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AccueilNuméros7-10Méthodes de rechercheLa théorisation de la pratique

Méthodes de recherche

La théorisation de la pratique

Jean-Paul Narcy-Combes
p. 443-452

Résumés

Une réflexion préalable situe la didactique et définit le rôle du didacticien. Cette réflexion permet de montrer comment les paramètres de l’enseignement et de l’apprentissage ont été déterminés et comment leur opérationnalité pratique a été mesurée auprès des enseignants. L’attention se porte ensuite sur le jeu des paramètres de l’apprentissage, en particulier par une modélisation du passage de l’input à l’output qui tente de prendre en compte l’ensemble des paramètres relevés. L’influence des paramètres de l’enseignement sur ce modèle est évidente, mais, comme la hiérarchie des priorités, elle est encore imparfaitement déterminée. La conclusion rappelle que l’ensemble de la réflexion, comme les conclusions de recherches dans les sciences de fondement, reste largement hypothétique et donc sujette à évolution.

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Texte intégral

1Le titre de cette communication est à la fois ambigu et ambitieux. Ambigu, car ses deux termes sont généralement présentés en opposition ; ambitieux, car tout praticien est convaincu de la complexité de sa tâche. Va-t-il être possible dans les conditions qui sont octroyées à cette communication de définir un cadre rigoureux pour gérer cette complexité et permettre au praticien de prendre des décisions qui ne relèvent pas uniquement de son intuition éclairée par son expérience ?

  • 1 Communication présentée lors du congrès de la Société des anglicistes de l'enseignement supérieur, (...)

2Plus que l’ambiguïté du titre, c’est l’ambition du propos qui m’a conduit à penser que l’atelier d’anglais de spécialité de la SAES1 serait un lieu suffisamment amical pour me permettre de tenter l’expérience et néanmoins, assez rigoureux pour apporter l’évaluation en retour dont j’avais besoin.

3C’est d’abord une réflexion quasi épistémologique qui nous arrêtera. Quelle est la place et quel est le rôle de la didactique des langues étrangères ? Deux points de vue s’opposent, qui sont en fait les deux extrémités d’un continuum.

4L’un se place du côté de la réflexion théorique en amont, l’autre du côté du cadre institutionnel. Cité par Richards et Rogers (1986), Anthony décrit trois niveaux de réflexion :

  • l’approche qu’il dit axiomatique, qui est le lieu de la théorisation.

  • la méthode, au niveau des procédures, là où la théorie est appliquée.

  • la technique, le niveau de la mise en œuvre sur le terrain.

5Telle qu’elle est présentée, cette conception présuppose l’adhésion à une seule approche.

6L’autre point de vue est celui qui est décrit par Puren (1988) dans un jeu de boîtes (voir figure 1).

7Ce cadre, plus précis, serait satisfaisant, s’il ne subordonnait en quelque sorte la didactique à l’enseignement, en un temps où l’on se centre davantage sur l’apprentissage. Que l’on ne voie pas là une critique du chercheur : la formation des candidats au CAPES m’a montré qu’à côté des théories de l’apprentissage (relativement récentes) on parle, en France du moins, d’hypothèses d’enseignement dont le rattachement aux théories de l’apprentissage est plus ou moins diffus ; en tout cas rarement explicite (Kuperberg &Narcy 1992).

8En fait il serait tentant d’appliquer, dès maintenant ce qui sera la méthodologie de la recherche qui va être décrite en faisant une synthèse des deux points de vue. Ceci nous conduira à remplacer la case « enseignement » par une case « théories de référence » dans le modèle de Puren.

9La réflexion qui a lentement permis d’élaborer le contenu de cette communication a suivi un cheminement inverse, car elle est partie de l’apprenant pour déterminer quelles étaient les sciences de fondement qui permettaient au didacticien d’aider l’apprenant à atteindre ses objectifs.

10Ce n’est pas par simple coïncidence qu’une première communication sur ce thème a été présentée dans ce même atelier au Congrès du Mans en 1991.

11Le tableau ci-dessous contenait une série d’interrogations dirigées vers les sciences de fondement pour déterminer quels étaient les paramètres qui conditionnaient les tâches que l’apprenant devait accomplir pour acquérir une L 2.

12Ce transparent était largement inspiré d’un tableau de Stern (1983). Il s’en éloignait, car ce dernier ne mentionnait pas les Recherches en Acquisition des Langues (RAL), et ne prenait pas en compte le jeu des paramètres et des tâches. Néanmoins en séparant dans le contexte, apprentissage, langue et enseignement, Stern évitait une faiblesse de mon propre tableau, où n’étaient pas distingués les paramètres relevant de l’apprentissage, ceux relevant de l’enseignement, et enfin ceux relevant du contenu lui-même.

13Enfin ce que Stern appelle linguistique éducationnelle correspond à ce que nous appelons didactique et se situe au même niveau.

Figure 3 : Modèle général de l’enseignement des L 2

Figure 3 : Modèle général de l’enseignement des L 2

Stern 1983

14Le travail du didacticien, comme le montrait ma communication du Mans, consiste à établir un lien entre les sciences de fondement et les tâches que l’apprenant doit accomplir. Ce lien sera plus facile à concevoir si des paramètres clairement définis permettent d’avoir des repères fiables pour comprendre pourquoi les tâches, dans leur ensemble ou individuellement, donnent, ou ne donnent pas les résultats escomptés.

15Il fallait donc déterminer quels étaient ces paramètres et étudier la manière dont ils allaient conditionner la création et l’organisation des tâches.

16Cette recherche allait être très largement bibliographique, plus inductive que déductive. Il paraissait, initialement, difficile de favoriser une théorie plus qu’une autre. Il était clair, pour reprendre le classement de Zahorik cité dans Freeman et Richards (1993), qu’il y avait trois conceptions de l’enseignement :

  • «scientifically-based » conceptions,

  • « theory and values-based » conceptions,

  • « art/craft conceptions of teaching ».

17La lecture d’ouvrages tels que ceux de MacLaughlin (1987), Caron (1989) Seliger et Shohamy (1989), Larsen-Freeman et Long (1991) montre qu’aucune approche scientifique n’est pour le moment totalement convaincante, et que toute approche axiomatique a des points faibles.

18Quant au troisième type de conception, tout en étant convaincu qu’il y aura toujours un élément personnel artisanal dans la relation entre l’apprenant et l’enseignant, je suis trop positiviste pour me satisfaire d’une telle approche.

19La métaphore du kaléidoscope peut nous aider à résoudre ce dilemme. On peut imaginer que les cristaux de cet instrument sont les paramètres qui nous intéressent. Chaque nouvelle inclinaison les réorganise en un ensemble cohérent qui en donne une vision différente (une théorie). Chaque théorie est conditionnée par l’angle de l’inclinaison et met donc certains paramètres plus en valeur que d’autres.

20Dans l’état actuel de nos moyens de recherche, tout ce que nous pouvons faire c’est augmenter la finesse de notre perception des paramètres (voyons-nous bien tous les cristaux ?) et peut être voir si nous avons épuisé le nombre des images (peut être avons-nous fait tourner le kaléidoscope trop vite et manqué ainsi une image cohérente ?).

21En revanche, il ne nous est pas permis d’ouvrir le kaléidoscope pour voir comment les cristaux fonctionnent vraiment, car alors il ne nous resterait qu’un amas incohérent de cristaux.

22Contrairement aux chercheurs des sciences de fondement qui peuvent décrire une image du kaléidoscope et oublier les autres, le didacticien doit prendre des décisions, suggérer des procédures d’action. L’intervention est de son ressort.

23Il lui faut donc chercher un compromis, une synthèse de toutes les images pour définir une théorisation de la pratique qui facilite le travail aussi bien des apprenants que des enseignants. Ceci l’amènera à isoler initialement les paramètres les plus pertinents de chaque théorie pour voir s’ils peuvent se combiner dans une méthodologie rigoureuse et applicable.

24Cette tâche allait être facilitée par les ouvrages déjà cités (Larsen-Freeman/Long, McLaughlin et aussi Rod Ellis). Dresser la liste des paramètres présentés dans les diverses sciences (RAL - Psycholinguistique, sociolinguistique, sciences cognitives, linguistique, etc.) allait prendre du temps, mais le plus important était ensuite de soumettre ces paramètres à l’épreuve du terrain pour retenir ceux qui semblaient les plus pertinents aux enseignants.

25Une liste non exhaustive des paramètres de l’apprentissage et de l’enseignant a été présentée au colloque de l’ACEDLE (Narcy 1993). Sa longueur ne permet pas de la reprendre ici (elle regroupe 80 paramètres de l’enseignement et 50 paramètres de l’apprentissage environ). Cette liste a été débattue par près de 300 enseignants, dans diverses formations, sur une période de trois ans. Certains paramètres ont semblé très utiles, alors que d’autres paraissaient relever d’une d’analyse plus fine, inutile au niveau du terrain.

26Une vingtaine de paramètres de l’apprentissage restaient en course, il restait à organiser leur jeu de façon convaincante.

27Un tableau de Ken Willing (repris et modifié dans Narcy, 1991) et un schéma de Levelt (1989), semblaient pouvoir se compléter dans un nouveau schéma qui montre que le passage de l’input (les données en entrée) à l’output (les données en sortie) n’est pas aussi simple que le laisserait croire sa présentation traditionnelle (voir figure 4).

28Il fallait bien sûr intégrer dans cette synthèse des deux schémas de base les paramètres cruciaux que les deux chercheurs n’avaient pas pris en compte. Le résultat est indéniablement assez complexe, chaque numéro renvoyant aux conséquences méthodologiques qui suivent le schéma et l’expliquent.

29Deux points restent irrésolus :

  • la hiérarchisation des priorités : trop de paramètres la conditionnent.

  • l’influence des paramètres de l’enseignement sur le fonctionnement des paramètres de l’apprentissage.

30Le tableau 1 essaie de montrer la complexité de cette entreprise. Néanmoins il est déjà évident que certains paramètres de l’enseignement (effectif trop lourd) ne permettront pas d’atteindre certains objectifs trop ambitieux. Dans chaque situation, l’enseignant devra trouver un compromis entre ce qu’il faudrait faire et ce qu’il peut matériellement faire, ce qui sera peut-être une façon de hiérarchiser les priorités.

31Avant de conclure, rappelons que la réflexion sur les paramètres de l’apprentissage nous sensibilise au fait que la présentation de la langue doit, pour satisfaire certains paramètres, se faire de façon conceptuelle ; et suivre une approche plus sociolinguistique pour en satisfaire d’autres. Ce qui justifie le difficile compromis qui s’établit au niveau du terrain entre une pratique raisonnée de la langue qui s’appuie sur la linguistique de l’énonciation et certains classements issus de la théorie des actes de parole. C’est ce difficile compromis, imposé par les exigences de l’intervention sur le terrain que nous devons mener, qui justifie les propos qui concluront cette communication.

32Le modèle proposé de théorisation de la pratique est largement hypothétique dans la mesure où il s’appuie sur des théories elles-mêmes imparfaitement fondées. Ce n’est pas à moi de déterminer s’il s’agit d’un modèle éclectique, ou d’un modèle syncrétique. Je suis parfaitement conscient des risques qu’une telle approche fait encourir au chercheur qui la suit : une certaine réprobation des chercheurs des sciences de fondement. Ma justification est simple, il faut intervenir à bon escient. J’ajouterai que si, conscients de la faiblesse des fondements de cette théorisation, nous en mesurons les effets et nous l’ajustons constamment en fonction de l’évolution des sciences de fondement et des résultats mesurés sur le terrain, nous contribuerons peut-être à lever une partie du voile qui obscurcit encore notre perception de ce que représente l’apprentissage d’une seconde langue.

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Bibliographie

Caron, J. 1989. Précis de psycholinguistique. Paris : Presses Universitaires de France.

Ellis, R. 1992. Second Language Acquisition and Language Pedagogy. Clevedon : Multilingual Matters.

Freeman, D. et J.C. Richards. 1993. « Conceptions of teaching and the education of second language teachers ». -Tesol Quarterly 27/2.

Kuperberg A.-M et J.-P. Narcy (dir). 1992. -De la forme au sens et du sens à la forme. Amiens : CRDP.

Levelt, W. 1989. Speaking: from Intention to Articulation. Cambridge, MA : Bradford Books/MIT Press.

Larsen-Freeman, D. et M. Long. 1991. An Introduction to Second Language Research. Londres : Longman.

MacLaughlin, B. 1988. Theories of Second Language Acquisition. Londres : Edward Arnold.

Narcy J.-P. 1990. Apprendre une langue étrangère. Paris : Éditions d'Organisation.

Narcy, J.-P. 1993. « L'étude de l'interaction de deux jeux de paramètres comme outil d'analyse des pratiques de classe ». Communication au Colloque ACEDLE, ENS Saint-Cloud, novembre 1993.

Puren, C. 1988. Histoire des méthodologies de l'enseignement des languesParis : Nathan/Clé International.

Richards, J.C et T.S. Rodgers. 1986. Approaches and Methods in Language Teaching. Cambridge : Cambridge University Press.

Seliger, H.W. et E. Shohamy. 1989. Second Language Research Methods. Oxford : Oxford University Press.

Stern, H. H. 1983. Fundamental Concepts of Language Teaching. Oxford : Oxford University Press.

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Notes

1 Communication présentée lors du congrès de la Société des anglicistes de l'enseignement supérieur, Université de Valenciennes, mai 1994.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Narcy-Combes, « La théorisation de la pratique »ASp, 7-10 | 1995, 443-452.

Référence électronique

Jean-Paul Narcy-Combes, « La théorisation de la pratique »ASp [En ligne], 7-10 | 1995, mis en ligne le 18 novembre 2013, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asp/3980 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asp.3980

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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