- 1 Je remercie Danièle Hervieu-Léger pour ses commentaires lors d’une présentation d’une première ver (...)
Carte du Liban
- 2 Les druzes s’apparentent à l’islam par leur affiliation shî’ite et sont des mouwahhidoun, croyant (...)
- 3 Voir Chevallier (1971), Saba (1976 : 4) et Slim (1993) pour les différents contrats fonciers.
1La population du Liban se partage entre deux grandes communautés : chrétienne (maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques, protestants, syriaques, jacobites...) et musulmane (sunnites, shî’ites et druzes2). Les habitants historiques de la montagne sont les druzes, les maronites et les shî’ites. Ils vivent séparément dans des villages à confession unique ou ensemble au sein de villages multiconfessionnels. Historiquement, ces configurations complexes sont en partie liées à des mouvements de territoire où le rôle des contrats fonciers dans la mixité confessionnelle est fondamental. À Hsoun, par exemple, un village shî’ite et maronite situé dans la localité de Byblos où je travaille depuis 1994, une pratique foncière pratiquée jusqu’au début du siècle, appelée la mounâsabah ou la moushârakat bil-molk (participer à la propriété) consistait à léguer, après quelques années, la moitié de la terre à un villageois, qu’il soit chrétien ou musulman, sous réserve qu’il la plante et la transforme en terrasses3. Ces pratiques de transmission terrienne jouent un rôle non négligeable dans la mixité communautaire.
- 4 Population ayant au moins 21 ans. Le nombre d’habitants varie suivant des fluctuations de résidenc (...)
- 5 Un Ministère et une Caisse des Déplacés ont été créés à la fin de la guerre afin de réintégrer les (...)
- 6 Pendant l’occupation ottomane, un habitant de Hsoun, Mohammad Mohsin Abi Haydar Afandi, était le r (...)
- 7 Concernant la mise sur pied de réseaux trans-confessionnels par les résidents lors de la guerre à (...)
2Pour tenter de saisir la complexité interconfessionnelle, j’ai étudié les fêtes maronites et shî’ites de Hsoun, village de quatre cent soixante électeurs4. Dans cette région, aucun déplacement forcé de population n’a eu lieu pendant le conflit (1975-1990). Dans leur étude sur les conséquences humaines de la guerre au Liban, Labaki et Abou Rjeily ne font aucune mention de déplacements dans cette partie du Mont Liban. Les régions mixtes du Shouf n’ont pas connu de déplacements forcés de population entre 1975 et 1982. Mais en septembre 1983, avec le retrait de l’armée israélienne, les Forces Libanaises entrent dans le Shouf. Leur idéologie radicale, en contradiction avec les traditions historiques de pluralisme de ce district entraîne une réponse de la part des druzes aux conséquences tragiques et est à l’origine de déplacements. Ce district multiconfessionnel, druze et maronite, assuré de sa symbiose transcommunautaire (voir appendix), s’est vu confronté à une idéologie exclusiviste. Selon Labaki et Abou Rjeily environ 163 670 personnes ont été déplacées suite aux affrontements entre milices chrétiennes et druzes (1993 : 59). Alors que jusqu’à la guerre de la Montagne, les chrétiens constituaient la moitié de la population dans le Shouf, ils n’en constituaient plus qu’un pour cent en 1985 (ibid., 1993 : 343). Aujourd’hui les personnes déplacées regagnent progressivement leurs villages d’origine5. À l’exception de la localité de Byblos en « pays chrétien », les musulmans sont rares (Hanf, 1993 : 346). Or, à Hsoun, il n’y a pas eu de transferts de population. À l’inverse, la guerre a consolidé les liens de coexistence : « La guerre nous a rapprochés » affirme-t-on souvent. Chrétiens et musulmans se sont donnés l’asile, ont coopéré afin de subvenir aux besoins élémentaires de survie. Ainsi, l’enterrement au village du père d’un shî’ite, décédé à Beyrouth, a pu avoir lieu grâce à la médiation de villageois chrétiens auprès des milices chrétiennes positionnées en zone de démarcation. Une fois au village les amis maronites ont aidé à creuser la tombe. « Dans les événements nous nous sauvegardons mutuellement6. Dans la joie et dans le malheur nos familles sont unies » me dit un aîné shî’ite7.
- 8 Sur les déplacements de population dans le reste du pays, au Liban-Nord, au Liban-Sud et dans la B (...)
- 9 Plusieurs communautés forgent la personnalité de Beyrouth : les maronites, les grecs orthodoxes, l (...)
- 10 À la fin de 1976 rares étaient les musulmans à « Beyrouth est ». Selon Hanf, les chrétiens apparte (...)
3Avec la région de Byblos, le Shouf resterait, grâce aux efforts de réintégration des déplacés, une des rares régions à conserver ses composantes historiques8. Ainsi selon Labaki, 800 000 Libanais, soit plus de 30 % de la population, ont été déplacés pendant la guerre (1994 : 205). Dès le début des événements, la capitale, Beyrouth, dont une des caractéristiques est la mixité communautaire9, a été séparée en deux : l’« est-chrétien » et l’« ouest-musulman », et sévèrement uniformisée tout au long de la guerre10.
4Ma recherche à Hsoun s’est concentrée sur les cycles calendaires des deux communautés : le cycle sanglant et le cycle doux. En effet, si certaines fêtes sont sacrificielles comme le sacrifice du mouton au Marfac (qui a lieu avant le carême maronite) et à l’Adha (la fête musulmane du sacrifice qui commémore la substitution d’Ismaël par un mouton), d’autres sont célébrées dans le sucré. C’est le cas de l’Epiphanie, de la Sainte Barbe et de Pâques chez les maronites, du îd al-Fitr, de la nativité du Prophète et de la commémoration de mi-sha’bân (mois précédant celui de Ramadan) chez les shî’ites. Ainsi s’installent des rythmes particuliers dans le cycle festif annuel des deux communautés, un rythme carné intense et un rythme doux, période de pause sacrificielle, caractérisée par un emploi accentué de blé, de sucre et de lait.
5Symbole de la pâte bénie, l’Éphiphanie est célébrée avec des pâtes frites : des awaymât, boulettes frites, du ma’karoun, beignets de semoule, et des zalâbiyah, pains enroulés frits. Ces mêmes pâtisseries marquent aussi la naissance du Prophète. Pareillement, des gâteaux parfumés et fourrés de noix, d’amandes ou de dattes, ma’moul et aqrâs, singularisent Pâques et îd al-Fitr, deux fêtes qui se déroulent après des jeûnes. Frites, cuites au four, fourrées ou non, les pâtisseries des fêtes shî’ites et maronites sont les mêmes et témoignent d’une symbiose intercommunautaire. Les femmes libanaises, chrétiennes et musulmanes, accomplissent les mêmes gestes, utilisent les mêmes techniques et le même savoir pour perpétuer les traditions liées à la pâtisserie. J’ai essayé de montrer ailleurs que le symbolisme et l’esthétique qui s’y rattachent sont les mêmes dans les deux confessions (Kanafani-Zahar, 1996). Ces fêtes et commémorations donnent lieu non seulement à des échanges de pâtisseries et de visites de la baraka entre familles de même religion, mais aussi entre familles de religions différentes. Cela étant, il est intéressant de voir ce qui se passe lors du cycle sanglant des deux calendriers, quand le sacrifice d’un animal, hautement codifié dans l’islam, est au centre de la célébration.
- 11 Comme la conçoit par exemple Hanf (1993).
6Le but de cette étude est de comprendre comment s’effectue la coexistence dans les groupes sociaux composés d’individus de confessions différentes, en d’autres termes de spécifier les règles de fonctionnement du pluralisme. La coexistence est définie ici comme l’établissement de relations entre des communautés religieuses différentes qui vivent sur le même territoire et qui cherchent à structurer leurs relations et non comme une situation politique d’équilibre dans le partage du pouvoir11. Elle est donc une construction et implique la mise en œuvre par ces communautés de stratégies d’adaptation et de communication afin de transformer la différence religieuse ou du moins d’agir sur elle. Partant du vécu quotidien, elle nécessite un apprentissage et une connaissance de l’autre, notamment de ses différences religieuses. Elle possède une dynamique propre, résultat de siècles de vie commune. Observable dans les villages pluriconfessionnels, elle s’exprime, comme je voudrais le montrer ici, d’abord et avec vigueur aux moments forts de la différence, donc lors des événements religieux. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’autre dans sa différence mais aussi d’agir au niveau de cette dernière.
7La dynamique coexistentielle du vécu quotidien pose la problématique de Tinter-religieux et de ses implications. L’étude du sacrifice du mouton dans un village biconfessionnel montre que la coexistence se met en place au cœur de la différence religieuse. Les accommodements en direction de l’autre auxquels consent un groupe confessionnel visent à dépasser les contraintes imposées par le religieux doctrinaire. Le dépassement de la différence religieuse s’effectue tantôt dans le sens maronite-shî’ite, tantôt dans le sens shî’ite-maronite. Si le chrétien s’adapte aux contraintes rituelles d’une religion qui n’est pas la sienne, le shî’ite participe à certaines célébrations du calendrier chrétien comme les fêtes de la Vierge (La Dormition, la Nativité) et la Saint-Elie, fêtes où les morts maronites sont commémorés. Les deux communautés participent aux rites de passage des uns et des autres, les plus importants étant ceux du mariage et de la mort. Cette participation prend place dans un espace « neutre » que j’appelle espace de laïcité relative où la rencontre interreligieuse s’épanouit.
8Au Liban, le religieux concrétise des traditions identitaires fortes et globales. Du côté musulman comme du côté chrétien, les pratiques religieuses sont profondément ancrées et observées avec ferveur. La religion façonne des traditions spécifiques à l’intérieur d’une doctrine chrétienne ou d’une doctrine musulmane. Il ne suffit pas de parler de mariage chrétien ou musulman, il faut préciser mariage grec orthodoxe, maronite ou grec-catholique, sunnite, shî’ite ou druze, chaque confession ayant ses propres coutumes. Nonobstant ces différences, les codes de comportement et les significations relatives au mariage ou aux critères d’hospitalité et de pudeur, sont communs. Si les signes religieux imprègnent la vie à tous les niveaux, en revanche, les valeurs, les codes d’accès à la société, aussi bien que leur portée sont communs. Si le religieux constitue une composante dominante de l’identité, il n’est pas exclusif. Ses enjeux se réalisent dans le dépassement qui lui permet d’organiser la coexistence, donc de réaliser le pluralisme.
- 12 Voir à cet égard Abou (1962), Salem (1968), Entelis (1974), Messara (1983). Pour Abou la spécifici (...)
- 13 Voir Hitti (1957), Abraham (1981 ), Chevallier (1971 ), Chébli (1984), Touma (1986), Salibi (1988) (...)
- 14 Voir Chelhod (1965) et Chevallier (1971, chap. : VI).
- 15 Si l’on prend les rapports qu’a systématiquement entretenus la Montagne avec la côte. Nous croyons (...)
9Au Liban, les différences communautaires ont souvent été présentées comme majeures et radicales : il existerait deux religions, deux cultures, deux modes de vie12. Or, les communautés musulmane et chrétienne appartiennent à la même civilisation. Elles possèdent la même langue sémitique et la même parenté abrahamique. Elles ont également participé à la formation du Liban13. Les conflits majeurs qui ont marqué l’histoire contemporaine du Liban ne sont pas de nature religieuse, mais liés à la conjonction d’alliances et de contre-alliances locales, d’interventions extérieures régionales et internationales, de clivages sociaux et économiques. Leur mémoire historique n’est pas une mémoire religieuse mais une mémoire politique. Ils partagent la même implantation dans l’espace, la même vision politique de l’organisation de cet espace, des pratiques d’alliance et jouissent des mêmes conditions d’accès à la terre. Le sens de la solidarité, l’organisation sociale, les pratiques de sociabilité, le sens de l’honneur leur sont communs et se réclament de la culture arabo14-méditerranéenne15. Enfin, cette culture est fondée sur le culte de la mémoire des défunts. Chrétienne ou musulmane, toute fête appelle la mémoire et recherche l’équilibre entre le monde des vivants et celui des morts.
- 16 Voir Chémali (1917-1918 (2)).
10La culture des Libanais, chrétiens et musulmans, notamment au village, est une culture de dévotion, khoushouc, que l’on ressent fortement dans l’éducation des enfants16, dans les paroles et les gestes quotidiens, dans les espaces d’habitations : images et livres saints ; tapis de prière et calligraphie sacrée chez les musulmans, autel chez les chrétiens. Les messes, le rôle du prêtre, les pèlerinages, d’un côté, les prières pluriquotidiennes, les pèlerinages, la centralité de la parole du Coran de l’autre, affirment et rappellent des identités religieuses singulières. Cela étant, ce travail tente de montrer comment au Liban, là où une organisation religieuse très poussée lie les personnes à l’intérieur de leur communauté, deux personnalités religieuses pieuses se rencontrent précisément là où la différence est la plus évidente, à l’endroit de la religion.
- 17 Voir APS AD (1966) et Ragette (1980).
- 18 Voir FÉGHALl (1935 et 1938).
- 19 Voir Latron (1936), Weulersse (1946) et Salamé (1955). Voir aussi nos travaux (1994 et 1999a) qui (...)
- 20 Sur le shirwâl et le lebbâdi vêtements traditionnels paysans, voir Chéhab (1946).
- 21 Voir GUIGUES (1927 et 1928), Cowan (1964 et 1965), nos travaux sur la conservation alimentaire et (...)
- 22 Mislin, en voyage au Liban au milieu du XIXe siècle, fut étonné de remarquer que les chrétiennes p (...)
- 23 Ainsi Mislin en voyage au Liban affirme n’avoir pas vu de porcs car, dit-il, les orientaux en font (...)
11L’architecture17, les modes de vie18, les systèmes de subsistance19, les coutumes vestimentaires20, la cuisine et les traditions alimentaires ainsi que les références symboliques qui s’y rattachent, leur sont communs21. Ce n’est que récemment que le port du voile les distingue. En effet, dans le passé les femmes des deux communautés le portaient sur le visage, du moins dans les villes, et couvraient aussi leur corps22. Il n’y a pas très longtemps, le prêtre de Hsoun ne laissait pas entrer les femmes sans voile sur la tête à l’église. Actuellement son port est devenu un enjeu, à la fois l’expression d’une revendication religieuse et un acte politique. Il est à noter cependant une fracture d’origine religieuse, celle relative à la consommation de l’araq (boisson traditionnelle alcoolisée parfumée à l’anis) et du vin. La consommation du porc est de moindre importance car le cochon ne fait pas partie de l’élevage traditionnel au Liban. Même les populations chrétiennes ne consomment pas de porc ou très rarement23. Cela est observable dans les villages où musulmans et chrétiens vivent ensemble, mais aussi dans les villages monoconfessionnels chrétiens. En effet, contrairement au mouton, le porc n’est pas un animal prisé dans cette partie de la Méditerranée. J’ai montré ailleurs comment, par une pratique d’élevage peu commune, le gavage, le mouton est « transformé en un animal encore plus gras » (Kanafani-Zahar, 1999a). L’islam n’est pas à l’origine de cette pratique, mais il a sans doute favorisé son enracinement. Par ailleurs, les chrétiens libanais ne consomment pas le sang d’un animal sacrifié, mouton ou chèvre ; comme les musulmans, ils ont une aversion pour le sang sacrificiel.
12La division communautaire, j’y reviendrai, provient essentiellement de l’interdiction de s’entremarier. Au Liban, nous ne sommes pas en présence d’une société multiculturelle, musulmane et chrétienne, mais plutôt d’une culture de référence à deux variantes (religieuses), en présence d’une culture mère, où la différence religieuse est tempérée par le recours à des mécanismes spécifiques.
- 24 La viande est disponible surtout en été. En hiver, les femelles sont pleines et les mâles sont mai (...)
13Le sacrifice d’un mouton est une occasion privilégiée de consommation de viande, aliment saisonnier, rare et cher24. Avant l’apparition des boucheries dans les villages dans les années soixante et soixante-dix, et dans les grandes bourgades au début du siècle, on ne consommait de la viande fraîche qu’à l’occasion des fêtes religieuses à caractère sacrificiel. L’événement sacrificiel privilégié des shî’ites est ‘îd al-Adha, celui des maronites le carnaval, al-Marfa’. Le calendrier musulman est lunaire ; il n’est donc pas fixe. Le calendrier chrétien, lui, est à la fois mobile et fixe ; mobile, le calendrier liturgique centré sur le Christ – Sa nativité, Son baptême, Ses manifestations ; fixe, le calendrier des saints. Les sacrifices de l’Adha ont lieu le dix du mois de dhû l-hijja. Quant aux festivités sacrificielles du Marfa’, elles durent une semaine, le carnaval suivant le calendrier liturgique. Toutefois, à la différence de l’Adha et bien que mobile, la date de celui-ci est fixée de telle sorte que Pâques soit calé entre le 26 mars et le 30 avril.
14Le sacrifice, tadhiya ou dhibîha, est vécu comme un rapprochement avec Dieu. En islam, il est considéré comme une « tradition certaine » puisque le Prophète lui-même l’a accompli. Il ne constitue pas un devoir mais est « demandé » à toute personne ayant les moyens de l’accomplir. Bien que cela ne soit pas explicitement prescrit par la religion, aux villages, on sacrifie souvent un mouton à l’occassion de cette fête pour commémorer le sacrifice d’Abraham. L’écoulement du sang appelé aussi « faire voler le sang » est halâl – licite. Pour les chrétiens, les sacrifices du Marfa’ relèvent strictement du domaine des traditions. Pour se préparer au carême, c’est-à-dire à l’abstinence carnée, les maronites de Hsoun festoient une semaine durant autour de repas sacrificiels dans une famille chaque jour différente. On dit alors qu’« on hausse la viande ». Le Marfa’ est une démonstration d’abondance, de profusion carnée excessive. Une femme le définit ainsi : « On mange de la viande chaque jour, que ce soit chez nous ou chez des parents, des voisins ou des amis. » Les abattages ont non seulement pour but de combler l’envie de viande, l’aliment principal dont il faudra s’abstenir, mais aussi de vivre un moment social intense avant une période de recueillement et de vie sociale réduite.
15Dans les deux communautés, le sacrifice est vécu surtout comme un événement social important. « Une fois que le sang coule, il faut inviter ou donner », dit-on. Sacrifice et répartition – qu’elle s’opère sous forme d’invitation au repas ou de dons de morceaux de viande – sont intimement liés ; on ne peut concevoir l’un sans l’autre. Une étude sur les pâtisseries festives, dans ce même village, montre que chaque communauté festoie avec l’autre par les échanges de gâteaux et de visites de vœux (Kanafani-Zahar, 1996). Dans un contexte biconfessionnel, comme à Hsoun, les invitations et les échanges sont possibles grâce au dépassement du religieux.
- 25 Le Coran, sourate XXII (le pèlerinage), 34 : « À chaque communauté Nous avons établi un lieu ritue (...)
16Les shî’ites ne mangent que de la viande halâl c’est-à-dire obtenue suivant un rituel accompli par un sacrificateur musulman : tête du mouton tournée vers la Ka’bah (Maison sacrée de La Mecque), prononciation des formules de la tasmiyah (prononcer le nom de Dieu) – la basmalah, « Au nom de Dieu » et le takbîr, « Dieu est le plus grand25 » –, permission de « prendre l’âme » Subhân man hallalak lil-dhabih (« Louange à Celui qui a rendu ton abattage licite ») et écoulement du sang en ayant recours à des régulations techniques codifiées dans plusieurs hadîths.
- 26 En effet, toute bête de troupeau sur laquelle le nom de Dieu n’aura pas été prononcé est déclarée (...)
17L’animal doit être vidé de son sang. L’écoulement de sang est le but du rituel sacrificiel, la condition sine qua non de son succès. S’il y a un interdit en islam, c’est bien celui du sang considéré comme impur (nijis) et pourri (fâsid). Le Coran est très explicite à ce sujet : « Illicites » vous sont rendus la chair morte, le sang, la viande de porc, celle sur laquelle fut prononcé un nom autre que celui de Dieu, la bête étouffée, ou morte sous un coup, ou d’une chute, ou d’un coup de corne... » (Sourate V, La table pourvue, 3). Il est toutefois important de préciser que la nourriture préparée par les gens du Livre, les chrétiens et les juifs, est licite : « Aujourd’hui, licites sont pour vous les excellentes (nourritures). La nourriture de ceux à qui a été donnée l’Écriture est licite pour vous et votre nourriture est licite pour eux... » (V, 7). Mais les shî’ites libanais préfèrent s’abstenir de la nourriture carnée des chrétiens, « par précaution », « pour être sûrs que le nom de Dieu, comme l’a stipulé le Coran26, a été prononcé », disent-ils. Il est également important de préciser que les chrétiens saignent les animaux lors de l’abattage mais ils n’appliquent pas les règles de saignée que les musulmans exigent. Essentiellement techniques, ces exigences sont liées au mode de sectionnement de l’articulation jawsah, kharazah ou ‘oqdah dans les textes – de telle façon qu’elle reste avec la tête et non avec le corps. L’oesophage, le pharynx, appelé « canal de l’âme », les deux jugulaires qui entourent l’oesophage et le pharynx doivent être sectionnées. Autrement l’animal serait « étouffé », « étranglé » donc interdit. Un animal dont le sang ne coule pas est appelé jîfah (charogne). La mort par suffocation ou strangulation est religieusement interdite, rituellement impure et symboliquement nulle. Il est à noter aussi que les musulmans distinguent quatre phases dans l’écoulement du sang : 1) la phase du premier jet ; 2) la phase du sang qui s’écoule quand l’animal est par terre ; puis 3) quand il est suspendu ; 4) la phase du sang à éliminer à la maison par divers procédés domestiques. Ce dernier niveau relève du savoir des femmes. Dans l’organisation culinaire, il faut donc d’abord se défaire du sang.
18Pour les musulmans comme pour les chrétiens tout abattage est rituel ; il doit nécessairement s’accompagner de paroles et de gestes légitimants. L’animal est une « créature vivante » qui appartient à Dieu. Pour lui ôter la vie, le sacrificateur doit Lui demander la permission. La formule qu’il prononce, Subhân man hallalak lil-dhabih, concrétise le passage du pouvoir divin au pouvoir humain. Dans l’abattage maronite on prononce la formule de légitimation qui exprime la demande d’ôter la vie.
19Pour les shî’ites, l’abattage suivant la coutume chrétienne n’est pas halâl, car tous les gestes légitimants ne sont pas accomplis. La viande n’est donc pas consommable. Pour qu’elle le soit, l’abattage doit être accompli selon leur rite. Par ailleurs, ils doivent en être témoins afin de s’assurer que le sacrifice est shî’ite. Pour ceux qui n’y assisteraient pas, la viande serait illicite car, ce qui importe, « c’est de ne pas douter ». En se référant à un hadîth, on dit : « Si le sacrifice n’a pas lieu devant vous, il (sa consommation) vous devient illicite » (in ghâbat alaykom horrimat). Si le propriétaire de l’animal ne peut l’accomplir lui-même, il le délègue à un autre homme, mais il est préférable qu’il soit présent (Masto, 1983 : 137-141). Par l’intermédiaire du rite, la viande devient, selon une célèbre formule de Mary Douglas, « une matière en place » (matter in place) et non pas « une matière en dehors » (matter out of place).
- 27 Puisque le sacrifice concrétise une volonté, le sacrificateur doit être sain d’esprit : « ...l’isl (...)
- 28 L’agape carnée suivant le sacrifice a été brièvement décrite dans Kanafani-Zahar (1997a) et de faç (...)
20C’est l’aîné d’une famille, celui qui incarne l’autorité religieuse et morale, qui accomplit le sacrifice. Il doit être pieux, pratiquant la prière et le jeûne27. En outre, il doit être adroit afin de faire souffrir l’animal le moins possible. Enfin, il doit être pur, c’est-à-dire lavé de la souillure de l’acte sexuel. Une fois l’animal rendu halâl, l’écorchage, le dépeçage et le calibrage de la viande peuvent être pratiqués par chrétiens et musulmans. Puis hommes et femmes des deux confessions s’entraident pour préparer le repas festif. Si l’acte d’abattage est individuel, il a néanmoins une portée sociale efficace. Aussitôt accompli, il ouvre la voie à la coopération et aux festivités collectives28.
21Pour que les shî’ites puissent participer à leur repas, les maronites s’en remettent à eux pour la mise à mort rituelle de leurs bêtes. Dans les villages à composantes confessionnelles multiples, comme Hsoun, ou d’autres villages mixtes avoisinants ou encore à I’ât (dans la Beqâ’), on observe le même processus. Cet acte apparemment simple – l’accomplissement par un shî’ite du sacrifice maronite – est, en réalité une stratégie de coexistence qui permet de déclencher les processus interreligieux. Il illustre la spécificité multireligieuse : le pluralisme relationnel.
22Quand j’ai demandé aux familles chrétiennes les raisons pour lesquelles elles faisaient appel aux shî’ites pour l’abattage, on me répondait que c’était « pour les introduire dans la festivité, afin qu’ils ne soient pas exclus. La religion, c’est avant tout la communion ; on accomplit notre sacrifice selon leur rite pour qu’ensemble on puisse prendre part à la communion entière du village ; nous, on apprécie cette action ». On dit aussi « Afin qu’ils puissent manger, afin qu’ils puissent partager, yijâbrouna ». Le concept de jabir, qui signifie à la fois faire plaisir et participer, aide à comprendre le mécanisme coexistentiel. Ou encore : « Nous, nous ne faisons pas de distinction, ce qui est important c’est que nous puissions partager ».
23En abattant le mouton des maronites, les shî’ites se conforment à l’interdit du sang énoncé dans le Coran et à la codification stricte et détaillée de l’abattage telle qu’elle est réglementée dans le hadîth. Quant aux maronites, l’absence de codification sacrificielle leur permet de déléguer cette mise à mort. Ils acceptent que le rite d’une autre religion soit appliqué à une pratique liée à la célébration de leur fête, ce que leur religion n’interdit pas. Ils n’appliquent pas les catégories du pur et de l’impur comme le font les shî’ites car leur religion ne les établit pas. C’est cette asymétrie qui rend possible le dépassement strict de la doctrine. D’un côté, codification précise, de l’autre absence de codification. Au nombre des explications évoquées pour la délégation de la mise à mort celle-ci est significative : « Nous préférons l’abattage musulman car il est “azbat”, plus conforme aux normes ; “‘alal ousoul”, accompli suivant des principes rigoureux. À quelles normes se réfèrent les chrétiens puisque l’abattage des animaux n’est pas codifié dans leur religion ? Maronites et shî’ites participent de la même vision de la nocivité d’un sang zankha, c’est-à-dire porteur de souillure alimentaire. La souillure concerne en premier lieu l’odeur de la viande et plus spécifiquement celle de son sang, dont les abats sont plus particulièrement imprégnés. Sa gestion nécessite une véritable organisation. La chair d’un animal mal saigné est trahie par son odeur, son goût, sa couleur. L’écoulement du sang est important parce qu’il amoindrit l’effet zankha. Aussi, un écoulement profond est-il d’autant plus indispensable que la consommation de viande crue est très prisée. Chrétiennes et musulmanes sont intransigeantes à cet égard et s’évertuent à neutraliser cette zankha, en multipliant les lavages, en utilisant vinaigre, saumure, citron et épices. D’autres raisons, comme le goût de la viande, prennent alors sens : « Quand les shî’ites abattent le mouton le goût de la viande est excellent ; maintenant, la viande qu’on achète ne se mange pas ». Obtenue par un sacrificateur d’une autre religion, non seulement la viande n’est pas impure, donc impropre à la consommation, mais elle est préférée à tout autre abattage.
- 29 Une boucherie s’est ouverte à Hsoun en 1998, son propriétaire est shî’ite. Shî’ites et maronites s (...)
24Même si leur religion ne leur interdit pas d’avoir recours à un musulman pour l’abattage de leurs bêtes, par l’application des principes rituels d’une autre communauté, les maronites rendent possible l’établissement du lien interreligieux : par la médiation d’un rite shî’ite, ils consomment un aliment associé intimement à leurs fêtes et commémorations29. Ce faisant, ils accomplissent un acte conscient de structuration coexistentielle. Dans certains cas pourtant, les chrétiens ne mangent pas la viande obtenue par un abattage musulman. Par exemple, les chrétiens de Naplouse. Avant la Première Guerre mondiale, nous dit Jaussen, des chrétiens et surtout des chrétiennes s’abstenaient « d’acheter de la viande au bazar durant la fête du Dahiyah, car les moutons immolés à l’occasion de cette fête étaient considérés comme de vrais sacrifices à Muhammad ou aux défunts musulmans, et par conséquent interdits à tout chrétien : manger de cette viande était harâm – illicite –. La guerre a modifié cette mentalité et les chrétiens ne font plus aujourd’hui cette distinction » (1927 : 311). Rodinson cite d’autres cas où les chrétiens s’interdisaient de manger de la viande obtenue par un abattage musulman comme ceux d’Ethiopie qui reprochaient aux Européens de manger de la viande tuée par des musulmans, ce qui revenait pratiquement à une apostasie (1965 : 1090-1091).
25Avec le sang de l’animal obtenu en se remettant à une personne extérieure à la communauté, une transformation sociale d’importance s’opère qui installe un nouveau sens. Ne peut-on pas dire que le religieux est alors dépassé et que ce dépassement fonde la possibilité de la coexistence intercommunautaire et du pluralisme relationnel ? C’est le religieux au sens durkheimien qui est dépassé, celui qui crée le lien social dans une communauté unie par les croyances et les pratiques. Le religieux qui, en affirmant l’inclusion de ses membres, exclut les autres, est dépassé. En n’abattant pas le mouton pour sa fête bien qu’il en ait les moyens, le maronite exprime son désir de dépassement : il sort des limites de sa communauté pour aller vers l’autre. C’est dans ce sens qu’il y a dépassement de la différence. Pour Durkheim, une vie religieuse a pour substrat un groupe défini : « Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu’ils ont une foi commune » (1985 : 60).
26Définissant la religion comme un système solidaire de croyances et de pratiques unissant une même communauté (1985 : 65), Dukheim démontre que les croyances religieuses reposent sur une expérience spécifique (1985 : 96) où le culte qui suscite des impressions de joie, de paix intérieure, de sérénité, d’enthousiasme, est la preuve expérimentale de ces croyances (1985 : 596) : « Pour que la société puisse prendre conscience de soi et entretenir, au degré d’intensité nécessaire, le sentiment qu’elle a d’elle-même, il faut qu’elle s’assemble et se concentre » (1985 : 603). Ainsi les réunions, les congrégations et les cérémonies servent à renforcer « les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité ». Les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment ainsi « en commun leurs communs sentiments » (1985 : 610). Pour Durkheim, les hommes « ne peuvent célébrer des cérémonies auxquelles ils ne verraient pas de raison d’être, ni accepter une foi qu’ils ne comprendraient d’aucune manière » (1985 : 615). Tout en adhérant à leurs cultes et à leurs croyances, les musulmans comme les chrétiens célèbrent perpétuellement des fêtes qui ne sont pas les leur. Ce faisant, ils s’intègrent dans l’espace de laïcité relative qui définit les modalités du lien interreligieux.
- 30 Le culte mariai est fortement développé en Orient et au Liban (voir Goudard, 1955).
27Partant du fait que le sacrifice vise à s’adapter aux exigences rituelles d’une communauté, il s’agit de saisir les éléments qui, à l’instar de ce dernier, font l’objet d’un dépassement. La coexistence repose sur des règles simples de réciprocité et d’interdépendance. C’est cette dynamique coexistentielle qui définit l’interreligieux. Ainsi, les musulmans de Hsoun participent, avec les chrétiens, à des fêtes comme la Saint-Elie, patron du village, ou, à Bîr al-Hât, village maronite voisin, à la Dormition de la Vierge30. Des échanges de pâtisseries, des danses et des chants complètent la célébration de ces fêtes interconfessionnelles.
- 31 Il est aussi Nabi Ayla pour les shî’ites. Sur les cultes des morts chez les anciens arabes, voir C (...)
28Le 20 juillet, les shî’ites participent à la fête du saint patron du village, Saint-Elie, avec la famille maronite de Hsoun qui lui a dédié l’église lors de sa construction. À cette occasion, on commémore31 les morts de cette famille. La participation des shî’ites à ces commémorations maronites est un acte à la mesure du rite sacrificiel. En effet, le rite de passage le plus significatif pour la cohésion du groupe est la mort. Or Hsoun célèbre avec quatre autres villages voisins des cultes commémoratifs. Ce cycle est régi par les familles maronites de cinq villages voisins (Michân, Fatri, Shwâya, Qartaba) liées entre elles par des alliances matrimoniales. Il est d’usage au Liban que des familles adoptent des fêtes spécifiques, adoptions que le prêtre inscrit dans les archives de l’église. On fait coïncider parfois les fêtes de saints, la fête de la Vierge, la fête de la Croix, avec la commémoration d’un défunt de la famille. La fête du saint patron à Hsoun fait partie de ce cycle. Les shî’ites présentent leurs condoléances aux familles chrétiennes « comme si nos morts étaient les leurs ». Plus tard, musulmans et chrétiens partagent le repas sacrificiel des vivants et des morts.
29Un véritable culte des ancêtres s’instaure ainsi à travers ce cycle sacrificiel. Une morale sociale se forge ; des liens se tissent entre familles, musulmanes et chrétiennes, d’un même village ou de villages différents, les saints patrons et la Vierge. Le lien de commensalité, it’âm, « donner à manger », réaffirme l’alliance entre les vivants et le souvenir des morts. Un lien extra-lignager, extra-familial, extra-confessionnel se constitue. Dans les commémorations, le véritable enjeu de mémoire est moins la transmission d’une mémoire chrétienne ou musulmane que la constitution d’une mémoire collective nécessaire à la cohésion villageoise.
- 32 Cette assemblée caractérise les célébrations des dix jours de la ‘Ashoura, commémorant le martyr d (...)
30C’est pourquoi la mort est le rite de passage le plus significatif. Il donne lieu à des échanges spontanés, c’est-à-dire non soumis à l’étiquette propre aux autres rites. À la mort d’un villageois, le son de la cloche de l’église ou les versets du Coran lus de la mosquée, ou les deux à la fois quand le défunt est une personne jeune, suffisent pour informer parents et amis d’un même village. « Il y a information et une nouvelle » disent les habitants à ce sujet. Une carte est adressée aux amis ou parents chrétiens et musulmans d’autres villages. Plusieurs localités voisines s’envoient des notifications au nom de tout le village. Accompagnés des femmes proches, les hommes se rendent d’abord à la place de la mosquée ou de l’église et accompagnent leurs amis de confession différente au cimetière. Dans les villages voisins (Bîr al-Hât, Fatri, Michân, Zibdîn, ‘Aimât, Firhit) comme dans ceux qui sont liés entre eux dans leurs composantes multiconfessionnelles par le cycle sacrificiel, on observe les rituels funéraires des deux communautés de Hsoun : « On partage avec humilité et eux de même » dit-on (Noujâbirhon, wou woujâbirouna). Un shî’ite se rappelle comment, en 1963, ses amis chrétiens ont porté le cercueil de son défunt père, de Bîr al-Hât au village de Hsoun (plus de deux kilomètres). Ils ont par ailleurs participé la nuit aux préparatifs du sacrifice et les prêtres de la région ont assisté à une assemblée de condoléances « majlis tacziyah32 ». Les fêtes de la mémoire sont partagées par les deux communautés et sont ainsi fortement indicatrices de l’enjeu : qui dit mémoire dit continuité, que ce soit sous l’auspice d’un saint commun, de la sainte Vierge, de la commémoration d’un mort maronite ou d’une assemblée de condoléances.
31Si je me suis intéressée au sacrifice et aux participations intercommunautaires à Hsoun c’est parce qu’ils illustrent le pluralisme en interaction dans un contexte bireligieux. La coexistence est un système réciproque. S’opèrerait-elle sur des opérations à sens unique, elle serait vouée à la stérilité. Les correspondances à l’intérieur de l’espace de laïcité relative permettent aux deux communautés de vivre ensemble, d’être solidaires d’un système de valeurs, afin que la différence ne soit pas un motif de distance. Le partage de la viande sacrificielle et la participation aux fêtes consolident la proximité, ilfah, et le lien utérin, raham, autrement dit les liens familiaux et extra-familiaux, communautaires et intercommunautaires.
32Le sacrifice dans un contexte biconfessionnel, les cultes commémoratifs et la participation aux fêtes impliquent une connaissance des principes religieux de l’autre. Dans les villes, généralement pluriconfessionnelles, les membres des deux communautés vivent ensemble, sans pour autant connaître aussi précisément les coutumes de l’autre communauté et leur sens. Le lien interreligieux résulte d’une connaissance réciproque explicite des principes qui régissent la communauté de l’autre. Les cultes religieux des uns et des autres ne sont jamais dénigrés. J’étais frappée par la connaissance minutieuse qu’ont les membres d’une communauté des pratiques et des croyances de l’autre ainsi que de leurs significations. Ainsi les shî’ites m’informent sur la vie religieuse des maronites et vice versa. Par exemple, une première femme shî’ite me dit que, entrant au service de l’Église, l’ordination d’un prêtre est « comme son mariage. Elle est célébrée dans la joie, la festivité et avec solennité ». Les shî’ites connaissent les prêtres de la paroisse qui, une fois nommés à Hsoun, viennent leur rendre visite, ainsi que le déroulement de l’ordination de leurs amis maronites à laquelle ils sont invités. Une seconde femme me dit que le prêtre illustre « la confiance qu’une paroisse a en lui pour l’institution du Saint Sacrement », et une maronite dit de la fête du Sacrifice qu’elle « est très importante, où l’esprit d’égalité et de partage est très fort ». Une troisième me parle de l’importance de la distribution de sel et de gâteaux les jeudis soirs en commémoration des défunts shî’ites.
33Le savoir, « l’art de vivre ensemble », consiste à contourner les contraintes dogmatiques et à sortir d’une violence potentielle, tout au moins à en atténuer les tensions, en gérant les différences dans l’harmonie.
34Et pourtant, la violence a été terrible. Est-ce bien avec « cet autre » si proche qu’on s’est battu ? A notre sens, la violence a été le fait d’une instrumentalisation du religieux. Les milices ont exacerbé la fonction séparatrice de la religion, elles l’ont amputée de sa fonction intégratrice. Quand les chefs religieux prônaient la coexistence, ce qu’ils ont toujours fait, les miliciens prônaient la radicalisation. L’instrumentalisation a consisté à isoler et à décontextualiser l’élément interactif de la religion. Les références religieuses ont été exploitées et leurs ressources symboliques manipulées. L’identité religieuse a été séparée de son contexte pluraliste. En d’autres termes, la composante religieuse de l’identité s’est trouvée hypertrophiée. C’est ainsi qu’à certains moments de la guerre, un conflit politique a été transformé en un conflit religieux. Les jeunes qui ont intégré les milices ont dû négocier leur identité en en occultant les éléments qui avaient été façonnés par et à travers les interactions transcommunautaires. Lorsque les composantes multiples d’une identité se trouvent réduites à une seule d’entre elles, en l’occurrence à sa composante religieuse, quand une partie de l’identité est prise pour le tout et se confond avec l’identité tout entière, alors elle devient un moyen d’exclusion. Les confessions en tant que telles n’expliquent pas la violence ; elles en sont des ressources inventées. La crispation identitaire est le produit de cette invention.
- 33 Terme emprunté à D. Hervieu-Léger dans son analyse de la dynamique du croire religieux moderne : l (...)
35Quand le lieu symbolique de la rencontre interreligieuse disparaît, notamment dans les villages, en l’occurrence là où des transferts massifs de population ont eu lieu, l’affirmation des différences et des incompatibilités s’installe. L’équilibre cohérent entre deux personnalités religieuses se voit alors remplacé par un dispositif réceptif aux intégralismes33. Uniformisé, ce religieux renie l’autre, celui avec lequel un lien vital avait été mis en place. Les différences sont alors soulignées. Le cantonnement des communautés confessionnelles, la radicalisation des pratiques mènent aux intégralismes dans les deux communautés.
36Dans les sociétés où la nourriture – échanges et dons – est un enjeu social, celle obtenue et préparée par « l’autre », revêt des dimensions politiques. Nous avons vu que les célébrations étaient enveloppées d’une commensalité sucrée ou carnée et, par conséquent, que donner à manger c’était être en mesure de contrôler les ressources alimentaires et leur symbolisme. Si le sacrifice par un shî’ite et les participations aux commémorations chrétiennes « produisent la ilfah » entre les habitants du village c’est parce qu’ils permettent de structurer des rapports à première vue dissemblables. Dans les deux communautés, personne ne transgresse les codes de sa religion, ni ne s’y enferme. Les identités religieuses sont fortes, organisées et leurs manifestations visibles dans l’exercice de leurs cultes. Ces identités particulières donnent cependant naissance à une identité construite à partir des expériences pluralistes des deux communautés. En souscrivant à la rencontre pluriconfessionnelle à travers de multiples échanges, le lien collectif peut être façonné.
- 34 Par exemple à l’occasion de l’Epiphanie à Wadi Chahrour dans le sud du Liban, le prêtre arrose les (...)
37De nombreuses études montrent que les communautés qui vivent sur le même territoire entretiennent des échanges multiples. Les motivations seraient surtout de nature économique. Ainsi Fuller, qui en 1937-1938, enquêtait à Buârij, un village sunnite, indique que les interactions entre musulmans et chrétiens des villages voisins s’expliquent par des intérêts utilitaires : « Relations with the outer world by peasants going out from the village are primarily of an economie nature. These relations include dealings with Christian as well as with Muslims » (1963 : 92). Dans leur étude des contes populaires au Liban, Féghali et Féghali interprètent les participations transreligieuses34 comme des réponses à un besoin de convenance. « Ce mélange de confessions diverses fait nécessairement qu’on est souvent obligé par convenance (mzâmelé) d’assister aux cérémonies religieuses les uns des autres » (1977 : 149). Pour Smock et Smock, l’appartenance à une communauté fournit un « prolegomenon to his basic life patterns and the network of his social and political relationships » (1975 : 75). Pour ces auteurs, « religious ritual and custom provide one of the most visible reminders of sectarian differences ». Les interactions entre les deux communautés sont rares et quand elles ont lieu, pour des raisons économiques ou lors d’occasions sociales formelles, elles ne sont que superficiellement cordiales (ibid. : 89).
38Hors Liban, Valensi et Udovitch, par exemple, indiquent que les interactions entre les communautés juives et les musulmans de Djerba sont de nature strictement économique, d’échanges de biens et de services (1984 : 59). « Mais, si fondamentale que soit l’interaction entre juifs et musulmans, elle s’exerce entre des frontières clairement tracées et selon des règles qui, pour être tacites, n’en sont pas moins rigoureuses. Il est des domaines où elle est simplement impossible ». Ces domaines relèvent de : « La religion, la nourriture, les femmes, rien de ce qui entretient et reproduit la vie ne peut être partagé » (ibid : 59). J. Bahloul, en revanche, relève que les affinités socio-économiques, mais aussi culturelles et linguistiques avaient été le ciment entre les communautés arabe et juive en Algérie (1992 : 151-152) : échanges de pâtisseries et de nourritures festives, mais aussi participations aux fêtes du cycle de vie juif, essentiellement mariages et bar-mitsvoth, tissaient les liens transcommunautaires (ibid. : 154).
39Si, au Liban, chrétiens et musulmans sont des partenaires économiques, c’est aussi par le biais d’un dépassement religieux. L’histoire économique y est étroitement liée à la formation des configurations multiconfessionnelles. Nous avons signalé au début de ce texte, le rôle crucial de certains contrats fonciers, comme la mounâsabah, qui stipulent le passage d’une propriété à un villageois, musulman ou chrétien, contre son travail. Ces contrats ont joué un rôle crucial dans l’interpénétration des communautés. Quant aux rites, les shî’ites comme les maronites tentent de neutraliser les aspects contraignants et spectaculaires de la religion en y introduisant des brèches.
40En prenant pour exemples les présences musulmane et chrétienne à Hsoun, il a été ici question d’abord d’un pluralisme religieux, c’est-à-dire de la cohabitation de pratiques et de croyances différentes. Ensuite, nous avons essayé de montrer que ce pluralisme puisait ses racines dans une même culture et enfin, qu’il s’agissait surtout d’un pluralisme interactionnel où les deux personnalités religieuses cherchaient à composer, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
41La rencontre interreligieuse a lieu dans un espace « neutre » de laïcité relative. Il s’agit d’un espace autonome de non-identité religieuse uniforme, caractérisé par une transformation de la différence religieuse qui, tout en permettant aux individus de rester fidèles à leurs propres traditions, permet aussi et par ailleurs l’émergence d’un groupe original, où les individus n’agissent pas en fonction de leur statut religieux, comme ils le font ailleurs. Ce qui apparaît d’abord comme une communication sans risque constitue en fait un dispositif d’entente, pris dans le sens de l’aménagement de la différence (Kanafani-Zahar, 1997a). Quant au mot laïcité, je l’entends comme l’exercice de ce pluralisme relationnel. À partir de l’expérience au quotidien du pluralisme communautaire, une certaine laïcité se façonne. Centrée sur les échanges interrituels, elle naît du religieux. Elle n’est pas issue de l’une ou l’autre tradition, mais de leur articulation. Cette laïcité puise sa spécificité dans le vécu pluraliste relationnel des deux communautés, lequel est tout le contraire d’un vécu auto-centré et figé.
42Tout en se démarquant l’une de l’autre par leurs fêtes, leurs rites et leurs cultes, les communautés s’ouvrent l’une sur l’autre non pas à des moments anodins, a-religieux, mais au summum de l’expression et de l’expérience religieuse. Nourri, revitalisé par le religieux qui constitue sa base, le lien interreligieux intervient aux moments forts de l’identité religieuse de chaque groupe. La religion n’est pas le lieu de la différence contrastée, elle est le lieu de la différence négociée grâce aux multiples participations transreligieuses.
43Chaque célébration qui en principe concerne en propre une communauté, inclut en réalité l’autre. Nit’âkha dit-on : nous devenons des frères. Le concept de ilfah exprime cette solidarité transcommunautaire : « Il y a une proximité, un zèle, un lien entre nous » disent les villageois. À ce niveau la religion contribue à forger un tronc commun. Non seulement musulmans et chrétiens ne sont pas des étrangers, en raison de leurs religions, mais, comme ils le disent eux-mêmes, ils sont « deux du même ». Cette affirmation se concentre sur l’égalité de chacun, la différence de religion étant reconnue et respectée : l’accepter, mais aussi y intervenir. Dans une société multi-confessionnelle comme celle de Hsoun, les individus se définissent non pas en opposition l’un à l’autre, mais en relation, en association avec l’autre. « Il n’y a pas de nacrah (sectarisme), dit un maronite. Nous vivons ensemble depuis si longtemps, notre main est dans la leur ; nous ne pouvons pas nous particulariser ».
- 35 La communauté sunnite n’est pas une millet mais État (dawlah).
44Pourquoi ai-je qualifié la laïcité de « relative » ? Une fois en présence l’une de l’autre, les communautés religieuses ont très tôt mis en œuvre des dispositifs pour apprendre à gérer leurs différences. La coexistence ne peut, à notre sens, être séparée du contexte politique qui la définit. Le village qui coexiste reflète une structure institutionnelle qui spécifie certains modèles de relations et en exclut d’autres. Avant 1920, c’était la millet – communauté non musulmane35 – puis, après la Constitution de 1926, vint le Pacte National de 1943. La structure politique a modelé des relations sociales particulières en instituant le pluralisme comme fondement de sa Constitution. À l’intérieur de ces relations, diverses adaptations et échanges peuvent être aménagés où la liberté coexistentielle peut se déployer, à l’exclusion toutefois de l’intermariage.
- 36 L’Eglise est en dehors de l’organisation judiciaire de l’État. Les diverses études sur la période (...)
- 37 Le travail de Basile (1993) contribue à clarifier la portée du système du statut personnel et son (...)
- 38 Sont toutefois exclues les questions de testament et de successions « lesquels restent du domaine (...)
- 39 Article 9, chapitre II de la Constitution (1926) : des Libanais, de leurs droits et de leurs devoi (...)
45La communauté religieuse au Liban est une entité autonome. Elle est une personnalité juridique à part entière, dotée d’un chef spirituel qui légifère, guide et influence36. Pour Basile, le régime communautaire a pris naissance sous les empereurs byzantins et, dans le Liban moderne, il a pris la forme d’une autonomie personnelle de toutes les communautés confessionnelles, sorte de statut personnel communautaire (1993 : 43). En tant qu’entité autonome et personnalité morale, la communauté confessionnelle s’est vue attribuer par la Constitution libanaise de 1926 le droit d’avoir son propre statut personnel avec un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire particulier37. Mariage, divorce, séparation, filiation, garde des enfants relèvent donc du ressort communautaire38. Selon l’article 9 de la Constitution, l’État « garantit... aux populations, à quelque rite qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux ». Cette configuration où, croyant ou pas, chaque individu est identifié par sa communauté et où les autorités religieuses gèrent les questions de statut personnel des individus, remonte à une tradition arabo-musulmane. Perpétuée par les Ottomans dans le système des millets, elle a été entérinée par l’État libanais. Ce dernier reconnaît la communauté comme entité légale et est tenu de respecter les décisions communautaires39. Comme l’affirme Basile : « La reconnaissance officielle des communautés confessionnelles historiques donne à leur statut personnel force de loi » (1993 : 53).
- 40 Dans la montagne, les chrétiens n’avaient pas le statut de ahl al-dhimmi accordé aux non-musulmans (...)
46La millet était donc reconnue avec ses croyances et ses pratiques40. Toutes les communautés payaient les impôts. Tant que les millets s’acquittaient régulièrement des leurs par l’intermédiaire des fermiers de l’impôt, le gouvernement ottoman n’intervenait pas dans leurs affaires internes. Selon Longrigg les millets jouissaient du statut « bestowed by the Ottoman Government since its earliest days, with remarkable liberality, on the communities of ‘people of the Book’ scattered locally among the Muslim majority : the status of a community autonomy which included jurisdiction in some civil and all personal-status cases, the full control of their properties and schools, and the right to be heard by the Sultan himself through their appointed heads. » (1958 : 11). Un des premiers effets du système des millets était le renforcement des identités religieuses. En revanche, et ceci nous semble primordial, elles n’étaient pas cantonnées territorialement, l’affiliation se faisant sur la base de la communauté d’appartenance. C’est pour ces raisons que le qaïmacamat, accord survenant après les hostilités de 1841 fut un échec (voir appendix). Il stipulait la division territoriale de la montagne entre un qaïmacamat druze et un autre maronite, disposition qui non seulement était en contradiction avec une tradition historique de coexistence de l’émirat, mais aussi avec le mode de vie pluraliste qu’entretenait cette tradition.
- 41 Sur les tentatives de modernisation du statut personnel voir Rondot (1955, chap. XII).
47Au Liban, le religieux institutionnalisé qui définit chaque individu à l’intérieur d’une communauté dont les autorités religieuses gèrent les questions de statut personnel, délimite les normes de circulation des femmes. Les seuls mariages qui peuvent se contracter sont confessionnels. Le mariage civil n’existe pas. Les autorités religieuses sont hostiles à son instauration. Un projet de loi sur le mariage civil fut présenté par le Président E. Hraoui au cabinet des ministres en janvier 199841. Il fut voté à la majorité de 22 voix sur 30. Combattu par les instances religieuses, il ne fut pas soumis à l’assemblée pour le vote des députés et fut ainsi « gelé » en avril de la même année.
48Un mariage intercommunautaire ne peut avoir lieu que si l’un des futurs conjoints adopte la religion de l’autre et renonce à son identité religieuse. Chez les chrétiens, un homme ou une femme ne peuvent se marier à une personne de religion différente que si cette dernière se convertit. Chez les musulmans, un homme peut épouser une chrétienne sans qu’elle ne se convertisse. Toutefois elle n’hérite pas. Une femme musulmane ne peut épouser un chrétien que si ce dernier se convertit. Si c’est elle qui devient chrétienne, elle est considérée comme renégate. L’alternative – onéreuse – est de contracter un mariage civil à l’extérieur du pays, à Chypre par exemple, mariage reconnu par l’État. Les mariages interreligieux sont accomplis souvent contre la volonté familiale et sont donc exceptionnels. Même dans les villages où la coexistence est ancrée, ils sont rares et ne sont pas approuvés. À Hsoun, aucun mariage mixte n’a été enregistré. À Michân, village voisin multireligieux, quelques-uns ont été effectués.
- 42 Ne fût-ce que par l’interdit de l’Eglise catholique à épouser le cousin parallèle patrilatéral. Un (...)
49Épousant à l’extérieur de sa confession, une femme mettrait en danger son honneur sexuel, ‘ard, ainsi que celui du patriarcat mais surtout, elle ouvrirait une brèche dans un système où le contrôle sur les communautés passe par l’endogamie. Le relâchement de l’endogamie de lignée paternelle, du côté chrétien42 comme du côté musulman, opère des transformations territoriales. Si une femme n’est plus, comme dans le passé, tenue d’épouser son ibn ‘amm (fils de l’oncle paternel), lequel avait nécessairement la même confession, elle reste toutefois sous l’emprise d’une autre obligation, celle d’épouser un homme de même confession qu’elle. Autrement dit, à travers l’endogamie de confession, la communauté religieuse se substitue à la famille : on continue à se marier « entre soi », mais par le biais de la confession. Liée au maintien des structures de pouvoir et à des stratégies matrimoniales associées à des formes particulières de transmission du patrimoine, elle perpétue le marquage religieux et circonscrit la mobilité intercommunautaire. Les frontières restent fixées : « Nous sommes ensemble dans le bonheur et dans le malheur mais nous ne sommes pas pour l’intermariage » disent les représentants religieux, toutes confessions confondues.
- 43 La polygamie est en réalité très limitée. Ainsi par exemple, dans son étude sur la tribu shî’ite l (...)
50L’interdiction de s’entremarier est renforcée par les gens eux-mêmes. Les individus ont assimilé l’interdiction à un interdit. Ainsi, une chrétienne exprime son appréhension à propos de la facilité de divorce et de la possibilité de polygamie accordées aux musulmans. Le contraste est d’autant plus aigu pour les maronites où le divorce est interdit : d’un côté interdiction du divorce et de l’autre facilité du divorce avec autorisation de polygamie43.
51Dans son étude sur le village chrétien, à majorité grecque-orthodoxe, de Bishmizeen, Tannous indique que l’intermariage entre grecs-orthodoxes et maronites est très rare : seuls cinq mariages ont été contractés dans l’histoire de ce village. La femme doit adopter la confession de son mari « which she is normally reluctant to do and to which her family furiously objects » (1970 : 106). La barrière entre chrétiens et musulmans est encore plus résistante. Seulement deux cas sont connus dans la région (ibid. : 106). À Buârij, l’intermariage est une exception : l’un a été contracté avec une shî’ite, l’autre avec une chrétienne (Fuller, 1963 : 66). Sur les 365 familles étudiées par Harfouche, seulement un cas d’intermariage entre un homme sunnite et une chrétienne fut recensé. Deux femmes arméniennes étaient mariées à des maronites (1965 : 42). Si l’endogamie locale s’affaiblit, l’intermariage entre des individus de religion différente reste très rare. Dans le village de Munsif par exemple, les habitants de confession grecque-orthodoxe s’intermarient avec les populations voisines à majorité maronite. Très rares avant 1920, ces mariages exogames représentaient 30 % des 104 mariages contractés entre 1920 et 1952, soit 31 mariages. 13 mariages étaient contractés entre des personnes de même confession, 15 avec des personnes de même religion chrétienne et 3 à des musulmans (Gulick, 1970 : 326). En 1970, des 4472 mariages catholiques, 431 ou 9.8 % ont été contractés entre des personnes de confessions différentes mais de même religion (Smock et Smock, 1975 : 92).
52Les attitudes des gens par rapport au mariage interreligieux ou civil ont été rapportées par Smock et Smock, Hanf et Kaii. Selon les premiers auteurs, seulement 18 % des personnes interrogées – avant la guerre – ont indiqué qu’elles accepteraient de se marier avec une personne d’une autre religion (ibid. : 92). Hanf conduisit en 1981, 1984, 1986 et 1987 – pendant la guerre – des enquêtes auprès de membres de la population active portant sur le mariage entre communautés : 66 % des arméniens l’acceptent, ainsi que 48 % des grecs catholiques, 47 % des maronites, 37 % des sunnites, et 32 % des shî’ites(Hanf, 1993 : 486). Pour une enquête en 1995, donc cinq ans après la fin de la guerre, et sur un échantillon de 400 habitants de Beyrouth et de sa banlieue, de Tripoli, Saïda et Zahli appartenant à différents groupes d’âge, confessions et classes sociales, Kaii constate que 82.2 % des personnes préfèrent le mariage religieux et 15,8 % le mariage civil (1997 : 11-12).
53Si les communautés chrétiennes et musulmanes sont fortes c’est parce qu’elles excluent l’échange des femmes. Les identités confessionnelles sont renforcées par le non-mariage entre les sujets des deux religions. La rareté des unions interreligieuses illustre le rôle séparateur des logiques religieuses institutionnelles.
- 44 Sur l’arrivée des maronites au Liban, persécutés par les Byzantins puis expulsés de Syrie ainsi qu (...)
- 45 Les émirs avaient dans la Montagne un rôle bien spécifique. Ils étaient d’abord investis par les O (...)
- 46 En détaillant les deux règnes des princes Ma’an et Shihâb, Hitti développe les côtés non-sectaires (...)
54Si maronites, shî’ites et druzes ont cherché refuge au Liban, ce n’est pas pour un motif politique ou économique, mais pour protéger leur liberté religieuse et sauvegarder l’identité communautaire pour laquelle ils ont lutté44. Dans cette société gouvernée par les émirs45, les siècles de vie commune, à partir du XVIe siècle, sont marqués par une symbiose entre ces trois communautés historiques de la société du Mont Liban. Élu par les notables, l’émir est le symbole de l’unité, la structure de l’émirat contribuant à cette symbiose. La cohabitation des communautés et la fluidité des rapports intercommunautaires sont une tradition de l’émirat qui culmine avec Fakhreddine II de la famille des Ma’an (1593-1633) – leur règne s’achève en 1697 – et se perpétue avec les émirs de la famille des Shihâb (1697-1841). Lammens situe la première entreprise « nationaliste » sous Fakhreddine II : « Aucun n’a tenté avec plus de suite et d’énergie de réaliser le programme intégral du nationalisme libanais » (1921 : 89) et « L’esprit éclairé de Fakhreddine, sa loyauté répugnaient à l’intolérance. Son libéralisme travaillait à favoriser la fusion des races ou plutôt des communautés. Dans le choix de ses auxiliaires, il ne s’inquiète jamais de leurs convictions religieuses » (1921 : 8046). L’historien Ismail analyse la gestion intercommunautaire de l’émir qui accorde aux chrétiens « une complète égalité avec ses coreligionnaires » : ils peuvent reconstruire leurs églises, en bâtir d’autres, avoir droit à des chevaux scellés (1955 : 64-65). Quant à Fermanel, voyageur français de l’époque, il remarque que les chrétiens sont les seuls, avec ceux de l’île de Pathmos, à pouvoir faire sonner librement les cloches de leurs églises (Ismail, 1965 : 97). Sous son règne, les Libanais, toutes confessions confondues, luttent également contre l’occupant ottoman. D’ailleurs, l’émir paiera de sa vie son aspiration à l’indépendance (Chebli, 1984).
55Les traditions de pluralisme fondées par l’émir Fakhreddine se sont perpétuées. Ainsi, le Chevalier d’Arvieux, en voyage au Liban au XVIIIe siècle, observe que les maronites, mêlés aux druzes, « ont leurs évêques et leurs prêtres, et font avec une entière liberté l’exercice de leur religion. Nos missionnaires y prêchent librement, et personne ne trouve à redire quand quelqu’un d’eux embrasse la religion chrétienne, et se fait baptiser » (1982 : 71). Dans les villages mixtes, continue cet auteur, « ils ont une liberté entière de faire ouvertement tous les exercices de leur religion, de bâtir des églises et des monastères et de porter le turban blanc » (d’Arvieux, 1735 : 399-400). Churchill en voyage au Liban au milieu du XIXe siècle note de son côté : « The Maronites are in the enjoyment of the most complete religious liberty. The sound of bells so grateful to the Christian ear may be heard at ail hours throughout the mountain ranges, and resounding through their fertile valleys. They are exempt from the conscription. No Turkish authorities, whether civil or military, ever intrude into their villages, and the only way in which the existence of a Turkish Government is felt at all is through the taxes, which again are distributed and raised among them, by their own local functionaries. Not that this is any safeguard from oppression to the lower orders but it shows together with all the other circumstances above mentioned, that in Lebanon at least, there exists a community of Christians in the very heart of the Turkish Empire, who are virtually as free and independent as any state in Christendom » (1852, v. 3 : 100-101).
56Diverses études historiques, notamment du XIXe et du début du XXe siècles, période clé de l’histoire du Liban, permettent d’affirmer que le facteur religieux ne peut expliquer les conflits survenant dans cette période. Pour que le conflit au Liban soit saisi dans sa complexité, on doit prendre en compte les facteurs locaux, régionaux et internationaux (voir Spagnolo, 1988 et El Khazen, 1994). Cela vaut pour les premiers événements graves du Liban de 1841, 1845, 1860, ainsi que pour ceux de 1958 et de 1975. Tourna affirme dans son travail sur le Liban du XVIIe siècle à 1914 qu’il « faut écarter le fanatisme comme facteur principal des incidents sanglants survenus entre Druzes et Maronites dans les années 1841, 1845, 1860 et en chercher les causes réelles dans les antécédents de discordes déjà semées par les Égyptiens, la concurrence franco-britannique en Orient, les intrigues, les manœuvres et les interventions ottomanes pour en finir avec la quasi-autonomie du Liban et assimiler son territoire aux autres parties de l’Empire » (1986 : 210).
57La période 1840-1860 est marquée par des alliances et des contre alliances entre les familles notables maronites et druzes, les rivalités à l’intérieur des familles druzes et des familles maronites, par la lutte pour le pouvoir entre le clergé et les notables maronites pour la défense des intérêts de la communauté maronite. En 1820, la compétition qui s’engage entre les maronites libéraux et le clergé ainsi qu’entre les familles féodales et les paysans se solde par des soulèvements (voir Khair, 1973 ; Tourna, 1986 ; Akarli, 1993). Cette période est aussi marquée par la lutte du clergé maronite pour le contrôle du Mont Liban et l’indépendance (Abraham, 1981). Après les avoir divisées, l’invasion de la Syrie et du Liban en 1831 par l’Égyptien Ibrahim Pacha unifie les communautés. Selon Abou Nohra l’occupation égyptienne engendre l’éveil d’une conscience nationale (1988). L’abrogation des privilèges des féodaux par le Règlement de Shékib Effendi de 1845 et la division confessionnelle de la montagne entraînent des rivalités entre notables de mêmes communautés qui se disputent le poste de qaïmacam (Khair, 1973 : 33). Cette période est aussi celle du passage à une économie de marché et de révolte des paysans maronites, encouragés par le clergé dans leur lutte contre les conditions difficiles imposées par les notables druzes (Akarli, 1993 : 27). Chevallier explique les confrontations de 1841 et 1845 entre druzes et maronites par les pressions fiscales et les manipulations monétaires ottomanes qui provoquent « un appauvrissement d’autant mieux ressenti que les territoires cultivables de la montagne atteignaient un point de saturation démographique par rapport aux possibilités de mise en valeur de l’époque » (1986 : 799).
58Après les événements de 1841 et en concertation avec les Européens, la montagne libanaise est divisée en 1842 en deux qaïmacamat, un druze et un maronite. Les deux gouverneurs autochtones, un maronite et un druze, pour chacun des deux qaïmacamat sont nommés par le Pacha de Saïda. Après les affrontements de 1845, le règlement de Shakib Effendi confirme le système bireligieux et institue un conseil représentatif des confessions présentes (maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques, sunnites, druzes, shî’ites). Les pouvoirs de ce conseil sont administratifs et financiers ; il possède en outre une autonomie judiciaire.
59Les confrontations de 1860 dégénèrent en une guerre sanglante entre druzes et maronites. En accord avec les Anglais, les Français, les Russes et les Autrichiens, Fuad Pasha, l’envoyé de la Porte, instaure le régime de la Moutassarifiyah, sous le pouvoir d’un gouverneur ottoman chrétien, le moutassarif, lequel est investi du pouvoir exécutif : maintien de l’ordre et de la sécurité publique, perception des impôts, nomination des agents administratifs et des magistrats, exécution des sentences légalement rendues par les tribunaux (Khair, 1973 : 54). Il est assisté d’un conseil administratif formé de membres des six communautés, chargé de répartir l’impôt, de contrôler la gestion des revenus et des dépenses et de contrôler la gestion financière du gouverneur, de conseiller enfin ce dernier sur un nombre de problèmes (Akarli, 1993 : 36). Prévu au départ pour le conseiller, le conseil administratif s’impose bientôt de telle façon que le moutassarif ne puisse plus se passer de sa collaboration. Réunissant l’élite politique, il façonne l’autonomie et l’identité du peuple de la Montagne. Selon Akarli, il représente le réseau des alliances politiques transrégionales, transsectaires et de classes (ibid. : 100). Aspirant à une administration fiscale autonome, une union politique globale et un désir de liberté, il prépare le Liban à l’indépendance. Le conseil administratif est une expérience nouvelle qui marque le début de la démocratie pour les Libanais, puisqu’il élit pour la première fois leurs représentants, à travers les délégués des villages, eux-mêmes élus par les habitants de chaque village.
- 47 Sur l’analyse des régimes du qaïmacamat et la Moutassarifiyah à la lumière des réformes ottomanes, (...)
60Il convient de souligner que l’institutionnalisation du confessionnalisme coïncide avec l’abolition de l’émirat en 1841, lequel débouche sur la gestion directe du pays par les Ottomans. Plusieurs auteurs ont mis l’accent sur cette coïncidence entre l’institutionnalisation du confessionnalisme et l’instauration du qaïmacamat, puis celle du Moutassarifiyah47.
61Les communautés deviennent, selon Khair, des personnes morales de droit public (1973 : 15). Pour cet auteur, les membres du conseil administratif sont élus en fonction de leur confession et il en va de même pour l’attribution des postes (ibid. : 176). Le confessionnalisme politique « sera le promoteur d’un esprit politique que les Libanais auront tendance à suivre assez longtemps, tout en leur léguant, par la même occasion, un bon nombre de leurs institutions politiques et administratives » (1973 : 169). Pour Akarli les différences sectaires sont secondaires. Ce qui lui semble essentiel en revanche est la lutte de l’élite sociale pour le pouvoir. Au départ, les acteurs principaux sont les notables et le clergé maronite. Accessoirement une nouvelle élite, issue des classes moyennes entre en compétition avec l’élite traditionnelle. Bien plus que le confessionnalisme, cette lutte détermine le contenu du gouvernement séculier qui émerge au Mont Liban (1993 : 149). Selon Rondot, la France rétablit la représentation communautaire comme principe d’organisation « non seulement des conseils mais des autorités administratives et de la magistrature, de façon à rendre aux Chrétiens, dans la conduite des affaires, une place correspondant à leur effectif » (1947 : 79).
62Le conseil administratif accompagne le Liban jusqu’à la Première Guerre mondiale, jusqu’à ce que les Ottomans entrent en guerre et imposent la loi martiale. L’opposition et la lutte pour l’indépendance sont transcommunautaires. Elles sont matées dans le sang. Le 6 mai 1916, quatorze patriotes musulmans et chrétiens sont pendus. Leur martyr est commémoré à cette date. En 1943, les Français qui cherchent à différer l’indépendance du Liban emprisonnent le président maronite, le premier ministre sunnite et trois ministres. La réaction des Libanais, toutes communautés confondues, unanime et véhémente, permet leur libération 10 jours plus tard (Hanf, 1993 : 71). Depuis lors, le 22 novembre 1943 marque la date de l’indépendance du Liban.
63Chrétiens et musulmans participent au mouvement de renaissance de la langue arabe (Hourani, 1962), la Nahda, éveil intellectuel, politique et idéologique de la fin du XIXe et du début du siècle (Hitti, 1957, spécialement chapitres XXXI et XXXII). Cet éveil est impulsé par les chrétiens qui, depuis le XVIIIe siècle, ont largement contribué à la diffusion de la culture littéraire en arabe, notamment dans les couvents (Chevallier, 1971 : 14-15 ; sur le rôle prépondérant des chrétiens dans la renaissance des lettres arabes et du mouvement national arabe, voir Rondot, 1955, chapitre VI). La Nahda diffuse les idées de liberté, de respect de l’individu et de démocratie constitutionnelle (Tomiche, 1993 : 903). Enfin, au cours de la dernière guerre se sont élevées des voix chrétiennes et musulmanes de tous bords, associations, étudiants, syndicats (Hanf, 1993 : 638-640 et Slaiby, 1994 se font entendre et des manifestations pour la paix ont lieu aux points de passage de Beyrouth, comme celle le 20 août 1987 (Messara, 1988 : 17-20).
- 48 Selon l’article 27 de la Constitution : « Le membre du parlement représente toute la Nation » (Hok (...)
- 49 L’étude du système politique comme système confessionnel depuis la crise de 1840-1860, période qui (...)
- 50 Messara a classifié le système politique libanais basé sur le Pacte National comme un système cons (...)
- 51 Toutefois et suivant l’article 7 -chapitre II : des Libanais, de leurs droits et de leurs devoirs (...)
- 52 Le principe proportionnel est une disposition caractéristique des systèmes dits consociatifs. Il e (...)
64Le Liban est une république parlementaire48. Il officialise le confessionnalisme politique dans les deux assises de l’État : la Constitution de 1926 et le Pacte National de 194349. La première stipule que l’attribution des emplois publics s’effectue suivant des critères religieux50 : les confessions doivent être représentées en proportion de leur importance démographique comme le précise l’article 95 du titre VI – Dispositions finales et transitoires – : « À titre transitoire et conformément aux dispositions de l’article 1er de la charte du mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse cependant nuire au bien de l’État51 » (Hokayem, 1996 : 391). Les sièges parlementaires et les charges ministérielles sont également fonction du principe communautaire52.
65Le deuxième est un document oral qui répartit les fonctions politiques de l’exécutif et du législatif entre les communautés en présence : le président doit être maronite, le président de l’assemblée shî’ite et le premier ministre sunnite. C’est un pacte entre confessions. Selon Rabbath, le système libanais exprime une tension permanente entre « le code civil de l’État » et « le code personnel » des communautés religieuses en présence. Cette dualité ne peut qu’être fatale : « Chacune de ces collectivités possède des organes qui délibèrent et agissent en son nom, chefs et assemblées, dont l’esprit est dominé par une volonté d’exclusivisme communautaire, par des intérêts particuliers, le plus souvent contraires à l’intérêt général, tout résonnant de l’écho des masses, au grand préjudice de l’État que tiraillent tant de forces centrifuges » (1973 : 58).
66Les Libanais ne pourront se considérer comme des citoyens qu’une fois libérés de l’emprise confessionnelle, lorsque l’identification à l’État – un État laïque respectueux des religions et qui intègre les individus quelle que soit leur confession – prévaudra sur l’identification à la communauté. Si la logique confessionnelle est une dimension centrale du système libanais, une réforme doit la faire évoluer vers une logique laïque où l’égalité citoyenne coïncide avec des données nationales et non pas religieuses.