Henry Doktorski, Killing For Krishna. The Danger of Deranged Devotion
Henry Doktorski, Killing For Krishna. The Danger of Deranged Devotion. Sans éditeur, 2018, 658 p.
Texte intégral
122 mai 1986, une heure du matin, Los Angeles. Assis seul dans son camion aménagé, Steve Bryant, 33 ans, père de deux enfants, est en train de se rouler un joint lorsqu’il est abattu de deux balles. Le tireur, Thomas Drescher, de trois ans son aîné, est arrêté peu de temps après, à la sortie d’un restaurant végétarien dans l’État d’Ohio. Au-delà du fait divers, cet assassinat marque la fin de l’ascension d’un des groupes religieux emblématiques de la contre-culture américaine. Les protagonistes sont en effet tous deux membres de l’International Society for Krishna Consciousness (ISKCON). Bien que fondé en 1966 à New York – et à ce titre souvent considéré par les sociologues comme un Nouveau Mouvement Religieux –, ce mouvement s’inscrit dans une tradition plus ancienne, celle du vishnouisme bengali (gauḍīya vaiṣṇava), qui, depuis le milieu du xvie siècle, s’inspire de la figure déifiée du mystique Caitanya (1486-1534) pour se livrer, au travers de chants et de danses, à une dévotion passionnelle au dieu Krishna (Catherine Clémentin-Ojha, « Tony K. Stewart, The Final Word. The Caitanya Caritâmrita and the Grammar of Religious Tradition » [compte rendu], Archives de sciences sociales des religions, 160, 2012, p. 288 et Denis Matringe, « Deux millénaires de variations sur Krishna : littératures, régions et religions », Archives de sciences sociales des religions, 176, 2016, p. 211-230). À son apogée, au milieu des années 1980, l’ISKCON comptait des dizaines de milliers de disciples occidentaux convertis, de très nombreux temples-ashrams hors de l’Inde, mais également plusieurs communautés intentionnelles, dont celle de New Vrindavan (du nom du lieu où Krishna passa son enfance), en Virginie occidentale, dans laquelle les deux protagonistes se sont côtoyés.
2Fruit de l’analyse de milliers de pages d’archives (publications, transcriptions de procès, lettres personnelles et autres documents internes au mouvement), Killing for Krishna reconstitue avec précision – plus de 600 pages et 1 300 notes de bas de page –, la trajectoire de Steve Bryant, de son initiation en 1974 jusqu’à son assassinat douze ans plus tard. Reproduisant de longs extraits des archives consultées, le livre constitue une source essentielle pour toute personne intéressée par l’histoire des « Hare Krishna », surnom populaire par lequel les membres de ce mouvement sont connus du fait du mantra qu’ils récitent quotidiennement. Il ne s’agit pas pour autant d’une étude académique. L’auteur, musicien talentueux, a résidé dans la communauté de New Vrindavan (p. 545-548) où il a côtoyé les deux protagonistes. Il a quitté l’ISKCON en 1993, après avoir été finalement convaincu de la véracité des abus sexuels pédophiles dont son vénéré instructeur a été accusé. Ce dernier, né Keith Gordon Ham mais connu sous le nom de Kirtananda Swami Bhaktipada (1937-2011), a été un des personnages clés du mouvement aux Etats-Unis. Tout premier ascète américain de l’ISKCON, il a tenu le rôle de guide spirituel de la communauté de New Vrindavan, détail essentiel pour ce récit. C’est donc en partie pour guérir du traumatisme d’avoir été floué spirituellement que, depuis 2002, l’auteur se sert de sa connaissance intime de l’ISKCON ainsi que de son accès unique à de rares documents – il est notamment héritier des archives personnelles de Kirtananda Swami Bhaktipada – pour relater l’histoire de cette communauté religieuse (p. xii). Outre cet ouvrage centré sur l’assassinat de Steve Bryant, il est l’auteur d’un livre sur la gouvernance au sein de l’ISKCON (2020) – et en prépare un autre précisément sur New Vrindavan.
3Qu’y apprend-on donc ? Comme nombre de ses condisciples, Steve Bryant est issu d’une famille de classe moyenne et prend l’initiation au sein de l’ISKCON durant ses premières années d’études universitaires. Après avoir résidé dans différents ashrams du groupe entre l’Inde, l’Europe et les États-Unis, il se marie en 1979 à Londres avec Jane Rangely (alias Jamuna), une « séduisante hippie » (p. 547), mère célibataire, avec laquelle il a rapidement un enfant. Alors qu’il continue sa vie de pérégrination, son épouse s’installe avec ses enfants à New Vrindavan. Elle reçoit l’initiation de Kirtananda Swami Bhaktipada qui a transformé cette communauté fondée en 1968 en une prospère entreprise : l’imposant temple, dont l’entrée est payante, attire chaque année des milliers de visiteurs. En 1984, Steve décide de quitter la communauté avec ses enfants mais s’en trouve empêché : trois condisciples armés lui reprennent par la force ces derniers et les ramènent à New Vrindavan auprès de leur mère. L’affront est consommé et Steve ronge son frein jusqu’à ce qu’il acquière, sous forme de microfiches, l’ensemble des lettres manuscrites du fondateur de l’ISKCON, Swami Prabhupada (1896-1977). Leur lecture l’amène à douter de l’intégrité des dirigeants actuels du mouvement. Il rédige alors un pamphlet au titre évocateur – The Guru Business. How the Leaders of the Hare Krishna Movement Deviated from the Pure Path as Taught and Exemplified by its Founder – qui semble très bien informé et met fortement en cause la probité des dirigeants du groupe et notamment de Kirtananda Swami Bhaktipada, sa cible personnelle depuis qu’il est devenu l’instructeur spirituel de son épouse. Steve devient une menace directe pour Kirtananda Swami Bhaktipada et sa communauté aux millions de dollars de revenus annuels. La suite se devine aisément : avec son lot d’intrigues (course poursuite, menaces réciproques, agents infiltrés, faux-témoignages et trafics en tous genres), elle n’a rien à envier à un bon roman policier, à ceci près qu’ici, toutes ses intrigues prennent une teneur transcendantale aux yeux de leurs acteurs. Ce récit permet une plongée dans l’univers des membres non-indiens de l’ISKCON et c’est là que réside son intérêt. On découvre notamment comment sous une religiosité intense faite d’extases spirituelles et d’engagements forts se cachent les peurs et les angoisses que ces derniers peuvent éprouver.
4Les membres et spécialistes de l’ISKCON trouveront dans cet ouvrage un intérêt direct évident, d’une part, grâce aux sources qu’il publie (notamment un ensemble de paroles rapportées de Prabhupada) et, d’autre part, en raison de la thèse défendue. En plus de confirmer l’identité de l’assassin – condamné à la prison à perpétuité et avec lequel l’auteur a échangé plus de deux cents lettres (p. xvii) –, l’auteur accuse surtout Radhanath Swami, un converti américain d’origine juive et un des plus charismatiques représentants du mouvement aujourd’hui, d’avoir été complice de cet assassinat. Ce récit ne permet donc pas seulement de pénétrer chez les Hare Krishna américains du milieu des années 1980 mais contribue à questionner le leadership au sein du mouvement aujourd’hui. Il s’ajoute à la liste des témoignages d’ex-membres de l’ISKCON, dont le célèbre Betrayal of the Spirit : My Life behind the Headlines of the Hare Krishna Movement (University of Illinois Press, 1993) de Nori J. Muster. Mais ce sont aussi les spécialistes des sciences sociales que peut intéresser cet ouvrage, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que le problème de fond qui sous-tend ces querelles meurtrières n’est autre que celui, bien connu de la sociologie depuis les travaux de Max Weber, de la « quotidianisation » (Veralltäglichung) de l’autorité charismatique. En effet si l’autorité de Kirtananda Swami Bhaktipada est remise en cause, c’est d’abord du fait qu’elle ne repose pas sur une transmission directe de la part du fondateur de l’ISKCON, lequel est décédé sans avoir nommé de successeur comme cela se fait habituellement au sein des mouvements sectaires hindous (sampradāya). En lieu et place d’une autorité unique, ce sont les onze instructeurs (ācārya) auxquels Prabhupadha avait donné le droit d’initier en son nom qui se sont érigés en autorité du mouvement au sein d’un conclave. Par ailleurs, l’ouvrage illustre bien le défi financier auxquels sont confrontés les nouveaux mouvements religieux prosélytes lorsqu’ils dressent en valeur suprême une forme de renoncement au monde. Pour faire face à leurs besoins économiques tout en respectant le fait de ne pas s’engager dans un travail salarié, nombre de membres de l’ISKCON se sont livrés à des trafics illicites grâce au réseau international du mouvement.
5Enfin, l’ouvrage constitue un témoignage instructif sur les mécanismes sociaux qui peuvent amener des personnes sincèrement engagées dans une ascèse spirituelle et ayant fait vœu de non-violence (ahiṃsā) à commettre les meurtres les plus violents. À ce titre, il peut intéresser tout chercheur travaillant sur l’articulation entre religion et violence. Ainsi l’auteur décrit en détail la manière dont les cadres mythologiques et théologiques motivant un engagement religieux intense peuvent également servir de base à une diabolisation individuelle justifiant le meurtre d’autrui. Steve Bryant, alias Sulocan – du nom de l’un des cent fils du roi Dhṛtarāṣṭra, qui, dans le Mahābhārata est tué au nom de la défense de l’ordre socio-cosmique (dharma) – devient progressivement un « démon » à abattre. Le cadre mythologique fournit dès lors la matière à une euphémisation radicale de la violence criminelle : l’assassinat de Steve peut être qualifié de « védique » (p. 199), c’est-à-dire conforme aux textes révélés des hindous. Certains vont jusqu’à à y lire un simple subterfuge permettant la « transmigration dans son prochain corps » (p. 205), autrement dit, une poussée d’accélération donnée à l’évolution spirituelle de Steve Bryant. On retrouve là un des enseignements clés de la Bhagavadgītā – texte sacré des Hare Krishna – selon lequel si le corps meurt, le principe qui s’incarne est éternel : l’homme ne pouvant « ni tue[r] ni être tué » (II.19), il n’y a pas lieu d’avoir de « pitié pour qui que ce soit » (II.30) (traduction Michel Hulin-Senard). On saisit parfaitement comment cette mythification du quotidien permet aux ex-compagnons de célébrer la mort de Steve Bryant en dansant d’extase comme lorsqu’ils louent Krishna (p. 321). Au fond, c’est là le cœur de l’ouvrage et la question centrale qui le traverse : comment distinguer une dévotion « intense » qui serait louable, d’une dévotion « dérangée » qui, elle, serait condamnable ? L’auteur, qui se considère toujours comme un dévot de Krishna, admet en effet que le sacrifice de soi est bien le symptôme d’un « amour intense » : de la même manière que par amour, un parent serait prêt à se sacrifier pour son enfant, un dévot doit être prêt à sacrifier sa vie pour son maître. Mais, pour lui, dans les sectes « charismatiques », comme certains cercles de l’ISKCON, ce même amour peut également se révéler « malsain », voire « pathologique », et c’est ainsi que la dévotion sincère peut coexister avec des formes de violence extrêmes (p. 536).
Pour citer cet article
Référence papier
Raphaël Voix, « Henry Doktorski, Killing For Krishna. The Danger of Deranged Devotion », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 247-249.
Référence électronique
Raphaël Voix, « Henry Doktorski, Killing For Krishna. The Danger of Deranged Devotion », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/64444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.64444
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