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Bulletin bibliographique
148-78

Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science

Paris, CNRS Éditions, 2007, 487 p.
André Padoux
p. 75-342
Référence(s) :

Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions, 2007, 487 p.

Texte intégral

1C’est de la sociologie, non pas seulement de l’Inde, mais aussi et surtout de ceux qui, en France, ont écrit sur l’Inde – du champ de production des discours sur l’Inde – que traite cet intéressant ouvrage. Ce discours a été dès les débuts (dans la première moitié du xixe siècle) et a continué d’être jusqu’à nos jours de deux sortes : savant et « mondain ». Il y a eu ainsi, d’une part, le discours des philologues, historiens des idées ou sociologues/anthropologues, et, d’autre part, celui, alimenté d’ailleurs en partie par le premier, de personnes (poètes, romanciers ou idéologues divers) qui trouvaient ou croyaient trouver en Inde soit la source, soit la justification de leurs constructions intellectuelles ésotériques ou mystiques. C’est ce double aspect qu’évoque le sous-titre, « Entre science et ésotérisme », de ce livre, dont le titre, quant à lui, souligne d’entrée que toute étude, notamment sociologique, de l’Inde (comme de tout autre sujet) est aussi « invention » : une construction de son objet – point dont traite d’ailleurs une longue (pp. 357-363) postface. L’Inde, en fait, n’a jamais cessé d’être “inventée”.

2Les deux approches exprimées dans ces deux discours n’ont toutefois pas formé deux courants parallèles et entièrement séparés : elles ont interagi, l’approche ésotérique en venant parfois à marquer le discours savant ; faire apparaître, traquer cette connivence visible ou inavouée est une des raisons d’être de cette étude. Ce n’est ainsi pas par hasard que l’on trouve « en guise de prologue » du volume un « détour » par un roman de René Daumal qui évoquait les débats entre philologues et poètes, sanskritistes et essayistes, débats « dont ce livre entend rendre raison ».

3Œuvre de sociologie historique, cet ouvrage associe travail dans les archives et enquête auprès des témoins, une double approche qui lui a fourni une extraordinaire abondance d’informations, rassemblées et traitées en fonction d’une position idéologique qu’on peut ne pas toujours partager, mais dont on ne saurait nier l’intérêt et la valeur heuristique.

4Le livre est organisé en trois parties dont, chacune, suit les formes diverses qu’ont prises au cours des temps la découverte, puis l’approche de l’Inde par les “savants” et par ceux qui ne le sont pas. La première, « Genèse d’un milieu savant », couvre la plus longue période, celle allant du début du xixe siècle au lendemain de la Première Guerre mondiale. On y voit naître les institutions orientalistes françaises et l’entrée des disciplines orientales dans l’Université, points marqués notamment par la création d’une chaire de sanskrit au Collège de France en 1821 et par celle, en 1868, de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Les études orientales et en particulier indiennes conquièrent dans ces années une « légitimité savante » puis une « autonomie institutionnelle » – pour reprendre les termes des titres de deux chapitres de cette première partie. C’est également en 1822 que fut fondée la Société Asiatique où, à côté de savants et d’érudits, se rencontraient des personnalités diverses – aristocratiques, politiques, littéraires ou autres – que les mondes orientaux (comme ceux que touchait la colonisation) intéressaient à divers titres ; lieu, donc, où pouvait s’exprimer un intérêt autre qu’érudit pour l’Inde. Dans le deuxième chapitre, « Savoirs orientalistes et discours prophétiques », c’est de la diffusion des thématiques orientalistes dans un champ culturel plus large, mondain, que traite R. Lardinois. Le début du xixe siècle est en effet en Europe le moment de la découverte littéraire des textes orientaux avec laquelle naît une vision de l’Orient comme source ou conservatoire d’une sagesse antique, comme « l’archétype d’un monde social perdu, à rebours donc du combat des Lumières ». On voit l’intérêt majeur de ce mouvement culturel. L’Orient apparaît également à cette époque : voir la dernière section du chapitre 2 comme espace de domination, thème qui n’a pas laissé de rester présent jusqu’à nos jours, mais qui, alors, était nouveau. C’est ainsi que s’instaurent deux discours sur l’Inde qui n’ont rien perdu de leur actualité. Dans un troisième chapitre, « La conquête d’une autonomie institutionnelle », on voit comment, dans la seconde moitié du xixe siècle et jusqu’à la guerre de 1914-1918, se mettent peu à peu en place les conditions administratives permettant la production du discours orientaliste, cela notamment par la création, aux marges de l’Université, des 4e et 5e Sections de l’EPHE. La colonisation, avec la conquête de l’Indochine, contribua également à ce développement avec la fondation en 1898-1900 de l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO). Ce n’est toutefois qu’en 1929 que les études indiennes acquerront un statut universitaire officiel lorsque fut créé, à la Sorbonne, l’Institut de Civilisation Indienne de l’Université de Paris.

5Après cette « Genèse d’un milieu savant », R. Lardinois entreprend, dans une deuxième partie, « Savants et prophètes », « une analyse structurale de l’espace de production des discours sur l’Inde dans la période de l’entre-deux-guerres ». C’est un temps où les deux discours, celui des « savants » (indianistes, universitaires) et celui des « prophètes » (mystiques, ésotéristes, poètes et philosophes) se côtoient, mais aussi se rencontrent. Si la recherche et l’enseignement indianistes s’affirment alors dans leur autonomie avec des figures comme Sylvain Lévi, Jules Bloch, Émile Senart (savant et mécène), ils ne laissent cependant pas de réagir à l’autre courant, qu’ils le rejettent entièrement ou qu’ils en reconnaissent l’existence sur le plan intellectuel ou simplement mondain (voir, sur Sylvain Lévi, l’encadré « Un salon orientaliste »), ces deux attitudes ayant d’infinies variantes. Comme l’auteur le note dans l’introduction, il met là « à l’épreuve l’hypothèse de l’autonomie du milieu savant en élargissant l’enquête sociologique à l’ensemble des agents engagés dans la production des discours sur l’Inde dans les années 1930 ». Tout cela est étudié avec une extrême méticulosité en quatre chapitres où, après avoir délimité et décrit les propriétés du champ de production de ces discours, l’auteur examine d’abord les « pratiques savantes », puis les « logiques prophétiques », pour étudier enfin « L’hindouisme comme enjeu disciplinaire ».On voit apparaître là des figures comme celles de Romain Rolland, René Guénon, René Daumal, Alain Daniélou, Jacques Masui ou Jean Herbert, comme aussi certains poètes (ou, plus inattendus, Jean Paulhan et même Roger Caillois). Des notices sont consacrées à plusieurs d’entre eux, des précisions de toute sorte sont données. Est également montré le rôle de certaines institutions savantes telles l’EPHE et l’EFEO (avec ses implications coloniales), ou celui de certains milieux ou personnages religieux (Henri de Lubac, par exemple). Il y là un ensemble d’une richesse extrême, un tableau très vivant, une galerie de portraits, mais en même temps, et surtout, une rigoureuse étude sociologique du milieu français qui, d’une manière ou d’une autre, a touché intellectuellement à l’Inde au cours de cette période.

6La troisième partie, « Science sociale et science indigène », est différente en ce qu’elle concerne un cas particulier sur lequel R. Lardinois porte depuis plusieurs années un regard attentif (et critique) : « l’œuvre singulière de Louis Dumont, dont on considère de manière solidaire la sociologie de l’Inde et son étude comparée de la modernité ». Faire une place à part, dans un tableau général, au seul Louis Dumont peut se justifier par l’importance de ses travaux et la place considérable qu’il a occupée dans l’anthropologie française de l’Inde dont il fut un temps une sorte de maître à penser (il a toujours été critiqué dans le monde anglo-saxon qui, on le sait, se méfie des idées – si chères à l’intelligentsia française). C’est à lui et à Madeleine Biardeau, autre universitaire, que l’on doit la création en 1972, sous les auspices de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et du CNRS, du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, qui est resté le centre le plus vivant, en France, des études humaines et sociales sur l’Inde (l’auteur en fait partie) ; il avait pour principale raison d’être, dans l’esprit de ses fondateurs, d’amener, pour l’enrichissement mutuel de leurs travaux, à faire collaborer ou interagir anthropologues de l’Inde présente et vivante et indianistes travaillant sur l’ “Inde classique” (sanskrite). L’expérience a montré, je crois, que cette collaboration – dans la mesure où elle a eu effectivement lieu – pouvait être fructueuse. Mais elle reposait, au moins en partie, sur l’idée que l’ancienne tradition socioreligieuse brahmanique, avec le système social des castes, était toujours vivante et devait avoir sa place dans la réflexion scientifique sur l’organisation et le fonctionnement de la société indienne, en laissant dès lors cette réflexion intégrer dans son schéma explicatif des notions indiennes traditionnelles. Il s’agissait dans ces conditions, pour R. Lardinois, de : « prend(re) la mesure de la double détermination qui a orienté Louis Dumont vers l’étude de l’Inde soit, à la fois, la lecture des ouvrages de René Guénon, qu’il découvre en fréquentant les cercles surréalistes, notamment autour de René Daumal, et les travaux de Marcel Mauss…, aussi incongrue que cette double référence, soulignée par Dumont, puisse paraître à d’aucuns » (Introduction, pp. 16-17) Le procès de Dumont disciple de Guénon est instruit à charge dans deux ingénieux chapitres, « Louis Dumont et la science brahmanique » (dont les deux dernières sections sont : « Une lecture “dharmique” de l’hindouisme » et « La “légitimation logique” de l’ordre hindou du monde ») et « Louis Dumont et les ruses de la raison ». Les insuffisances sur certains points de la vision dumontienne de l’homo hierarchicus hindou sont certaines. Doit-elle pour autant être jugée comme le fait l’auteur ? Cela ne me paraît pas certain. Cette partie de l’ouvrage n’en est toutefois pas moins d’un extrême intérêt par ce qu’elle dévoile des éléments sous-jacents à la pensée du prévenu aussi bien que du juge.

7Le dernier chapitre de cette troisième partie d’un ouvrage sur le cas français, « Les avatars des études indiennes », est tourné vers l’extérieur. Il commence par un excursus américain destiné à « prendre la mesure comparative des difficultés que soulève la connaissance sociologique du monde indien lorsque les sciences sociales entendent éclairer leur enquête de terrain à la lumière des catégories textuelles issues de la haute culture de l’Inde » : c’est un peu la preuve par neuf de l’exactitude du procès qui vient d’être instruit. Il nous vaut une présentation de la tentative, en vérité peu convaincante, de MacKim Marriott, de l’université de Chicago, de récuser les cadres de la pensée occidentale et d’expliquer la pensée et la situation indiennes according to Indian categories. Sont également analysées les positions de plusieurs autres chercheurs américains (dont l’un, Daniel Thorner, fut un élément moteur du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud). Le chapitre se poursuit par une section, « La critique postcoloniale de la raison » où est présentée l’œuvre de Raymond Schwab, La Renaissance orientale (1950), injustement oubliée aujourd’hui, mais surtout celle d’Edward Said, Orientalism (1978), ouvrage intelligemment biaisé et profondément injuste, dont de médiocres épigones américains continuent de tirer des travaux d’autoflagellation. R. Lardinois cite aussi les Subaltern Studies, de Ranajit Guha, qui sont parfois intéressantes dans leur tentative de donner la parole, dans l’histoire et l’explication de l’Inde, aux classes opprimées. Le chapitre s’achève par un coup d’œil sur la « trajectoire improbable » de Gayatri Chakravorti Spivak, brillante intellectuelle, Indienne des États-Unis, où elle fut la première à introduire la pensée de Jacques Derrida.

8La conclusion, « La sociologie à l’épreuve de l’Inde », reprend de façon générale le thème, sous-jacent à la troisième partie de l’ouvrage, de la coexistence des interférences de la vision traditionnelle, indienne, de la réalité de l’Inde qui en réalité ne peut pas appréhender « scientifiquement » cette réalité et de l’approche occidentale, qui, elle, est scientifique, mais entachée du soupçon d’eurocentrisme. Il y a là des points importants, mais dont on ne peut guère rendre compte brièvement.

9L’ouvrage (qui comporte cinquante-six pages de notes) se conclut, outre la postface « Sur la construction d’un objet de recherche », par une annexe « Analyse géométrique des données » : relevé des personnes citées, tableaux et diagrammes faisant ressortir visuellement certaines données. Viennent ensuite un relevé des sources, une vaste bibliographie, puis deux index : général et des noms de personnes, aussi complets qu’utiles pour utiliser ce travail qui est une véritable somme. Le lecteur sociologue de l’Inde, ou l’indianiste (que je suis) ne suivra pas toujours l’auteur dans ses analyses, ses conclusions (ou ses présupposés), mais il ne peut qu’apprécier, admirer même, l’extraordinaire richesse d’information de cette étude qui, dans son approche sociologique rigoureuse, est d’une intelligence et d’une finesse d’analyse extrêmes. Savant et pas toujours très aisé à lire, ce livre est cependant très attrayant. Il montre tout un univers intellectuel. En peignant un tableau de la découverte en France d’une immense civilisation et de la présence, de l’impact, que celle-ci a encore chez nous, il fait connaître un moment important, dont on a généralement peu conscience, de la vie intellectuelle française, ce qui est d’un grand mérite.

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Pour citer cet article

Référence papier

André Padoux, « Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science », Archives de sciences sociales des religions, 148 | 2009, 75-342.

Référence électronique

André Padoux, « Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 148 | octobre-décembre 2009, document 148-78, mis en ligne le 08 juin 2009, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/assr/21154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/assr.21154

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Auteur

André Padoux

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