Pierre-Alexandre Delorme, Clément Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie
Pierre-Alexandre Delorme, Clément Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie. Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, 183 p.
Texte intégral
1Disparu accidentellement en 1977, Pierre Clastres fut une figure marquante de l’anthropologie française. Je l’ai côtoyé dans les années 1965-1970 au Séminaire de Claude Lévi-Strauss. Ethnographe de terrain dans le Chaco, à la frontière de l’Argentine et du Paraguay, auprès de chasseurs-collecteurs considérés par l’anthropologie générale du xxe siècle comme des survivants archaïques des premiers Amérindiens, Clastres proposa une interprétation nouvelle de ces sociétés faiblement structurées : elles s’étaient maintenues en s’opposant farouchement à l’État, c’est-à-dire au pouvoir d’un chef. L’époque était marquée par les luttes de la jeunesse européenne et nord-américaine menées hors du cadre du communisme orthodoxe. Dans ces années-là, Marshall Sahlins, invité par l’université de Nanterre au début des années 1970, eut également une influence importante dans le débat politique.
2L’air du temps était aux structures, et non aux contingences : rares étaient encore les réflexions historiques sur l’ethnographie. Or, les groupes étudiés par Clastres avaient justement une longue histoire antérieure à la Conquête ibérique, qui s’accéléra au xixe siècle avec les guerres de la Triple Alliance entre le Paraguay, et la coalition formée par l’Argentine le Brésil et l’Uruguay, de 1865 à 1870, lors de la construction des États-nations qui concernèrent aussi les nombreux groupes indigènes (citons quelques titres importants publiés bien après le décès de Pierre Clastres : Nicolas Richard, Mala guerra. Los indígenas en la guerra del Chaco, 1932-1935, ServiLibro-Museo del Barro-CoLibris, 2008; Gastón Gordillo, En el gran Chaco. Antropología e historias, Prometeo, 2006; Lorena Córdoba, Federico Bossert, Nicolas Richard, eds, Capitalismo en las selvas. Enclaves industriales en el Chaco y Amazonia indígena. 1850-1950, Ediciones del Desierto, 2015). Pierre Clastres n’ignorait pas non plus le bouleversement macro-régional provoqué par la guerre du Chaco qui opposa la Bolivie et le Paraguay entre 1932 et 1935, affectant de façon irréversible toutes les populations civiles. Mais sa vision reste essentiellement non historique. À la lumière de ces événements, les réflexions de Pierre Clastres sur le pouvoir nous apparaissent aujourd’hui comme des constructions intellectuelles qui se suffisent à elles-mêmes, comme les « entelequias » de l’Argentin Jorge Luis Borgès. On aurait aimé, dans cet ouvrage qui fait revivre la pensée de Pierre Clastres, une actualisation de ses recherches, ce qu’il aurait certainement souhaité. Malgré ces réserves, ce livre a le mérite d’avoir été rédigé par de jeunes chercheurs qui puisent dans l’œuvre de Clastres de nouvelles idées pour aborder surtout notre société. D’autre part, même si certaines questions posées restent sans réponse, notamment celle de la « liberté », parce que les textes ont du mal à se débarrasser de leur cadre idéologique, il serait mal venu de les rejeter a priori.
3Les textes sont répartis en trois parties. La première comporte une présentation générale de l’œuvre de Clastres et son apport à l’anthropologie politique. Parmi les idées (que Clastres a partagées notamment avec M. Sahlins et M. Godelier – ce dernier jamais cité, à tort), retenons l’importance de l’anthropologie politique, la « société contre l’État », le rôle du langage et la critique d’un évolutionnisme « à peine déguisé ». Cette dernière question est trop importante pour être discutée dans une recension forcément brève : le développement remarquable de l’archéologie dans ces deux dernières décennies requiert un aggiornamento de ce concept, car les faits sont têtus. Le texte initial de S. Vibert permet de situer cette œuvre dans le contexte intellectuel qui fut le sien, celui de la réflexion politique marxiste ou libertaire, et l’état des connaissances ethnographiques des sociétés du Chaco. Le pouvoir politique de ces chasseurs-cueilleurs serait-il non coercitif ? Les sociétés non politiques existent-elles ? Cette question permet à A. Guichoux d’interpréter la lutte des néo-zapatistes et leur auto-gouvernance comme une invention démocratique dans la lignée du refus de l’État clastrien. Le texte en hommage à Miguel Abensour (Ch. Ferrié), ami de Clastres et éditeur de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, aurait mérité une analyse plus approfondie car « P. Clastres poursuit un même but : faire voir à travers ces dispositifs opposés que la question politique ne peut être dissociée de celle de la liberté » (p. 67).
4Dans la seconde partie de ce livre, intitulée « L’emballement de la machine de guerre primitive », Ferrié prolonge ses réflexions en rappelant que « la machine primitive est dirigée contre l’émergence de l’État » (p. 79). Énoncée ainsi, cette proposition sous-entend une méfiance prophétique contre ce Mal : l’État, mais lequel ? Une projection imaginaire ou une menace concrète qui se développe au milieu du xixe siècle, grâce à la guerre sans merci dont les conséquences seront des pertes humaines importantes, des tracés de frontières, des impôts, des dispersions ou des fragmentations des groupes traditionnels ? Ces affrontements favoriseront en tout cas le développement des enclaves capitalistes dont le fonctionnement dépendra beaucoup de la main d’œuvre quasiment servile des Indiens. Dans cette partie, retenons le texte intéressant de S. Levesque qui compare la description des Guayakis ainsi que la Société contre l’État de Clastres et la vision romanesque de J. M. G. Le Clézio. Passons sur le propos polémiques et confus de C. Mong-Hy, au titre pourtant alléchant : « Des pirates aux hackers. Du non-sens de la démocratie au sens du combat ».
5La troisième partie, « Poétique clastrienne », contient le seul texte ethnographique de cet exemple (L. Buffavand). L’autrice nous rappelle à juste titre que Clastres semble oublier dans son interprétation la place du chamane, qui n’est pas un chef de guerre, mais dont le pouvoir visionnaire est bien réel. Sur la base de ses données recueillies chez les Gamo, un groupe d’Ethiopie, sans organisation centralisée, elle identifie trois figures du politique : le komorut, (sacrificateur, roi dans le groupe plus large des Maale), l’homme exemplaire, appartenant à la génération des aînés, et l’orateur, si important dans les assemblées (et que l’on retrouve dans les sociétés amérindiennes).
6Dans le dernier chapitre, E. Mahieddin aborde la question du « Pouvoir de Dieu, la dette et la liberté » (p. 159), à partir de l’expérience contrastée de Clastres auprès des missionnaires évangéliques, passeurs incontournables pour l’ethnographe, qui doit refouler ou masquer le rejet qu’il ressent à leur égard. L’auteur rappelle que, contrairement aux christianismes, la « théologie » guarani inspirait à Clastres la plus grande admiration. Cela nous interpelle, car il est impossible de passer sous silence le rôle essentiel des Jésuites dans la religiosité des Guaranis, attestée par de très nombreux documents. « C’est le rapport des Guarani avec leurs dieux qui les maintient comme Soi collectif », précise-t-il (p. 163). Le pouvoir de Dieu est pour l’auteur une affaire de dette. Dans les récits de conversion apparaît Dieu, un « non-humain invisible ». « Comprendre le pouvoir de Dieu qui n’existe que dans l’absence puisque son détenteur ne se montre jamais, est fondamental pour la compréhension du pouvoir en général », précise l’auteur. Or dans la religion catholique, qui fut pendant des siècles principalement l’affaire des jésuites, Dieu est représenté par un crucifix, une image ou des images, que les évangéliques certes refusent, même si la croix reste le symbole de sa puissance et de son sacrifice. Dieu n’est pas un concept abstrait : le texte biblique, respecté par les évangéliques, le dit clairement : Dieu a créé les hommes à leur image par le Verbe. Tout indigène, qu’il soit évangélique ou catholique, le sait, il est l’origine de la vie, des « non-humains » pour reprendre la terminologie de Philippe Descola, des hommes et des peuples, sa Voix est capitale dans la Création, un trait présent d’ailleurs dans les mythologies amérindiennes (on peut consulter l’immense corpus, jamais cité dans ce livre, de Claude Lévi-Strauss : Mythologiques, Plon, 1964-1971). Dieu n’est pas un pouvoir « vide », il est à l’origine de la généalogie des êtres. Oui, il y a une dette à l’égard de Dieu ou des dieux, et par extension envers ceux qui les représentent, la quatrième règle de réciprocité, comme déjà l’énonçait Marcel Mauss au début du xxe siècle.
7La littérature concernant la conversion des peuples autochtones des Amériques est immense, notamment pour le xvie siècle, incontournable pour toute réflexion concernant l’impact du christianisme, très fort chez les Guaranis. Malheureusement, l’ignorance concernant aujourd’hui les religions, notamment les christianismes, empêche de comprendre des comportements qui, dans la plupart des cas, ont été remodelés depuis des siècles. La connaissance ne requiert pas de l’anthropologue l’adhésion à la croyance, mais le respect d’un fait social présent partout.
8On peut dire de même pour la « liberté » comme concept anthropologique. Après la « servitude volontaire », très bien analysée par la Boétie en son temps, la « liberté » est certainement un concept passionnant à reprendre, mais ambigu. Aujourd’hui, la « liberté » de dire n’importe quoi dans les réseaux sociaux entraîne son contraire : la domination par la menace, la calomnie et la publicité, des plus sensibles et des plus faibles. Si nous concevons la liberté sous sa forme « révolutionnaire » de la fin du xviiie siècle, il nous faut accepter qu’au moment des grandes révolutions émancipatrices du xixe siècle (et la constitution progressive des États-nations actuels), les Guaranis (pour ne parler que d’eux), et ceux qui les guidaient, eurent le plus grand mal à traduire le concept de liberté, d’origine latine, absent du vocabulaire, comme cela a été démontré par des linguistes remarquables (Capucine Boidin, Mots guarani du pouvoir, pouvoir des mots guaranis. Essai d’anthropologie historique et linguistique (xix-xvi et xvi-xix), manuscrit d’Habilitation à diriger des recherches, université Paris III, 2018, sous presse). À la même époque, en revanche, les esclaves ont très vite compris les enjeux de cet idéal. Pierre Clastres ne pouvait pas connaître ces avancées, mais ceux qui se revendiquent de son œuvre ne peuvent pas les ignorer, s’ils veulent s’attaquer à une forme de pouvoir aussi fort que sournois : celui de ne pas entendre les arguments des autres.
Pour citer cet article
Référence papier
Carmen Bernand, « Pierre-Alexandre Delorme, Clément Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 243-245.
Référence électronique
Carmen Bernand, « Pierre-Alexandre Delorme, Clément Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/64419 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.64419
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