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AccueilNuméros119Polythéismes antiquesReligions de Rome et du monde romain

Résumé

Les travaux de l’année ont porté sur deux thèmes. Au premier semestre, poursuivant l’examen de « La représentation du divin à l’époque romaine », nous avons étudié les formes et conditions culturelles de sa représentation dans les textes hymniques. Nous avons pris pour guide l’hymne En l’honneur de Sarapis d’Aelius Aristide, à la fois grand rhéteur de la Seconde Sophistique et fervent dévot, en l’adossant à des textes didactiques contemporains (Alexandre fils de Numenius). Au second semestre, notre parcours à travers les vies religieuses des cités anatoliennes à l’époque impériale nous a conduits à Éphèse : la capitale de la province d’Asie est un beau cas d’école, avec une riche documentation épigraphique, pour examiner l’influence que l’installation du pouvoir romain a eue sur les vies religieuses locales.

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Texte intégral

La représentation du divin à l’époque romaine (suite)

  • 1  J. Rudhardt, Opera inedita : Essai sur la religion grecque & Recherches sur les Hymnes orphiques, (...)

1Depuis deux ans maintenant, un des thèmes de l’année porte sur « La représentation du divin à l’époque romaine », en lien avec les travaux du groupe de recherche européen (GDRE/CNRS « FIGVRA », 2008-2011) que je pilote sur le sujet. Un bilan d’étape a permis de se pencher sur les conditions de cette représentation, en les analysant selon une perspective emic, c’est-à-dire conforme aux catégories de pensée des Anciens, à leurs conceptions du religieux et à leur expérience du sacré, car « toute religion oppose une opacité à qui tente de l’étudier de l’extérieur »1.

  • 2  Cf. la dernière édition bilingue, H. J. Klauck et B. Bäbler (éd.), Dion von Prusa, Olympische Rede (...)
  • 3  Il existe d’autres langages, figurés, cultuels, topographiques, etc.
  • 4  Or. 45, 15 : Ὅστις μὲν δὴ καὶ ἥντινα τὴν φύσιν ἔχων ἐστὶν ὁ θεὸς ἱερεῦσί τε καὶ λογίοις Αἰγυπτίων (...)
  • 5  ΑΠΟ ΠΟΣΩΝ ΔΕΙ ΘΕΟΝ ΕΠΑΙΝΕΙΝ, Spengel, Rhetores Graeci III, en part. 4-6.

2L’expression même de « représentation » du divin, dans la diversité des acceptions que nous avons examinées jusqu’à présent, trouve un de ses termes grecs dans le sous-titre du très célèbre Discours olympique (Or. XII) de Dion Chrysostome, brillant rhéteur originaire de Pruse et premier représentant de la Seconde Sophistique : ΟΛΥΜΠΙΚΟΣ Η ΠΕΡΙ ΤΗΣ ΠΡΩΤΗΣ ΤΟΥ ΘΕΟΥ ΕΝΝΟΙΑΣ. En-noia, hypo-noia, epi-noia sont les trois termes que la « bouche d’or » de la fin ier-début iie siècle employait lorsqu’elle « parlait des dieux » / « théo-logisait » (ce que nous exprimons par « représentation », conception en anglais, Erkenntnis en allemand2). Ce vocabulaire indique combien les images mentales, donc culturelles, et la rationalisation intellectuelle façonnaient les discours rhétoriques sur les dieux3 que nous, Modernes, lisons. Le long développement des chapitres 40‑47 s’attarde sur les origines de cette représentation. Au plan culturel, Dion part des deux sources de la notion acquise du divin (ch. 40‑41) : un choix volontaire, trahissant une adhésion provoquée par des exhortations comme on les entend chez les poètes, et une source prescriptive imposée par les lois de la cité. Certaines formes de représentation, comme la figuration des dieux, relevaient des deux sources à la fois (ch. 44). En revanche, la représentation du divin exposée par le philosophe (ch. 47) relève d’un registre différent, car, en tant qu’exégètès et prophètès de la nature immortelle, il est crédité d’un accès à une connaissance particulière, celle qu’Aelius Aristide dira être l’apanage des prêtres égyptiens pour Sarapis4. Le traité d’Alexandre fils de Numénius, Des multiples façons dont il faut faire l’éloge d’un dieu5 – un « discours de la méthode » pour l’éloge du divin –, énonce dans son chapitre 4 cette même hiérarchie épistémologique fondamentale qui ordonnait la représentation du divin aux yeux des Anciens, et qui empêche l’historien d’utiliser la démonstration philosophique comme cadre herméneutique pour les realia : d’un côté celle de la spéculation philosophique sur la nature du divin ou du dieu, de l’autre celle de l’opinion (δόξα) « du commun (τῶν πολλῶν) » sur les dieux qui est de l’ordre du relativisme culturel et de la contingence. Les rubriques de l’éloge qu’Alexandre retient au chapitre suivant – réputation, virtus, antiquité, excellence du gouvernement – sont éminemment culturelles et marquées aux deux sceaux de la polis grecque (cf. les domaines de compétence) et de la façon dont l’hellénisme se représentait face aux « Barbares ». Dès lors que la représentation des dieux n’est pas un en-soi, leur éloge concerne leur action dans le monde : sphères de compétence et d’action, modes d’action, révélations, autorités de légitimation.

  • 6  Éloges grecs de Rome, trad. et comm. par L. Pernot, Paris, 1997. Voir plus généralement L. Pernot, (...)
  • 7  Trad. A.-J. Festugière, Paris 1986. Cf. L. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Aristide entre m (...)
  • 8  L’enkomion, terme générique valable quel que soit le destinataire loué, est plus strictement un hu (...)
  • 9  Oratio XLV, éd. Keil. Il n’existe qu’une traduction anglaise complète, P. Aelius Aristides, The Co (...)

3La représentation du divin s’inscrivait donc dans un contexte de représentations culturelles qui coloriait les formes d’expression à travers lesquelles les Anciens publiaient cette représentation, donc à travers lesquelles nous les saisissons. Il est vrai que les supports qui nous les transmettent, littéraires et épigraphiques, ne peuvent que renforcer le trait. Les discours de rhéteurs étaient commandés par les cités ; ou bien les hymnes étaient offerts dans le cadre de panégyries régulières, quotidiennes même comme à Stratonicée de Carie, ou bien encore chantés sur ordre des Apollons clarien ou didyméen dans leurs oracles, toutes situations imposant un caractère normatif à cette forme rituelle. Pour apprécier l’incidence de ce contexte sur la représentation du divin, nous avons pris pour guide Aelius Aristide, en sa double qualité de grand rhéteur apologète de Rome (dans son éloge En l’honneur de Rome)6 et de dévot exalté d’Asclépios, auteur de Discours sacrés qui relèvent du journal intime ou de l’autobiographie7. Dans l’œuvre prolifique qu’il a laissée, ses éloges des dieux sont conçus comme des hymnes8, donc des hommages cultuels aux divinités chantées. Celui En l’honneur de Sarapis (Εἰς τὸν Σάραπιν9) est plus spécialement précieux pour notre enquête car il est organisé en deux parties : la première (ch. 1‑14), didactique, disserte sur la forme rhétorique (en vers ou en prose) des hymnes – bien qu’Aelius Aristide s’inscrivît comme il se devait dans le modèle hésiodique du poète inspiré (Or. 45, 14) –, tandis que la seconde constitue l’hymne proprement dit.

  • 10  Cf. J. Gœken, « Teoria e pratica dell’inno in prosa : Elio Aristide », dans G. Abbamonte, F. Conti(...)
  • 11  N. Belayche, « “Au(x) dieu(x) qui règne(nt) sur …”. Basileia divine et fonctionnement du polythéis (...)

4L’hymne à Sarapis fut probablement composé vers 143, pour chanter la louange du dieu qui l’a sauvé d’un naufrage. Le lieu de son prononcé n’est pas assuré : Smyrne selon J. Gœken10, plus probablement Alexandrie (où Aelius Aristide s’est effectivement rendu) sur la base de la formule « ô Sarapis, toi qui possèdes la plus belle des cités que tu voies (ὦ τὴν καλλίστην ὧν ἐφορᾷς κατέχων πόλιν) » (Or. 45, 33). κατέχων est un terme employé dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie occidentale pour désigner la domination d’une divinité sur un lieu11, ce qui est le statut de Sarapis à Alexandrie, mais pas à Smyrne où il n’était qu’une des nombreuses divinités dans la ville. Écrit par un prosateur qui veut valoriser et justifier l’hymne en prose, l’oratio commence par une longue démonstration sur l’incapacité du discours poétique à dire vraiment les dieux, car il n’y a pas de frein à la licence de son imagination (en part. 1‑3) :

  • 12  Or. 45, 1 ; cf. aussi 2 : « il n’est rien qu’ils [les poètes] n’osent (ἀτόλμητον) ou qui leur soit (...)

Heureuse (Εὔδαιμόν) assurément est la race des poètes (τὸ τῶν ποιητῶν γένος), qui a été libérée en tout des difficultés de la réalité (πραγμάτων)12.

  • 13  Or. 45, 15 : ἂν γὰρ ἃ δύναταί τις καὶ διαδίδωσιν εἴπωμεν, καὶ τὸ ὅστις ἐστὶ καὶ τὸ ἥντινα ἔχει τὴν (...)

5Seule la prose peut « dire le dieu » (τὴν φύσιν αὐτοῦ) à travers l’exposé circonstancié de ses ἔργα13, conformément à une théologie pragmatique. L’éloge se conclut classiquement par l’arétalogie du dieu, en prose.

  • 14  Les hymnes en prose ne sont pas une nouveauté, cf. L. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Arist (...)
  • 15  Cf. E. Dickey, Greek Forms of Address. From Herodotus to Lucian, Oxford 1996.
  • 16  Cf. Y. Lehmann (éd.), L’hymne antique et son public, Turnhout, 2007 (RRR 7).
  • 17  Or. 45, 4 : « […] nous utilisons la prose pour toutes les autres compétitions, et pour toutes chos (...)
  • 18  Sur le développement de pratiques hymniques, cf. N. Belayche, « L’évolution des formes rituelles : (...)

6Le débat dépasse l’intérêt personnel du rhéteur qui n’excellait qu’en prose14 ; en posant la question des formes d’adresse et d’éloge aux dieux15, il concerne les conditions de la communication avec le monde supérieur. Dès lors que ces adresses aux dieux qui se font généralement dans des cadres cérémoniels, oscillant donc entre rhétorique d’apparat et parole efficace, relèvent des règles de la communication sociale16, on peut leur appliquer, selon Aelius Aristide, les règles des compétitions sociales, des πάντα ἀγωνίσματα qui se font tous en prose, et donc utiliser la prose pour publier l’honneur qu’on rend à leur statut (τιμᾶν αὐτοὺς)17. Les hymnes accroissent la timè des dieux en la chantant de la façon la plus charmante (au sens étymologique du carmen) et ostentatoire qui soit18. À la fin du iie siècle avant notre ère déjà, un dévot d’Isis à Maronée (Thrace) s’adressait ainsi à sa déesse :

  • 19  Y. Grandjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Leyde 1975 (EPRO 49) [trad. modifiée] = RI (...)

Si en effet tu es venue, alors que je t’invoquais pour mon salut, comment ne viendrais-tu pas quand tu es appelée pour (écouter) l’honneur qui est le tien19 ?

7L’histoire personnelle du dévot participe déjà de l’eulogie hymnique : en proclamant les erga du dieu ou ses dynameis auprès de lui, elle opère une glorification par la praxis. L’hymne est une forme fervente, intensive et non juridique, d’expression de la piété, ce qui ne signifie pas qu’il relève d’une religiosité intime. Outre qu’il suit des codes rhétoriques bien définis, sa dimension éminemment collective, qui le distingue aussi de la prière, en fait un rite social, en même temps qu’une forme littéraire. Quelle que soit l’imagination dans le contenu qu’il peut comporter – la part du « créateur » poète ou rhèteur – lorsqu’il décline les qualités et la grandeur du dieu et de ses actions, l’hymne ne peut être que « conservateur » puisque son contexte d’énonciation, comme celui de tout discours honorifique ou prise de parole publique, est celui du consensus sur des valeurs et savoirs partagés. Aussi la forme rhétorique de l’éloge est-elle invariable dans ses composition et lexique, quelle que soit l’autorité à laquelle il s’adresse : dieux, notables évergètes, souverains, institutions. Le poids de la forme conforte les représentations normatives et les conceptions autorisées, tout en étant elle-même créatrice de normes et de conceptions, lorsque ces hymnes sont écrits par des sophistes de talent. Pour exemple, les chapitres 23 et 27‑28 de l’Εἰς τὸν Σάραπιν dessinent une image conventionnelle du dieu sous le calame du grand rhéteur, mais adaptée à son évolution jovienne (Zeus-Sarapis) sous l’Empire.

8Les attestations multipliées d’éloge des dieux au iie siècle entrent dans les évolutions sociales contemporaines dans des ambiances compétitives soucieuses d’images portées, plus qu’elles ne révèlent d’évolution théologique. Si l’hymne ou l’éloge réjouit le dieu, aux côtés d’autres offrandes rituelles, la collectivité émettrice en retire une occasion d’autoglorification aussi grande que celle du dieu.

La vie religieuse dans les cités de l’Anatolie romaine (III). Éphèse

  • 20  R. Haensch, Capita provinciarum. Statthaltersitze und Provinzialverwaltung in der römischen Kaiser (...)

9L’objectif du parcours que j’ai ouvert depuis trois ans dans des cités anatoliennes à l’époque impériale est de mesurer l’incidence éventuelle de l’implantation d’un nouveau pouvoir central, celui de Rome, sur leur vie religieuse. C’est pourquoi il a été décidé de choisir les cités étudiées en fonction de leur statut, afin de tenir compte de cette donnée « objective » dans l’analyse des modalités et des mécanismes de l’évolution de leur vie religieuse. Après une colonie romaine (Antioche de Pisidie) et une cité grecque (Stratonicée de Carie), j’ai souhaité analyser une autre cité grecque, mais capitale de la province d’Asie, donc siège du gouverneur romain20.

10Plutôt que de donner un résumé panoramique, donc superficiel, de l’ensemble du semestre, on se concentrera ici sur quelques documents sur lesquels nous nous sommes attardés plus longuement.

  • 21  Cf. R. Fleischer, Artemis von Ephesos und verwandte Kultstatuen aus Anatolien une Syrien, Leyde 19 (...)
  • 22  Pour l’état scientifique le plus récent sur le sanctuaire, U. Muss (éd.), Die Archäologie der ephe (...)
  • 23  La version utilisée est celle du codex Bezae Cantabrigiensis (codex de Bèze conservé à Cambridge), (...)

11Comme pour les deux cités déjà étudiées, Éphèse se caractérise par un grand sanctuaire extra-urbain, pré-civique, donc pré-grec, d’une grande divinité féminine de tradition anatolienne, nourrie de l’Anahita perse comme l’indiquent certains traits de son iconographie21, maîtresse de la nature sauvage, terrain sur lequel elle a pu retrouver Artémis qui lui a donné son nom grec22. Le statut identitaire de l’Artémis τῶν Ἐφεσίων, souvent appelée seulement ἡ θεᾶ ou thea Ephesia dont le nom se confond avec celui de la collectivité, n’est plus à souligner. Mais un épisode pourtant bien connu, l’« émeute des orfèvres » rapportée dans Luc-Actes (19.24-40), est souvent mal évalué parce que la tradition chrétienne en a fait un paradigme du conflit entre paganisme et christianisme, alors même que le texte montre que les « chrétiens » n’existent pas encore à l’époque23. L’épisode montre surtout comment, autour de la déesse, se jouaient divers registres d’identités, à la fois religieuses, associatives et civiques, sous le regard appuyé d’institutions et de personnels romains. Sans entrer ici dans les problèmes d’historicité liés au texte de Luc-Actes, tous les commentateurs et exégètes s’accordent pour considérer que cet épisode est une incise dans le texte, jusque dans sa forme littéraire et le mode d’expression. Il semblerait que Luc ait ici utilisé une source, peut-être témoin des faits, inconnue de nous, ce qui est cohérent avec les informations qui sont données, car elles ne recoupent que de façon très lointaine le schéma selon lequel Luc construit des épisodes similaires dans les autres cités visitées par Paul.

  • 24  Ac 19, 26 : ὁ Παῦλος οὗτος τίς τότε πείσας μετέστησεν ἱκανὸν ὄχλον, λέγων ὅτι οὗτοι οὐκ εἰσὶν θεοὶ (...)
  • 25  Les orfèvres produisent des copies miniatures du temple, et pas des figures de la déesse, comme on (...)
  • 26  Ac 19, 40 : καὶ γὰρ κινδυνεύομεν σήμερον ἐγκαλεῖσθαι στάσεως.

12L’apôtre Paul, accompagné de deux disciples, est arrivé à Éphèse, et, comme partout, il prêche que les dieux « païens » sont de faux dieux parce qu’ils sont faits de main d’homme24. En la personne de Démétrios, son président sans doute, l’association des orfèvres qui produisent les offrandes et souvenirs pour les fidèles25, s’alarme des conséquences économiques du discours de Paul. L’argumentaire de Démétrios (v. 27) n’a rien de religieux : il s’inquiète du risque de dévaluation de l’image de la cité, métropole d’Asie et deux fois néocore, en dévaluant sa déesse (τὸ τῆς μεγάλης θεᾶς ἱερὸν Ἀρτέμιδος εἰς οὐθὲν λογισθήσεται). Il sensibilise donc l’identité civique des Éphésiens dont le sanctuaire est le « logo ». L’acclamation qui lui répond « Grande est l’Artémis des Éphésiens (Μεγάλη Ἄρτεμις Ἐφεσίων) » (v. 28) n’est donc pas une expression d’exclusivisme religieux. Le débat se poursuit au théâtre, devenu le lieu de l’expression publique du dèmos dans les cités grecques depuis la perte de leur indépendance. Là (v. 33-34) est prié de parler un membre d’un autre groupe socioreligieux de la cité, les Juifs, sans que le texte ne mentionne de division en leur sein, puisqu’elles sont internes. Cet « Alexandre » fait sans doute partie de ceux qui écoutaient les paroles de Paul. Il se voit empêché par la même acclamation, mais cette fois-ci à tonalité religieuse envers un groupe à identité objective définie dans la cité. Enfin (v. 35-40), la prise de parole du γραμματεύς, sans doute le secrétaire de la boulè, se place sur un terrain à la fois civique et politique : « Éphésiens, quel homme au monde ignore que la ville d’Éphèse est la gardienne du temple (νεωκόρον) de la grande Artémis et de sa statue tombée du ciel ? Cela étant donc sans conteste (ἀναντιρρήτων) […] », la manifestation acclamatoire est sans fondement ; l’identité civique n’a pas besoin d’être défendue puisqu’elle n’a pas été attaquée. Le grammateus inscrit son discours dans la realpolitik, celle de l’imperium romain, qui ne laisse les identités locales ou autres, sociales et politiques, s’exprimer que dans la mesure où elles ne portent pas atteinte à l’ordre et à sa maiestas26.

  • 27  Die Inschriften von Ephesos, IK 11-17 (7 vol. ), 1979-1981.
  • 28  P. Scherrer, « Augustus, die Mission des Vedius Pollio und die Artemis Ephesia », JÖAI 60 (1990), (...)
  • 29  Par exemple, le temple du Divus Iulius est intercalé entre le prytanée et le bouleutérion, cf. P. (...)

13Si l’épisode donne l’ambiance du caractère multi-religieux de la cité, il masque derrière l’imposante stature de la divinité tutélaire et identitaire la réalité d’un panthéon civique aux figures multiples, que le riche corpus épigraphique permet de reconstruire27. Il rassemble des figures attendues d’un panthéon « hellénique », au sein duquel l’influence romaine s’est glissée ou agrégée. Le mouvement date déjà du ier siècle avant notre ère, lorsque la province d’Asie prend forme dans les soubresauts des guerres mithridatiques et qu’Éphèse en alliée loyale accueille dans ses honneurs publics thea Rhomè et l’imperator P. Servilius Isauricus (IEph 702, 7‑8), cos en 79, promagistrat en Cilicie où il combattit les pirates et les Isauriens, ce qui lui valut le triomphe en 74 et son surnom. Les honneurs aux empereurs suivront, dès 6-5 avant notre ère pour Auguste qui reçut la consécration d’un Sébastèon (temple ou autel ?) dans le temple d’Artémis (IEph 1522), au moment où il œuvrait à la protection de l’intégrité de l’espace du temenos (réfection de l’enceinte et opérations de bornage, IEph 1523‑1524)28. Sans multiplier les occurrences, en 114 les médecins de la prestigieuse école de médecine locale sacrifient dans un même mouvement τῷ προπάτορι Ἀσκληπιῷ καὶ τοῖς Σεβαστοῖς, et sous Hadrien la cité s’enorgueillit d’être deux fois « néocore des Augustes » (SEG 34, 1104, 3). Le service des dieux de la communauté comme Hestia boulaia (IEph 1077), ou ancestraux comme Dionysos propatôr et Héphaistos, était aussi associé à des figures apparemment grecques, mais en réalité promues par le pouvoir romain comme le Zeus panhellenios diffusé sous Hadrien (IEph 1600, 2‑3). Pourtant, cette « saturation » du panthéon par la présence impériale – qui a son pendant visuel dans l’évolution du paysage urbain depuis les grands travaux de l’« agora civique » sous Auguste29 – n’occulte pas les dieux locaux ou le recours à une configuration locale du panthéon, même dans des milieux romanisés juridiquement. La liturgie fondée en 104 par un chevalier romain, C. Vibius Salutaris, conduit à la même conclusion dès qu’on analyse son exceptionnel dossier épigraphique (IEph 27), un ensemble d’archives juridiques, de près. Sa donation, validée par les autorités civiques et provinciales romaines, consacrait une série impressionnante de statues en métal précieux (or et argent) dans l’Artémision, gérées par son personnel. À certains jours de fête de la déesse, elle devaient être portées en procession depuis le temple à travers la cité selon un parcours circumambulatoire minutieusement indiqué et stationner sur le parcours dans des hauts-lieux de la cité (par ex. ἐν ταῖς ἐκκλησίαις ἐπάνω τῆς σελίδος τῆς βουλ[ῆς, l. 157). Le dossier éclaire l’articulation entre tradition religieuse et civique éphésienne et la realpolitik de l’imperium romain, à la manière dont elle se manifestait deux générations plus tôt dans Luc-Actes.

14Il en ressort que la donation honore Artémis d’abord, ainsi que les composantes institutionnelles civiques, démographiques et religieuses, mais, celles-ci, de « représentations en forme de statue de la déesse (ἀπεικονισμάτων τῆς θεοῦ) » (l. 148). La hiérarchie entre les images, donc entre les figures ou institutions qu’elles représentent, est donnée par leurs poids d’or et d’argent, ainsi que par leur statut. Les images de Trajan et Plotine, en argent, interviennent en fin de liste (l. 150‑153) et ne sont pas consacrées.

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Notes

1  J. Rudhardt, Opera inedita : Essai sur la religion grecque & Recherches sur les Hymnes orphiques, Liège 2008 (Kernos Suppl 19), p. 35.

2  Cf. la dernière édition bilingue, H. J. Klauck et B. Bäbler (éd.), Dion von Prusa, Olympische Rede oder Über die erste Erkenntnis Gottes, Darmstadt 2000.

3  Il existe d’autres langages, figurés, cultuels, topographiques, etc.

4  Or. 45, 15 : Ὅστις μὲν δὴ καὶ ἥντινα τὴν φύσιν ἔχων ἐστὶν ὁ θεὸς ἱερεῦσί τε καὶ λογίοις Αἰγυπτίων παρείσθω λέγειν τε καὶ εἰδέναι.

5  ΑΠΟ ΠΟΣΩΝ ΔΕΙ ΘΕΟΝ ΕΠΑΙΝΕΙΝ, Spengel, Rhetores Graeci III, en part. 4-6.

6  Éloges grecs de Rome, trad. et comm. par L. Pernot, Paris, 1997. Voir plus généralement L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol. , Paris (Études Augustiniennes, Série Antiquité 137-8), 1993 et id., La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris 2000.

7  Trad. A.-J. Festugière, Paris 1986. Cf. L. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Aristide entre médecine, religion et rhétorique », Atti dell’Accademia Pontaniana n. s. 51 (2002), p. 369-383.

8  L’enkomion, terme générique valable quel que soit le destinataire loué, est plus strictement un humnos lorsqu’il s’agit de l’éloge des dieux d’après les traités de rhétorique du iie siècle. Chez Platon déjà, Lois 700b : « une espèce de chant (τι εἶδος ᾠδῆς) était constituée alors par des prières aux dieux (εὐχαὶ πρὸς θεούς) auxquelles on donnait le nom d’hymnes (ὄνομα δὲ ὕμνοι ἐπεκαλοῦντο) ».

9  Oratio XLV, éd. Keil. Il n’existe qu’une traduction anglaise complète, P. Aelius Aristides, The Complete Works, trad. C. A. Behr, Leyde 1981. Trad. fr. des premiers chapitres dans A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au iie siècle de notre ère, Paris 1923, p. 302-306. Les hymnes en prose (XXXVII–XLVII, Keil) sont dédiés à diverses divinités (e. g. Athéna, Dionysos, Sarapis et Zeus), ainsi qu’à des héros (e. g. Héraclès).

10  Cf. J. Gœken, « Teoria e pratica dell’inno in prosa : Elio Aristide », dans G. Abbamonte, F. Conti Bizzarro et L. Spina (éd.), L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, Naples 2005, p. 132-146.

11  N. Belayche, « “Au(x) dieu(x) qui règne(nt) sur …”. Basileia divine et fonctionnement du polythéisme dans l’Anatolie impériale », dans A. Vigourt et al. (éd.), Pouvoir et religion dans le monde romain. En hommage à Jean-Pierre Martin, Paris 2005, p. 257-269.

12  Or. 45, 1 ; cf. aussi 2 : « il n’est rien qu’ils [les poètes] n’osent (ἀτόλμητον) ou qui leur soit impossible (ἄπορόν) ».

13  Or. 45, 15 : ἂν γὰρ ἃ δύναταί τις καὶ διαδίδωσιν εἴπωμεν, καὶ τὸ ὅστις ἐστὶ καὶ τὸ ἥντινα ἔχει τὴν φύσιν σχεδὸν εἰρήκαμεν.

14  Les hymnes en prose ne sont pas une nouveauté, cf. L. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Aristide », et J.-C. Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris 2001.

15  Cf. E. Dickey, Greek Forms of Address. From Herodotus to Lucian, Oxford 1996.

16  Cf. Y. Lehmann (éd.), L’hymne antique et son public, Turnhout, 2007 (RRR 7).

17  Or. 45, 4 : « […] nous utilisons la prose pour toutes les autres compétitions, et pour toutes choses, pratiquement, nous utilisons la prose ; mais pour les dieux nous considérons comme parfaitement indigne de l’utiliser. Or, pour les cérémonies sacrées et les sacrifices à accomplir, c’est par le discours en prose que nous avons statué sur ce qu’il faut faire, en ayant écrit les lois. Mais nous ne pensons pas qu’il faut faire les hymnes de la même manière (ὕμνους δὲ οὐχ ἡγούμεθα δεῖν κατὰ τοῦτον τὸν τρόπον ποιεῖν) ».

18  Sur le développement de pratiques hymniques, cf. N. Belayche, « L’évolution des formes rituelles : hymnes et mystèria », dans C. Bonnet, L. Bricault (éd.), Panthée. Les mutations religieuses dans l’Empire romain, Leyde, à paraître (RGRW).

19  Y. Grandjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Leyde 1975 (EPRO 49) [trad. modifiée] = RICIS 114/0202, ll. 10-11 : Εἰ γὰρ ὑπὲρ τῆς ἐμῆς καλουμένη σωτηρίας ἦλθες, πῶς ὑπὲρ τῆς ἰδίας τιμῆς οὐκ ἂν ἔλθοις ;

20  R. Haensch, Capita provinciarum. Statthaltersitze und Provinzialverwaltung in der römischen Kaiserzeit, Mayence 1997 (Kölner Forschungen 7), p. 312-321. Les études consacrées à Éphèse abondent ; plus spécialement pour notre étude D. Knibbe, Ephesus : Geschichte einer Bedeutenden Antiken Stadt, Francfort 1998 ; H. Kœster (éd.), Ephesos, Metropolis of Asia, Harvard UP 2004 ; P. Scherrer (éd.), Ephesus. The New Guide, Selçuk 2000 (tr. fr. L. Bier et G. M. Luxon) ; S. J. Friesen, Twice Neokoros : Ephesus, Asia and the Cult of the Flavian Imperial Family, Leyde 1993 (RGRW 116) ; R. Oster, « Ephesus as a Religious Center Under the Principate I : Paganism Before Constantine », ANRWII 18/3 (1990), p. 1706-1713.

21  Cf. R. Fleischer, Artemis von Ephesos und verwandte Kultstatuen aus Anatolien une Syrien, Leyde 1973 (EPRO 35) et L. R. LiDonnici, « The Images of Artemis Ephesia and Greco-Roman Worship : A Reconsideration », Harvard Theological Review 85/4 (1992), p. 389-415.

22  Pour l’état scientifique le plus récent sur le sanctuaire, U. Muss (éd.), Die Archäologie der ephesischen Artemis : Gestalt und Ritual eines Heiligtums, Vienne 2008.

23  La version utilisée est celle du codex Bezae Cantabrigiensis (codex de Bèze conservé à Cambridge), car son texte grec est considéré comme un plus proche témoin de la rédaction originelle ; cf. M. E. Boismard, « Le codex de Bèze et le texte occidental des Actes », dans D. C. Parker, C. B. Amphoux (éd.), Actes du colloque international de Lunel (27-30 juin1994), Leyde-New York-Cologne 1996, p. 257‑270.

24  Ac 19, 26 : ὁ Παῦλος οὗτος τίς τότε πείσας μετέστησεν ἱκανὸν ὄχλον, λέγων ὅτι οὗτοι οὐκ εἰσὶν θεοὶ οἱ διὰ χειρῶν γενόμενοι.

25  Les orfèvres produisent des copies miniatures du temple, et pas des figures de la déesse, comme on les trouverait dans les fouilles au titre d’ex-votos.

26  Ac 19, 40 : καὶ γὰρ κινδυνεύομεν σήμερον ἐγκαλεῖσθαι στάσεως.

27  Die Inschriften von Ephesos, IK 11-17 (7 vol. ), 1979-1981.

28  P. Scherrer, « Augustus, die Mission des Vedius Pollio und die Artemis Ephesia », JÖAI 60 (1990), p. 87-101 et H. Engelmann, « Zum Kaiserkult in Ephesos », ZPE 97 (1993), p. 280-281.

29  Par exemple, le temple du Divus Iulius est intercalé entre le prytanée et le bouleutérion, cf. P. Gros, « Les nouveaux espaces civiques du début de l’Empire en Asie Mineure : les exemples d’Éphèse, Iasos et Aphrodisias », dans Ch. Rouéché, R. R. R. Smith (éd.), Aphrodisias Papers 3, JRA Suppl. 20 (1996), p. 111-120 et « La polyvalence fonctionnelle comme facteur d’intégration. L’exemple des “agoras-gymnases” d’Asie Mineure à l’époque impériale », Histoire urbaine 13 (2005), p. 101-120.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicole Belayche, « Religions de Rome et du monde romain »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 119 | 2012, 111-118.

Référence électronique

Nicole Belayche, « Religions de Rome et du monde romain »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 119 | 2012, mis en ligne le 05 octobre 2012, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asr/1060 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asr.1060

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Auteur

Nicole Belayche

Directrice d’études, Ecole pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

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