1Directeur d’études à l’EHESS et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale, Wiktor Stoczkowski mène depuis plusieurs années déjà un programme de recherche en anthropologie des savoirs occidentaux, dont un des objets sont les grandes théories en sciences sociales, avec l’ambition de bâtir une ethnologie historique de la culture académique française à l’époque moderne. Dans La science sociale comme vision du monde, il s’attaque aujourd’hui à Émile Durkheim, l’un des acteurs principaux des sciences sociales au xixe siècle, qu’il refuse, comme le voudrait une légende tenace, de présenter comme un « père fondateur ».
2D’entrée de jeu, Stoczkowski considère qu’Émile Durkheim est « un penseur moins original qu’on ne dit » et que globalement son œuvre est d’une « relative trivialité » : les thèmes qu’il aborde sont « convenus ou des sujets en vogue », les données qu’il emploie bien connues, et les réponses qu’il donne à des questions routinières sont souvent « convenues ». Stoczkowski va jusqu’à révéler certaines petitesses ou préjugés de Durkheim, ironisant sur la manière dont, en grand théoricien, il parle de la misère comme frein naturel aux désirs, alors même qu’il mène « une existence protégée, sans risque de perdre son emploi ». Son ouvrage peut apparaître comme une analyse fine et originale de l’œuvre de Durkheim, mais c’est le déboulonnement de la statue du fondateur de la sociologie française.
- 1 Dans sa lettre à Marcel Mauss, Halbwachs l'informe de son projet de « développer » son introductio (...)
3L’angle d’attaque qu’adopte Wictor Stoczkowski n’est pas nouveau : les deux grandes enquêtes empiriques de Durkheim, qu’il s’agisse de son étude sociologique, statistiques à l’appui, du suicide ou de son étude du totémisme comme religion primitive dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, ont été, au moment de leur parution et par la suite, l’objet de nombreuses critiques tant au plan théorique que méthodologique, y compris de la part des proches collaborateurs de Durkheim. François Simiand se montre particulièrement incisif dans le compte rendu qu’il fait du Suicide en 1898 pour la Revue de métaphysique et de morale : absence de critique de la valeur des statistiques selon les pays et les époques ; résultats établis sur une base trop étroite, etc. (Simiand, 1898). Dans sa préface aux Causes du suicide de Maurice Halbwachs, qui paraît en 1930, Marcel Mauss dit de cet ouvrage qu’il est « la suite nécessaire, le complément, le correctif indispensable [du Suicide] » (Mauss, 2002 : 2). Halbwachs lui-même, le plus familier des durkheimiens avec les statistiques, reconnaît que l’ouvrage de Durkheim sur le suicide est ce qui s’est fait de mieux à l’époque même si la valeur de ses données est inégale et que, s’appuyant sur de nouvelles données et utilisant des méthodes statistiques plus élaborées, il apporte des corrections nécessaires1.
4N’étant ni méthodologue ni statisticien, Stoczkowski ne s’engage pas, comme l’ont fait beaucoup d’autres sociologues, souvent américains, dans la polémique méthodologique autour du Suicide. Ce serait, selon lui, faire preuve d’« anachronisme historique » que d’appliquer à Durkheim des standards scientifiques à la fois postérieurs et différents des siens. Aussi cite-t-il relativement peu de travaux proprement méthodologiques, négligeant même le fameux article de Hanan C. Selvin (1958), sur l’« erreur écologique » qu’aurait commise Durkheim. Mais si l’ouvrage incontournable de Whitney Pope, Durkheim’s Suicide. A Classic Analyzed, retient son attention, c’est que sa conclusion rejoint la sienne, à savoir que « peu de données [du Suicide] apportent la confirmation » (Stoczkowski, 2019 : 562). Cet ouvrage, jamais traduit en français, est quelques années plus tard l’objet d’une critique très sévère de la part de Philippe Besnard dans les pages de la Revue française de sociologie (Besnard, 1979). Tout en reconnaissant en Besnard « l’un des meilleurs spécialistes de Durkheim », Stoczkowski lui reproche d’« avoir trempé sa plume dans le fiel » (Stoczkowski, 2019 : 562) pour faire la recension de l’ouvrage de Pope, tout se passant comme si le gardien du temple, alors directeur-fondateur du Bulletin d’études durkheimiennes, voulait punir Pope pour le grave « sacrilège » qu’il aurait commis en attaquant le père fondateur de la sociologie française.
5Son approche se veut plutôt épistémologique et d’une épistémologie qu’il qualifie de « particulière, rarement pratiquée », et qui consiste à « sonder les données factuelles » afin de voir, ajoute-t-il, si « les idées interprétatives [de Durkheim] sont conformes aux données empiriques » (ibid. : 159). Dans Le suicide, à l’exception des données collectées par son neveu, Marcel Mauss (ce dont ne parle pas Stoczkowski), les chiffres sont tirés, pour la plupart, de sources secondaires, à savoir les livres que Durkheim a consultés. Et ici, Durkheim a aussi fauté : il n’aurait lu qu’une partie des textes statistiques et médicaux qu’il cite. En d’autres termes, ces références n’auraient pour la plupart qu’un caractère décoratif et ne seraient mentionnées que dans le but de conférer au livre une « apparence d’érudition scientifique ». Face à Durkheim qui a toujours présenté sa sociologie comme scientifique, Stoczkowski pose la question (qui tue) : « Mais est-ce vraiment de la science ? »
6Comme le rappellent Christian Baudelot et Roger Establet, dans leur petit ouvrage pédagogique sur Durkheim et le suicide (2011), l’on sait que Durkheim a commis des erreurs et que ses études comportent des lacunes. Stoczkowski ne dit rien de nouveau, mais en procédant à une lecture minutieuse des nombreux tableaux, il identifie ce qu’il appelle joliment « les ombres aux tableaux ». Force est cependant de dire qu’il nous apprend aussi ici et là des choses, par exemple que Durkheim ne s’est pas donné la peine de lire la biographie du ténor fort populaire Alphonse Nourrit et qu’il a fait l’erreur de qualifier d’anomique son suicide intervenu après son dernier concert qui fut pourtant un succès.
7Mais la posture (et le ton) qu’adopte Stoczkowski est celle du professeur qui cherche non seulement à prendre en défaut un élève (pour son inattention ou ses incohérences logiques) mais aussi qui met en doute sa bonne foi. Durkheim est ainsi accusé d’avoir opéré une « manipulation et un toilettage systématique des données disponibles » et d’avoir eu recours à un procédé rhétorique, qui, « simple et astucieux », lui a permis de « neutraliser toutes les données embarrassantes » (Stoczkowski, 2019 : 178-179). Ainsi donc Durkheim chercherait moins à « connaître la réalité » qu’à « étayer sa thèse » au mépris des règles de vérification que propose Claude Bernard et dont il dit s’inspirer. Dans son premier ouvrage, De la division du travail social, il se serait même permis de prendre quelques libertés avec la sociologie spencérienne. S’appuyant sur les travaux de Massimo Borlandi, qui, plus prudent, parle d’« une simplification qui est à la limite de la falsification » (Borlandi, 1993 : 98), Stoczkowski se demande « si le jeune Durkheim connaissait vraiment l’œuvre de [Herbert] Spencer » (Stoczkowski, 2019 : 378). Avec sa thèse, Durkheim s’est en quelque sorte offert « un coup d’éclat de l’autopromotion académique », défigurant ses adversaires et ses prédécesseurs et recourant brillamment au « stratagème des caricatures valorisantes » (ibid. : 379-380).
8« Le sociologue en Australie », tel est le titre d’un chapitre de l’ouvrage, comme si Durkheim était allé faire un terrain chez les Aborigènes d’Australie, alors qu’il n’y a jamais mis les pieds. C’est l’un des derniers armchair anthropologists, reconnaît Stoczkowski qui souligne l’érudition de Durkheim avec une profusion de références ethnographiques, mais conclut que, pour l’essentiel, les preuves ethnographiques sur lesquelles reposent les démonstrations des Formes proviennent seulement des quatre ouvrages les plus cités : d’abord ceux de Walter B. Spencer et Francis J. Gillen, Native Tribes of Central Australia (1899) et Northern tribes of Central Australia (1904), puis ceux d’Alfred W. Howitt, Native Tribes of South-East Australia (1904), et de Carl Sterhlow, Die Aranda-und Loritja-Stämme in Zentral-Australien (1907).
9Stoczkowski n’est pas le premier à critiquer les Formes élémentaires. Dès la parution de l’ouvrage, Bronisław Malinowski, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un « événement scientifique », a formulé de nombreuses et sévères critiques : on ne peut pas tirer des conclusions sur la base de l’étude d’une seule tribu, l’opposition sacré/profane n’est pas universelle, le totémisme n’est pas une forme élémentaire de religion, l’effervescence mentale n’est pas la seule source de la religion (Malinowski, 1913 : 525-526).
10Anthropologue, Stoczkowski est ici en terrain familier. Tirant profit de sa grande érudition, il propose une analyse critique de l’usage que Durkheim fait des sources ethnographiques : des citations souvent incomplètes pour ne pas dire tronquées ; des affirmations, par exemple au sujet de la séparation du sacré et du profane, qui ne correspondent pas aux faits consignés par les ethnographes (Stoczkowski, 2019 : 251). Or, et c’est plus grave, une telle licence dans l’interprétation des données n’est pas, selon Stoczkowski, « gratuite » (ibid. : 253) : « Les présupposés théoriques étaient aux yeux de Durkheim beaucoup plus importants que les données factuelles » (ibid. : 255). Ainsi ses références massives au sacré chez les aborigènes australiens ne seraient-elles qu’un « moyen ingénieux » pour conférer un semblant de fondations factuelles à ses spéculations sur la religion laïque de l’avenir en Europe, c’est-à-dire une religion sans dieu.
11Durkheim apparaît désormais comme « un compilateur pressé et un bâtisseur de démonstrations boiteuses, un exécuteur des faits incommodes » (ibid. : 359-360). Une fois démolie la « base » des deux principales études empiriques du fondateur de la sociologie, Stoczkowski entend montrer ce que fait « réellement » Durkheim, quelles sont les (véritables) règles de la méthode qu’il suit : il adopte, comme l’a souligné Steven Lukes (1972) dans la première grande biographie de Durkheim, une classification binaire des concepts (homme/naturel, individu/société, sacré/profane) et il « moule » sa pensée dans un schème tripartite de raisonnement. Ce mode d’argumentation serait celui qu’apprennent les jeunes normaliens pour se préparer à la grande épreuve de l’agrégation de philosophie qu’est la dissertation. Autrement dit, l’École normale supérieure (ENS) inculque à ses élèves, et Stoczkowski s’inspire ici de Bourdieu, un habitus cognitif normalien, à savoir des dispositions « dissertatives, dialectiques ».
12La démonstration de Stoczkowski s’appuie notamment sur l’étude des manuels de dissertation de l’époque qui recommandent l’adoption de l’ordre progressif de l’exposition en trois parties : thèse, antithèse et synthèse. C’est ce « tortueux procédé » dont Durkheim va devenir l’adepte. La persistance de l’habitus normalien chez Durkheim se voit aussi dans le choix de ses objets de recherche qui appartiennent en grande majorité au répertoire des thèmes de la dissertation en philosophie : l’individualisme, la personne humaine, la liberté et le déterminisme, la théorie de la connaissance, l’origine de la religion. Plus d’une trentaine de thèmes, selon le calcul de Stoczkowski. Enfin, toute dissertation de philosophie ne se limite pas au seul maniement des idées, mais implique aussi le recours à des exemples, à quelques faits concrets. C’est cette « habitude dissertative » que Durkheim va, selon Stoczkowski, élever au statut de principe fondamental de la méthode sociologique. Cependant, ajoute-t-il, Durkheim aurait peiné à s’affranchir de l’habitus normalien, « la jonction entre les spéculations et les “choses” se faisant davantage, dans les deux “ouvrages phares de la sociologie durkheimienne”, en accord avec les procédés des exempla dissertatifs qu’avec les impératifs de la validation empirique » (Stoczkowski, 2019 : 353).
13La persistance des dispositions cognitives et rhétoriques inculquées à Durkheim pendant ses études à l’ENS serait telle que l’on peut trouver des similitudes de forme et de méthode entre la dissertation de Durkheim à l’agrégation de philosophie en 1882 et son ouvrage maître de la sociologie en 1912 : on y trouverait une théorie (anti-empiriste) de la connaissance, qui, à trente ans de distance, serait restée « à peu près la même » (ibid. : 358). C’est vite dit ! Mais, heureusement pourrais-je ajouter, Stoczkowski reconnaît que la pensée de Durkheim a évolué, s’est modifiée entre les deux dates, passant d’un rationalisme fondé sur l’imagination à un rationalisme fondé sur la Société, « un rationalisme certes ouvert aux faits empiriques, mais ouvert parcimonieusement » (ibid. : 359).
14L’on connaissait les deux dissertations que Durkheim avait rédigées pour le concours à l’agrégation de 1882 : la dissertation dogmatique sur un sujet de philosophie (« Les rapports entre l’imagination et la pensée ») et la dissertation sur un sujet d’histoire de la philosophie (« Exposer et apprécier la théorie moderne de l’évolution »). La lecture attentive ou, pourrait-on dire, la correction que Stoczkowski fait des deux dissertations de Durkheim lui permet d’affirmer que Durkheim applique « résolument » le schème dialectique en trois parties. Il y découvre que Durkheim était plutôt critique envers la théorie évolutionniste et qu’il connaissait peu ou pas les sciences naturelles, « une lacune que Durkheim ne jugera pas nécessaire de combler par la suite » (ibid. : 322), ajoute le commentaire. L’élève, qui ne se serait pas donné la peine de lire certains articles de revues, se serait mal préparé au concours, ce qui expliquerait qu’il n’ait pu être classé qu’au septième rang.
15Afin de vérifier son hypothèse selon laquelle les deux caractéristiques des travaux de Durkheim, à savoir « la désinvolture certaine envers les données empiriques assortie d’une grande dextérité dans le maniement de la méthode dialectique » (ibid. : 327), Stoczkowski élargit son étude aux dissertations des autres agrégatifs et découvre d’« impressionnantes similitudes » entre les copies : absence de toute connaissance positive des sujets dont ils doivent parler, tendance à donner à leur discours un vernis scientifique en employant un jargon technique, absence de recours aux faits, références imprécises ou approximatives à un nombre limité d’auteurs, dont Kant, et de doctrines. Sa conclusion s’impose : « Les similitudes entre toutes les copies sont impressionnantes », comme si « une main invisible avait guidé leurs plumes » (ibid. : 337). La formule est belle. Ces quelques observations rejoignent les constats, souvent désenchantés, des professeurs de l’époque sur l’enseignement de la philosophie dans les lycées.
16Stoczkowski élargit ensuite son analyse à ce qu’il appelle « l’esprit français » et il esquisse une genèse de la pensée dissertative française, mettant en évidence le rôle majeur qu’a joué au milieu du xixe siècle l’ENS, alors centre national de formation des professeurs à vocation hégémonique dans l’apprentissage de la dissertation. Il s’agit là, selon Stoczkowski, d’une « révolution culturelle ». Rien de moins ! Et ce qui vaut pour la société française vaut aussi pour la sociologie (française).
17Durkheim s’est lui-même montré critique à l’égard de cet enseignement dans son article paru en 1895 dans la Revue philosophique (Durkheim, 1975a). Comment expliquer que, malgré cette prise de conscience de la « déformation normalienne », l’influence de l’habitus cognitif normalien soit restée visible dans l’ensemble de son œuvre savante ? Mais force est de reconnaître que le système de classifications binaires des concepts n’est pas, chez Durkheim, seulement un mode d’argumentation mais aussi une théorie de la connaissance.
18Le « cognitif » n’est qu’une dimension de l’habitus normalien. Un tel habitus comprend un ensemble plus vaste de dispositions culturelles (discipline, respect de l’autorité, etc.) ainsi qu’un véritable « esprit de corps ». Et les rapports à ces dispositions varient, parfois considérablement, d’un groupe d’élèves à l'autre en fonction de l’origine sociale et géographique, de la confession religieuse, etc. À l’ENS, il y avait les « talas » (ceux qui vont-à-la messe) qui se démarquaient par leur dévotion religieuse. Lorsque Durkheim fut admis à l’École, son père, le Rabbin Moïse, demanda au directeur de bien vouloir dispenser son fils des cours du samedi. Celui-ci lui répondit que « l’école étant un internat, tous les élèves doivent être soumis à la même règle sans dérogation aucune » (Halphen, 1987 : 7 ; Fournier, 2007 : 39).
19Tout s’explique-t-il par l’habitus normalien ? Qu’en est-il de l’influence de son éducation primaire, de ses habitus de classe et de groupe religieux (minoritaire) ? Le judaïsme traditionnel de sa famille avec ses habitus et son mode de pensée et d’argumentation dialectique propre au Talmud n’ont-ils pas également « marqué » le jeune Durkheim, même si bien d’autres influences ont joué par la suite ?
20La grande thèse que défend Stoczkowski tient dans le titre même de l’ouvrage : La science sociale comme vision du monde. Certes il n’est pas le premier à analyser l’œuvre de Durkheim sous l’angle de l’engagement social et plus largement de l’idéologie (de la IIIe République). Mais à la notion d’idéologie, il préfère celle de « vision du monde », qu’il voit comme équivalente à celle de « cosmologie » qu’on retrouve en astrophysique, en théologie, en philosophie et aussi anthropologie. On retrouve d’ailleurs cette notion chez Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse pour désigner la religion et les représentations du monde chez les aborigènes d’Australie. Elle connaît, comme le note Stoczkowski une nouvelle popularité depuis la parution de l’ouvrage de Philippe Descola, Par-delà nature et culture.
21En affirmant que « les sciences sociales produisent des visions du monde analogues aux cosmologies étudiées par les anthropologues dans les sociétés non-occidentales » (Stoczkowski, 2019 : 12-13) et en considérant toute grande théorie générale en sciences sociales comme une construction cosmologique, Stoczkowski va manifestement à l’encontre des approches classiques en épistémologie de l’histoire et en sociologie des sciences. Ce qu’il entend par cosmologie, c’est un ensemble de représentations totalisantes du monde, dont les composantes sont : l’axiologie (théorie des valeurs), l’ontologie (théorie de l’être), l’étiologie (théorie des origines) et la sotériologie (doctrine du salut).
22Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, Émile Durkheim et le mirage du salut, la théorie du salut prend une place particulièrement importante. Le salut est certes une notion théologique à connotation judéo-chrétienne, mais Stoczkowski entend l’élargir pour l’associer à « toute définition du problème du mal auquel le salut est censé apporter une solution » (ibid. : 30), tout se passant comme si tout projet de réforme radicale était associé à l’idée du salut. L’hypothèse centrale de Stoczkowski est que « l’ambition sotériologique accompagne le travail des sciences sociales depuis leur fondation jusqu’à nos jours », et ce, même lorsque celles-ci se veulent des sciences (ibid. : 31). Et si Stoczkowski prend comme objet d’étude la théorie socio-anthropologique de Durkheim, c’est que son ampleur est telle qu’elle s’apparente « aux constructions conceptuelles que les ethnologues appellent des cosmologies » (ibid. : 158). Certes, Durkheim n’a jamais cessé de présenter sa sociologie comme science, se basant sur « des faits dûment constatés », non pas « des opinions subjectives » ; mais, selon Stoczkowski, une telle position n’est pas « tenable » car, comme il l’a montré, les idées interprétatives de Durkheim ne seraient pas, loin de là, conformes aux données empiriques. Son ambition est de démontrer que les deux grands ouvrages de Durkheim, à fort contenu empirique, relèvent l’un (Le suicide) de la pathologie avec diagnostic du mal et l’autre (Les formes élémentaires de la vie religieuse) de la thérapeutique, le fil directeur du livre étant l’abrogation du mal. Selon Stoczkowski, on retrouve chez Durkheim non seulement une volonté de décrire objectivement la complexité du monde humain et de fournir des explications empiriquement validées mais surtout un désir de diagnostiquer des pathologies. « La question du mal », en particulier le mal de la société moderne confrontée à une profonde crise morale, serait donc au centre de son œuvre (ibid. : 46) et il s’agirait d’un mal curable, d’où la possibilité d’une sociologie curative et aussi d’une thérapeutique qui se déclinerait en réformes.
23La question du mal, avec sa dimension morale, nous ramène à une vision du monde qui, étroitement liée aux religions, a été récemment systématisée par les théologiens et autres fonctionnaires de la religion. Stoczkowski constate pour sa part un « parallélisme saisissant » entre les attributs du Dieu judéo-chrétien et la Société durkheimienne (avec un S majuscule, comme l’écrit l’auteur). Cependant, même si Durkheim disait fièrement « je suis fils de rabbin », les influences judaïques sur sa pensée demeurent, selon Stoczkowski, floues, car les diverses études n’apportent aucun résultat concluant, si ce n’est qu’il y a chez Durkheim une dépréciation systématique de la religion juive comme religion archaïque. L’on peut regretter que l’auteur n’ait pas lu le chapitre que Pierre Birnbaum a consacré à « Émile David Durkheim. La mémoire de Massada » dans sa Géographie de l’espoir (2004 ; 85-123) et qu’il n’ait pas pu avoir accès à un article récent de Taylor Paige Winfield (2020), qui apporte un éclairage nouveau sur cette question de l’influence du judaïsme. Pas de doute pour Birnbaum : Durkheim a une remarquable connaissance du Pentateuque. Winfield partage entièrement ce point de vue : dans les principaux ouvrages de Durkheim, les références au judaïsme et aux Juifs sont nombreuses. Une analyse plus approfondie la conduit à montrer que le système de classification, le langage et le style d’argumentation que Durkheim utilise pour élaborer ses concepts sont « le miroir de courants de la pensée rabbinique » (ibid. : 564). Durkheim démontre une connaissance (tacite) des textes et des styles d’argumentation rabbinique. Winfield qualifie de « dialectique » ce type d’argumentation qui consiste à « présenter un argument incorrect (B) afin de le critiquer et introduire son argument (A) » (ibid. : 587). Winfield utilise aussi la notion d’habitus. Sa démarche est somme toute similaire à celle que suit Stoczkowski : tous deux analysent en effet le mode d’argumentation de Durkheim, mais pour l’un le principe d’explication est la formation à l’ENS, pour l’autre la formation talmudique.
24Stoczkowski découvre en outre d’« étranges similarités » entre le christianisme et la science sociale naissante. Durkheim a connu jeune, dit-on, une crise de mysticisme sous l’influence d’une enseignante religieuse à Épinal ; il a été, il est vrai, fasciné par le christianisme, y rencontrant une conception nouvelle de la personne humaine, comme la « chose sacrée par excellence » : c’est le culte de la personne humaine. C’est ce qu’il appelle une révolution, la Révolution chrétienne, l’autre révolution comparable à laquelle il s’intéresse étant la Révolution française.
25Stoczkowski refuse d’accorder à Durkheim le statut d’historien, lui reprochant d’opérer une « profonde déformation » du christianisme médiéval. Or l’analyse que Durkheim fait du christianisme, de l’influence des Jésuites en éducation, etc., témoigne de sa connaissance de l’histoire du christianisme. Et il accepte volontiers de discuter avec des philosophes catholiques et des théologiens chrétiens, même si ceux-ci critiquent sévèrement sa perspective sociologique et les résultats de son étude sur Les formes élémentaires. On le voit dans sa controverse avec le père Lucien Laberthonnière, directeur de la Revue de philosophie chrétienne. Stoczkowski accorde avec raison une grande importance à cette controverse mal connue, car Victor Karady, dans son édition des Textes de Durkheim (1975b), a publié la lettre de Durkheim au père Laberthonnière mais pas la réponse adressée par celui-ci à Durkheim. Stoczkowski ne se prive pas de commenter longuement cette lettre, montrant que Durkheim et Laberthonnière sont à la fois proches et opposés. Tout cela donne même l’impression que Stoczkowski prend parti pour Laberthonnière contre Durkheim, reprochant à ce dernier de faire de sa sociologie une « transfiguration dénaturée de la doctrine chrétienne » (Stoczkowski, 2019 : 481). On a même l’impression qu’il partage le point de vue du théologien lorsque celui-ci refuse de réunir sous le même nom les religions des Aborigènes et une grande religion universelle, tel le christianisme. Ici l’anthropologue et le théologien se rejoignent, ou presque.
26Mais qui dit « similarité » entre ces perspectives ne dit pas « influence » de l’une sur l’autre. Stoczkowski se montre lui-même prudent. Mais établir un tel parallélisme entre la vision du monde du christianisme et celle d’un savant fait courir le risque de les mettre sur le même pied. N’est-il pas réducteur de dire que Durkheim aurait pris le christianisme comme modèle (à imiter/combattre), bannissant Dieu de la Société des hommes, substituant la notion de crise à celle de Chute, et transformant l’espérance du salut transcendant en l’impératif d’une réforme immanente de la chose humaine (Stoczkowski, 2019 : 481) ?
27En donnant à son ouvrage le sous-titre Le mirage du salut, Stoczkowski met l’œuvre de Durkheim sous la coupe de la sotériologie, qui en théologie (chrétienne) est l’étude d’un salut associé aux idées de rédemption et de vie éternelle avec Dieu (ou le paradis). La notion de salut est peu fréquente sous la plume de Durkheim, qui l’utilise le plus souvent comme métaphore. Par exemple, lorsqu’il discute en mars 1915 avec son ami Xavier Léon de l’avenir du socialisme, il écrit : « Le salut, c’est que le socialisme renonce à ses formules périmées » (Durkheim, 1975b : 478). Autre exemple : à la fin de sa vie, Durkheim, malade, parle des remèdes qui peuvent lui être « salutaires », et faisant référence à son retour possible à des activités professionnelles, il s’exclame : « C’est le salut » (Durkheim, 1998 : 504).
28Certes, face à la crise (morale) – le mal – que traverse l’Europe moderne, Durkheim cherche des solutions, identifiant comme remèdes le renouveau des corporations professionnelles, l’élaboration d’une nouvelle morale (laïque) et, pour remplacer un christianisme épuisé, la mise en place d’une nouvelle religion, celle de l’humanité. Mais faut-il, comme le fait Stoczkowski, en conclure que Durkheim indique ainsi « la voie du salut », l’enjeu véritable étant de « sauver la société, la nation, la civilisation européenne » (Stoczkowski, 2019 : 149) ? Stoczkowski n’hésite pas dès lors à faire du sociologue un prophète salvateur. Mais n’aurait-il pas été plus opportun d’accorder une importance au messianisme comme mouvement social ? Si attente il y a, ce ne serait pas celle d’un individu-rédempteur (le Messie) mais celle d’un royaume : un monde futur meilleur, une société prospère. Critique à l’égard du marxisme mais ami de Jaurès, Durkheim ne voyait-il pas dans le socialisme une sorte de religion civile ?
29En épilogue, Stoczkowski montre que son modèle d’analyse vaut aussi pour les théories contemporaines en sciences sociales et qu’il y a, non pas rupture, mais persistance de vestiges du passé, d’héritages, dont l’héritage philosophique et l’héritage chrétien. Il choisit pour sa démonstration trois théoriciens de générations différentes mais dont les œuvres sont au nombre des plus citées, admirées et imitées : Claude Lévi-Strauss (né en 1908), Pierre Bourdieu (né en 1930) et Bruno Latour (né en 1947). C’est là, comme le reconnaît l’auteur, un « bref échantillon, parcouru au pas de course ». L’objectif est de dévoiler le « lien conceptuel puissant » qui lie les sciences sociales à la double matrice – philosophique (système d’oppositions binaires et dialectique dissertative) et chrétienne (morale et salut) – dont elles sont issues. Une telle vue d’en haut ne peut cependant que simplifier et caricaturer la pensée de chacun de ces grands théoriciens, car si tous trois parlent de morale ou de crise, ils en parlent différemment. Enfin comment peut-on sérieusement écrire que Lévi-Strauss décida un beau jour de faire de la dialectique (recherche d’oppositions binaires avec dépassement), qui est une particularité locale de la pensée normalienne, une propriété universelle de la pensée, en même temps qu’une pierre angulaire de l’analyse structurale (Stoczkowski, 2019 : 493) ?
30En toute fin de sa conclusion, Stoczkowski nous invite à méditer sur l’exemple de la médecine hippocrato-galénique dont les principes étaient en accord avec la vision dominante du monde, qu’il qualifie d’« analogique », mais d’une grande faiblesse comme science et thérapeutique. Les sciences sociales seraient, selon lui, dans une situation similaire : un savoir en accord avec une vision du monde sans transcendance, sans dieu, sans miracles, seulement régi par des causes mécaniques et qu’il qualifie de « naturaliste », mais encore loin d’être scientifique, de réunir des données et des connaissances solides et d’offrir la capacité de « réparer le monde ». Bref : « La fondation des sciences sociales ne serait pas derrière nous : elle serait devant nous » (ibid. : 503). Mais est-ce faire preuve de scepticisme que de se demander : qui seront les vrai-e-s fondateurs-trices des sciences sociales ?