Florence Buttay, Peindre en leur âme des fantômes. Image et éducation militante pendant les guerres de Religion
Florence Buttay, Peindre en leur âme des fantômes. Image et éducation militante pendant les guerres de Religion, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 376 p.
Texte intégral
1Les jésuites furent accusés de « peindre en l’âme (de leurs élèves) des fantômes » par leurs adversaires, au lendemain de l’entrée d’Henri IV dans Paris en 1594. Florence Buttay a décidé de mener l’enquête concrétisée par une Habilitation à diriger des recherches (H.D.R.) soutenue en 2017 puis par ce livre, pour le plus grand intérêt des historiens et des historiens de l’art. L’auteure propose d’étudier les moyens de mobilisation de la jeunesse par les jésuites dans le Paris ligueur assiégé par Henri IV. Quatre manuscrits sont au centre de l’étude et sont rapprochés pour la première fois, dont deux sortent de l’ombre grâce à l’auteure. Il s’agit de recueils produits par le collège jésuite de Clermont à Paris en 1590 et 1592, dédicacés aux légats pontificaux Henri Cajetan (1590) puis Filippo Sega (1592). Si le volume conservé à la Bibliothèque Casanatense à Rome est composé de poèmes et de calligrammes, les trois autres – deux conservés à la Bibliothèque nationale de France, un à la Bibliothèque vaticane – contiennent énigmes et emblèmes. L’analyse repose sur une fine étude de la « pédagogie de combat » des jésuites qui utilisaient une langue de l’image in aenigmate. L’énigme, qu’elle fut emblème, logogriphe, anagramme ou encore calligramme, était un processus de pensée et un langage combattant les ennemis extérieurs et intérieurs qui avaient justement la capacité de se masquer pour tromper les bons catholiques. Les élèves étaient in fine amenés à répondre aux questions « Qui suis-je ? » et « Qui est l’autre ? » (p. 17).
2La première partie intitulée « Afficher », présente les conditions d’élaboration des travaux des 700 élèves du collège de Clermont. Paris vivait sans doute ses heures les plus difficiles entre 1590 et 1592. Malgré cela, des festivités étaient organisées pour la réception des légats pontificaux. Fruit d’un long travail, les productions des élèves faisaient alors l’objet d’expositions publiques (affixiones). On peut distinguer trois temps d’élaboration. Le premier avait lieu dans la classe, c’est celui des inventions et réalisations par les élèves, avec leurs préfets et précepteurs, de poèmes et images ; puis venait le temps de l’exposition publique accompagnée par des chants et des représentations théâtrales. En 1592, le légat Sega promit une indulgence à qui viendrait voir l’affixio. Enfin, un nouveau temps de travail concernait les compositions sélectionnées : des manuscrits luxueux étaient alors réalisés. Des professionnels tels Jean II Rabel réalisèrent les peintures, puis les élèves recopièrent le texte qui était presque toujours en latin.
3« Dévoiler » est la deuxième partie du livre qui s’attache à présenter comment l’ennemi était dévoilé et comment la communauté pouvait être purifiée. Dans un contexte de terreur et de soupçon général, l’ennemi devait être « rendu étranger » (p. 83), que ce soit l’hérétique, le mauvais roi, le partisan de la paix ou le catholique modéré. Les élèves empruntaient à la Bible, aux mythes et aux fables, des références permettant de jouer sur l’opposition entre le sain et le malsain, entre le légat et Henri IV, entre la lumière apportée par Rome et les ténèbres de l’hérésie. L’énigme avait un pouvoir de prophétie et annonçait le châtiment. Tout en soulignant que la Ligue ne mobilisait donc pas que les éléments les plus spectaculaires et les moins savants, l’auteure remarque qu’il existait des analogies avec le discours royaliste (Henri IV, comme le légat pontifical, venait rompre le nœud gordien et sauver la « France-Andromède »). Bien sûr, le parallèle s’arrête là. Les productions ultramontaines des élèves reflétaient l’attente de la désignation, par le légat, du digne héritier catholique au trône de France, en opposition à l’hérétique Henri de Navarre. L’identité de l’heureux élu restait donc voilée. Il ne faudrait d’ailleurs pas considérer les réalisations du collège jésuite comme de véritables traités politiques.
4« Former ou déformer » est la troisième partie de l’ouvrage et offre des perspectives historiographiques stimulantes. Si les jésuites voulaient re-former les âmes, permettre une renovatio complète de la société, quel fut le résultat de cette éducation militante ? Il faut alors raisonner en termes de générations. Les carrières d’anciens élèves du collège de Clermont peuvent être retracées, parfois jusqu’au milieu du xviie siècle. Force est de constater que les itinéraires vont d’un Jean Chastel, qui tenta d’assassiner Henri IV peu après être sorti du collège, à un Nicolas Rigault devenu thuriféraire de la monarchie et de l’Église gallicane. Jean Olivier Du Sault, qui n’avait que 13 ans en 1590, servit les Bourbons mais en étant chargé de la démolition de villes et châteaux protestants en 1621-1624 ; il se rangea du côté des frondeurs à la fin de sa vie. Les nombreux cas analysés permettent néanmoins de souligner la persistance du langage énigmatique, notamment au travers des écrits laissés par les anciens élèves devenus adultes. Pour beaucoup d’entre eux, persistait cette frontière intérieure, mentale, qui les séparait des ennemis. L’auteure met utilement en perspective ses recherches concernant les effets des programmes éducatifs sur les enfants avec les travaux historiques plus nombreux sur ce sujet lorsqu’il s’agit des guerres mondiales et des régimes totalitaires du xxe siècle.
5La dernière partie, « Topique des énigmes », représente plus du tiers des pages et constitue en soi un « livre d’art ». Une trentaine de planches en couleur de grande qualité sont reproduites en pleine page. Chacune d’entre elle est accompagnée du texte latin de l’élève, suivi de la traduction et de l’explication par l’auteure. Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à se rendre compte par lui-même du travail des pensionnaires du collège de Clermont. L’illustration choisie pour la couverture du livre est la planche également reproduite à l’entrée « Autel » (p. 200-202), dont le texte latin permet de comprendre que l’image fut imaginée à partir de l’anagramme faisant du légat Cajetan un autel (ara) : « Henricus Caietanus / Nunc ara Iesu hic est ». Les planches, telles des charades, ne laissent transparaître leur message qu’une fois les différentes parties découvertes, ce qui était au cœur de la pédagogie jésuite.
6La conclusion permet tout d’abord d’interroger le décalage frappant entre la violence crue de la guerre vécue par les collégiens de Paris et son absence dans leurs travaux. La violence et la guerre étaient transfigurées. Les jésuites exaltaient la victoire imminente et exprimaient l’espérance d’une société re-formée grâce à Rome. L’énigme devait « souder une société, une académie de praticiens chiffreurs et déchiffreurs » (p. 330), de manière profonde et durable. La conclusion revient utilement sur le statut des images et le regard historiographique. Il n’est pas possible d’opposer une image ligueuse simple, voire simpliste, et faisant appel à l’émotion, à une image royaliste plus élaborée et fondée sur la raison : il existait plusieurs images ligueuses et il peut être plus pertinent de distinguer « entre image narrative et image qualifiée d’énigmatique » (p. 330).
7Par cette très belle et stimulante étude, Florence Buttay nous permet non seulement de découvrir ces magnifiques manuscrits mais d’en déchiffrer les énigmes et d’avoir des clés de compréhension du programme éducatif jésuite. De nouvelles perspectives de recherches sur l’image et l’éducation militante à l’époque moderne sont ainsi ouvertes.
Pour citer cet article
Référence papier
Éric Durot, « Florence Buttay, Peindre en leur âme des fantômes. Image et éducation militante pendant les guerres de Religion », Archives de sciences sociales des religions, 184 | 2018, 215-216.
Référence électronique
Éric Durot, « Florence Buttay, Peindre en leur âme des fantômes. Image et éducation militante pendant les guerres de Religion », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 184 | octobre-décembre 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/44633 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.44633
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