Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal.
Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal, Genève, Labor et Fides, 2011, 127 p.
Texte intégral
1On ne dira jamais assez, selon Ph. Grosos, combien vaine est la quête de l'origine du mal, de sa signification dans une conception « rationnelle » de l'existence de l'être humain. Quelle raison convoquer pour un aussi irrémissible « scandale » ? Le terme même de scandale ne renvoie-t-il pas à un surgissement imprévu, une rupture dans l'ordre du monde, qui ne relève plus d'une interprétation totalisante de cet ordre et de ce monde – mais suppose une logique radicalement autre de pensée ? Une pensée que P. Ricœur pose « hors système », et dont l'auteur propose en cet ouvrage un déploiement rigoureux au terme d'une analytique sans concession du mal. Sans cette quête originelle, qui fonde toute théodicée comme argumentaire de la bonté de Dieu au principe impossible du mal, et qui le définit en termes de péché, de transgression, de faute, engendrant l'univers morbide de la culpabilité. Délester le mal de son emprise théologique, et le saisir, loin de toute genèse, en son « effectivité ». L'effectivité du mal n'est pas seulement le point précis où il fait entame en quelque instance physique ou morale, mais ce que V. Jankélévitch nomme ses « effets de cascades, néfastes, dévastatrices », mais parfois, « bénéfiques ». À « crime insondable », notait le philosophe, « méditation inépuisable ». Sans limite, puisque débarrassée de l'impératif de transcendance. Et qui doit rendre compte de la double qualification du mal : son « enfouissement » qui caractérise « son insondabilité et son irrationalité » ; son « rayonnement », qui l'ouvre tragiquement « à l'indétermination de ses conséquences ».
2D'emblée cette dualité du mal en interdit toute conception déterministe, qui renverrait à une cause elle-même effet d'une cause antérieure indéfiniment reconduite en un enchaînement « nécessaire », ce qui réinscrirait le mal dans une « logique de la totalisation du sens », un « processus de justification », l'insensé et l'absurde du mal étant « ramenés à une raison théologique ou historique ». Ainsi procède la théodicée, incapable dès lors, selon Ph. Grosos, de relever le défi que le « mal effectif lance à la rationalité ». Car celle-ci réclame en effet, par excellence chez Leibniz, un « souci de cohérence propre à l'exigence d'un système », « où tout va par des règles générales, qui tout au plus se limitent entre elles ». Quand Pierre Bayle soutient l'incompréhensibilité fondamentale, et fondatrice, du mal, Leibniz affirme que le mal ne peut faire « exception au principe de la “raison déterminante” ». Le mal accède ainsi au rang d'un « être de raison », le « mal théologique », par quoi l'on peut en rendre compréhensible le déploiement, sa nécessité, sa justification – « peine due à la coulpe », écrit Leibniz, crime et son châtiment. Le mal participe ainsi, paradoxalement, du seul monde possible, le meilleur entre tous les autres à disposition de Dieu, dans la mesure même où il n'échappe pas aux contraintes de la raison.
3Une telle conception du mal en abolit la contingence, qui en est pourtant la marque la plus signifiante. En effet, penser l'effectivité du mal, c'est, selon l'expression de Ph. Grosos, en « penser la résonance, le rayonnement, les conséquences qu'on ne saurait maîtriser ». Le mal n'est pas de raison théologique, ou cartésienne, mais implique au contraire, dans l'héritage de Schelling, que l'on « sorte de ce concept tout à fait formel du “possible” pour comprendre que le mal se fonde sur l'activité, la vie, la liberté ». Ruine de toute théodicée : ce n'est plus en une impossible et cependant nécessaire disjonction de la bonté de Dieu et de l'épreuve du mal, que celui-ci peut être pensé dans le réel du monde. Mais comme expérience de liberté. Kant dira que le « mal radical » est catégorie éthique, relevant de la « sphère morale », et pensable dans le seul rapport « à la liberté même de l'être-homme », quand la loi morale définit l'espace même, et la possibilité, de sa transgression. Et de même qu'il est impossible de « rendre raison de l'existence de la liberté », de même l'est-il de « penser l'origine du mal ». Liberté et mal constituent un seul et même argument dans l'épreuve de l'existence. Mais cette existence humaine – cette expérience de chacun selon la pente singulière de sa vie et de sa « liberté », définie comme tissue de mal –, met en question, selon Schelling, ainsi que le rappelle Ph. Grosos, « la possibilité de tout système de la raison (...), la possibilité même de totaliser et d'unifier l'expérience humaine, et ainsi de lui conférer un sens ». Ramenée à ses « causes », la liberté se métamorphoserait en « nécessité », et le mal, qui en est l'ombre portée : l'on se heurterait alors aux apories de la métaphysique. Il convient au contraire, avec le philosophe, de s'interroger « sur le statut même de la rationalité », en réintégrant la « naturalité de la vie » dans la pensée elle-même. Naturalité : cette « part d'ombre », en effet, qui se dit « mal », dont on doit rendre pensable la pleine obscurité. C'est d'une autre « raison » que celle dont le sommeil engendre des monstres, qu'à vrai dire il est besoin ici : une « raison » qui s'éclaire enfin de regarder cette « face cachée, ténébreuse (...) ce résidu à jamais indissoluble (...) qui demeure dans le fond de toute éternité ». Car « toute personnalité », en son fond, est « héritière de ténèbres ». Mais exister est vouloir être présent au monde. « Vouloir être soi » : se constituer comme individu, et s'affirmer, ou se savoir/vouloir responsable de cette « affirmation calamiteuse d'égoïsmes » qui est la scène même d'où le mal va procéder. Plus encore, écrit Ph. Grosos dans la mouvance de Schelling : « s'enthousiasmer pour le bien et avoir jouissance pour le mal ». Cela suppose une « puissance d'entendement » certaine pour désirer le mal, et le faire.
4Ainsi va le « mal abyssal », aux confins de le la violence logique de la biologie, et au tréfonds de l'esprit de volonté et de responsabilité. Au cœur même de la liberté. Pourrait-on aller jusqu'à dire en son principe ? Du moins sait-on que si les « chemins de la liberté » sont imprévisibles, de même les « échappées » du mal ne sont-elles pas maîtrisables. Le mal est irradiation, rayonnement, déploiement incontrôlable en ses conséquences les plus funestes, de soi à l'autre, traversant les générations, les consciences, les peuples. « Comme un corps lourd dans une eau sombre », écrit Dante dans le troisième chant du Paradis, et dont la chute redouble infiniment l'onde de choc. Mal « en avalanche », précise Jankélévitch, proliférant sans cesse, nourri de sa propre énergie et de son vertige. Et tel vertige, Pascal nous dit qu'il prévaut sur toute raison. Mal que nul ne peut véritablement maîtriser, tout sujet dépossédé de soi-même. S'il est une « logique de la dépossession de soi », la voici pleinement à l'œuvre dans l'expérience du mal, et son expansion illimitée. Ph. Grosos rappelle cette élision de soi que Paul décrit dans l'épître aux Romains : « Ce que je fais, je ne le comprends pas, car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais ». Ironie du mal, qui, d'une « décision volontaire », vient aussitôt à divergence, et court au long de l'existence sans autre forme de procès, et sans qu'un « jugement dernier » puisse en absoudre le responsable premier. Mais si le mal est alors ce « scandale » immaîtrisable, c'est parce qu'il participe de ce que Ricœur identifie comme « le caractère intotalisable d'une pensée de l'existant », toujours ouvert à toutes les promesses et tragédies d'un sujet responsable et cependant innocent – coupable parce que, précisément, sans péché en amont. Et si bien même, remarque Ph. Grosos, nous connaissions de quelle intention procède le mal – qu'il soit commis en toute lucidité, et en toute conscience de « cause » –, « il resterait abyssal par l'immaîtrisable rayonnement de ses conséquences ». Il en va du mal comme de cette malédiction traversant les générations sous le signe des « secrets de famille », qu'un jour l'un d'entre nous vient soudainement assumer en pleine évidence, afin qu'en puisse être conjurer le maléfice.
5Si le mal vient avec la « liberté », s'il est au cœur de l'existence comme son vecteur de trouble et de faillite, « peut-on se sentir responsable de ce qui surgit en nous sans nous ? » Ph. Grosos ouvre ainsi un champ d'interrogation, que redouble cette autre question : « jusqu'où est-il en droit possible d'étendre cette responsabilité ? » Peut-on, avec Lévinas, concevoir une responsabilité « de tout et de tous », le sujet étant par définition responsable « malgré soi », et, en quelque sorte, « persécuté » par cette responsabilité qu'il endosse nécessairement comme une « dette première » ? Non pas, selon Lévinas, que cette dette soit liée à une « faute » commise, qui enfermerait le sujet dans le piège mortel du mal, mais qu'elle soit « ontologiquement liée au fait d'être là, vivant, existant ». Car « être là, c'est se “découvrir” dans l'enfermement de sa présence, de son soi ». Aussi bien cette « dette », parce qu'elle est le fonds à partir duquel se déploie l'existence, est une dette « immémoriale, sans fin (...) assignée à la responsabilité d'être soi-même ». Quelle que soit la séduction de cette thèse, Ph. Grosos en récuse le fondement. Le mal ne prend de « signifiance » que dans son effectivité même. Il n'est point de Mal comme catégorie ni principe, comme il en irait d'une vertu théologale, mais dans son « advenue » en spirales toujours plus éloignées de son point d'entame, au vif d'une existence conçue à l'opposé de toute raison métaphysique ou, a fortiori, théologique. C'est en ce sens que le mal échappe à toute conception « rationnelle », qui l'intègrerait, selon Franz Rosenzweig, « non à l'horizon dramatique d'un existant, mais en un cycle de vie ». Le mal ne pourrait alors être reconnu que comme « moindre mal », dessaisi de son opacité et de son vertige que Ph. Grosos, en plus d'un moment de son ouvrage, dit « abyssal ».
6Le mal mis en abîme est le mal qui se dispense « en avalanche », on l'a vu, affectant selon une logique déconcertante et imprévisible, d'autres existences, d'autres générations, d'autres sujets. Telle est sa « loi » : le rayonnement. « Du mal, un autre mal procède », écrit Shakespeare. Jusqu'à faire retour sur celui qui l'engage à la vie à la mort. Macbeth meurt d'avoir initié un enchaînement de malheurs, qui se déploient jusqu'à sa propre mort. Et l'on peut inverser la proposition : si le mal peut m'accabler, c'est parce qu'aussi bien « je peux le commettre ». Vérité du mal : en être la possible victime signifie que je peux en être l'auteur. Chemin d'ironie. Dont Ph. Grosos retrouve la marque chez Malebranche, dans sa conception même du péché, qui est signature d'un mal antérieur, Adam ne pèche que parce que dès avant sa faute, il est homme faillible. Ce qui suppose, remarque l'auteur, que, « rapporté à l'immémorial d'un chute originelle, le mal est dès lors tel qu'il précède toujours déjà toute existence humaine ». Le mal est toujours antérieur à lui-même. Et le thème de la chute, note Ph. Grosos, « introduit le mal dans l'histoire humaine ». Cela est point de vue de philosophe, une fois renversées toutes théodicées et leurs apories. Et l'on est face à cette redoutable question : l'on hérite du « mal », dans le temps même où on en fait le choix. Paul Ricœur a très rigoureusement défini ce que l'on pourrait nommer la condition humaine : « Le toujours déjà-là du mal est l'autre aspect de ce mal dont pourtant je suis responsable ». Jamais le sujet n'est « pure passivité ». Dans « l'obscur de l'existence », écrit François Vigouroux à propos des « secrets de famille », « une exigence rôde ». Serait-ce l'autre nom du « destin », à la fois fermeture de la « fatalité », et ouverture du choix ? Sans doute.
7Mais bien au-delà de cette proposition, la thèse de Ph. Grosos, remarquablement argumentée, maintient vive l'ouverture d'un questionnement du mal quant à ses conditions et ses conséquences. Il fallait pour cela, qui s'inscrit dans l'exigence d'une refondation philosophique du problème, récuser toute « métaphysique du mal », toute théologie du péché, toute quête d'une origine, tout assentiment à transcendance, et toute évaluation à l'aune d'une rationalité commune. Ne pas considérer le mal comme un « principe », moins encore quêter son « fondement » ailleurs qu'en ses propres « effets » : le mal est tout entier en ce que l'auteur nomme son « effectivité » – acte, événement, accomplissement, pris dans leur « signifiance brute, inassimilable, monstrueuse ». Échappant à « la totalisation du sens d'être du réel », le mal est ce qui désigne la faille au sein de l'existence, qui fait de celle-ci une passion toujours en excès d'elle-même.
Pour citer cet article
Référence papier
Daniel Vidal, « Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal. », Archives de sciences sociales des religions, 156 | 2011, 170.
Référence électronique
Daniel Vidal, « Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal. », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 156 | octobre-décembre 2011, document 156-49, mis en ligne le 15 février 2012, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/22894 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.22894
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