1Cet exposé est un plaidoyer pour la prise en compte des discours spécialisés dans la description grammaticale des langues et dans leur enseignement. Nous tenterons de montrer que le simple fait d’inclure les textes spécialisés dans les corpus des linguistes grammairiens dits mainstream débouche sur une autre façon de faire de la grammaire et sur une autre conception de la grammaire et, plus généralement, de la langue. Ainsi, non seulement l’anglais de spécialité occupe une place significative dans l’approche intégrative de la grammaire que nous défendons aujourd’hui (cf., par exemple, Furmaniak 2020), mais il en est à l’origine.
2Qu’est-ce qu’une grammaire intégrative ? Le terme fait référence non pas à une théorie mais à un paradigme (Firth 1959 ; Halliday 1994 ; Coseriu 2001 ; Fried 2010 ; Krazem 2011 inter alia), celui des approches de la grammaire qui considèrent que la description des formes grammaticales ne se limite pas à leurs propriétés morpho-syntaxiques et sémantiques mais qu’elle doit inclure un certain nombre de propriétés pragmatiques, discursives et textuelles. Par exemple, en (1), il ne suffit pas de dire que will prend une valeur déontique (sens d’obligation), mais il faut donner un certain nombre de précisions sur ses conditions d’emploi, c’est-à-dire sur les types de situation de communication et les types d’enchaînements discursifs dans lesquels il est susceptible de s’insérer.
(1) The player who draws the tile letter that is closest to A is the player who will go first. (https://www.gamesver.com/how-to-play-scrabble-11-easy-steps-easily-explained/)
3Une grammaire intégrative devra par exemple préciser que cet emploi de will est spécifique au mode de discours instructionnel et à certains genres (comme les règles du jeu), puisque dans d’autres contextes, le modal marquerait seulement le renvoi à l’avenir sans nuance déontique. Ce type d’indexation entre un emploi donné et le type de situation de communication fait partie intégrante de la compétence grammaticale des locuteurs, si bien qu’une grammaire qui n’en dirait rien ne serait pas opératoire et ne refléterait que partiellement cette compétence grammaticale. Cette façon d’envisager la grammaire est redevable à la pensée de Coseriu (2001) qui considère que l’on ne peut pas parler une langue avec le code seul, mais qu’il faut aussi en connaître les normes d’usage. Il substitue donc à la bipartition saussurienne langue/parole une tripartition code/norme/parole en insistant sur le fait que la langue (c’est-à-dire la compétence linguistique) ne se limite pas à la connaissance du code, mais doit s’étendre à la connaissance des normes d’usage.
4L’objectif des pages qui suivent sera de montrer comment la prise en compte des langues spécialisées est non seulement utile mais nécessaire à la construction d’une grammaire intégrative de l’anglais. Aussi avancerons-nous, dans une première partie, que malgré des programmes de recherche et des méthodologies différentes, il n’existe pas de réelle incompatibilité entre grammaire et étude des langues de spécialité. Nous montrerons ensuite qu’il n’est ni légitime ni même possible d’exclure de la grammaire certaines données, en l’occurrence, celles qui relèvent des domaines spécialisés. Nous suggérerons, dans une troisième partie, que loin de conduire à une complexification inutile, la prise en compte des variétés spécialisées par le grammairien permet au contraire de mieux appréhender le fonctionnement général des formes, l’argument central à cette thèse étant que s’il y a effectivement des particularismes propres aux discours spécialisés, on y trouve également des fonctionnements généralisables, mais habituellement peu observables, que le contexte spécialisé met au jour. Enfin, nous suggérerons que la connaissance non seulement des discours spécialisés mais aussi et surtout des travaux menés en anglais de spécialité permettraient de mettre fin à un malentendu profondément ancré dans le paysage universitaire et éducatif français (au niveau des programmes du secondaire, de la formation en LLCER, et aussi des concours de recrutement) sur les liens entre langue, contexte et culture.
- 1 <https://0-www-journals-elsevier-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/english-for-specific-purposes>. Nous soulignons.
5Nous adopterons ici une conception large de la notion de langue de spécialité, en l’occurrence, celle qui est proposée par la revue English for Specific Purposes : « discourse for specific communities: academic, occupational, or otherwise specialized1 »). Mais à vrai dire, notre propos n’est pas incompatible avec une vision plus étroite, telle que celle défendue par Van der Yeught (2019), qui s’appuie sur la notion d’intentionnalité collective. Mais quoi qu’on entende par langue de spécialité, s’y intéresser ne va pas de soi pour un grammairien. En plus de s’inscrire fréquemment dans des cadres théoriques différents, les travaux conduits dans le domaine langues de spécialité et ceux qui adoptent une approche grammaticale plus classique ont en effet des orientations de recherche diamétralement opposées.
6Les travaux, essentiellement d’inspiration fonctionnaliste, menés en anglais de spécialité doivent beaucoup à Halliday et à l’École de Londres, fondée par Firth, lui-même influencé par Malinowski, qui est considéré comme l’initiateur de la linguistique anthropologique (Senft 2007). Ainsi, l’analyse linguistique conduite sur les textes spécialisés est fondamentalement post-firthienne, alors que le travail du grammairien traditionnel pourrait quasiment être taxé d’anti-firthien. En effet, le grammairien parle avant tout des formes (morphèmes, mots grammaticaux, constructions), et il associe à ces formes des propriétés formelles (morpho-syntaxiques) et fonctionnelles (sémantiques, parfois pragmatiques). La structure même d’une immense majorité des manuels de grammaire le confirme : la grammaire d’une langue consiste en un ensemble de formes grammaticales et le rôle du grammairien est d’en identifier les propriétés formelles et sémantiques. Et si l’on consulte les quelques grammaires qui adoptent une approche plus communicationnelle ou discursive, telles que la Communicative Grammar of English de Leech & Svartvik (2003) ou, en français, la Grammaire du sens et de l’expression de Charaudeau (1992), on n’échappe pas aux chapitres sémasiologiques, qui partent des formes pour aller vers le sens, comme si une grammaire intégralement onomasiologique laisserait un goût d’inachevé.
7Sans l’impliquer (au sens logique du terme) et sans forcément le dire explicitement, l’approche grammaticale part du principe qu’à chaque langue, correspond une grammaire : il y aurait une langue commune et donc une grammaire commune. Firth dit tout le contraire. Pour lui, il est vain de chercher à étudier une langue dans son ensemble. Il propose au contraire d’étudier ce qu’il appelle des restricted langages (Firth 1959 : 207‒208), qui correspond à ce que l’on nomme aujourd’hui « types de discours » voire « genres » : « Restricted languages function in situations or sets or series of situations proper to them » (Firth 1956a : 112). Les restricted langages sont dotés de propriétés lexicales et grammaticales propres, au point de pouvoir être envisagés comme des micro-systèmes : « A restricted language can be said to have a micro-grammar and a micro-glossary » (Firth 1956a : 106). Et c’est donc, selon Firth, au niveau de ces restricted langages que doit être mené le travail d’observation et de description du grammairien :
The statement of meaning at the grammatical level by dispersion at a series of levels of analysis is perhaps at its best when applied to what I have called restricted languages (Firth 1956b : 124).
8La lecture de Firth rappelle à quel point son programme de recherche coïncide avec celui des linguistes étudiant les langues de spécialité, dont l’objectif est depuis l’origine – que l’on fait généralement remonter à Barber (1962) – de décrire les propriétés linguistiques de variétés spécialisées. Comme l’explique Swales (1988) dans l’ouvrage Episodes in ESP, cette recherche a connu quatre grandes étapes : (i) description des domaines (science, technique, journalisme, etc.), (ii) description des disciplines, (iii) description des genres, (iv) description des divisions rhétoriques au sein des genres.
- 2 On pourrait cependant s’interroger sur la catégorisation d’un « même » genre utilisé dans des disci (...)
9Cette présentation linéaire a le mérite de résumer les grandes lignes de l’évolution du domaine, mais elle ne doit pas laisser croire que chacune de ces étapes a annulé la précédente, à l’exception peut-être de la première (dans la mesure où plus personne aujourd’hui n’accrédite l’existence d’un anglais scientifique ou technique). Ainsi, l’étude des genres, dont l’intérêt principal est de rendre compte de l’hétérogénéité entre les textes produits au sein d’un même domaine disciplinaire, ne remet nullement en cause l’existence de variations entre les disciplines, y compris au sein d’un même genre (Fløttum 2007)2.
10Ensuite, si l’on regarde de plus près l’article séminal de Barber (1962), « Some measurable characteristics of modern scientific prose », on s’aperçoit que même si l’auteur met en avant l’anglais scientifique, les genres sont déjà pris en compte dans la constitution du corpus. Il en va de même de l’article de Herbert (1965), « The structure of technical English ». Dès la naissance de l’anglais de spécialité dans les années 1960, les « pères fondateurs » de la discipline avait donc déjà conscience de la variation au sein des domaines. Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise la méthode adoptée dès les origines, c’est la volonté de partir des textes et d’en décrire les propriétés formelles, y compris, celles qui nous intéressent ici, les propriétés grammaticales. Pour résumer grossièrement la démarche, le discours prend la forme suivante : dans tel domaine, dans telle discipline, ou dans tel genre, on utilise préférentiellement telle ou telle forme avec telle ou telle valeur.
11Si le grammairien s’intéresse aux propriétés des formes alors que le spécialiste de langue spécialisée s’intéresse aux propriétés des textes, doit-on en conclure que ces orientations inverses rendent les deux approches irréconciliables ? Nous répondons bien évidemment par la négative.
- 3 The British National Corpus, version 2 (BNC World). 2001. Distributed by Oxford University Computin (...)
- 4 Davies, Mark. (2008-) The Corpus of Contemporary American English (COCA). Disponible en ligne à : h (...)
12D’abord, les travaux sur grands corpus (tels que le BNC3 et surtout le COCA4) incorporent de fait des données relevant des discours spécialisés. Deuxièmement, même si cela reste marginal et perfectible, quelques grammairiens ont pris en compte, dans le cadre d’une approche sémasiologique, des variétés spécialisées. On citera, par exemple, The sentence in written English : a syntactic study based on an analysis of scientific texts de Huddleston (1971), On modality in English, de Hermerén (1978), ou encore Le possible et le nécessaire, de Larreya (1984), dont l’étude inclut un sous-corpus scientifique. Plus récemment, il faut bien sûr citer la section academic prose de la Longman Grammar of Spoken and Written English de Biber et al. (1999). Pour chaque forme étudiée (l’approche reste en effet fondamentalement sémasiologique), Biber et ses collègues décrivent en effet, données statistiques à l’appui, leur fonctionnement (sur le plan quantitatif et qualitatif) dans chacun des grands registres retenus (conversation, fiction, news et, donc, academic prose).
13Certes, même au sein de ces travaux, les mises en relation entre emplois de formes grammaticales et discours spécialisés restent marginales quantitativement (remarque en passant, note de bas de page, chiffre dans un tableau) et sont souvent peu commentées et expliquées. À l’instar d’Hermerén ci-dessous, les auteurs se contentent souvent de relever une corrélation entre un emploi donné et un type de discours, sans chercher à la motiver.
[A]lthough Cultural and Novels may not seem far apart stylistically, will is more than six times as frequent in the former as in the latter sub-category (Hermerèn 1978 : 176).
[S]hould is evidently rare in Sports” (ibid.).
14Malgré ces critiques, ces approches constituent déjà un progrès par rapport aux travaux qui ne tiennent aucun compte de la diversité des types de discours, qu’ils soient spécialisés ou non, d’ailleurs. Mais selon nous, l’intégration des phénomènes discursifs n’est pas seulement possible, comme le montrent les travaux cités ci-dessus, elle est nécessaire ; l’argument central, que nous développerons dans la partie suivante, étant que rien ne justifie qu’on exclue de la grammaire d’une langue certaines données sous quelque prétexte que ce soit.
15Pour rappel, la tâche du grammairien, tout au moins celui d’inspiration plus ou moins fonctionnaliste, est de produire un discours sur les formes grammaticales telles qu’elles sont utilisées par les locuteurs d’une langue et donc de les étudier dans leurs contextes d’utilisation. Dès lors, s’il apparaît tout à fait légitime pour un linguiste travaillant sur les langues spécialisées de se focaliser sur un contexte d’utilisation spécifique (puisqu’il cherche justement à décrire une variété spécialisée), on peut légitimement se demander de quel droit un grammairien « généraliste » évacuerait certains contextes de production de son corpus.
16D’abord, cela le conduirait à passer à côté de certains emplois, voire de certaines constructions. Par exemple, l’emploi déontique de shall, illustré par (2), aurait de fortes chances d’être ignoré si le corpus de contenait pas de textes juridiques (au sens très large).
(2) Players shall wear non-transparent costumes or costumes with a separate undergarment and before taking part in a game shall remove any articles likely to cause injury. (FINA water polo rules ; https://www.londonwaterpolo.com/water-polo-rules/wp5-teams-substitutes/)
17Or, ces emplois font partie de la langue au même titre que des emplois représentés dans une plus grande variété de contextes. Un argument opposable à la prise en compte des variétés spécialisées pourrait être que ces dernières sont des variétés minoritaires, réservées à des communautés de discours spécifiques et inaccessibles à la communauté linguistique dans son ensemble. Elles donneraient ainsi lieu à des pratiques linguistiques anormales allant possiblement à l’encontre du « génie de la langue », qu’il serait par conséquent plus sage d’écarter.
18L’argument est très discutable. D’abord, rien ne prouve que la production relevant des domaines spécialisés soit quantitativement inférieure à celle relevant du non-spécialisé. Si l’on parle du nombre de mots produits, quotidiennement par exemple, la comparaison nous paraît tout bonnement impossible. Et si l’on compare le nombre de genres spécialisés au nombre de genres non spécialisés, rien ne dit que les seconds sont plus nombreux.
19Par ailleurs, s’il est vrai, comme l’a montré Swales (1990), que les genres se définissent, sociologiquement, comme des pratiques discursives propres à certaines communautés de discours, et que certaines communautés de discours, en particulier professionnelles, ne sont pas ouvertes à toutes et à tous, au sens où elles exigent de ses membres une formation ou un diplôme, il serait faux de croire que toutes les communautés de discours sont ainsi « fermées ». Et même lorsque c’est le cas, celle ou celui qui n’appartient pas à une communauté de discours donnée peut réussir à en maîtriser les pratiques discursives. Nous donnerons deux exemples. La communauté des gamers se livre bien à des pratiques discursives spécifiques, comme les emprunts et les métaphores (Ensslin 2011), mais elle constitue une communauté relativement ouverte. Le néophyte peut progressivement en acquérir les spécificités linguistiques et participer aux événements communicationnels, c’est-à-dire aux genres, spécifiques à cette communauté de discours. Les communautés professionnelles sont, en tant que groupes sociologiques, évidemment plus fermées, mais il faut bien distinguer le sociologique du linguistique, ainsi que la production de la réception. L’individu passionné par un domaine ne fera pas nécessairement partie de la communauté professionnelle correspondante mais pourra au fil du temps intégrer, à des degrés divers, la communauté de discours. En réception, il pourra avoir accès à certains genres spécifiques à ladite communauté. En production, sa participation risque d’être plus limitée (il n’aura par exemple pas forcément l’occasion de contribuer à des genres professionnels internes), mais il pourra échanger de manière informelle avec un membre à part entière de la communauté avec un degré d’expertise à la fois thématique et linguistique suffisant.
20Cette notion de degré d’expertise ou de spécialisation est justement au cœur de la catégorisation des genres. S’il existe, comme on vient de la voir, des locuteurs dont l’appartenance à une communauté de discours (spécialisée) pose question, il en va de même de certains genres. Le fait que certains d’entre eux soient plus spécialisés que d’autres (Resche 2001 ; Pic & Furmaniak 2014) montre que l’on a affaire à un continuum qui rend compliqué voire impossible d’exclure d’un corpus tout ce qui relève des variétés spécialisées. Où mettre le curseur et en s’appuyant sur quels critères ? Ce que Bondi (2012) appelle la médiation experte, une forme de vulgarisation scientifique destinée un public averti mais non expert, illustre bien cette difficulté à séparer nettement les genres spécialisés des genres non spécialisés.
21La difficulté augmente encore à cause de la transversalité des discours. Les linguistes textuels le savent : l’homogénéité discursive est loin d’être la règle, et ce constat vaut également pour le discours spécialisé. Il n’est pas rare que des termes ou des constructions ayant émergé dans un domaine spécialisé s’étendent à un autre domaine, spécialisé ou non. Inversement, le discours non spécialisé peut s’inviter dans les genres spécialisés.
22Nous prendrons l’exemple d’une étude en cours sur le milieu des ventes aux enchères (menée pour l’instant sur le français). Indubitablement, on a ici affaire à une communauté spécialisée où l’on retrouve la notion d’intentionnalité collective (Van der Yeught 2019) et les trois fonctions de Petit (2010) : opération, régulation, formation. Au niveau discursif, cette communauté de discours spécialisée s’est dotée de genres spécifiques et clairement identifiés (la vente elle-même, l’exposition, le retrait des lots, les négociations avec le vendeur, etc.) et, au niveau linguistique, un lexique et une phraséologie propres. On peut ainsi observer des constructions qui seraient jugées anormales dans d’autres contextes (« 100 euros, suivons », « 500 euros, nous sommes », etc.), ainsi que des termes (ou des constructions) qui sont uniquement compris des initiés (ce qui constitue un trait définitoire du spécialisé). Nous donnons ici quelques exemples. « C’est à vendre » ne signifie pas que l’objet exposé est à vendre (ils le sont tous !) mais qu’il n’a pas été estimé et qu’il n’y a pas de prix de réserve. Le « crieur », qui ne crie pas nécessairement, est la personne qui se déplace dans la salle et assiste le commissaire-priseur pour prendre les enchères et les moyens de paiement. Un « fort lot » (de photographies, d’estampes, de cartes, etc.) est un lot contenant un nombre conséquent de pièces.
- 5 Remise en vente d’un lot suite au défaut de paiement de l’adjudicataire.
23Mais « spécificité » ne signifie pas « étanchéité ». Il existe bien sûr des termes et des constructions communs à plusieurs domaines. C’est le cas, par exemple du terme « folle enchère5 », qui relève à la fois du domaine des enchères et du domaine du droit, puisqu’on le trouve défini dans les dictionnaires juridiques.
24Un autre type de transversalité concerne les cas d’incursion d’un domaine dans un autre domaine. Ainsi, lors d’une vente spécialisée de livres anciens, de jouets ou d’estampes, les maisons de vente ont l’habitude d’inviter un expert qui vient présenter les objets en tant que spécialiste du domaine. Par exemple, un expert en estampes a recours à une terminologie et à une phraséologie que l’on ne rencontrera pas dans d’autres types de ventes :
(3) Il s’agit d’une lithographie sur chine collé, monogrammée dans la planche et contre-signée à la mine de plomb, justifiée 1 sur 30.
25Mais dans une vente dite classique, c’est le commissaire-priseur lui-même qui va adopter (avec plus ou moins de précision) la langue de l’expert. Il y a donc des incursions d’un domaine dans l’autre, et pour compliquer les choses, certaines incursions sont moins authentiques, c’est-à-dire moins spécialisées que d’autres.
26Bien sûr, le non-spécialisé peut aussi s’inviter dans un événement communicationnel a priori spécialisé, comme par exemple en (4).
(4) Allez, 30 euros, c’est rien du tout. Vous sautez un repas et vous avez une magnifique gravure.
27Un dernier type de transversalité s’observe dans l’extension de certains termes spécialisés au domaine non spécialisé. On citera, pour rester dans le domaine des ventes aux enchères, le terme « adjugé ».
28Pour résumer, même si cela était souhaitable, les notions de degré de spécialisation et de transversalité font qu’il est quasiment impossible, lorsque l’on est confronté aux données authentiques, de distinguer clairement ce qui relève du discours spécialisé et ce qui n’en fait pas partie.
29Si dans la partie précédente, nous nous sommes attelés à montrer que l’exclusion des variétés spécialisées n’était ni légitime ni possible, nous souhaiterions ici avancer l’idée que l’étude des langues de spécialité nous éclaire sur le fonctionnement de la grammaire en général, et que ce qui ressort de l’étude des discours spécialisés peut fournir des conclusions généralisables à la langue dans son ensemble.
- 6 Par exemple, l’expert mondialement reconnu ne s’exprimera pas comme le jeune chercheur débutant.
30Sinclair (2004), entre autres, a noté qu’au sein d’un même genre spécialisé, il y a peu de variation linguistique d’un texte à l’autre. Si ce jugement doit être relativisé (les genres évoluent et on ne peut pas nier une certaine variation idiolectale et sociolinguistique6), on peut considérer qu’à un instant T, dans les genres les plus formels et les plus formatés, on observe une relative stabilité au niveau linguistique et en particulier grammatical.
31Et c’est justement cette faible variation qui fait que certains phénomènes, certaines formes, et surtout, certains emplois qui passeraient inaperçus dans d’autres contextes deviennent particulièrement saillants dans le discours spécialisé du fait de leur forte concentration.
32On peut reprendre l’exemple du s déontique cité en (2). Un corpus généraliste pourrait donner le sentiment qu’il s’agit d’un emploi archaïque, ce qui est immédiatement démenti par un corpus composé de textes juridiques. L’emploi n’est pas archaïque ; il est simplement réservé à certains types de textes.
33Cette plus faible variation des textes spécialisés a aussi pour conséquence que certains schémas récurrents apparaissent plus facilement à l’observateur, alors qu’ils passeraient inaperçus dans d’autres contextes. Par exemple, dans la critique littéraire ou cinématographique, on peut observer un emploi de can, illustré en (5), que l’on peut qualifier de concessif et qui n’est répertorié dans aucune grammaire ou étude sur la modalité.
(5) The linguistic insights and feminist ideology can be convincing but the characterization, narrative, and world-building is often frustratingly vague and almost lackadaisically delivered. (https://sciencefictionruminations.com/2013/11/26/book-review-at-the-seventh-level-suzette-haden-elgin-1972/)
34Cet emploi a une fonction pragmatique bien établie et se distingue de l’emploi dit concessif de may. Contrairement à may, can asserte : it may be convincing implique « c’est peut-être le cas, mais je ne me prononce pas », alors que can indique que c’est occasionnellement (valeur sporadique) le cas. Dans son ensemble, la construction can P + but Q fonctionne comme une forme de hedge, avec, typiquement, une proposition q qui véhicule une critique négative atténuée par p, qui exprime un jugement positif. C’est la répétition de cet enchaînement discursif dans ce genre qui le rend saillant.
35L’exemple (6) illustre le même phénomène.
(6) Mobile phones will be permitted in school, however, students will only be able to use them on the way to and from school. Students will NOT be able to use them in class as learning devices. Mobile devices MUST be SWITCHED OFF during school hours. (https://royalacademicinstitutett.com/school-rules/)
36Alors que les grammairiens ont toujours considéré la périphrase modale be able to comme une forme exprimant la capacité, elle apparaît fréquemment dans les règlements scolaires avec une valeur déontique proche de celle de be allowed to. Ici encore, c’est sa sur-représentation au sein du genre en question qui rend visible cet emploi de la périphrase dont le sens est renégocié par le genre. Mais cet exemple est aussi intéressant parce qu’il montre que l’intégration des discours spécialisés, en portant à l’attention du grammairien des emplois rares voire non répertoriés, oblige à redéfinir le fonctionnement invariant de la forme en question. L’ouverture aux variétés spécialisées a donc bien des retombées sur le discours du grammairien sur la langue dans son ensemble.
37Mais ce cas extrême où la fonction instructionnelle du genre vient modifier le sémantisme de la forme modale illustre aussi le lien qui s’établit entre la fonction de la forme grammaticale et la macro-fonction pragmatique du texte. Même en l’absence de renégociation sémantique, le fait même qu’une forme ou un emploi soit sur-représenté dans un type de texte donné s’explique souvent par la fonction socio-pragmatique du texte, ce qui, en soi, apporte un éclairage nouveau sur le fonctionnement intrinsèque de cette forme.
38En effet, les phénomènes observés dans les variétés spécialisées peuvent, selon nous, être généralisés à la grammaire dans son ensemble. Nous donnerons deux exemples. À l’occasion d’une étude exploratoire sur deux corpus instructionnels composés respectivement de notices de médicaments (Nmed) et de modes d’emploi d’appareils électroménagers (Nelm), il est apparu que, pour exprimer la nécessité (radicale), les Nmed employaient prioritairement le modal should, comme en (7), tandis que les Nelm privilégiaient le recours au modal must, comme en (8).
(7) You should not take this medicine if you are allergic to doxycycline or other tetracycline antibiotics such as demeclocycline, minocycline, tetracycline, or tigecycline. (https://www.everydayhealth.com/drugs/doxycycline)
(8) The dishwasher must be installed by a qualified service technician or installer. (https://www.manualowl.com/m/Bosch/SHPM65W55N/Manual/505260?page=3)
39L’explication traditionnelle qui consisterait à dire que should exprime une obligation moins forte que must n’est pas convaincante ici. D’abord, la notion même de force de l’obligation mériterait d’être précisée : de quoi parle-t-on au juste ? Est-ce qu’on mesure la pression exercée, le risque encouru si l’on n’obéit pas, le pouvoir de la source déontique, la désirabilité du procès, etc. ? En outre, dans les exemples (7, 8), il paraît difficile de soutenir que l’obligation exprimée par should est moins forte que celle exprimée par must. En effet, la prise d’un médicament contre-indiqué est au moins aussi risquée que la mauvaise installation d’un lave-vaisselle.
40En réalité, il faut prendre le texte dans sa globalité pour expliquer cette différence de distribution. On s’aperçoit en effet que les Nelm parlent avant tout de l’appareil électroménager, qui est donc le topique de la phrase. Or, en anglais, le sujet grammatical étant le topique par défaut, on trouve dans les Nelm une majorité de sujets de troisième personne tels que the appliance, the dishwasher, it, etc. En revanche, si les Nmed parlent bien sûr au patient du médicament, elles parlent surtout au patient du patient lui-même, si bien que le topique – et donc le sujet – est majoritairement you. Dès lors, pour exprimer une nécessité, l’auteur a le choix entre you must et you should. Or, you must serait ressenti comme face-threatening et est donc évité.
41Mais dans les Nelm, aucune contrainte pragmatique ne vient interdire le recours à must, puisqu’un énoncé comme the appliance must be installed occulte l’agent. Et même si, en réalité, l’agent et le lecteur-utilisateur coïncident, le fait de ne pas le dire explicitement rend l’utilisation de must pragmatiquement acceptable.
42Notre second exemple est tiré de Pic & Furmaniak (2016), article portant sur l’expression de la similarité dans les articles de vulgarisation et dans les articles de recherche. Cette étude montrait que les deux genres utilisaient des formes différentes pour exprimer la similarité (like dans les articles de vulgarisation et des adjectifs comme similar to dans les articles de recherche) et que cette différence de distribution reflétait des types de comparaison et des fonctions de la comparaison différentes. Ainsi, la comparaison intra-domaine, qui apparaît principalement dans les articles de recherche, est exprimée prioritairement par des adjectifs, comme en (9), tandis que la comparaison inter-domaine, plus spécifique aux articles de vulgarisation, est exprimée majoritairement par like, comme en (10).
(9) The interpretation is analogous to that of Figure 2. [Emprunté à Pic & Furmaniak 2016]
(10) Poisson is an odd looking thing, an ancient crater that has been overlain with a number of later impacts. It looks a little like a fish – the rarely seen deep sea blobfish (Psychrolutes marcidus) of Australia. [Emprunté à Pic & Furmaniak 2016]
43Même si une étude dédiée sur corpus mériterait d’être menée, des exemples tels que (11) et (12) suggèrent que cette répartition des tâches entre, d’un côté, la préposition like, et de l’autre, les adjectifs similar, analogous et equivalent, se retrouve dans les variétés non spécialisées. Cette corrélation n’avait, à notre connaissance, jamais été relevée et c’est grâce à l’étude de ces formes en contexte spécialisé qu’elle a pu être mise au jour.
(11) My daughter had a wonderful teacher at her Montessori school for three years straight in Upper Elementary (analogous to 4th-6th grade). (COCA, BLOG, http://www.dailykos.com/story/2011/02/26/950079/-I-Don-t-Want-to-be-a-Teacher-Any-More )
(12) White Europeans are completely analogous to the Parsees of India. (COCA, BLOG, http://www.amren.com/news/2012/11/novus-europa-an-idea-whose-time-has-come/ )
44Si l’intégration des variétés spécialisées aux corpus utilisés par les grammairiens nous apparaît donc comme une évidence et comme un enrichissement de la description grammaticale, la réflexion menée en langues de spécialité sur les notions de genre et de milieu aide également le grammairien, et plus largement l’enseignant de langue, à clarifier les liens entre langue, contexte et culture et à lever certains malentendus qui sont, pour ainsi dire, institutionnalisés.
45Le grammairien français d’obédience énonciativiste reconnaît depuis longtemps l’importance du contexte pour rendre compte de l’emploi des formes grammaticales. Comme le rappelle Kerbrat-Orecchioni (2012 : §30-31), il faut distinguer le contexte interne (ou co-texte) du contexte externe :
Quels que soient le cadre théorique et la terminologie adoptés, on admet très généralement qu’il convient de distinguer deux grands types de contextes, le contexte interne (contexte « linguistique », « discursif », « endogène » ou « séquentiel », parfois appelé également « cotexte », ce qui rend ambigu le terme de « contexte » qui tantôt s’oppose à « cotexte » et tantôt l’englobe) vs externe (« extralinguistique » ou « exogène »). Cette distinction correspond aux deux subdivisions de la définition du Petit Robert [...] :
contexte. 1. Ensemble du texte qui entoure un mot, une phrase, un passage […] 2. Ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait.
Dans les deux cas, le contexte envisagé peut être plus ou moins étroit (microcontexte) ou large (macrocontexte). On appelle généralement « situation » le contexte externe étroit (setting, cadre spatio-temporel généralement immédiatement accessible aux participants à l’interaction), par opposition au macrocontexte social ou culturel.
- 7 C’est d’ailleurs ce qui a conduit Saussure (1995), sans doute à tort, à exclure la parole, jugée tr (...)
46Les grammairiens anglicistes se sont longtemps intéressés au contexte interne plus qu’au contexte externe et lorsque le contexte externe était invoqué, c’était plutôt pour renvoyer au contexte d’énonciation spécifique au texte à l’étude. Or ce n’est pas ce type de contexte qui, selon nous, devrait prioritairement intéresser le grammairien. Certes, la multiplication d’analyses détaillées d’occurrences d’une forme « en contexte », telles que les segments soulignés proposés aux concours de recrutement (CAPES et agrégation d’anglais), peut finir par faire dire quelque chose du fonctionnement de la forme en question, mais il est difficile, à partir de telles micro-analyses, de tenir un discours généralisant sur les corrélations forme/contexte. Le linguiste-grammairien doit généraliser7 et pour ce faire, il doit s’intéresser non pas au contexte spécifique à une occurrence ou à un passage particulier, mais au type de contexte, c’est-à-dire à une abstraction construite à partir de l’identification de situations de communication (c’est-à-dire de contextes) similaires ; l’objectif étant de corréler tel ou tel emploi à tel ou tel type de situation de communication. L’orientation « textes > formes » propre aux travaux menés en anglais de spécialité conduit naturellement à ce genre de généralisation. Chez les grammairiens, ce type de corrélation reste encore, à notre sens, trop rare.
- 8 Communication personnelle
47En linguistique, la réflexion sur la notion de contexte est très avancée, mais les choses sont moins claires lorsqu’il s’agit de rendre compte des liens entre langue et culture. Certes, les linguistes et les didacticiens s’accordent pour considérer la langue comme un phénomène culturel, conscients que l’on ne peut pas décrire et apprendre une langue étrangère sans l’ancrer dans son environnement culturel. En revanche, deux questions restent en suspens : quelle est la nature du lien entre langue et culture et quelle est la composante culturelle pertinente pour la langue ? Comme le souligne David Banks8, Halliday a bien sérié et théorisé la notion de contexte à l’aide des concepts de field, de tenor et de mode. Mais les éléments culturels qui influent directement sur la pratique langagière et, plus particulièrement, sur l’usage grammatical sont plus difficiles à identifier et à formaliser. Notre analyse est qu’il y a en France, dans l’institution éducative, un malentendu sur le rapport langue-culture, malentendu qui pourrait être levé par une meilleure connaissance des travaux menés en anglais de spécialité.
48Revenons d’abord sur la distinction faite par Firth entre contexte et culture. Plutôt que d’opposer ces deux notions (ce que, d’ailleurs, Firth ne semble pas faire), nous préférons parler de continuum. En effet, le genre textuel, bien qu’a priori apparenté au contexte, contient déjà, selon nous, une forte dimension culturelle. Nous allons même jusqu’à dire que c’est au niveau du genre que se situent les éléments culturels les plus opératoires pour le grammairien et l’enseignant de langue. Le genre est un construit, une abstraction élaborée à partir de l’observation de situations de communication similaires, si bien qu’en plus d’être défini par un ensemble de traits formels, le genre est aussi doté de propriétés pragmatiques et socio-culturelles. En effet, le genre est une pratique discursive propre à un groupe social. Elle est le produit de ce que Malinowski appelle « l’héritage social » (Richards 1957) et qu’il identifie à la culture. Mais sur le plan ethnolinguistique, la culture qui compte pour Malinowski, ce n’est pas l’histoire de la société (c’est-à-dire les faits historiques et les artefacts) mais la synthèse qu’elle en a faite, et qui explique son organisation et ses comportements, y compris ses comportements linguistiques. Comme le souligne Richards (1957 : 21), « [Malinowski] was much more interested in a people’s own concept of their history than in their actual history ». Aussi, lorsque Malinowski (1935: 73) écrit « [I have] continually striven to link up grammar with the context of situation and with the context of culture », « context of culture » doit être entendu dans le sens d’héritage social influençant l’organisation, les pratiques (y compris linguistiques), les objectifs, les croyances, les règles et les valeurs de ce qu’il appelle les « institutions », mais qui correspondent en réalité aux divers groupes qui forment la société (la famille, les pêcheurs, les chasseurs, etc.).
49C’est cet aspect de la culture qui nous semble être exploré dans la mouvance ethnographique de l’anglais de spécialité (représentée, entre autres, par Fanny Domenec, Claire Kloppmann-Lambert, Anthony Saber ou Séverine Wozniak) et qui nous paraît être la composante culturelle pertinente pour l’étude de la langue et de la grammaire. Même si l’on s’éloigne des domaines spécialisés, les réflexions de Firth sur l’emploi de l’expression « Say when » montre bien quels aspects de la culture sont pertinents pour le linguiste-grammairien.
SAY WHEN!
Quite a number of readers will have lively recollections of the very practical use of those two words. Many Englishmen will at once place themselves in a pleasant situation with good glass, good drink and good company. The two words fit into the situation. They have their ‘psychological’ and practical moment in what is going on between two people, whose eyes, hands, and goodness knows what else are sharing a common interest in a bit of life. What do the words ‘mean’? They mean what they do. When used at their best they are both affecting and effective. A Martian visitor would best understand this 'meaning' by watching what happened before, during, and after the words were spoken, by noticing the part played by the words in what was going on. he people, the relevant furniture, bottles and glasses, the ‘set’, the specific behaviour of the companions, and the words are all component terms in what may be called the context of situation. Meaning is best regarded in this way as a complex of relations of various kinds between the component terms of a context of situation. (Firth 1970 [1937] : 110)
- 9 Même si, à proprement parler, le terme « sociolinguistique » n’est pas mal choisi, la sociolinguist (...)
50En creux, les travaux de Malinowski et de Firth nous révèlent les éléments culturels qui sont moins pertinents pour la description et l’étude des langues, à savoir, les faits historiques à proprement parler et les artefacts culturels. Autrement dit, il est possible de maîtriser une langue sans en connaître la littérature ou l’histoire. Pour que les choses soient claires, il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’étude de la littérature ou de l’histoire des pays anglophones et encore moins la confrontation aux œuvres littéraires. Celle-ci favorise certainement l’acquisition d’un vocabulaire riche et varié et d’une syntaxe complexe (nous y reviendrons). Il s’agit plutôt de souligner que ce n’est pas cette composante culturelle qui est en jeu lorsque l’on parle d’ancrage culturel de la langue. Il y a sans doute des millions d’anglophones (mais aussi de non-natifs) qui n’ont qu’une connaissance approximative de la littérature anglophone et de l’histoire anglo-saxonne et qui ne rencontrent aucun problème pour communiquer efficacement dans une langue correcte et adaptée à des situations de communications variées. Ils ont en revanche une connaissance des normes régissant ces contextes communicationnels, connaissances qui forment ce que le Cadre européen commun de références pour les langues (Conseil de l’Europe : 2001) appelle la compétence sociolinguistique, définie, dans ce texte, comme « la connaissance et les habiletés exigées pour faire fonctionner la langue dans sa dimension sociale » (ibid. : 93), c’est-à-dire la capacité à sélectionner les formes linguistiques appropriées en fonction de son interlocuteur et de la situation de communication. Cette compétence sociolinguistique, que nous préférons qualifier de discursive9, est à distinguer de la « connaissance factuelle du ou des pays dans lesquels la langue en cours d’apprentissage est parlée » (ibid. : 82) et, ajouterions-nous, de leur littérature.
51Or, le malentendu que nous évoquions plus tôt consiste à amalgamer l’étude de la culture « factuelle » (la littérature, l’histoire, les institutions, la sociologie, etc.), qui, nous le redisons, est fondamentale à la fois pour la formation des esprits et en termes d’exposition à des phénomènes langagiers variés, et la compétence discursive telle qu’elle a été définie plus haut et qui est, elle, directement mobilisée dans le cadre de la communication langagière. Cet amalgame s’observe, selon nous, à différents niveaux institutionnels et à divers degrés.
52Ainsi, si l’on peut se réjouir que les programmes de lycée insistent sur « l’ancrage culturel propre à chaque langue », la lecture du passage ci-dessous montre que ce que les rédacteurs des programmes entendent par « ancrage culturel » n’est pas la compétence discursive mais « la connaissance de la culture et de l’histoire ».
- 10 Voir Le Bulletin officiel de l’Éducation nationale. <https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/70/3/spe585_annexe2CORR_1063703.pdf>.
L’apprentissage des langues étrangères a pour objectif premier d’assurer la communication entre des locuteurs de différentes cultures. Au-delà de cette fonction purement utilitaire, au demeurant indispensable, la communication interlinguistique vise une dimension plus profonde : la connaissance de la culture et de l’histoire que véhiculent les langues étudiées. Amorcée au collège, cette dimension de l’apprentissage de la langue qui associe communication et culture est consolidée en classe de seconde et pendant le cycle terminal. Dès son entrée au lycée, l’élève poursuit et accélère son exploration de plus en plus exhaustive de l’ancrage culturel propre à chaque langue. La langue vivante étrangère ou régionale lui permet ainsi d’appréhender un univers nouveau, de se confronter à un monde plus ou moins éloigné de son univers habituel et de trouver, dans l’écart et la différence avec sa propre culture, un enrichissement qui le construira tout au long de sa vie. La dimension culturelle, indispensable au dialogue entre civilisations, participe donc à la formation citoyenne. (Programme de langues vivantes de première et terminale générales et technologiques, enseignements commun et optionnel10) ; nous soulignons)
- 11 On relève dans la section « étude de la langue » du même document quelques rares références à la di (...)
53Nous le répétons : « la connaissance de la culture et de l’histoire que véhiculent les langues étudiées » (ibid.) est un objectif fort louable et fort utile sur lequel il n’est pas question de revenir. Notre critique porte sur la vision restrictive, voire erronée, de la notion d’ancrage culturel de laquelle est presque totalement évacuée la compétence discursive11.
- 12 La question de la place de l’enseignement de la grammaire de l’oral mériterait aussi d’être posée, (...)
54Cette dimension nous paraît aussi presque totalement absente des manuels de grammaire et des épreuves de grammaire proposées aux concours de recrutement. Les textes qui servent de support à l’analyse linguistique sont le plus souvent des textes littéraires. Au niveau de l’enseignement de la grammaire en LLCER, les pratiques semblent varier d’une université à l’autre, mais si la variation (plutôt dialectale que textuelle, d’ailleurs) s’est fort heureusement invitée aux programmes, c’est le plus souvent dans le cadre d’options ; le traditionnel cours de grammaire de tronc commun en licence s’appuyant essentiellement sur des textes littéraires, parfois journalistiques12.
- 13 La licence d’anglais est encore aujourd’hui souvent tournée vers les concours de recrutement du sec (...)
- 14 Voir <https://www.textesrares.com/pages/Histoire-de-l-education/1849-premiere-agregation-danglais.html>, sur le programme de la première agrégation d’anglais en 1849.
55Le lien épistémologique et institutionnel fort unissant la littérature et la grammaire explique sans doute l’omniprésence de la littérature dans la formation linguistique des anglicistes et dans les concours de recrutement. En effet, comme l’explique Auroux (1992), la grammaire moderne est née avec la tradition philologique de l’école d’Alexandrie et a donc été longtemps indissociable de l’étude des textes littéraires. Au niveau institutionnel, le cas de l’agrégation d’anglais est symptomatique du rôle qu’a joué (et que joue encore) la littérature dans le recrutement (et donc dans la formation13) des enseignants de langue. À l’origine, l’agrégation d’anglais ressemblait beaucoup à une agrégation de littérature anglaise14. Avec l’ouverture de l’option C (linguistique) puis, à la fin des années 1990, un rééquilibrage des trois disciplines que sont la littérature, la civilisation et la linguistique, la littérature a perdu son monopole mais elle continue à occuper une place centrale, y compris dans les épreuves dites « de langue » que sont la traduction et la linguistique : on traduit exclusivement des extraits de romans, et il en va de même des textes servant de supports à l’analyse linguistique à l’écrit et à l’oral dans l’épreuve de commentaire.
56Nous avons déjà largement développé la nécessité de prendre en compte les phénomènes grammaticaux dans toute leur diversité. Nous n’y reviendrons pas, mais il convient prendre toute la mesure de cet appel à la diversité. Il ne faudrait en effet pas tomber dans l’excès inverse qui consisterait à exclure la littérature des cours et des épreuves de linguistique. Si nous militons pour le recours à une variété de types textuels, les textes littéraires y ont toute leur place. Ils y ont même une place à part.
57La langue est à la fois routine et créativité. Même si les genres évoluent et que la langue change, bon nombre de genres textuels, les plus formatés, donnent à voir la facette routinière de la langue. À l’inverse, les textes littéraires, transgressifs par nature, sont le lieu où la dimension la plus créative de la langue peut s’observer. Pour dire les choses simplement, on trouve dans les genres les plus normés ce qui se dit effectivement et communément, l’usage. On trouve, dans la (bonne) littérature, ce qui peut se dire, le système poussé au maximum de ses possibilités créatives. Le tout est de trouver un équilibre entre ces deux modes de fonctionnement de la langue. Dans le cadre des concours des recrutement tout au moins, une plus grande variété de types textuels serait, à notre avis, bienvenue.
58Mais il n’y a pas que les supports. Dans le cadre de la leçon de linguistique à l’oral (option C), on peut se féliciter que les sources utilisées pour constituer l’échantillon d’exemples fourni aux candidats soient beaucoup plus variées qu’à l’écrit ou que dans l’épreuve de commentaire. Toutefois, même s’il s’agit d’un progrès, les questions aux programmes de l’option C et les sujets proposés dans le cadre de la leçon laissent peu de place aux considérations sociolinguistiques (au sens large).
59La question qui se pose est donc la suivante : comment aller vers l’étude et l’enseignement d’une langue davantage ancrée dans son environnement social et prenant davantage en compte la diversité discursive ?
60D’abord, il ne faut pas dresser un tableau exagérément pessimiste de la situation actuelle. Au niveau de la recherche en linguistique anglaise, les choses évoluent dans le bon sens, nous semble-t-il. Aujourd’hui, les thèses soutenues sont plus diversifiées que naguère sur les plans de la théorie, des domaines étudiés et de la méthodologie. Le travail sur corpus est devenu la norme et il s’accompagne logiquement d’une diversification des types de données retenues pour l’analyse.
61Selon les universités, la formation en LLCER semble aussi s’ouvrir à la variété sociolinguistique. Toutefois, cette formation demeurant fortement déterminée (à tort ou à raison) par les concours de recrutement (CAPES et agrégation), la manière dont la grammaire y est enseignée ne changera pas fondamentalement tant que la nature des épreuves de concours restera la même.
62Une solution serait d’ouvrir une option d’anglais de spécialité à l’agrégation externe. L’intérêt serait double. D’un point de vue institutionnel, le recrutement d’enseignants formés à l’anglais de spécialité répondrait aux énormes besoins dans le secteur Lansad. Les PRAG exerçant à l’université sont en effet rarement formés à l’anglais de spécialité, c’est-à-dire à la langue spécialisée mais aussi (et surtout ?) aux problématiques propres à la discipline. L’autre avantage de cette quatrième option serait de faire entrer, par ricochet, l’anglais de spécialité, et plus largement, la variété textuelle, dans les formations de LLCER.
63Mais cette solution pose aussi des problèmes. Sur le plan logistique, d’abord, elle vient compliquer une organisation déjà complexe. Mais l’inconvénient principal, de notre point de vue, est qu’elle conduirait à laisser l’option C en l’état. Les candidats linguistes pourraient ainsi continuer à travailler sur une langue essentiellement littéraire, partiellement déconnectée de sa réalité socio-culturelle. Notre préférence irait donc vers une solution qui consisterait à faire entrer dans l’option C l’anglais de spécialité. La nature même des épreuves demanderait aussi à être modifiée. Si l’intégration de données variées constitue déjà une avancée considérable, elle ne suffit pas. Une réflexion sur la variation textuelle devrait aussi être intégrée aux épreuves.
64Ce texte a pris la forme d’un plaidoyer en faveur de l’intégration de l’anglais de spécialité et, plus largement, des variétés non littéraires à l’étude et à l’enseignement de la grammaire, mais il aurait pu également prendre la forme d’un récit intitulé « comment l’anglais de spécialité a modifié notre façon d’étudier et d’enseigner la grammaire ». L’émergence de la grammaire intégrative que nous défendons aujourd’hui est entièrement redevable à notre ouverture à l’anglais de spécialité. Cette vision élargie de la grammaire donne toute sa place aux variétés spécialisées. Comme nous avons tenté de la montrer, la prise en compte des données spécialisées est à la fois souhaitable et inévitable. Les bannir de la grammaire n’est ni justifiable, ni même méthodologiquement faisable. En outre, il nous semble évident que cette prise en compte enrichit les analyses du grammairien. D’abord, parce que les phénomènes linguistiques observés dans les discours spécialisés mettent au jour des fonctionnements largement absents d’autres variétés, mais aussi parce que ces discours apportent un éclairage nouveau sur les propriétés intrinsèques des formes étudiées et que les conclusions qu’on tire de ces observations sont généralisables. Ensuite, parce que le grammairien a beaucoup à apprendre de la manière dont les spécialistes d’anglais de spécialité intègrent à l’étude de la langue les phénomènes socio-culturels.
65Enfin, nous avons avancé un certain nombre d’arguments en faveur de l’ouverture à la variation et à l’anglais de spécialité dans le secondaire, dans les formations en LLCER ainsi que dans le cadre des concours de recrutement des enseignants de langue.