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Comptes rendus

Michel Fourcade, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, 3 vol., 1. Antimodernes, ultramodernes (1906-1926), 2. Quand prime le spirituel (1925-1939), 3, Ceux qui voulaient sauver leur temps (1933-1939)

Paris, Éditions Arbre bleu, 2021, coll. « Religions & sociétés », 1456 p.
Denis Pelletier
p. 263-266
Référence(s) :

Michel Fourcade, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, 3 vol., 1. Antimodernes, ultramodernes (1906-1926), 2. Quand prime le spirituel (1925-1939), 3, Ceux qui voulaient sauver leur temps (1933-1939). Paris, Éditions Arbre bleu, 2021, coll. « Religions & sociétés », 1456 p.

Texte intégral

1Ce livre est issu d’une thèse monumentale, préparée sous la direction de Gérard Cholvy et soutenue en décembre 2000 à Montpellier, que l’opiniâtreté de son auteur à ne pas en réduire le volume a longtemps maintenue en attente de publication. Il faut donc remercier les éditions « Arbre bleu » pour leur courage, ainsi que les directeurs de la collection « Religions et sociétés », Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, pour leur travail d’édition. En trois volumes sous coffret, le livre reprend l’intégrale de la thèse de Michel Fourcade, augmentée d’une riche iconographie, d’une mise à jour bibliographique et d’un index onomastique. Pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du catholicisme contemporain et, plus largement, à l’histoire intellectuelle du xxe siècle, il est un cadeau, porté par une incroyable intelligence érudite, et servi par une plume comme on en rencontre rarement dans notre métier.

2Né en 1882, mort en 1973, Maritain a traversé le siècle. Dans « l’envoi » qui fait usage de fausse conclusion à son livre, Fourcade distingue cinq Maritain, dont il regrette de n’avoir pu traiter que deux d’entre eux – il faut savoir finir une thèse, comme on dit. Il y a donc en amont un premier Maritain, des années de jeunesse et de formation, non traité ici puisque le livre s’ouvre sur les années de la conversion (1906) et des premiers engagements. Et, en aval, à partir de 1939, un quatrième Maritain, partagé entre Rome où il fut ambassadeur de France près le Saint-Siège de 1945 à 1948, et les États-Unis où il passa le temps de la guerre avant d’y revenir pour enseigner à Princeton, de 1948 à 1960. Puis un cinquième, de retour en France après la mort de son épouse Raïssa et de la sœur de cette dernière, Véra. Ce dernier Maritain, Fourcade en a tracé les grandes lignes, voici quelques années, dans le dossier documentaire qui accompagne sa réédition critique du Paysan de la Garonne paru en 1966, au moment où s’amorçait la crise post-conciliaire dont Maritain fut un des principaux protagonistes, après que son œuvre eut nourri une partie de l’aggiornamento, dont il estimait que la mise en œuvre du Concile trahissait les principes (Jacques Maritain, Le feu nouveau. Le Paysan de la Garonne, préface et édition critique de Michel Fourcade, Paris, 2006, Ad Solem).

3Ce livre n’est donc pas une biographie, à la fois parce qu’il ne retrace qu’une partie de l’itinéraire de Maritain, et du fait d’une construction organisée autour de foyers d’intérêt successifs, dont chacun mobilise une chronologie centrée sur un moment spécifique, mais remonte en amont en quête d’une genèse, et poursuit en aval du côté de la réception et des effets à moyen terme, ce qui permet notamment à Fourcade, dans le dernier volume, d’esquisser quelques pages consacrées à la période de la guerre et de l’après-guerre.

4L’histoire intellectuelle, quand elle se livre à « l’illusion biographique », confronte l’historien à une difficulté particulière : face à une pensée dont l’envergure déborde les outils dont il dispose, comment ne pas succomber à une forme de paraphrase, qui consiste à redire avec d’autres mots ce que l’auteur a dit mieux et plus exactement qu’on ne saurait le faire ? Comment éviter en retour le risque du surplomb, qui conduit à rendre raison critique d’une pensée dans le confort que donnent les décennies de recul historique ? S’agissant du catholicisme contemporain, une solution est bien illustrée par la démarche d’« histoire non théologique de la théologie » mise en œuvre par Étienne Fouilloux : le repérage des courants de pensée, de leurs moments d’affrontement et des réseaux intellectuels et ecclésiaux qui sous-tendent la controverse, débouche sur une histoire du changement religieux balisée en amont par la crise du progressisme chrétien, en aval par l’aggiornamento conciliaire. D’autres pratiquent ce que j’appellerais volontiers une stratégie du « pas de côté » : il s’agit alors, en s’appuyant sur d’autres auteurs contemporains, parfois éloignés les uns des autres, d’historiciser un réseau de significations et de concepts qui permettent de comprendre et de situer l’auteur que l’on a pris pour objet. Fourcade a recours à ces deux manières – la première plus que la seconde toutefois –, mais il en ajoute une troisième : j’ai rarement lu un livre qui accepte à ce point la frontalité du rapport à l’œuvre elle-même, au risque de s’y perdre, mais sans jamais renoncer à ce qui est au fond un double travail, de corps-à-corps et de reconnaissance. Ajoutons que Fourcade cite beaucoup, et longuement, et que ce n’est pas un travers, contrairement à l’habitude. Pas seulement Maritain lui-même, mais aussi ses admirateurs et ses adversaires, dans leurs interventions publiques comme dans leur correspondance privée. Il en résulte un effet proprement musical : ce livre est à plusieurs voix, celle de Maritain, celle de Fourcade, mais aussi d’autres qui s’ajoutent à la leur, en une forme que l’on se gardera de dire « harmonique », parce qu’elle donne d’abord à entendre l’intensité des combats qui fracturent la vie du philosophe. Le Maritain de Fourcade est un héros mal commode. Il n’a de cesse d’ouvrir de nouveaux fronts, et n’a jamais cessé de payer pour cela.

5Le premier tome conduit le lecteur de la conversion de 1906 à la rencontre avec l’Action française. Fourcade y consacre un chapitre à ce qu’il désigne comme les trois « familles de Maritain » : celle, communautaire, qu’il construit avec son épouse Raïssa et sa belle-sœur Véra ; celle qui se fonde sur le patronage de Léon Bloy et le rapport à La Salette ; celle enfin de la « renaissance thomiste », dans laquelle il entre via le thomisme ecclésiologique d’Humbert Clérissac et celui, néo-scolastique, de Réginald Garrigou-Lagrange, son véritable mentor en dépit des écarts qui se dessineront ensuite. Le deuxième chapitre, « Saint Thomas déchaîné », suit les premiers pas de Maritain comme philosophe et polémiste, de la relation complexe mais décidément conflictuelle avec Bergson à la façon dont Maritain s’impose comme une figure, un peu tardive mais résolue, de l’antimodernisme, et jusqu’au succès d’Antimoderne en 1922. Ce succès est au cœur du troisième chapitre, consacré à la relation avec Maurras et l’Action française. Tout en soulignant la radicalité spirituelle et politique du jeune Maritain, Fourcade défend de manière convaincante l’idée selon laquelle le rapprochement avec Maurras relèverait moins de l’adhésion que d’un double désir, de convertir la mouvance maurrassienne au thomisme d’une part, d’y trouver aussi une porte d’entrée pour élargir sa propre audience, l’Action française « offrant à son thomisme un premier vrai accès au forum » et lui permettant d’« échapper aux sacristies » (253). Non sans succès, dont témoigne l’écho des trois articles que Léon Daudet consacre à Antimoderne dans l’Action française, mais au prix d’un malentendu qui fait le lit de la rupture de 1927 : en dépit des espoirs de Louis Dimier, de Garrigou-Lagrange et du père Janvier, le thomisme de Maritain est bien éloigné de l’empirisme organisateur de Maurras.

6La seconde partie est consacrée à ce tournant dans l’itinéraire de Maritain qu’a été la condamnation romaine de l’Action française en 1926, puis à l’évolution de la mouvance maritainienne qui se réunit à Meudon jusqu’à la guerre. Le récit de la condamnation et de ses effets intellectuels et politiques au sein du catholicisme français est bien connu déjà, grâce aux travaux de Jacques Prévotat auquel Fourcade rend hommage. Deux points me paraissent toutefois remarquables dans son analyse. Primo, dans un long préambule, il montre les multiples lignes de fracture qui traversent la mouvance maurrassienne et son homologue thomiste au tournant des années vingt, et expliquent l’exposition inconfortable de Maritain, sollicité de toutes parts et sommé de répondre aux attentes contradictoires des uns et des autres, à un moment où le fascisme italien devient pour certains une référence et un modèle possible. Du coup, consterné par le tour que prend la crise à l’automne 1926, Maritain est sensible à la lucidité de Pie XI, dont la position met en évidence l’illusion consistant à prétendre inventer en France une politique chrétienne inspirée par un thomisme mâtiné de maurrassisme. Secundo, Fourcade montre bien, sur le terrain théologique, comment la crise a fait prendre conscience à Maritain, également sous l’influence de son ami l’abbé Journet, de l’épuisement de la distinction médiévale entre pouvoir direct et pouvoir indirect, préparant ainsi le passage à la « primauté du spirituel » (1927) puis aux travaux de philosophie politique des années trente. Meudon devient le lieu de ces élaborations nouvelles, et le point de ralliement d’une mouvance où les clercs, souvent dominicains, côtoient les « théologiens en veston ». Une génération intellectuelle s’est formée là, en dépit des tensions et des écarts : le thomisme spéculatif de Maritain n’est ni celui, historicisé, de Gilson et de Gouhier, ni celui du dominicain et médiéviste Chenu, également centré sur le Thomas « historique », mais orienté vers l’engagement aux côtés des mouvements de jeunes et des grandes organisations du catholicisme social. Le rapport entre histoire et événement est au cœur de l’engagement des intellectuels catholiques de l’entre-deux guerres.

7Sous un titre magnifique (« Ceux qui voulaient sauver leur temps »), le troisième volume est entièrement centré sur le combat contre les totalitarismes. On y retrouve bien sûr l’histoire d’Humanisme intégral (1936), de sa genèse à sa réception en passant par une analyse aigüe de son contenu de philosophie politique. S’il faut faire un choix dans cette partie, j’aimerais revenir sur le chapitre consacré au combat de Maritain contre l’antisémitisme. Précoce, la mobilisation de Maritain se dessine dès 1932, en partie liée à la présence de nombreux juifs convertis dans la mouvance maritainienne, ainsi qu’à sa proximité avec le Foyer judéo-chrétien d’Elisabeth Belenson, où il retrouve les frères Glasberg, Monchanin, Massignon, Paul Louis Landsberg, mais aussi Edmond Fleg et le très jeune André Chouraqui. Cette mobilisation prend d’emblée une dimension internationale : Maritain publie et préface en 1935 la traduction du livre d’Erik Peterson, Le mystère des Juifs et des Gentils dans l’Église, dans sa collection « Courrier des îles » chez Desclée de Brouwer. Il noue une relation avec l’œuvre de Saint-Paul fondée en 1933 à Vienne par l’abbé Johannes Oesterreicher, lui-même converti du judaïsme, et co-signe dans son périodique Die Erfüllung le memorandum « L’Église du Christ », rédigé par Waldemar Gurian, réfugié en Suisse alémanique, et Karl Thieme, aux côtés de Dietrich von Hildebrand, lui-même exilé en Autriche et, côté francophone, de l’abbé Journet, de Stanislas Fumet, des pères Devaux et Lavaud.

8Mais là où plusieurs des quinze signataires de ce « premier manifeste international de contenu théologique » (1103) contre l’antisémitisme rêvent d’un retour à une chrétienté médiévale mythifiée, Maritain dénonce le risque du ghetto et défend un État chrétien capable de « promouvoir un pluralisme juridique que j’ai essayé de caractériser ailleurs, [et de] reconnaître l’entière égalité civique et politique de tous ses membres » (post-scriptum de 1935 à Oesterreicher, cité p. 1103), quelle que soit leur confession. Le « problème juif », chez Maritain, est d’abord un problème chrétien. Dans son intervention de juillet 1936 à la Semaine sociale de Versailles consacrée aux « conflits de civilisations », il décrit l’antisémitisme chrétien comme « acte manqué collectif » – « Ce n’est pas peu de chose pour un chrétien de haïr ou mépriser la race d’où son Dieu et la Mère immaculée de son Dieu sont issus » (cité p. 1105) – au risque de provoquer quelques remous dans la salle, puis le compte rendu mi-figue mi-raisin du père de La Brière dans les Études (p. 1106).

9Paru dans le recueil collectif Les Juifs publié par Daniel-Rops en 1937 dans la collection des cahiers « Présences » chez Plon, « L’impossible antisémitisme », qui donne son titre au chapitre du livre de Fourcade, est pour ce dernier un texte de transition où Maritain cherche à définir théologiquement un « philosémitisme » encore ambigu parfois (voir la note 1, p. 1008, sur la question du « châtiment d’Israël »), mais qui tient à distance le rêve de conversion et rend l’économie chrétienne du salut indissociable du combat contre l’antisémitisme. Prononcée le 5 février 1938 au Théâtre des Ambassadeurs, près de la Concorde à Paris, à l’initiative du père Boisselot, directeur du Cerf, et d’André David, la conférence sur « Les Juifs parmi les nations » marque l’aboutissement de cette recherche et la conscience d’une urgence absolue : contre l’antisémitisme, dit Maritain, « il faut tout faire, recourir à tous les remèdes possibles, si insuffisant que puisse paraître chacun d’eux pris à part » (1112). Car, ajoute-t-il, « il y a, dans l’Europe d’aujourd’hui, ceux qui veulent l’extermination et la mort, et d’abord l’extermination des juifs – car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce-pas, en définitive ? » (1112). Nous sommes en 1938, et on lira avec attention les pages que Fourcade consacre à la petite tempête déclenchée par cette conférence, au sein du monde catholique et au-delà de lui.

10On me permettra de finir sur une remarque plus personnelle, que m’a inspirée ce chapitre mais qui vaut pour le livre entier. Il m’a toujours semblé que les toiles exposées au Musée van Gogh, près d’Amsterdam, ont le pouvoir étrange de nous faire croire qu’elles viennent d’être peintes et que, si on y passait la main, on pourrait encore en recueillir un peu de peinture au bout des doigts. Mutatis mutandis, car on se gardera de l’écraser sous le poids de références dont il n’a pas besoin, Michel Fourcade a réussi quelque chose d’analogue. Sous sa plume, dans l’entrelacs des voix qui s’y croisent et des combats qui s’y nouent, l’encre de Maritain n’est jamais tout à fait sèche. C’est la marque d’un grand historien, et d’un très beau livre d’histoire.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis Pelletier, « Michel Fourcade, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, 3 vol., 1. Antimodernes, ultramodernes (1906-1926), 2. Quand prime le spirituel (1925-1939), 3, Ceux qui voulaient sauver leur temps (1933-1939) », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 263-266.

Référence électronique

Denis Pelletier, « Michel Fourcade, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, 3 vol., 1. Antimodernes, ultramodernes (1906-1926), 2. Quand prime le spirituel (1925-1939), 3, Ceux qui voulaient sauver leur temps (1933-1939) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/64554 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.64554

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Auteur

Denis Pelletier

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