Sébastien Billioud, Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine
Sébastien Billioud, Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine, Paris, CNRS Éditions, coll. « Bibliothèque de l’Anthropologie », 2014, 436 p.
Texte intégral
1Ce livre relaie une longue enquête sur l’émergence dans les années 2000 d’un confucianisme populaire qui se distingue des initiatives officielles. Il retrace les développements de nouvelles pratiques telles que la réappropriation des textes classiques, la culture du corps, la création d’un néoritualisme, dans des contextes aussi variés que les écoles et les universités, les temples et les mouvements religieux, les entreprises et les administrations. En l’analysant dans la perspective plus vaste d’une remise en cause en Chine des grands écrits modernisateurs ayant dominé le xxe siècle, l’ouvrage jette une lumière nouvelle sur l’articulation du politique et du religieux dans la Chine contemporaine. À travers l’observation des cultes d’État mis en place sur le continent et à Taïwan, c’est aussi la question du destin contemporain de la tradition cosmologique chinoise qui se trouve posée. Il était clair qu’avec le redressement du contrôle étatique propre à l’après-maoïsme cette puissante tradition ne pouvait pas ne pas donner lieu à des développements nouveaux au plus profond de la population chinoise elle-même.
2On sait que l’effondrement de l’ordre impérial en 1911 a rendu possible, au nom d’un nationalisme modernisateur, un siècle de destruction, de marginalisation ou de transformation radicale de pans entiers de la tradition culturelle chinoise. L’action des élites politiques des partis nationaliste (Guomindang) et communiste se conjugue pour donner aux observateurs occidentaux de l’après-guerre le sentiment dominant d’une disparition progressive de la tradition confucéenne : le confucianisme, malgré la persistance de symboles peu à peu vidés de leur sens, serait désormais condamné, selon les termes de l’historien américain Joseph Levenson, à une existence purement muséographique. Ce diagnostic pessimiste s’est trouvé contesté à plusieurs reprises, des années 1950 aux années 1990, au fur et à mesure que la Chine extérieure (Taïwan, Hong-Kong), puis la Chine continentale elle-même semblaient connaître des développements attestant au contraire d’une certaine vitalité de l’héritage confucéen. C’est la rencontre du Sage et du Peuple durant les années 2000 qui est donc examinée dans ce livre. Trois types d’hypothèses sont successivement avancés pour rendre compte d’une survivance ou d’une résurgence du confucianisme en Chine.
3En premier lieu, il ne s’agit pas d’un courant de pensée dont les porteurs seraient en dernière analyse des intellectuels. La réaction la plus impressionnante à la thèse d’une disparition inéluctable de la tradition confucéenne a été le développement d’un mouvement philosophique, celui du néoconfucianisme contemporain. Né sur le continent chinois dans l’entre-deux-guerres, il s’est ensuite exilé dans la Chine périphérique où il a donné lieu à des œuvres particulièrement remarquables, depuis les années 1950 jusqu’aux années 1980. Un manifeste signé en 1958 par des penseurs de premier plan affirme avec force la vitalité du message confucéen. Des systèmes philosophiques sont alors élaborés dans une opposition consciente à la philosophie occidentale pour souligner la portée éthique de l’héritage confucianiste comme chemin de sagesse et doctrine de vie.
4En second lieu, ces développements nouveaux, malgré leur dimension populaire, ne sont pas non plus assimilables à un phénomène beaucoup plus vaste : celui de la réappropriation dans les campagnes, aux lendemains du maoïsme, de structures et de pratiques traditionnelles qui existaient encore dans la société précommuniste. Par sa relative rapidité, cette reconstruction rendue possible par la politique de réforme ouverte par Deng Xiaoping à partir de 1978, est spectaculaire même si elle reste géographiquement très inégale. Les anciens lignages, traditionnellement mieux structurés dans la Chine du Sud-Est, s’efforcent de reconstituer localement une partie de leur héritage commun : temples ancestraux (citang), tombes familiales, généalogies lignagères, éléments d’associations claniques. Parallèlement, des villages s’attachent à faire revivre le culte des dieux du sol et des petites divinités locales.
5En troisième lieu, les mouvements populaires de la décennie 2000 ne peuvent être abordés comme s’ils étaient le simple contrecoup d’une idéologie imposée d’en haut. Ces mouvements ne sont pas la conséquence d’un discours construit et propagé par des appareils d’État. L’exemple le plus achevé d’une telle idéologie officielle appelant aux bienfaits d’une éthique confucéenne est probablement celle qui apparaît dans le prolongement des discours élaborés dans les années 1980 et 1990, en Asie de l’Est et du Sud-Est, au sujet des fameuses valeurs asiatiques.
6C’est donc dans un cadre national que peut s’élaborer, dans les années 2000, une idéologie officielle susceptible de se réclamer, de quelque manière, de valeurs traditionnelles. De fait, on constate une apparente contemporanéité entre un certain discours tenu par l’État-parti et les initiatives développées à la base de la société. Mais cette coïncidence est trompeuse. Les plans lancés par le Gouvernement pour la réhabilitation de certains aspects de la tradition culturelle, dans un but d’encadrement de la population par l’éducation et la morale, ne recoupent que très partiellement les thématiques essentielles des mouvements militants. Ceux-ci ne se réclament pas d’une idéologie abstraite mais des projets pratiques où le message proprement confucéen joue un rôle primordial.
7Il reste à indiquer les multiples dimensions dans lesquelles un confucianisme populaire est susceptible de se développer au sein de la société chinoise. L’ouvrage privilégie trois aspects, qui font chacun l’objet d’une partie. Une première partie intitulée Jiaohua, expression qui réunit deux caractères signifiant « enseigner » et « transformer ». Cette transformation éducative à un sens très large qui va de la culture de soi à l’éducation des autres. La seconde partie s’inscrit sous le signe d’Anshen liming, qui signifie à la fois l’idée d’un apaisement intérieur et le souci de donner à sa vie une direction, une destinée, en référence à des valeurs ultimes. Cette expression recouvre des expériences que l’on reconnaît comme de nature religieuse mais aussi d’autres auxquelles on refuse un tel qualificatif. En partant de la description d’itinéraires singuliers, l’ouvrage s’efforce de rendre compte de la relative fluidité qui affecte aujourd’hui les catégories d’origine occidentale, utilisées pour décrire ces phénomènes, et s’interroge sur la possibilité d’une institutionnalisation, aujourd’hui, d’un confucianisme qui revendiquerait sa vocation religieuse.
8Enfin, la troisième partie prend comme point de départ une situation locale dans le Shandong, à laquelle il a déjà été fait allusion : l’organisation de cérémonies rituelles à l’occasion de l’anniversaire de Confucius dans la ville de Qufu. La question posée est celle du ritualisme aujourd’hui, entre l’héritage ancien des rituels locaux dont l’histoire est retracée et la création de nouvelles pratiques propres à un confucianisme se voulant populaire.
9Le cas de Taïwan montre que les entreprises se réclamant du confucianisme peuvent trouver un terrain relativement favorable grâce à deux circonstances. En premier lieu, le libéralisme et le pluralisme de la politique religieuse de l’État taïwanais sont, à partir de la fin des années 1980, entrés en résonance avec les projets de mouvements religieux contribuant à une forme de moralité civique compatible avec une évolution démocratique. En second lieu, le nouveau cadre juridique et politique a rendu possible l’essor spectaculaire de nouvelles organisations religieuses de grande amplitude (bouddhistes, taoïstes, syncrétistes) qui accentuent dans les enseignements anciens une dimension intramondaine, professionnelle et transnationale. Par contraste, les partisans sur le continent d’un confucianisme populaire se trouvent confrontés à des institutions et à une culture politiques qui rendent impossible un tel déploiement. Les engagements confucéens des années 2000, faute de cohésion et de ressources, n’aboutissent qu’à des réalisations parcellaires qui laissent inassouvi le désir d’institutionnalisation. Mais on remarquera que dans les deux directions mises en lumière par l’exemple taïwanais, celle d’un État plus ou moins accordé aux mouvements d’inspiration religieuse traversant la société et celle de l’émergence possible d’organisations de masse, la marge laissée aux initiatives « populaires » en Chine se révèle d’importance inégale.
Pour citer cet article
Référence papier
Mustapha Naïmi, « Sébastien Billioud, Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine », Archives de sciences sociales des religions, 172 | 2015, 261.
Référence électronique
Mustapha Naïmi, « Sébastien Billioud, Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 172 | octobre-décembre, mis en ligne le 17 mai 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/27298 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.27298
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