1Dans une approche sociolinguistique du discours fictionnel, cette étude aborde les références culturelles dans une fiction à substrat spécialisé (FASP) politique située aux États-Unis. Véritables agents du processus discursif qui se déroule sous les yeux du lecteur, ces références culturelles contribuent à doter la fiction d’un environnement transportant le lecteur vers le fictif ou le réel. L’incursion du réel dans la fiction permet d’ajouter de la vraisemblance au récit (Diaz Santos 2022, 74) et de l’inscrire dans un réel fictionnalisé. Quel type de lecteur-coénonciateur l’auteur-narrateur-énonciateur construit-il à travers son utilisation des références culturelles ? Le traitement des références par l’auteur-narrateur-énonciateur nous informe-t-il de la représentation qu’il se fait de son lecteur ? Le terme lecteur désigne ici celui qui lit, tandis que le coénonciateur est la représentation que se fait l’énonciateur de celui à qui il s’adresse. Renvoyant à une entité abstraite forgée au cours de l’échange, il influence le déroulement de celui-ci. Concept issu de Morel et Danon-Boileau (1998) pour l’oral, il est repris ici pour envisager la relation entre l’auteur et son lectorat. Cette étude présente les éléments définitoires et l’hypothèse de départ qui permettent d’étudier les stratégies du narrateur au regard des références culturelles. En partant d’une analyse du discours, elle montre comment certaines références culturelles sont explicitées tandis que d’autres impliquent une démarche intratextuelle plus complexe. Enfin, nous étudions la posture neutre ou subjective du narrateur dès lors que le traitement de la référence culturelle relève de la stratégie narrative.
2Si les références culturelles relèvent d’une culture donnée, elles font l’objet d’un savoir partagé par la communauté d’individus de cette culture, comme l’indique Anne Magnet (1994, 2) :
Au sens sociologique, […] la culture est perçue comme l’ensemble des marques ou des repères que prend une communauté pour inscrire son histoire dans celle de l’humanité tout entière. Cet ensemble lui donne sa cohésion et son ouverture sur le monde qu’elle tente d’expliquer.
3Selon Donna Andréolle (2000), il est possible que les références culturelles américaines relèvent de plusieurs cultures. Elle définit celles couramment partagées comme relevant de personnages historiques, de mythes ou de légendes, de symboles (le drapeau américain) ou d’affaires de justice (l’affaire Lewinsky). Pour ce qui concerne les références obscures, il s’agit d’une catégorie nécessitant une connaissance particulière pour être appréhendées. Si les références culturelles délimitent une pratique propre à une culture, celles-ci se regroupent en différents domaines, et sous-domaines. Celles étudiées ici relèvent majoritairement des domaines de la politique, des institutions et de la sécurité américains ; elles proviennent aussi de discours professionnels appliqués à ces domaines. Comme le souligne Jean-Louis Trouillon (2010, 25) :
Tout corps de métier, mais aussi tout domaine de spécialité au sens large puisque l’on ne trouve pas de langue de spécialité que dans le monde professionnel, feront donc appel à un sous-ensemble lexical particulier de la langue, celui de la terminologie du domaine.
4Mais il poursuit : « Il ne faudrait pas croire que, dans un domaine donné, la terminologie n’est constituée que de mots créés pour ledit domaine » (Trouillon 2010, 25).
- 1 Révisé en 1985, notre étude porte sur la publication américaine de 1999. Dorénavant, nous le nommer (...)
5Selon Michel Petit (1999) et Shaeda Isani (2004), la FASP peut être définie comme de la littérature populaire contemporaine, essentiellement un thriller, dont l’intrigue, les personnages, le milieu et le dénouement relèvent d’un environnement professionnel ou spécialisé. L’auteur est, la plupart du temps, issu de ce milieu, ce qui est primordial eu égard à la fiabilité du substrat professionnel. Selon Petit (1999) et Isani (2022), un auteur dispose d’une stratégie pré-fictionnelle pour attirer un public, comme le montre Shall We tell the President ?1 de Jeffrey Archer (1977 / 1986-1999), roman qui constitue le corpus de cette étude. Pour Petit (1999), le fait que l’auteur de FASP est souvent issu du milieu qu’il décrit ou quelqu’un ayant un accès privilégié à des sources d’informations provenant d’experts du domaine décrit, est un gage pour le lecteur de la fiabilité de ce qu’il lit. Bien que la FASP politique ne figure pas parmi les domaines spécialisés dominants de la FASP comme le droit, la médecine ou la science, elle fait l’objet d’un intérêt croissant depuis plusieurs années. Elle passionne le public friand d’intrigues sur les coulisses du pouvoir, comme le montrent des productions telles que Mr Smith goes to Washington, (film de Franck Capra 1939), House of Cards (Michael Dobbs 1989) porté à l’écran (1990), diffusé à la radio (1996), puis adapté au contexte américain (séries diffusées de 2013 à 2018), Commander in Chief (2005), où il s’agit aussi d’une présidente, et la célèbre série The West Wing (1999-2006). À propos de cette série, Charles Girard (2010) montre comment le réel et le fictif s’alimentent l’un l’autre et que pour comprendre toutes les situations décrites, les spectateurs doivent être aguerris aux événements politiques. Le fait que Borgen (2010-2013), une FASP politique danoise, connaît un grand succès démontre également que la FASP politique n’est pas limitée à l’Anglosphère. Par ailleurs, la question centrale tourne autour de la caractérisation du discours spécialisé concernant la politique. En répertoriant les termes utilisés par les candidats à la présidentielle américaine, Marion Bendinelli explique :
Le vocabulaire technique / spécifique – Supreme Court, position paper, polls, budget amendment, Constitution – côtoie des expressions plus communes, telles que basic decision, that’s the way it is, to see, to be up / down, to twist arms, [to vote] the other way. Il apparaît ainsi que, comme tout discours spécialisé, le discours politique, vu au travers des débats présidentiels, suppose de maîtriser un langage commun et un lexique spécifique (Bendinelli 2011, 17, italique de l’auteur).
6Le fait que le domaine politique relève bien de la spécialité est souligné par Petit (2010, § 25), même s’il concède qu’il présente moins de termes méconnus du grand public comparé aux discours de médecine ou de mathématiques, par exemple :
Nous appellerons domaine spécialisé tout secteur de la société constitué autour et en vue de l’exercice d’une activité principale qui, par sa nature, sa finalité et ses modalités particulières ainsi que par les compétences particulières qu’elle met en jeu chez ses acteurs, définit la place reconnaissable de ce secteur au sein de la société et d’un ensemble de ses autres secteurs et détermine sa composition et son organisation spécifiques.
7Si nous avons affaire à un discours spécialisé, alors se pose la question des connaissances du domaine du lecteur faspien. Pour Michel Van der Yeught (2022, § 45), le lecteur ne peut se contenter de connaitre des définitions, il doit être capable de mettre en relation un réseau de connaissances :
La culture [professionnelle] dans la FASP est moins un donné objectif représenté par le récit qu’un agencement discursif qui donne à voir au lecteur l’authenticité culturelle du substrat. […] L’interprétation mobilisée dans la FASP s’apparente au processus interprétatif « encyclopédique » tel que Umberto Eco et Jean-Jacques Lecercle le décrivent (Eco 1986 : 68 ; Lecercle 1990 : 140 ; 1999 : 202-204, 211). […] Je conclus en avançant que les œuvres de FASP sont essentiellement du savoir encyclopédique fictionnalisé (2018a : §13 ; voir aussi Charpy 2004 : 75).
8Il définit le savoir encyclopédique ainsi :
[i]t does not refer to a fixed set of knowledge components as may be found in traditional encyclopaedias such as the Encyclopædia Britannica, nor even in a culture, but to the infinite potentialities of interpretive processes that can relate any element to any other in any imaginable order (Van der Yeught 2018, § 11).
- 2 Tous les exemples sont issus de la page 15 du roman, sauf mention.
9Par conséquent, le monde politique, les institutions et les services secrets présents dans le corpus de cette étude font partie du discours spécialisé dans ce qu’ils renvoient à une réalité propre à la culture américaine et à ses usages, qui diffèrent de ceux d’autres pays. Ils forment un assemblage de techniques et de pratiques culturelles et scientifiques que l’on peut réunir et qui définissent le domaine. Objets culturels, ceux du corpus étudié renvoient à l’histoire du pays (Lincoln, the Civil War)2, à une situation électorale (a House divided), aux lieux du pouvoir (the Dirksen Senate Office Building, DOB, 202) ou au processus législatif (the draft legislation for the Gun Control bill). Pour être pleinement appréhendés, ils doivent être localisés et remis dans leur contexte au sens large du terme. Dans les sections suivantes, étudier du point de vue énonciatif le traitement de ces objets par l’auteur nous permettra sans doute de découvrir l’anticipation que celui-ci se fait du lecteur.
10Diverses études s’intéressent au public de la FASP. Isani montre la diversité des catégories de lecteurs : « Readership studies have defined a host of reader profiles such as, « real », « ideal », « contemporary », « intended », « postulated », « informed », etc., ». Cette diversité peut varier, selon le degré de familiarité du substrat profesionnel, du lecteur naïf jusqu’au lecteur expert (Isani 2009, 17). Entité hétérogène avec laquelle, toutefois, peut-on dire, le narrateur compose, même si c’est de façon inconsciente. Van der Yeught (2022) regrette, quant à lui, l’absence de recensement précis du lecteur faspien et pour comprendre ses intentions, il analyse Mlle Bistouri, personnage fictif d’un poème de Baudelaire, à la passion dévorante pour la médecine. Notre étude n’aborde pas la question de la composition du lectorat. Elle interroge la manière dont l’auteur, par le biais de ses personnages, s’adresse au lecteur. Le but étant de déceler quelle représentation l’auteur se fait de son lecteur, l’analyse linguistique des énoncés présentant des références culturelles nous y aidera. Postulant qu’au préalable de tout énoncé l’énonciateur anticipe la manière dont le contenu de sens qu’il veut partager sera perçu, les énoncés qu’il produit devraient nous indiquer comment l’énonciateur se représente celui à qui il s’adresse. Pour mener ce projet, nous appliquons à l’écrit la théorie de la coénonciation (Morel et Danon-Boileau 1998) élaborée pour l’échange oral. Si l’on considère que la référence culturelle doit être connue pour être perçue par le lecteur, elle relève du préconstruit. Utiliser une référence sans l’expliciter revient, pour le narrateur, à appeler le lecteur au consensus, donc à mobiliser ses capacités pour en restituer son contenu de sens. Ainsi, dans une démarche anticipatrice de la capacité de son lecteur-coénonciateur à comprendre et interpréter la référence culturelle qu’il lui donne, l’auteur-narrateur montre la qualité de la connivence établie entre eux.
11Lorsqu’il fait appel à un référent qu’il anticipe connu du lecteur, et dans ce cas il se forge l’image d’un lecteur idéal en osmose intellectuelle avec lui (Eco [1979] 1985 ; Baroni 2005), l’auteur concentre la force narrative non pas sur des explications, mais sur l’idée qu’un socle commun de savoirs partagés peut exister entre eux. Il appelle le lecteur à coopérer en utilisant les symboles que ces références véhiculent. En faisant appel à ses connaissances et à ses compétences pour donner sens aux références, le narrateur plonge le lecteur dans un monde que, semble-t-il, ils partagent et fait état d’attentes implicites (Grice 1975). En revanche, si l’anticipation de l’énonciateur-auteur aboutit à la représentation d’un coénonciateur ignorant la référence culturelle utilisée, cette dernière devrait engendrer un dispositif linguistique spécifique.
12De même, si nous parlons d’un public amateur de FASP politique, nous pouvons penser qu’il détient un savoir encyclopédique (Van der Yeught 2022). Ainsi, nous devons questionner la corrélation entre le niveau de l’intrigue et le traitement de la référence culturelle. Nous posons l’hypothèse que la référence culturelle appartenant à l’intrigue primaire ne sera pas explicitée. Inversement, plus elle s’éloigne de l’intrigue primaire, plus elle sera explicitée, comme dans l’exemple suivant de salut protocolaire :
- 3 Ici, la référence culturelle concerne un type de salut militaire effectué envers des personnes offi (...)
Exemple 1 : The Marine Honour Guard3 stood at attention and saluted the two ex-Presidents and their wives as they were greeted by President Kane at the Portico, a privilege normally accorded only to visiting Heads of State. (p.6)
13« Stood…saluted » ainsi que le commentaire « a privilege… State », indiquent la norme et son dépassement, laissant au lecteur le soin de comprendre les raisons d’une telle dérogation. Toutefois, d’autres stratégies discursives pour élaborer la relation à son lectorat existent. L’étude vise à comprendre les modalités et les processus de construction du lecteur en identifiant ses connaissances du monde ou ses lacunes.
14Il convient de noter que le cas de Jeffrey Archer, en tant qu’auteur de FASP, est complexe. Homme politique britannique depuis 1969, Archer devient Deputy Chairman du Parti Conservateur en 1985 et membre de la Chambre des Lords en 1992. Il publie son premier roman en 1974, puis Shall We … ?, un roman à suspense racontant comment un Président des États-Unis échappe à un complot. Concernant les connaissances spécialisées relevant du substrat professionnel, la question qui se pose ici concerne le fait que Jeffrey Archer situe son récit spécialisé dans un milieu dont il ne possède aucune expérience personnelle, à savoir celui de la politique aux États-Unis. Shall We … ? n’est pas le seul roman de Jeffrey Archer qui relève de ce domaine. En 2002, lors de la parution de son roman Sons of Fortune, Boyd Tonkin, directeur littéraire de The Independent, publia une critique acerbe au sujet des fréquentes erreurs commises par l’auteur concernant, justement, les références culturelles américaines. Il suggéra, néanmoins, que les romans américains de Jeffrey Archer précédant 2002 faisaient état d’une plus grande fiabilité à cet égard parce que la maison d’édition de l’époque veillait à corriger les anomalies. Ce qui nous conduit à postuler que, malgré le profil quelque peu faillible de l’auteur par rapport au domaine spécialisé de la politique américaine, le roman qui constitue notre corpus reste solide grâce au travail des « fact checkers » de la maison d’édition.
15Par ailleurs, comme Petit le souligne, bien que les romans de la FASP appartiennent au genre des thrillers, l’intrigue se concentre non pas tant sur la recherche du coupable que sur la résolution d’une énigme liée au domaine. Ici, l’exploration du héros au cœur de l’appareil institutionnel politique et des services secrets permet de classer ce roman dans la catégorie décrite par Petit (1999). Cependant, puisqu’il s’agit de deux domaines, peut-être conviendrait-il de parler de FASP hybride, comme le propose Isani (2004), un sous-genre de la FASP mis en lumière dans le corpus même, lorsque le narrateur indique (p. 85) : « the Bureau had become more political », plaçant le FBI comme directement corrélé au politique.
16Comme l’expose Petit (1999), le paratexte renseigne sur le positionnement dialogique de l’auteur par rapport à sa fiction. Dans Shall We…? une adresse au lecteur (Author’s note to Revised Edition, page précédent la p. 1) indique, qu’initialement, l’intrigue se projetait dans l’avenir : Ted Kennedy devenait président et voulait instaurer un système de santé pour tous. En 1985, Archer souhaitait correspondre plus étroitement à la réalité politique du moment. Convoquant le réel, il propose la situation inédite, mais de plus en plus vraisemblable de nos jours, d’une présidente américaine réformatrice. Pour ce faire, il développe des références culturelles appartenant aux champs de la présidence et à ceux des projets de loi sur les armes et le système de santé. Par ailleurs, ce roman devient la suite de Kane et Abel (J. Archer 1979-1981), saga sur deux rivaux américains, et de The Prodigal Daughter (1983), où la fille d’Abel entre en politique, rendant possible une démarche intertextuelle. Pour le lecteur qui aurait lu cette note avant de lire le roman, ces éléments l’invitent à mobiliser ses connaissances des champs référentiels. De ce fait, la note devrait inciter le lecteur potentiel à lire le roman ou non, au même titre que la biographie de l’auteur, le résumé en quatrième de couverture et le titre. Élément d’une stratégie discursive, elle participerait d’une accroche et préparerait le lecteur à ce qui va suivre. Dans ce contexte d’intrigue (un complot) fondu dans un substrat professionnel (le milieu politique et les services secrets), le roman est émaillé de références culturelles de domaines ou sous-domaines, ce qui nous permet d’analyser ces ensembles contextuels comme des extensions, c’est-à-dire des manifestations du spécialisé dans les domaines du monde professionnel de la politique et des services secrets, qui constituent des « champs des opérations potentielles à effet pragmatique intégré » (Benayoun 2003, 175). Par conséquent, « chaque domaine se voit associé à des pratiques qui ont fait l’objet d’un accord tacite, ou dont le pacte a fait l’objet d’une négociation préalable » (Benayoun 2003, 176).
- 4 Ici, il s’agit bien de l’auteur, celui qui est à l’origine du roman et qui choisit les moyens de ra (...)
17Pour construire une connaissance partagée avec le lecteur, donc pour élaborer un rôle du lecteur par le discours, l’auteur4 de fiction dispose d’un certain nombre d’outils. Shall We… ? utilise une stratégie classique, celle qui plonge le lecteur dans les démarches entreprises par un novice, ici l’agent secret qui doit découvrir quel sénateur fomente un attentat contre la présidente du pays. Ce parcours passe notamment par l’appareil institutionnel du système parlementaire (les organes de discussion des lois) et de celui de la sécurité (le FBI). Cette intrigue se répartit en trois niveaux : l’intrigue primaire (principale)- ou comment un agent secret déjoue un complot ; l’intrigue secondaire- ou comment des membres d’un parti politique s’emparent des institutions pour mettre en œuvre leurs objectifs ; et l’intrigue tertiaire- ou l’histoire sentimentale (l’agent secret tombe amoureux de la fille d’un sénateur potentiellement soupçonné). Mais le contexte de ces intrigues constitue aussi un réseau d’informations qui alimente chacune des autres intrigues, menant ainsi le lecteur dans diverses directions pour entretenir le suspense.
18À présent, nous allons étudier les différentes stratégies que le narrateur utilise lorsqu’il emploie des références culturelles appartenant au domaine politique américain pour montrer ce qu’elles dévoilent du lecteur.
19Nous observons que les références culturelles autour de la Présidente (qui renvoie à l’intrigue secondaire) ne sont pas explicitées par une définition telle que l’on peut en trouver dans un dictionnaire des institutions américaines. Par conséquent, l’hypothèse posée n’est pas confirmée ici. Cependant, appartenant au champ President (domaine politique, institutionnel, ou aux champs connexes de la sécurité), leur accumulation contribue à construire une image définitoire de l’objet. Chaque référent culturel devient une pierre à l’édifice informationnel qui fonctionne comme un réseau de sens. President of the United States n’est pas décrit de façon linéaire, mais à travers diverses situations qui le caractérisent, comme dans les exemples ci-après :
Exemple 2 : « […] and will to the best of my ability, preserve, protect and defend the Constitution of the United States. » (p. 1)
Exemple 3 : Her hand still resting on The Douay Bible, the forty-third President smiled at the First Gentleman. (p. 1)
20Ces exemples issus de la cérémonie d’investiture montrent que les deux documents soulignés y sont essentiels pour la démocratie et pour garantir la fiabilité du serment ; tout président doit les respecter. The Constitution … States suppose de la part du lecteur une pré-connaissance, mais aussi une capacité à s’approprier cette référence. The précédant Constitution, et of the US qui le suit, contribuent à restreindre la portée de Constitution en lui donnant un caractère unique. Comme l’indique Danon-Boileau (1987, 35), the signale que « le N qui lui est associé est validé à l’extérieur de l’énoncé en cours ». Les deux références culturelles ci-dessus n’ont donc pas à être explicitées puisqu’elles renvoient à une connaissance supposée partagée, selon laquelle tout lecteur sait que les États-Unis sont dotés d’une constitution, comme la plupart des pays européens. Cependant, appréhender pleinement cette référence nécessite une connaissance poussée. De même, si cette référence est mentionnée dès la première page du roman, elle annonce, en creux, que c’est bien sur ce texte que la Présidente doit, avec les chambres élues, proposer des lois (Medicare et Gun control Bill), ce qu’elle déclare dans son discours. Cet appel à la connivence partagée est également utilisé pour les références suivantes.
21Concernant l’exemple 3, Douay et son statut de qualificatif désignent un exemplaire précis de The Bible, devenu texte de référence des Catholiques en 1610. Il confère au texte sacré un caractère spécialisé. Si le lecteur connait cette version de la Bible, la mentionner informe que l’élue diffère de la majorité protestante de ses prédécesseurs (hormis J-F. Kennedy). Mais il peut aussi avoir lu d’autres romans sur Kane et son père, polonais catholique. Néanmoins, plus loin, le narrateur explique que le fait qu’une femme devienne Présidente est un exploit, mais qu’elle soit d’origine polonaise (p. 13) l’est encore plus, permettant au lecteur non averti d’accéder à son contenu de sens. Ainsi, le lecteur est d’abord mis à contribution pour interpréter la référence culturelle, puis le narrateur s’assure que le message initial de la référence est bien perçu. Le sens que le lecteur averti accorde à la référence culturelle ci-dessus relève d’un savoir partagé de nature soit civilisationnelle (ou religieuse), intratextuelle ou intertextuelle.
22Les exemples 4 et 5 mentionnent des présidents des années 1960 à 1980, donc vraisemblablement connus des lecteurs quand le roman paraît. L’appel au consensus sur le réel est donc convoqué, donnant une vraisemblance au personnage imaginé pour le roman :
Exemple 4 : « Vice President Bradley, Mr. Chief Justice, President Carter, President Reagan, Reverend clergy, fellow citizens. » (p. 2)
Exemple 5 : Florentyna Kane was elected President by 105,000 votes, (…) the smallest margin in American History, smaller even than the 118,000 that John F. Kennedy had gained over Richard Nixon back in 1960. (p. 2)
23Carter et Reagan, associés au titre President, modifient le statut du noyau qui devient référence culturelle, véritablement spécialisée puisque relevant d’un contexte propre aux États-Unis. En effet, la définition américaine de President ne revêt pas le même contenu de sens que celui appliqué à la France par la durée du mandat (quatre ans pour les États-Unis contre cinq pour la France) ou le type de suffrage (direct en France, indirect aux États-Unis). L’ajout des patronymes renforce le caractère spécialisé du terme qu’ils déterminent en renvoyant implicitement le lecteur à leur(s) mandat(s) respectif(s) et à leur héritage. Ce qui est visé n’est pas l’homme (Reagan), mais le chef d’état inscrit dans son contexte (President et Reagan prédicativement indissociables l’un de l’autre). Il en est partiellement de même pour Vice President Bradley, car, s’il a bien existé, il n’a jamais occupé cette fonction. Cette référence culturelle est donc partiellement de nature fictionnelle, à l’instar de nombreux personnages du roman historique.
24Par conséquent, pour être considérée comme une référence culturelle spécialisée, celle-ci peut-elle relever de la fiction ? Sans doute, si ce personnage a déjà été évoqué dans un roman précédent. Par conséquent, le titre (President ou Vice President) précédé de l’article Ø et suivi du nom propre d’un personnage réel ou fictif donnent à la référence culturelle son caractère spécialisé. Ici, le narrateur ne donne pas d’explications sur ces deux références, les jugeant connues du lecteur. Du moins le sont-elles d’un lecteur partageant les éléments contextuels et définitoires de son programme de sens.
25Dans l’exemple 5, deux autres présidents réels sont mentionnés, sans titre cette fois. Nixon et Kennedy sont à prendre comme des termes indissociables de leur contexte dans le fait qu’ils renvoient à leur parcours respectif en politique, notamment avant leur accès à la présidence. Si l’auteur avait utilisé des noms fictifs, le lecteur n’aurait pas pu mobiliser ses connaissances, comme c’est le cas ici. Cette information permet au lecteur de procéder à un rapprochement entre la situation fictive et le réel, pour montrer qu’en effet, une femme est devenue Présidente, mais, comme son prédécesseur, défenseur de causes polémiques comme la condition des Noirs, son étroite victoire annonce des difficultés. À ce stade du roman, le lecteur ne peut que se demander si leurs sorts seront similaires. Alors que Kennedy a été assassiné, Florentyna Kane fera l’objet d’un complot d’assassinat. Ce n’est que par la connaissance de la politique menée par Kennedy, son parcours politique et son assassinat que son évocation devient spécialisée (savoir encyclopédique), tandis que le traitement qu’en fera le lecteur contribuera à la mise en place du substrat culturel relevant du domaine politique américain. Les références culturelles concernant d’anciens présidents américains montrent que leur utilisation, symbole de leur contribution à la vie politique, permet à la fois de donner un caractère réel à la fiction en cours et d’introduire des renvois ou des points de comparaison, livrant ainsi des indices de ce qui est à venir.
26Alors que nous venons de voir des références culturelles de personnalités politiques, d’autres catégories, comme les références toponymiques, sont appliquées au domaine du Président des États-Unis comme ci-après :
Exemple 6: […] the crowded grassy area facing the cast front of the Capitol, […], were no longer white from the Christmas snow. (p.2)
Exemple 7: Now the American people had confirmed that they were willing to continue living with a woman in the White House. (p.4)
Exemple 8: […] The President left them to go to the Oval Office. (p.4)
27Les trois références sont des symboles associés au Président des États-Unis (lieu de vie et de pouvoir, bureau où des rencontres ou signatures officielles ont lieu). Chacune est précédée de la détermination maximale the, lui conférant un caractère unique, indice d’une connaissance partagée. L’origine Antique de The Capitol (temple de Jupiter situé sur la Capitoline à Rome) n’est peut-être pas connue de tous, mais le fait qu’il désigne aujourd’hui le bâtiment des organes gouvernementaux du pays le rend sans doute identifiable (exemple 6). House et office (exemples 7 et 8) sont précédés d’un qualifiant, indicateur d’une propriété (sa couleur pour white, ou sa forme pour oval) qui les singularisent, comme les lettres capitales dont ils sont dotés. De plus, pour l’exemple 8, la métaphore induite par la pièce dans laquelle elle se rend montre que le narrateur attend de son lecteur qu’il recompose le message (se mettre au travail). Il en est de même pour l’exemple 7 où le narrateur aurait pu simplement dire : « the American people voted for her to remain president. » Ce faisant, le lieu et le sexe du président invitent le lecteur à prendre conscience du caractère novateur de la situation.
28Immédiatement après le serment présidentiel, le narrateur évoque le parcours politique de la nouvelle élue, montrant le lien entre les postes occupés et les lieux d’exercice :
- 5 Le Congrès regroupe la Chambre des Représentants et la chambre des Sénateurs.
- 6 L’une des deux chambres du Congrès.
Exemple 9 : Her first struggles had been to be elected to Congress5, then the Senate6, and […] she had become the first woman Vice President of the United States. (p. 1)
Exemple 10 : In November she survived an even fiercer battle with the Republican candidate, a former Congressman from New York. (p. 2)
29De même, une des étapes des élections est évoquée :
Exemple 11 : After a fierce primary campaign, she had only narrowly managed to defeat Senator R. Brooks on the fifth ballot at the Democratic National Convention. (p. 2)
30Convention renvoie au moment où le parti se réunit ; de ce fait, il désigne également un lieu institutionnel, même s’il n’est pas spécifié. Les deux références ci-dessus n’étant pas explicitées, elles sont considérées comme relevant du socle de connaissances du lecteur. Dans la mesure où elles indiquent le parcours type d’un futur président, elles définissent, de manière implicite, cette fonction. Ainsi, dès le premier chapitre, elles constituent un faisceau d’informations à partir duquel le lecteur peut construire un capital de sens du champ President of the United States. En lien direct avec le titre du roman, elles indiquent le positionnement du narrateur qui interpelle son lecteur : « Premièrement, laissez-moi expliquer ce qu’est un président », selon un schéma plaçant President of the United States au centre d’où gravitent divers domaines (carrière personnelle et publique, cérémonie d’investiture, programme politique, lieux institutionnels et personnels dédiés). Cependant, ce n’est pas de la Présidente dont il va être question dans les chapitres suivants qui dévoilent comment un agent secret s’y prend pour déjouer un complot contre le chef d’état. Struggles, fierce, narrowly, fifth ballot, survived indiquent combien le chemin menant à la présidence a été semé d’embûches, et annoncent la machination. L’hypothèse est donc confirmée : le champ relevant de l’intrigue secondaire contient des références culturelles explicitées selon une stratégie filée. Voyons à présent comment une référence de l’intrigue principale est traitée.
31Dans le roman, le FBI fait partie de l’intrigue primaire, puisque le lecteur va suivre l’un de ses agents. Tel que le narrateur le définit dans le premier chapitre, le FBI fait partie du programme de sens de la définition de President of the United States, comme sur le plan du réel, il lui est associé en raison de la connaissance vraisemblable des lecteurs de l’assassinat de Kennedy en 1963, même si, comme c’est souvent le cas avec les acronymes et les sigles, il n’est pas sûr que tous connaissent les mots que les composent (Percebois 2001). L’hypothèse de départ postulait que l’intrigue primaire comporterait des références culturelles non explicitées car elles sont supposées être partagées avec le lecteur. Or, ce n’est pas exactement le cas : sans donner le sens de The FBI le narrateur fait se succéder plusieurs informations, comme pour President of the United States (explication filée) :
Exemple 12 : […] there were two cars filled with Secret Service men. […] counting the local police and the FBI contingent, there would be five hundred. Not forgetting the boys from the CIA, Knight thought ruefully. (p.7)
32L’énonciateur établit le lien entre Secret Service men, FBI contingent, CIA. Pour l’exemple suivant :
Exemple 13 : The J. Edgar Hoover Building, which housed the FBI, still named after its first Director, despite several efforts by certain senators to have the name changed. (p. 8)
33nous notons l’emploi de which et non that qui indiquerait que ce qui suit est de l’ordre de la reprise ; the FBI constitue ici un apport informationnel nouveau, montrant que le narrateur envisage the Hoover Building comme non connu du lecteur.
34Pour l’exemple 14, il s’agit de la première mention de Stames, défini par sa fonction :
Exemple 14 : Nick Stames wanted to go home; […] the youngest special agent in charge of a Field Office in the FBI. (p.16)
35Puis, d’autres personnages et leur fonction suivent :
Exemple 15 : He […] called his Criminal Coordinator, Grant Nanna. (p. 17)
36Dans les exemples 14 et 15, le narrateur se contente de juxtaposer The FBI, Field Office ou Criminal Coordinator, laissant le lecteur les lier. Mais dans l’exemple 16, le lecteur s’attendrait au sigle car The FBI a déjà été mentionné depuis le chapitre 1 :
Exemple 16 : “This is Special Agent Mark Andrews”, he began. “I need to speak to the Director of the Federal Bureau of Investigation.” (p.63)
37Dans cet exemple, le protagoniste cherche à contacter son directeur qui dîne chez un Juge de la Cour suprême. Il souhaite montrer l’importance du statut de l’homme concerné. Alors, le sigle ne suffit plus. Ici, son « développement » (Percebois 2001, 628) sert non pas à expliciter mais à opérer une focalisation.
38Conformément à l’hypothèse de départ, le service secret, qui fait partie de l’intrigue primaire, n’est pas explicité, mais son organisation est évoquée lors de la présentation des personnages (p. 2). Le seul développement du sigle ne permettrait pas de saisir pleinement ses prérogatives ou son fonctionnement. En revanche, les égrener au fil de l’histoire, à travers la fonction des personnages, permet au lecteur de capitaliser une somme de connaissances à la fois sur la structure dont il est question et sur l’avancement de l’intrigue. Sa mise à contribution n’est donc pas ponctuelle, mais filée : au lecteur de reconstruire l’organigramme et ses attributions. Inversement, lorsque l’énonciateur veut opérer une focalisation spécifique sur une référence culturelle, il ne recourt pas au sigle, mais à son développement.
39Le premier chapitre du roman participe ainsi de l’élaboration du programme de sens sémiotique (Benayoun 2003) servant de contexte ou de décor à ce qui va suivre. Rien n’est dit des quatre éléments liés à la définition de president, comme ce serait le cas dans un ouvrage spécialisé dont le but est de transmettre les éléments institutionnels du monde. Ici, le narrateur choisit plutôt de faire du lecteur un témoin dans l’antichambre du pouvoir dans les deux sens du terme : il se retrouve dans la Maison Blanche peu avant l’investiture, puis, il suit la Présidente pendant la cérémonie. De même, un rappel de ses fonctions passées présente son parcours personnel comme prototypique.
40Les différentes références culturelles autour du champ President of the United States constituent un réseau informationnel appartenant à divers domaines (cérémoniel, institutionnel, prérogatives du président) qui, soit rappellent au lecteur ce qu’il sait déjà (connaissances partagées, donc consensus acquis), soit l’informent. À charge pour lui de relier ces informations pour leur donner sens. Le même procédé est utilisé pour The FBI, participant à la mise en contexte professionnel des services secrets américains de l’intrigue primaire.
41Les exemples étudiés ici appartiennent au champ « services secrets ». Participant de l’intrigue primaire, ils ne devraient pas être explicités. Or, ils montrent que le lecteur peut construire le référent grâce au processus de capitalisation de contenus de sens et de renvois à ce qui a déjà été posé dans le roman. Grâce à la démarche intratextuelle, la connivence avec le lecteur à propos de la référence culturelle s’établit, comme le montrent les exemples suivants :
Exemple 17 : “WFO 180 in service. Please try and locate Mr. Stames and Mr. Calvert. Urgent. I’m returning to Field Office immediately.”
“Yes, Mr. Andrews.”
“WFO 180 out of service.” (p. 58)
Exemple 18 : He wouldn’t give away any of the details, he would just find out what a Hoover man would have done. (p. 59)
42Le lecteur est en mesure d’interpréter les deux références culturelles ci-dessus en raison du contexte en amont (The Hoover building (p. 8), The Washington Field Office [p. 17]) et sa capacité de déduire que, en situation professionnelle, un dialogue entre collègues conditionne l’emploi de sigles (WFO) ou de surnoms (Hoover man). Selon Percebois (2001, 629), les sigles « facilitent la communication ». Elle distingue cependant ceux qui sont accessibles aux néophytes de ceux qui instaurent une sorte de « secret » entre ceux qui les emploient, souvent dans un contexte professionnel. Ici, l’ajout d’un chiffre à la suite du sigle sous-entend que, vraisemblablement, il distingue les agents.
43Dans l’exemple 19, le héros téléphone à son directeur :
Exemple 19 : “I have an appointment to see you with SAC Stames and Special Agent Calvert at 10:30 tomorrow morning.” (p. 64)
44SAC n’est pas développé mais le lecteur, qui suit Stames depuis la page 16 où son rang dans le service est indiqué, peut restituer le sens de C (Coordinator), tandis que les autres lettres sont développées pour Calvert, lui aussi connu du lecteur. Il en est de même pour l’exemple 20 :
Exemple 20 : “Then check the Met files for any shooting incidents on February 24 he could have been involved in.” (p. 43)
Exemple 21 : He’d reached Grade 18 in the service. (p.18)
45En ce qui concerne l’exemple 20, le lecteur comprend que the Met signifie The Metropolitan Police et (non l’Opéra ou le musée) étant donné qu’un meurtre vient d’être commis. Une fois encore, le contexte professionnel de la conversation (le directeur indique à l’agent secret la marche à suivre) contribue à élucider le sens de la référence lorsque l’on sait que l’emploi de formes abrégées est fréquent (Percebois 2001). Pour l’exemple 21, les informations données sur Stames (p. 16), comme son ancienneté dans le service, permettent au lecteur de comprendre Grade 18.
- 7 Les explications neutres, c’est-à-dire dépourvues de commentaire ou d’explicitation, sont en italiq (...)
46Le procédé utilisé dans cette catégorie montre que le narrateur anticipe que la référence n’est pas partagée : il en donne des informations factuelles. Les exemples ci-après relèvent de l’intrigue secondaire et participent à définir une des prérogatives du Président des États-Unis, comme celle de traiter des relations internationales7 :
Exemple 22 : “Two of the original signatories of the North Atlantic Treaty Organization, France and Italy, are on the verge of withdrawing from the pact.” (p.9-10)
Exemple 23 : “The subject under debate was a bill to dismantle the North Atlantic Treaty Organization. Portugal and Spain had gone communist and left the Common Market, […]. NATO had been prepared for the Communist takeover in Portugal, […]”. (p.205)
47L’exemple 22 est extrait du discours d’investiture. Selon l’hypothèse, la référence, faisant partie de l’intrigue secondaire, devrait être explicitée, ce qui est le cas. La présidente développe NATO en faisant apparaître sa caractéristique principale, celle d’alliance entre pays du Nord, qu’elle complète avec d’autres éléments (« two …signatories » et « France and Italy »). NATO est donc identifié comme non connu de l’auditoire. Pour l’exemple 23, le narrateur utilise le sigle développé (p. 205), alors que celui-ci a déjà été posé (p. 9) par la présidente. La reprise indique ici une position focalisante, donc subjective par rapport à ce dont il parle : il s’agit de l’OTAN et de son démantèlement, projet effrayant aux yeux du narrateur.
48Dans l’exemple 24, le sigle est développé dès la première occurrence, alors qu’il s’agit d’une conversation professionnelle :
Exemple 24 : “Give me the National Computer Information Center Polly” […] “Would you please have the following suspect checked out on the computer immediately?” (p.42)
49Andrews demande à Polly, la standardiste, de le rediriger vers le NCIC. Or, comme ce service ne fait pas partie du Field Office auquel tous deux appartiennent, il explicite le sigle, le clarifiant pour sa collègue et le lecteur.
50Dans l’exemple 25, suite aux meurtres de collègues, le directeur du FBI demande à l’agent secret :
Exemple 25 : […] “Check the name of the two dead men through NCIC and Bureau indexes for any background information we may have.” (p.69)
51Seul NCIC est employé, ce qui est logique puisqu’il a déjà été repéré (p. 42) ; de même, s’agissant d’une conversation professionnelle, le sigle prévaut bien sur son usage développé, le directeur ne pouvant imaginer que ce service soit inconnu de l’agent secret. Ainsi, le contexte en amont, comme dans la démarche intratextuelle mentionnée plus haut, mais aussi l’apport informationnel de « check » et « any background information » éclairent le lecteur qui ne connaitrait pas le terme. À l’aide de ces informations posées, il peut déduire qu’il s’agit d’une base de données d’individus recherchés par la police.
52Un autre exemple est cette fois donné par la nouvelle présidente (intrigue secondaire) :
- 8 On pourrait contester que « the finest medical advice » entre dans la catégorie d’information neutr (...)
Exemple 26 : “At home, we will create a medical service that will be the envy of the free world. It will allow all citizens an equal opportunity for the finest medical advice and help.8 No American must be allowed to die because he cannot afford to live.” (p. 10)
Exemple 27 : “Many Democrats had voted against Florentyna because of her attitude towards Medicare. As one hoary old G.P. had said to her: « Americans must learn to stand on their own two feet.” (p. 11)
53Medicare (exemple 27) n’apparaît qu’une fois posées les informations factuelles l’explicitant : service médical de qualité, ouvert à tous et financièrement abordable (exemple 26). L’exemple 27 indique au lecteur l’opposition à une aide de l’état (Americans… feet) et ce que son maintien a induit (voted against).
54Dans l’exemple 28, The Northern Establishment est associé à controlled the Democratic party et à had decided to back the lady :
Exemple 28 : “Seventy-six guests stood as the President entered the room. These were the men and women that had controlled the Democratic party. The Northern Establishment who had decided to back the lady were now present, with the exception of those who had supported Senator Ralph Brooks.” (p. 12)
55Le lecteur comprend ici que, même au sein du parti de la Présidente, et chez les Démocrates en faveur d’une vision plus sociale que le reste du parti, des dissidents ont voté à droite. En fait, le descripteur couramment utilisé est Northern Democrats et renvoie aux membres progressistes qui ont soutenu la fin de l’esclavage de façon plus inconditionnelle que ceux du sud.
56Les exemples que nous avons examinés dans cette section montrent que l’hypothèse de départ est confirmée : les références de l’intrigue secondaire sont, au moins en partie, explicitées. À l’aide de compléments d’informations concernant la référence, l’énonciateur éclaire le lecteur sur son contenu de sens.
57Les exemples suivants montrent que le narrateur sait que la connaissance de la référence culturelle n’est pas forcément partagée par tous les lecteurs. Il l’explicite de façon neutre et ajoute un commentaire subjectif pour établir une connivence avec le lecteur :
- 9 Les commentaires d’ordre subjectif sont soulignés, les neutres en italique.
Exemple 29 : “Nick Stames had been head of the Washington Field Office for nine years. The third largest Field Office in America, although it covered the smallest territory-only sixty-one square miles of Washington, D.C.-it had twenty-two squads; twelve criminal, ten security. Hell, he was policing the capital of the world.” (p.17)9
- 10 Il convient de distinguer chemin référentiel (l’énonciateur s’appuie sur un référent dont il impose (...)
58Field Office est d’ordinaire utilisé dans le champ militaire. La qualification de field appliquée à office est redéfinie par l’ajout de Washington, information elle-même reprise par « capital of the world » plus bas. Field Office, constitué de termes courants ne relevant pas exclusivement du domaine militaire ou des services secrets est ici restreint à un pays et à sa capitale, le dotant d’une spécificité en matière de service des renseignements. Ses lettres capitales le distinguent des autres utilisations du terme. Pour compléter l’information, le narrateur livre plusieurs éléments, comme la position hiérarchique de Stames (head), ou l’importance du service qu’il dirige (third largest). On y découvre le lieu d’exercice, son lien avec d’autres branches de cette section de sécurité du pays, le territoire concerné et les forces ou unités qu’elle comporte. De plus, « in America » induit qu’il y en a ailleurs dans le monde. De même, Criminal, security et policying nous éclairent sur les attributions de Field Office. Twelve et ten, formes elliptiques de twelve squads were dedicated to criminal affairs, ten for security ones, apportent un complément d’information sans alourdir le passage informationnel dans lequel ils se trouvent. Puis, le narrateur quitte le niveau 1 (factuel) du traitement de l’information pour lui faire subir un commentaire (niveau 2) (de « Hell » à « the world »), comme si Nick lui-même jugeait ses attributions et le service qu’il dirige. Le registre oral est rendu par l’exclamation Hell. La forme en BE+ING de « he was policing », indice de reprise et de commentaire, constitue quant à elle un appel au lecteur d’attester que Stames est bien en charge d’un service de grande importance pour la sécurité intérieure, voire mondiale. On voit ici le chemin inférentiel10 qu’est amené à emprunter le lecteur en recoupant ce qu’il connaît avant la lecture du roman et ce qu’il apprend au fil de la narration.
59L’apport informationnel sur cet organisme, réputé connu de tous et pourtant dont beaucoup seraient incapables d’en préciser le fonctionnement ou les prérogatives réelles, est effectué au cours de l’intrigue et dès l’apparition des personnages dans leur environnement de travail. Sans avoir accès à un organigramme de la structure, la hiérarchie des services et celle entre les personnels est toutefois évidente. Bien qu’appartenant à l’intrigue primaire, les références sont explicitées, car elles renvoient à des situations propres au champ de la sécurité intérieure des États-Unis. Leur utilisation est déterminante pour captiver le lecteur et le persuader du caractère vraisemblable de ce qu’il lit. Il convient donc de s’assurer qu’il les comprend.
60Poursuivons avec l’exemple suivant :
Exemple 30 : “She had to have authorization to break the code for Five and Six. […] Five and Six are Federal Communications Commission to the FBI. They are known by the initial KGB: it always amused FBI men to have KGB as their network call code.” (p. 60)
61Ici, le narrateur alterne informations neutres (break the code, commission to the FBI, KGB, network call), et subjectives (amused FBI men). Contrairement à l’exemple 29, il s’agit ici du point de vue des personnages sur un sigle professionnel. Le lecteur a vraisemblablement connaissance de la rivalité entre le FBI et le KGB pendant la guerre froide, puisque celle-ci est en cours au moment de la sortie du roman. Comprenant que le lien établi entre FBI et KGB est incongru puisque ces deux services se combattent, le lecteur peut comprendre pleinement la visée métaphorique de KGB ici, interpréter amused FBI men et, à son tour, trouver cette situation amusante. Comme pour les exemples 29 et 30, les informations neutres de l’exemple 31 rompent la narration en cours, pour expliciter la référence culturelle qu’elle contient :
Exemple 31 : “As he walked, Mark almost knocked over one of the Senate pages, who was running down the corridor clutching a package. The Congress operates a page school for boys and girls from across the nation who attend classes and work as « gophers » in the Capitol. They all wear dark blue and white and always give the impression they are in a hurry.” (p. 207)
62Le rapprochement entre Senate page et « gophers » pourrait suffire, même si ce dernier n’a pas ce sens en anglais britannique. Le narrateur indique donc qui ils sont et ce qu’ils portent (niveau1, c’est-à-dire il donne des informations neutres), comme pour préparer l’ajout d’un commentaire (niveau 2). Ou plutôt, c’est parce qu’il a développé les informations factuelles qu’il peut se permettre de conclure par un jugement de valeur qui assurera une connivence qualitative avec le lecteur.
63L’exemple 32 est une conversation entre collègues du FBI entrecoupée d’une explication donnée par le narrateur :
Exemple 32 : “Paul, get out the nut box.”
“The nut box, as it was affectionately known in the bureau, was a collection of white index cards containing the names of all the people who liked to call up in the middle of the night and claim that the Martians had landed in their back yards, or that they had discovered a CIA plot to take over the world.” (p. 20)
64Comme nous l’avons montré précédemment, des éléments factuels (niveau 1) (was a collection ... world) et subjectifs (niveau 2) se côtoient. À la différence des exemples 31 et 32, affectionately known apparaît en incise immédiatement après la référence, comme pour en atténuer la portée péjorative. Pour caractériser en quoi ces personnes ont perdu la raison, le narrateur recourt à des scénarios de théories du complot, eux-mêmes références culturelles jugées comme partagées avec le lecteur puisque non explicitées : Martians et CIA plot. On peut dire qu’un lecteur connaissant FBI, connaît aussi CIA, même superficiellement, car tous les deux sont liés à la sécurité américaine. Sa présence est une sorte de clin d’œil témoignant de l’assurance chez le narrateur d’une connivence partagée. Comme cet organisme n’est pas l’objet principal de l’intrigue, il est normal de ne pas s’y attarder.
65Par-delà les outils pré-fictionnels à disposition de l’auteur de la FASP politique américaine, dont le but est d’attirer un lecteur potentiel et d’amorcer une relation avec lui, nous avons vu que les références culturelles appartenant au domaine politique nord-américain participaient de la construction de la relation entre l’auteur-narrateur et le lecteur. Grâce à la théorie de la coénonciation et l’analyse énonciative du traitement de la référence culturelle issue de ce domaine, nous avons pu montrer comment l’auteur d’une FASP se représente son lecteur, et que dans certains cas, il devait amener ce dernier à une validation prédicative consensuelle sur des référents d’ordre civilisationnel constituant un contexte spécialisé. Pour cela, différentes stratégies pouvaient être élaborées : 1) poser une définition qui servira de repère pour la suite de la fiction, 2) recourir à des références culturelles de champs connexes en vue d’une capitalisation d’un contenu de sens du champ référentiel, 3) déterminer par anticipation ce qui relève ou non de la connaissance partagée. En outre, l’apport de commentaires subjectifs, ne relevant donc pas de la définition de l’objet mais faisant état d’un point de vue sur celui-ci, créent avec le lecteur une connivence qualitative de la perception du monde. Ces commentaires peuvent être énoncés par un personnage ou par le narrateur, et donc s’inscrire ou non dans l’intrigue ou son récit. Par l’étude de la FASP de Jeffrey Archer, nous avons également montré que la corrélation entre le niveau de l’intrigue et l’explicitation de la référence culturelle existe bel et bien : plus le champ référentiel de la référence culturelle est lié à l’intrigue primaire, moins il sera défini, bien qu’il puisse faire l’objet d’une définition filée. Par ailleurs, comme le montre le principe de l’appel au consensus sur un référent spécialisé indiquant la connaissance partagée de la théorie de la coénonciation, le lecteur de la FASP doit parfois entreprendre une démarche intratextuelle : ce qui n’est pas défini peut l’avoir été en amont. De même, le recours à l’intertextualité facilite l’accès à l’information, et peut éclairer une référence culturelle. L’inférence, puis la mise en relation de contenus de sens, sont déjà des activités auxquelles se livre le lecteur de tout type de fiction. Dans le cas de la FASP étudiée, l’incursion du réel par le biais de références culturelles convoque le vraisemblable pour donner corps à l’œuvre de fiction, contribuant à donner plus de profondeur à l’intrigue en cours. Lorsque l’auteur-narrateur de la FASP envisage un lecteur nécessitant qu’on lui explicite les références signifiant que le consensus n’est pas établi, il s’assure que ce dernier est maintenu dans la compréhension de ce qui est prédiqué selon un principe de vraisemblance du discours à l’œuvre. Aussi, les différentes formes de mises à contribution du lecteur par l’énonciateur témoignent-elles de la relation étroite qui se tisse entre eux, et permettent-elle de dévoiler des contenus de sens connexes à l’intrigue principale qui renvoient au réel.