Nicole Belayche, Philippe Borgeaud, Jan Nicolaas Bremmer, Anne-Françoise Jaccottet, Francesco Massa, Vinciane Pirenne-Delforge, Les « mystères ». Questionner une catégorie, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens
Nicole Belayche, Philippe Borgeaud, Jan Nicolaas Bremmer, Anne-Françoise Jaccottet, Francesco Massa, Vinciane Pirenne-Delforge, Les « mystères ». Questionner une catégorie, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Paris-Athènes, Éditions de l’EHESS/Daedalus, 2016, 132 p.
Texte intégral
1La revue Mètis présente dans son numéro de 2016 (n. s. 14) un dossier intitulé Les « Mystères ». Questionner une catégorie, auquel ont contribué six spécialistes de religion antique, dont l’autorité en matière de cultes à mystères est largement reconnue. Précédées d’une note introductive proposée par deux des contributeurs, nommément N. Belayche et F. Massa, les six études s’inscrivent dans une tentative de « développer une approche à la fois théorique et historique, qui s’efforce donc de croiser la réflexion sur un éventuel “modèle mystérique” […] en analysant les possibles évolutions de ces cultes entre les périodes hellénistique et romaine » (Introduction, p. 7). Le dossier s’articule en deux parties comprenant chacune trois articles. La première partie se distingue par une documentation essentiellement épigraphique, pour l’examen de trois aspects spécifiques du champ d’investigation ; la seconde, s’emparant des questions complexes et controversées des mystères dionysiaques et des rapports entre mystères grecs et premier christianisme, confronte cette tradition critique à la catégorie moderne de mystères telle qu’elle apparait dans la recherche récente.
2Dans la note introductive (p. 7 à 19), N. Belayche et F. Massa établissent clairement les visées du projet, tout en se référant à la parution en 2014 du livre Initiation into the Mysteries in the Ancient World, de J. Bremmer, qui a suscité « une réflexion collective sur le cadre interprétatif et méthodologique indispensable pour traiter la question si complexe des cultes à mystères » (p. 7). Cet ouvrage constitue en quelque sorte la pierre angulaire à partir de laquelle s’édifie une construction qui toutefois s’en écarte sur des points essentiels, notamment en ce qui a trait à la notion d’initiation, tenue pour centrale dans le système interprétatif du savant hollandais mais non admise ici par ses collègues comme une composante systématique des cultes à mystères. Sont par ailleurs évoqués les principaux défis que rencontre la recherche sur les mystères, par exemple la variété déroutante des rites et des structures cultuelles placées sous cette catégorie – d’où la sérieuse remise en question du paradigme éleusinien –, ainsi que la plasticité de la nomenclature mystérique – mustêria, teletê, orgia et leurs dérivés – doublée de l’obscurité de ses multiples référents. On soulève ensuite d’autres difficultés relevant cette fois de l’historiographie, notamment la persistance du modèle cumontien des « religions orientales » ou encore de celui de la Religionsgeschichtliche Schule, marqué par un tropisme vers les origines du christianisme et l’influence du « paganisme » sur cette émergence. On en vient enfin à mettre en doute les principaux traits reconnus comme « mystériques » dans les systèmes interprétatifs adoptés par de nombreux chercheurs (U. Bianchi, W. Burkert, G. Sfameni Gasparro, H. Bowden, J. Bremmer), tels l’initiation volontaire, le secret et le « changement d’esprit » résultant de l’expérience paroxystique. Ces traits supposeraient une forme d’individualisation et de liberté dans les religions antiques que le présent dossier tend à récuser.
3Dans le premier article du dossier (p. 21 à 34), J. Bremmer, soulignant le peu d’attention et le scepticisme des chercheurs sur ces sujets tardifs, se donne la tâche d’examiner les mystères impériaux à travers des témoignages épigraphiques, en incluant les inscriptions préalablement étudiées par l’épigraphiste Harry Pleket (1965, An Aspect of the Emperor cult : Imperial Mysteries). À partir d’une analyse chronologique des documents, il constate entre autres que ces cultes ont connu un développement progressif, et qu’ils sont demeurés confinés dans un espace sociogéographique précis, en l’occurrence le Nord de l’Asie Mineure. Parmi les inscriptions étudiées, il en est une (I. Pergamum 374) qui compte parmi les officiants du rituel mystérique des hymnodes, que J. Bremmer compare au hiérophante d’Éleusis, reconnu pour son euphonie, ou encore aux Lycomides de Phlyées, qui chantaient des hymnes orphiques durant la célébration de leurs mystères (Plutarque, Thémistocle, 1, 3 ; Pausanias, 9, 27, 2 ; 9, 30, 12 ; cf. G. Colli, La sagesse grecque, 1, p. 45). L’auteur est en somme d’avis que les mystères impériaux sont largement tributaires des grands modèles éleusinien et samothracien, desquels ils se distingueraient principalement par l’incorporation de la figure de l’empereur dans le culte, ainsi que par leur nature exclusive, dans la mesure où leur activité aurait été réservée à une classe aisée, majoritairement composée d’hommes. J. Bremmer présente enfin, dans un appendice, le contenu d’un message électronique que lui avait fait parvenir W. Burkert et dans lequel l’éminent chercheur relate des détails historiographiques inédits.
4Les articles suivants vont tendre à contredire ces premières conclusions.
5V. Pirenne-Delforge (p. 35 à 48) se penche sur le terme teletê et sur la question de la personnification de ce concept sur une inscription attique du ive siècle av. n. è. contenant le Calendrier sacrificiel de la tétrapole de Marathon (SEG 50, 168). Avant de considérer le document en question, elle montre par quelques exemples tirés de la littérature de la période impériale que teletê pouvait à cette époque faire référence à une forme personnifiée et divinisée des rituels mystériques, et ce, aussi bien en contexte orphique que dionysiaque, et peut-être même démétriaque. En revanche, elle ne semble pas encline à faire remonter une telle personnification au ive siècle av. n. è. Si l’occurrence de teletê au datif dans le texte du calendrier marathonien en a mené plusieurs à l’interpréter, là aussi, comme désignant une entité divine, à laquelle aurait été dédié un sacrifice selon la formule « destinataire au datif/espèce animale/prix » que l’on trouve partout dans le reste de l’inscription, V. Pirenne-Delforge croit plutôt que le terme renverrait dans ce contexte à l’occasion (au rituel) où devaient être accomplis les actes prescrits, et appuie son hypothèse sur un autre passage du document où le datif de la formule ne renvoie pas à une divinité récipiendaire.
6La troisième et dernière étude épigraphique (p. 49 à 74) est proposée par N. Belayche, qui se fonde sur les inscriptions courétiques pour sonder les mystères d’Artémis d’Éphèse, et plus précisément la fonction d’hiérophante exercée dans ce culte. Remarquant que cette fonction n’apparait pas avant la fin du ier siècle n. è., alors que des mustêria et des mustai sont attestés à Éphèse dès les vie-iiie siècle av. n. è., N. Belayche affirme que les hiérophantes éphésiens ne sauraient constituer des marqueurs de mystères. En outre, le système fonctionnel et hiérarchique des officiants des mystères, qui appartenaient à la confrérie courétique, daterait au plus tôt de l’époque romaine, où l’on voit apparaître sur les inscriptions courétiques des titres de fonctions rituelles spécialisées, dont la hiérophantie. L’apparition de ces fonctions, et l’ascension progressive de la hiérophantie à leur tête au iie siècle de notre ère, résulteraient selon l’auteur non pas de quelque rupture ou évolution rituelle, mais de rivalités sociopolitiques au sein des élites civiques, dont les acteurs auraient possiblement senti le besoin de se démarquer dans l’organigramme impérial en s’octroyant des titres prestigieux. Elle en conclut par ailleurs que la fonction hiérophantique ne signale pas dans ce contexte éphésien une dimension initiatique ou révélatrice des cérémonies mystériques, ce qui en définitive l’incite à rejeter l’idée d’un paradigme éleusinien, lequel ne pourrait à plusieurs égards s’appliquer aux mystères d’Artémis d’Éphèse.
7La seconde partie du dossier s’ouvre sur une étude proposée par A.-F. Jaccottet (p. 75 à 94) qui examine la question d’une définition générique des mystères en empruntant comme axe de réflexion l’un de ses sujets de prédilection : le dionysisme. Son objectif est de confronter les concepts et méthodologies actuellement appliqués dans la recherche au phénomène multiple et non-conformiste des mystères dionysiaques. L’auteur questionne avant tout les structures associatives qui ont accueilli ces mystères, lesquels, à la différence des mystères d’Éleusis ou de Samothrace, n’étaient pas rattachés à un sanctuaire précis, et constate des variations systématiques – rituelles, matérielles, organisationnelles, cultuelles, interprétatives – entre les différentes associations, en dépit même de leur contiguïté historique et géographique. Elle défend par conséquent l’idée d’une diversité mystérique, tout en remettant en question le concept d’une matrice éleusinienne et celui de l’initiation comme finalité des cultes à mystères. Les mystères de Dionysos se révèleraient en fin de compte fidèles à la réalité mystérique antique, mouvante autant dans ses formes rituelles que dans sa terminologie.
8Mettant en exergue l’usage et les glissements sémantiques dont fait l’objet la terminologie mystérique chez les auteurs chrétiens du iie siècle de notre ère, P. Borgeaud (p. 95 à 108) s’emploie à démontrer que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces emprunts terminologiques ne trahiraient pas une influence du « paganisme » sur le christianisme, dans la mesure où si certaines formules mystériques semblent en effet avoir été appropriées par des chrétiens, il s’agirait essentiellement de polémistes qui les auraient attribuées à d’autres chrétiens considérés comme hérétiques. C’est dans cette optique qu’il préfère parler d’interférences. Pour illustrer sa théorie, il prend en exemple l’Élenchos consacré aux Naassènes dans la Réfutation de toutes les hérésies (Refutatio), publiée au iiie siècle sous le nom d’Hippolyte. Fervent apologète, l’auteur de la Refutatio considère les hérésies (celle des Gnostiques en particulier) comme dérivées non pas d’une origine judéo-chrétienne, mais de philosophies et religions païennes, citant l’auteur de la prédication naassène afin de soutenir ses vues. Or par une lecture approfondie des textes naassènes, P. Borgeaud soutient que les Gnostiques n’ont pas été influencés par le polythéisme, mais ont cherché à interpréter et à approfondir leur compréhension de leur propre tradition par des preuves, des arguments tirés du vieux polythéisme, qui auraient alors fonctionné à la manière d’oracles venant en quelque sorte justifier leur lecture singulière du christianisme.
9La dernière étude du dossier (p. 109 à 132) est présentée par F. Massa, qui cherche à analyser la notion de « mystères païens » chez les auteurs chrétiens du début de notre ère, avançant l’hypothèse que l’on devrait emprunter les contours de la catégorie moderne des mystères aux réflexions théologiques des apologètes. Enclins à utiliser dans leurs démonstrations discursives des éléments caractéristiques des cultes à mystères, devenus communs dans la littérature grecque et employés à des fins métaphoriques au moins dès Platon, les apologètes auraient été les premiers à tenter d’en élaborer une conception globalisante. En somme, il n’y aurait aucune réflexion générale sur les mystères avant le tournant des deux premiers siècles de notre ère. La rédaction de traités portant sur les mustêria par des auteurs grecs dès le ive siècle av. n. è., ainsi que le passage de l’Onomasticon de Pollux où paraissent énumérés les termes afférents à ces cultes, ne révéleraient pas selon l’auteur le souci d’une réflexion portant sur l’ensemble du phénomène mystérique. Une telle réflexion apparaitrait pour la première fois plus précisément chez Clément d’Alexandrie, qui s’évertue dans son Protreptique à démontrer l’immoralité de ces cultes, dont il énumère les différentes formes, et à garantir du même coup la haute supériorité de la religion chrétienne, la seule qui, à son sens, soit vraie. Ainsi, le point de vue uniformisant exposé dans le Protreptique, qui constituait déjà une référence incontournable pour les auteurs chrétiens, serait « à la base de toute construction ou représentation littéraire des mystères païens » (p. 126). Cette représentation pour ainsi dire homogène des cultes à mystères serait le fruit des discussions des polémistes qui ont marqué le christianisme ancien, et constituerait la base – par conséquent biaisée – de notre propre conception des mystères antiques.
10Comme l’indique clairement son titre, le dossier questionne donc la catégorie des mystères telle qu’elle est définie dans la recherche actuelle. Les auteurs offrent une belle mise au point de la question d’une définition générale des cultes à mystères, en observant ces derniers plus précisément dans leurs formes et contextes tardifs (ou impériaux), et selon des idées propres à une école de pensée précise. Même si le lecteur n’adhère pas totalement aux hypothèses proposées, il ne saurait nier la cohérence de l’ensemble du dossier, l’originalité des thématiques abordées, la pertinence des méthodologies appliquées, ainsi que le souci de rigueur scientifique qui émane de chacune de ses pages.
Pour citer cet article
Référence papier
Sandra Fleury, « Nicole Belayche, Philippe Borgeaud, Jan Nicolaas Bremmer, Anne-Françoise Jaccottet, Francesco Massa, Vinciane Pirenne-Delforge, Les « mystères ». Questionner une catégorie, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens », Archives de sciences sociales des religions, 180 | 2017, 279-282.
Référence électronique
Sandra Fleury, « Nicole Belayche, Philippe Borgeaud, Jan Nicolaas Bremmer, Anne-Françoise Jaccottet, Francesco Massa, Vinciane Pirenne-Delforge, Les « mystères ». Questionner une catégorie, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 180 | octobre-décembre 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/33385 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.33385
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