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Comptes rendus

Gian Mario Cazzaniga, La catena d’unione. Contributi per una storia della massoneria

Pisa, Edizioni ETS, 2016, 575 p., Cahier iconographique, index.
Jean-Pierre Laurant
p. 229-231
Référence(s) :

Gian Mario Cazzaniga, La catena d’unione. Contributi per una storia della massoneria, Pisa, Edizioni ETS, 2016, 575 p., Cahier iconographique, index.

Texte intégral

1Cette « Chaîne d’Union », heureusement nommée, constitue une synthèse de l’histoire maçonnique européenne et nordaméricaine ; elle est nourrie par une documentation remarquable couvrant l’ensemble de ces domaines. Mais son plus grand mérite est d’avoir pris l’Italie du Risorgimento comme analyseur, au cœur des luttes et des enjeux de société dans l’Europe moderne. Le travail est l’aboutissement d’un cycle de travaux marqué par la publication, en 1999, de La religione dei moderni, consacré à l’émergence de la politique dans la culture populaire comme substitut des religions traditionnelles pour la conduite des hommes. La Révolution française avait été une étape majeure de cette mutation, fondatrice de la société occidentale nouvelle et la maçonnerie le lieu d’élection de son épanouissement. Aussi la « Chaîne d’union », symbole « en acte » de la ritualité maçonnique, pouvait être considérée, dans l’esprit de l’auteur, comme le fil rouge reliant le monde des Lumières à la modernité et à son héritage, « post » ou « hyper ». On retrouve ainsi les thèmes et les titres principaux des chapitres de La religione dei moderni dans La catena d’unione. Alors que l’auteur avait analysé dans un précédent ouvrage la même évolution à la lumière de la critique marxiste, il considère ici, dans la ligne d’Émile Poulat, la Révolution sous l’angle d’une réforme religieuse manquée, question centrale qui a hypothéqué l’histoire du xixe siècle et traitée dans deux importantes publications collectives qu’il a dirigées : La Massoneria et Esoterismo (Storia d’italia, Annali 21 et 25, Torino, Giulio Einaudi editore, 2006 et 2010 ; un dossier Carbonari, aux éditions ETS également, 2015, complète l’approche – voir Politica Hermetica, n° 30).

2La contradiction entre la rationalité conquérante des « Lumières » (Lumi en italien, est un néologisme venu du français) et la vigueur des « Illuminismes » qui foisonnèrent aux siècles suivants est analysée d’entrée, à propos des origines de la maçonnerie qui occupent les cent premières pages de ce travail. Si les incertitudes sur la nature et les buts de l’ordre ont semé le doute dans toutes les sociétés d’« Ancien Régime », G. M. Cazzaniga oppose à la vision d’une « maçonnerie-éponge », simple écho de son temps, celle d’une institution créatrice de l’espace où vont s’élaborer et s’affronter les idées nouvelles. Un lieu naturel de convivialité, comme l’a défini Pierre-Yves Beaurepaire dans ses travaux sur les nouvelles sociabilités aux xviiie et xixe siècles, au-delà des clivages religieux qui avaient déchiré l’Europe. Après avoir dressé un panorama complet des déclinaisons propres à l’Aufklärung, à l’Enlightenment, comme à l’Illuminismo où l’on retrouve tous les grands noms (Thomas Paine en particulier), l’étude privilégie quelques pistes significatives qui illustrent la médiation de l’ésotérisme dans le rapport complexe entre la rationalité et la nouvelle religiosité. Parmi elles, la Rose Croix d’Or en Allemagne ou le Convent des Philalèthes à Paris (1785) pour les institutions, la notion d’Église invisible de Lessing pour l’élaboration intellectuelle. Le meilleur exemple se trouve chez Reghellini de Schio (1825) associant une origine mythique égyptienne de la maçonnerie à des engagements politiques révolutionnaires familiers à l’univers maçonnique continental, à l’exclusion du monde anglo-saxon. L’hostilité globale des institutions religieuses devait nourrir ce rêve de retour à l’Église originelle et accréditer l’occulte comme méthode pour y revenir. Dans cet esprit, le Directoire, en France, avait légalisé les cultes révolutionnaires dans une impossible tentative d’institutionnalisation. Si l’historiographie contemporaine a fait justice du mythe du complot maçonnique dénoncé comme cause de la Révolution aussi vigoureusement par les uns qu’il était revendiqué par les autres, G. M. Cazzaniga a contextualisé la question autour des notions de serment et de secret et en soulignant la continuité depuis les hérésies antiques jusqu’aux Jésuites et aux Jansénistes. Il conclut en montrant la pérennité des notions d’égalité, de fraternité, de liberté de conscience individuelle, comme un bien commun de loges aux positions politiques et sociales opposées.

3Les deux cent cinquante pages suivantes (« Massoneria e illuminismo ») sont consacrées à la constitution de l’ordre à Londres, au temps des Lumières, dans ses dimensions mythique, rituelle et historique. Le livre de Giueseppe Giarrizzo (sous ce titre, 1994) est utilisé ici comme analyseur de la « dialectique entre raison et anti raison ». L’air du temps, le Zeitgeist, en est imprégné et la mesure peut en être prise dans les activités du cercle social du Paris révolutionnaire de Nicolas Bonneville comme dans les écrits de Mirabeau, dans son programme politique de réforme de la maçonnerie, une fois « déconstruite » la légende complotiste des Illuminés de Bavière et le personnage de Weishaupt ramené à sa juste mesure. Regard nouveau porté sur la nature, le jardin à l’anglaise, dans sa version maçonnique du « jardin de mémoire » (la villa Torri de’ Picenardi près de Mantoue est prise en exemple), témoigne de ce désir de retour aux origines. L’exemple de Pise fournit ensuite une « étude de terrain » de choix avec le bilan de l’époque napoléonienne et l’évocation de parcours maçonniques internationalistes étonnants comme celui d’Algarotti (1712-1764, polygraphe et aventurier à la façon de Casanova).

4L’auteur enchaîne au chapitre IV (« Massoneria e rivoluzioni moderne ») sur les objectifs et les caractères de la nouvelle religiosité fondée sur la perfectibilité humaine et l’éducation populaire. L’idée de la plénitude des temps, inséparable du retour aux origines, était porteuse de bouleversements inévitables (baptisés ici, en termes alchimiques, « grand œuvre de la Révolution française »). Mais utopies et réalités politiques se sont partagé un champ marqué par les contradictions entre l’universalisme maçonnique, celui de la République des lettres, et l’avènement des nations. Cet état d’esprit était commun au rêve d’émancipation porté par la Révolution puis exporté par Napoléon et aux résistances qu’il a fait naître comme celle des Tügendbund allemands. Après avoir souligné l’influence des révolutions américaines et l’importance de l’échec de la Constitution civile du clergé en France, l’auteur dresse un tableau européen de ces groupes, plus ou moins secrets et aux modes de pensée souvent ésotériques, soit appartenant à la maçonnerie de marge, soit à des groupes parallèles. Ils s’inspiraient ou copiaient souvent l’organisation de l’institution quand ils ne tentaient pas de la contrôler. Le meilleur exemple de cette porosité se trouvant dans le carbonarisme européen, mais le phénomène s’était étendu au Canada avec des Frères chasseurs, véritable chevalerie révolutionnaire, et à la maçonnerie cubaine : un « Régulateur » dit d’Almeida, est cité en annexe. Adeptes et militants politiques passaient fréquemment d’une structure à l’autre.

5« Massoneria e Risorgimento » constitue la suite naturelle de cette étude ; la naissance du Grand Orient d’Italie en 1805, étape décisive de l’unification maçonnique, initia de fait la marche à l’unité italienne. La présence nombreuse de maçons (les loges militaires), dans l’administration napoléonienne au nord, ainsi que la bonne connaissance de la maçonnerie anglaise par les voyageurs italiens (Casanova fut du nombre dans son périple européen) jouèrent un rôle déterminant. Le fait que la plupart des grands éditeurs, soutiens du courant intellectuel du Risorgimento, étaient maçons n’était pas sans importance. La maçonnerie restait multiple, une partie se rattachait aux « idéologues » et aux « Illuminés de Bavière » : cette fraction républicaine devait pencher vers les conspirations mazziniennes et les « ventes » des Carbonari ; une autre fraction se tournait vers un ésotérisme chrétien. Les débats accompagnant les grands choix obédientiels sont résumés dans un Projet de réforme maçonnique de Francesco Salfi, philosophe et politologue dont le dernier mot se trouvait dans la notion de perfectibilité humaine ; le texte débouchait sur un véritable projet constitutionnel. Confédération à la première façon des Volti d’Ausonia, ou unité nationale « à la Mazzini » ? Les sociétés secrètes ont hésité. L’auteur revient ensuite sur l’évolution des carbonari, celle de leurs rituels et de leurs modes d’action sous l’influence de la maçonnerie. On notera la présence de la figure d’un Jésus romantique et révolutionnaire (« Notre Bon-Cousin Jésus Christ »), suivi il est vrai, par des grades déistes et « adelphiques » (l’auteur avait abordé cette question de la maçonnerie napolitaine dans Esoterismo, op. cit., p. 547-566) qui témoignent de l’évolution « libérale » de l’Italie du Sud.

6Le renouveau des études sur Dante a été fondamental dans la littérature du Risorgimento, unissant à l’action politique le besoin d’une réforme religieuse, réintégrant le corpus ésotérique de la Renaissance ; l’abbé Vincenzo Gioberti, membre un temps de Giovine Italia de Mazzini, et partisan d’une confédération présidée par le pape (avant de rallier la maison de Savoie), voyait en Dante le père de la première « italianité, auteur de la Bible humaine de la nouvelle civilisation ». Reghellini voyait en Dante un précurseur des Carbonari et en Foscolo un prophète réformateur ; Rossetti enfin, parti de l’idée de réforme chrétienne, mit Dante au centre d’une fresque universelle du combat pour la libre pensée.

7La personnalité complexe de Garibaldi, passé par le saint-simonisme, influencé par Mazzini et habité par un anticléricalisme virulent a été façonnée par le statut de héros national qu’il a endossé. Il fit ainsi un usage très médiatique de la maçonnerie, « La Grande Mère », contribuant à la sécularisation des thèmes étudiés précédemment en exaltant un « humanisme maçonnique ». Sa vision des terres irrédentes devait marquer la politique italienne, y compris dans la période fasciste. G. M. Cazzaniga termine en évoquant deux maillons contemporains de cette longue chaîne : d’une part, l’hermétisme égyptien des loges napolitaines, héritage lointain de Cagliostro, prolongé dans quelques sociétés secrètes, La Fraternité de Miriam par exemple et, de l’autre, les institutions de défense des travailleurs, depuis les Knights of Labor, écho toujours vibrant de cette idée de rédemption sociale qui avait porté le xixe siècle et rappel heureux des origines initiatiques d’organisations ouvrières.

8Ce sont des problèmes existentiels qui se sont posés à la société italienne au « siècle du progrès », une société particulièrement accueillante aux influences étrangères, ce qui justifie sa place comme analyseur de la situation globale de la maçonnerie européenne. À ce titre, ce travail est précieux et sans équivalent.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Laurant, « Gian Mario Cazzaniga, La catena d’unione. Contributi per una storia della massoneria », Archives de sciences sociales des religions, 184 | 2018, 229-231.

Référence électronique

Jean-Pierre Laurant, « Gian Mario Cazzaniga, La catena d’unione. Contributi per una storia della massoneria », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 184 | octobre-décembre 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/44690 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.44690

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Auteur

Jean-Pierre Laurant

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