1Alors que nous nous apprêtons à livrer ce 85e numéro, le 45e colloque du Groupe d’étude et de recherche en anglais de spécialité (GERAS), intitulé Language Use in Specialised Contexts, nous invite à revenir sur la notion d’usage, une notion fondatrice pour la discipline et qui nourrit, encore aujourd’hui, la réflexion épistémologique sur l’anglais de spécialité.
- 1 Le 38e colloque du GERAS, intitulé « normes, usages et transgressions en anglais de spécialité » (L (...)
2L’étude des usages, qu’elle prenne la forme d’observations de terrain, d’analyses textuelles ou de travaux en didactique, inscrit clairement l’anglais de spécialité dans le champ des matières appliquées, conférant au domaine une vocation ouvertement utilitaire. Sur le plan scientifique, une conception de la langue orientée sur ses usages bénéficie indéniablement à l’approche fonctionnelle et rhétorique des textes, qui cherche à établir des corrélations entre le signe linguistique (mots, termes, collocations, segments répétés, etc.) et ses fonctions sociales. Au sein de la didactique de l’anglais de spécialité, l’approche « par l’usage » s’est traduite par la recherche de l’authenticité dans les situations reproduites au sein de dispositifs d’enseignement-apprentissage, ainsi que par celle de l’efficacité de la communication chez les apprenants. Toutefois, la centralité de cette notion en anglais de spécialité ne saurait réduire la discipline au rang de simple outil de communication puisque les usages linguistiques sont également « l’expression verbale de la pensée dans un milieu et un temps donné » (Rey 2005, 1692). La notion est donc très proche de celle de discours (Brown et Yule 1983), observable en synchronie, comme lorsque nous décrivons les façons de parler propres à un milieu, et en diachronie, certaines expressions devenant « hors d’usage » avec le temps. Elle équivaut également parfois à la notion de norme, qu’elle soit statistique ou culturelle, propre à un milieu1. Ces trois conceptions de la notion d’usage (fonctionnelle, culturelle et normative) couvrent clairement le spectre des activités des anglicistes de spécialité, qui décrivent les réalités discursives propres aux milieux spécialisés, puis mettent en place des dispositifs d’enseignement-apprentissage qui permettent aux apprenants d’atteindre — dans des cadres spacio-temporels souvent particulièrement contraints — un certain niveau de maîtrise des usages propres à une communauté spécialisée.
3Aujourd’hui, les usages en anglais de spécialité représentent une mosaïque infinie de pratiques langagières qui relèvent de champs de la connaissance certes connexes, mais sensiblement différents (la linguistique, l’analyse du discours et la didactique). La multiplicité des courants théoriques nous mène donc à envisager la notion au-delà de sa matérialité discursive, comme une approche praxéologique des actes langagiers. Nous suggérons par-là qu’il s’agit moins pour les anglicistes de spécialité de savoir si tel usage est intrinsèquement bon ou mauvais, conforme ou non conforme, mais, comme le proposait déjà l’économiste Daval dans son Traité de praxéologie, d’étudier « l’ajustement des moyens à la réalisation d’une fin donnée » (Daval 1963, 139). Autrement dit, la notion d’usage en anglais de spécialité nous invite à considérer l’acte langagier de manière comparable à celle qu’adoptent certains économistes envers l’action : l’acte langagier est à la fois conscient (il est le fruit d’un choix qui traduit le libre arbitre des locuteurs, y compris dans des genres contraints par des normes précises) et efficace, c’est-à-dire qu’il est pourvu d’un effet observable, pragmatique ou rhétorique, par exemple.
4Loin d’apporter les confirmations supplémentaires à ce que nous savions déjà sur la notion d’usage, le 45e colloque du GERAS en a exploré deux dimensions relativement nouvelles. La première est celle de la voix, dont Steven Breunig a montré qu’elle était, au même titre que certaines formes textuelles de positionnement telles que la modalité, un marqueur puissant d’identité professionnelle. La voix serait l’expression d’une posture : celle, presque intérieure du médecin livrant son interprétation au patient, ou celle du pilote de ligne, dont les modulations de tessiture visent à réduire les ambiguïtés potentielles dans sa communication avec la tour de contrôle. La seconde dimension est celle de l’intelligence artificielle, dont les usages, aussi efficaces que dénués de conscience, nous livrent à l’envi des simulacres de discours spécialisés. Là où certains verront resurgir le pastiche d’article scientifique par Georges Pérec (1992), et s’en amuseront, d’autres considèrent déjà la nécessité de comprendre le fonctionnement et la limite de ces usages, désormais massifs dans les milieux universitaires et professionnels, et de développer un champ de recherche dans ce domaine. Il semble qu’un défi de l’anglais de spécialité, auquel les spécialistes de la traduction assistée par ordinateur nous ont déjà préparé (Bénard, Bordet, et Kübler 2022), consiste à développer la réflexion critique sur ces nouveaux usages tout en apprenant à en maîtriser les principes, comme une aide à la production d’usages spécialisés incarnés, conscientisés par les acteurs sociaux.
5Les usages dont il est question dans ce numéro comprennent à la fois des pratiques réelles, à travers des discours en contexte financier, et des illusions de réalité, à travers des œuvres littéraires que sont les fictions à substrat professionnel (FASP). Les usages dans l’article de Laurence Harris sont ceux des allocutions annuelles des gouverneurs de la Banque d’Angleterre dont le cadre contextuel, une cérémonie entretenue depuis des siècles, aurait ritualisé le discours. L’autrice nous propose une description dense des usages en matière d’allocution, c’est-à-dire qu’elle combine l’analyse des éléments sémiotiques propres à la cérémonie avec celle des textes qu’elle a constitués en corpus. L’analyse des caractéristiques textuelles, réalisée grâce aux outils textométriques, permet de mettre en évidence l’effet miroir que génère une cérémonie hautement ritualisée sur le texte, tout en mettant en évidence des évolutions discursives, grâce à l’approche diachronique.
6La ritualisation des usages n’est pas totalement absente dans la FASP juridique Perry Mason, un « formula show », répétitif par essence, et dont Sandrine Chapon décrit l’impact à la fois dans la culture professionnelle des avocats (Perry Mason incarnant une forme théâtrale de défense) et dans la culture populaire américaine. Son analyse se fonde sur le concept d’intertextualité qui lui permet de mettre en évidence les allusions au célèbre personnage dans la culture américaine, plus particulièrement dans les tréfonds du rap et du hard rock. Enfin, l’intertextualité, la notion de référence sont également centrales dans l’analyse de la FASP politique Shall we tell the President? par Nathalie Hascoët. L’autrice s’intéresse ici à la manière dont Jeffrey Archer, l’auteur de cette fiction, s’appuie sur les connaissances spécialisées présupposées des lecteurs afin de nourrir le substrat professionnel qui sert de ressort à l’intrigue. À partir de la théorie de la co-énonciation et de celle de la FASP, Nathalie Hascoët nous fournit les clés de la construction d’une connivence entre le narrateur et son lectorat.
7Nous terminons cet éditorial par l’annonce d’une évolution notable en matière d’usages au sein de notre revue, avec la publication du premier Manuel de style, qui prend désormais le relai des traditionnelles « conventions typographiques » et l’adoption du style bibliographique de la 17e édition de The Chicago Manual of Style. Le Manuel de style est téléchargeable en version PDF depuis le site de la revue.