John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme
John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme. Recueil de textes traduits et introduits par Joan Stavo-Debauge. Genève, IES Éditions, 2019, 338 p.
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1Dans l’introduction qu’il donne à ce recueil de textes, Joan Stavo-Debauge souligne l’angle mort que constitue la non-réception, en France, des écrits de John Dewey (1859-1952) sur la religion. Or, écrit-il, « Dewey a dit qu’il n’a "jamais été capable d’attacher beaucoup d’importance à la religion en tant que problème philosophique" », mais il a finalement souvent écrit sur la religion » (p. 11). Échelonnés de 1893 à 1950, les 25 textes réunis dans ce livre en témoignent. Non seulement Dewey a écrit sur, et principalement contre les religions établies, mais sa réflexion offre un observatoire du reste de son œuvre et du contexte nord-américain au sein duquel elle s’est déployée.
2On connaît Joan Stavo-Debauge pour ses travaux critiques sur la sociologie « post-séculière » et ce qu’elle cède, sous couvert de « réenchantement du monde », à des discours fondamentalistes auxquels elle donne légitimité scientifique en se réclamant d’une tradition pragmatiste utilisée à contre-sens (Le loup dans la bergerie : le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Labor et Fides, 2012). Le projet de ce florilège, clairement posé dans l’introduction, est de montrer à l’épreuve des textes que Dewey, du moins, ne peut être enrôlé dans un tel combat. Voilà donc un livre bien intéressant, issu d’un programme de recherche sur les « Embarras de la parole religieuse » financé par le FNS. L’auteur consacre une partie de son introduction à la contextualisation de chacun des textes retenus : démarche délibérément modeste – on sent qu’il pourrait en dire plus –, mais très utile, car elle met en lumière, à partir d’une thématique précise, la capacité qu’a eue Dewey à « faire œuvre » à travers une série de combats dictés par les circonstances.
3Il est toujours difficile de rendre compte d’un recueil de textes. Ceux qu’a retenus Joan Stavo-Debauge sont de dimensions variables, parfois courts, toujours aigus même si leur portée théorique est inégale. Leur lecture met en évidence une alacrité anti-religieuse qui tend plutôt à se renforcer à mesure que les années passent. On pourra comparer, sous cet angle, l’article de 1893, « Christianisme et démocratie », « dernier article "chrétien" » (p. 16) de Dewey selon Stavo-Debauge, où il tente de penser le christianisme comme révélation contre ce qu’en ont fait les Églises (c’est là une thématique très caractéristique de la critique religieuse au temps du « modernisme »), et la réponse de 1950 à l’enquête de la Partisan Review sur « les intellectuels et la religion », où la question religieuse est exécutée en quelques paragraphes sans appel, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps. Globalement, Dewey considère que les institutions religieuses sont solidaires d’un ordre moral périmé du fait des progrès de la science et de l’éducation. Mais en maintenant, à force de domination sociale, un rapport à la vérité dicté par le surnaturel, elles empêchent, littéralement, la démocratie. C’est sur ce point que se noue le lien entre la critique religieuse et la construction d’un idéal démocratique fondé sur l’enquête et l’expérimentation, qui est le cœur de sa philosophie sociale.
4Des inventeurs de la tradition pragmatiste, Dewey est sans doute le plus politique – bien davantage, à l’évidence, que James et Simmel, souvent invoqués dans le champ des sciences sociales des religions. Il l’est, notamment, parce qu’il s’adosse sans cesse à la controverse sur la démocratie et à sa spécificité américaine. Comparons trois moments sous cet angle. « Ce que j’ai maintenant à dire est si absolument conçu du point de vue américain que cela peut ne pas être intelligible dans une situation différente » (p. 79), écrit-il en 1908 dans « La religion dans nos écoles ». L’article est encore « chrétien », dans la mesure où Dewey voit bien que la démocratie américaine est imprégnée de religion et que cette religion est chrétienne. Pourtant, en cherchant à faire échapper la démocratie à l’héritage pesant des Églises, aux « insignes conventionnels et [aux] machineries de l’instruction religieuse » (p. 80), il est moins en quête d’une religion civile que d’une pensée des vertus démocratiques, et de la capacité qu’auraient les institutions éducatives (l’école, l’université, le débat intellectuel) à produire de telles vertus, « sur la base de ce qui est commun et public parmi nos efforts et nos accomplissements » (p. 79).
5Une quinzaine d’années plus tard (1922-1927), dans la série d’articles où Dewey se bat contre les fondamentalistes américains au moment du « procès du singe », il s’est déplacé à distance du christianisme. D’un texte à l’autre, et notamment dans la controverse avec le pasteur William J. Bryans, ce grand leader du parti démocrate qui a longtemps œuvré pour les progrès de la démocratie réelle aux États-Unis avant de basculer, sans rupture d’itinéraire apparente, dans le combat contre Darwin, on voit se construire, à l’épreuve de la critique religieuse, les thèses qui seront en 1927 au cœur de l’essai Le public et ses problèmes : la démocratie est de l’ordre de l’enquête et de l’expérimentation, elle n’existe qu’arrachée à ceux qui la confisquent en se réclamant d’elle. Ajoutons que la polémique contre les fondamentalistes ne conduit pas Dewey à prendre le parti des chrétiens libéraux, qu’il soupçonne de pusillanimité lorsque, sous couvert de pluralisme, ils refusent de renoncer à la fondation hétéronome de la vérité : je renvoie sur ce point à l’article « Les fondamentaux », daté de 1924.
6L’article « Autorité et résistance au changement social » (1936), enfin, paraît en plein New Deal dans la revue School and Society. Dewey y renvoie dos-à-dos les tenants de l’autoritarisme moral et ceux d’un libéralisme qui confisque le commun au profit des intérêts d’une minorité. « La nouvelle philosophie, écrit-il à propos du libéralisme, a fini par ériger au rang d’autorité suprême, dans la vie sociale, les préférences et initiatives d’individus qui ne cherchent qu’à obtenir un profit personnel et à titre privé » (211). De ce fait, Stavo-Debauge a bien raison de souligner, dans son introduction, l’alignement par Dewey des Églises, des élites politiques ainsi que des élites économiques, « dans un même scénario » de confiscation de l’autorité sociale au détriment de la démocratie concrète (p. 35). On est alors renvoyé à la réflexion de Dewey, citée au début de cette recension, selon laquelle la religion ne l’a guère intéressé en tant que problème philosophique. De fait, s’il s’y intéresse quand même, c’est sur un autre terrain, d’abord et avant tout parce qu’il a conscience de la place très spécifique qu’elle occupe, pour des raisons historiques, dans la construction de la démocratie américaine. La lutte contre les Églises établies prend ainsi place, parmi d’autres, dans une stratégie qui vise à une forme d’empowerment démocratique, par la mobilisation de « ressources qui n’ont pas encore été expérimentées au sein du vaste domaine des relations humaines, des ressources pourtant disponibles et portant en elles la promesse potentielle d’une fructueuse application » (p. 217).
7Pour un lecteur français, le Dewey de Stavo-Debauge éclaire de manière passionnante, parce que c’est « en action », l’écart entre les deux modèles de laïcité construits de part et d’autre de l’Atlantique. Je ne suis pas sûr, du coup, qu’il faille renoncer à utiliser Dewey pour comprendre comment les appartenances religieuses sont redevenues, depuis quelques décennies, des ressources pour un empowerment citoyen. Stavo-Debauge a raison de souligner que Dewey est utilisé à contresens par ceux qui le mobilisent au service d’une phénoménologie du réenchantement du monde. Mais sa position serait trop radicale si elle conduisait, dans le même mouvement, à renoncer à la notion d’expérimentation pour comprendre les itinéraires de militants qui passent par la religion pour accéder à la politique.
8Il y aurait bien d’autres textes à commenter dans ce recueil, décidément très riche, depuis les articles où Dewey prend la défense de Bertrand Russell dans la seconde moitié des années 1930 jusqu’à ceux où il répond, quelques années plus tard, à la tentative de restauration néothomiste menée aux États-Unis par quelques théologiens de Chicago rassemblés derrière le Français Jacques Maritain. Je préfère m’arrêter sur un dernier point. Dewey fait de la science un antidote à l’emprise des institutions religieuses sur les vies de ses concitoyens. On pourrait y voir l’idée, positiviste au sens étroit du terme, que le progrès scientifique est appelé en tant que tel à substituer la science à la religion, ou même l’amorce de la thématique, devenue lancinante depuis lors, des « transferts de sacralité » du religieux vers d’autres sphères de l’activité sociale. Une lecture attentive montre que Dewey est plus fin que ça. Loin de professer une confiance un peu béate dans les progrès de la science, il s’attache d’abord au mode d’organisation du débat qui les sous-tend et les organise. Ce mode d’organisation lui paraît un modèle : « Si le développement de la science dépend de la libre initiative et de l’inventivité des enquêteurs individuels, écrit-il, l’autorité de la science provient autant qu’elle se fonde sur l’activité collective, coopérative et organisée » (p. 218). Et, plus loin : « La contribution que fait l’enquêteur scientifique est collectivement mise à l’épreuve et développée. Dans la mesure où elle est confirmée par la coopération, elle devient une partie du fonds commun du commonwealth intellectuel » (p. 218). Bien sûr, cet optimisme épistémologique a été contesté depuis, et nous avons tous lu Thomas Kuhn. Mais il y a chez Dewey une volonté d’arracher aux institutions ecclésiales le pouvoir de « dire le vrai » pour le rendre à des citoyens engagés dans une enquête collective sur leur propre devenir, à laquelle l’expression de « commonwealth intellectuel » donne une connotation à la fois très « américaine » et très suggestive.
Para citar este artículo
Referencia en papel
Denis Pelletier, « John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 245-247.
Referencia electrónica
Denis Pelletier, « John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme », Archives de sciences sociales des religions [En línea], 196 | octobre-décembre 2021, Publicado el 01 enero 2024, consultado el 12 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/64434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.64434
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