à mes yeux. Je n’en suis pas moins convaincu que ce livre est important et qu’il faut en recommander la lecture. On peut être reconnaissant à Anne-Sophie Lamine, notamment, de montrer qu’un surcroît de « rigueur croyante », voire de « radicalité croyante », ne coïncide pas forcément avec l’intolérance et le refus de la démocratie, et qu’il n’est pas incompatible avec le doute et le questionnement sur soi et sur la norme. Sans ce type d’analyse compréhensive, on s’interdit de saisir les itinéraires de croyantes et de croyants qui ont trouvé dans leur adhésion à la norme la plus rigoureuse les ressources pour se déprendre de cette norme, sans pour cela forcément cesser de croire. L’enquête sur la manière dont les convictions religieuses ont repris place parmi les répertoires de sens de l’action politique est inconfortable, parce qu’elle expose au risque de voir assimilé à une phénoménologie du réenchantement du monde (dont on a de bonnes raisons de se méfier) ce qui est en fait une recherche sur les tensions qui agitent aujourd’hui les démocraties libérales. La réponse à de telles interrogations, je l’ai dit plus haut, réside dans l’enquête de terrain, qui est une autre manière de dresser « l’inventaire des différences » (Paul Veyne). Mais dans un itinéraire de recherche, les pauses théoriques sont parfois indispensables. Les offrir à la lecture enrichit notre métier. Ajoutons que la forme d’éclectisme à laquelle elles exposent est sans doute un risque inhérent à ce qui est la meilleure qualité de ce livre : il est porté par une authentique curiosité intellectuelle.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis Pelletier, « Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 330-333.

Référence électronique

Denis Pelletier, « Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/64994 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.64994

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Denis Pelletier

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