1Le littéraire que je suis et qui se pose depuis près de trente ans la question de savoir « Quel discours scientifique pour la stylistique ? » n'aurait jamais soupçonné qu'il lui faudrait un jour renverser cette question et s'interroger sur « Quelle stylistique pour le discours scientifique ? ». Je commencerai donc par remercier Michel Petit pour cette initiative originale qui nous rappelle fort opportunément que, parmi les pratiques discursives, la littérature ne peut confisquer la stylistique et j'enchaînerai par un aveu : je crains en effet que mon intervention ne frôle l'imposture car je prétends parler d'un domaine (le discours scientifique) que je ne maîtrise pas et d'une problématique dont j'ignore tout ou presque, ayant trop longtemps sans doute écouté d'autres sirènes et le temps m'ayant manqué pour le minimum de recyclage que supposait l'entreprise. Je parlerai donc sous le triple contrôle des linguistes, des spécialistes de l'anglais de spécialité et bien sûr des scientifiques de cette assemblée. Cette crainte se double par ailleurs d'une certaine gêne, dans la mesure où mon propos est placé sous le signe d'un autre paradoxe. Une certaine éthique ou un certain sens de l'esthétique (du décorum, disaient les Anciens) voudrait en effet que mon propos se rapprochât autant que possible de son objet d'application et se fît aussi « scientifique » que possible. Or la stylistique n'est pas une science mais une pratique ou plutôt un ensemble de pratiques irrémédiablement marqué, à des degrés divers et singulièrement en « stylistique littéraire », par un subjectivisme qu'il est, soit dit en passant, préférable d'assumer plutôt que de tenter de nier. Toutefois, dans la mesure où la stylistique, bien comprise, tente d'importer dans son domaine le souci de l'observation minutieuse, l'esprit de rigueur, la concision et la précision du langage qui marquent, entre autres qualités, le discours scientifique, elle reste, sinon une « science » du moins une discipline, dans tous les sens du terme. À ce titre, elle a peut-être droit de cité (d'être citée) dans le domaine qui nous occupe aujourd'hui.
2Après quelques réflexions préliminaires sur l'intitulé du Colloque, suivies d'un rappel schématique de la spécificité du « discours scientifique » et des pratiques stylisticiennes, je tenterai de répondre à la question posée, sans trop d'illusions sur l'originalité des réponses. En annexe, figurera un corpus très restreint de quelques exemples (tirés des mathématiques et de la physique) suivis de quelques brefs commentaires stylistiques. Mon discours sera surtout général, plus spéculatif peut-être que théorique, et aussi limité que le corpus.
- 1 Même Aristote, avec lequel naît la méthode scientifique, déclare : « La physique et les mathématiq (...)
- 2 Procédé qu'on retrouve par exemple au 12e siècle dans la rhétorique des « questions » qui permette (...)
3La réflexion n'abordera pas les aspects historiques de la problématique, c'est-à-dire l'émergence et l'évolution du discours scientifique de l'Antiquité à nos jours. Rappelons seulement que la distinction des domaines et des variétés de langue est une conquête progressive et la caractéristique de la pensée moderne. Une pensée qui, malgré les indéniables progrès accomplis au cours des siècles, n'en finit pourtant pas de s'interroger sur le problème des frontières entre les disciplines et la validité des théorisations. On sait que, à l'origine (?), philosophie, littérature (voire poésie) et science sont étroitement liées. Platon était mathématicien et il avait inscrit au fronton de son Académie l'avertissement suivant : « Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre ». Pourtant, l'on sait aussi la part que joue l'imaginaire (et notamment les mythes) dans son discours1. D'autre part, nombre de traités scientifiques (travaux des champs ou autres calendriers de la vie pratique) et de traités juridiques étaient écrits en vers, pour des raisons mnémotechniques2. La genèse de la pensée scientifique est l'histoire de sa libération progressive de l'emprise de l'imaginaire sous toutes ses formes : superstitions, mythes, croyances.
4Je n'aborderai pas non plus le problème important et passionnant de la traduction des discours scientifiques d'une langue à l'autre, domaine dans lequel mes ignorances sont peut-être encore plus abyssales, ni bien sûr le fonctionnement du « discours scientifique » inséré dans un texte littéraire, qui relève d'une autre problématique que celle de ce Colloque.
5Le titre du Colloque suggère au moins deux présupposés : le premier est clair, « il y a plusieurs stylistiques », le second, « il y a un discours scientifique », est plus problématique ; tout dépend du sens donné à l'article défini et à l'expression « le discours scientifique ».
6Je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'attarder sur le premier. Le problème de la pluralité des pratiques n'est pas propre à la stylistique. Il est au cœur même de toutes les activités humaines. Comme je viens de le faire, l'emploi du singulier « la stylistique » (comme la linguistique, la philosophie, la science, etc.) n'est qu'une commodité (une figure de style ?) qui désigne un certain type d'activité ou un champ d'investigation, tandis que le pluriel renvoie à la diversité des démarches selon l'objectif poursuivi et l'objet d'analyse (voir infra). Le Colloque pose donc la question de savoir quelle est la pratique stylisticienne la mieux adaptée à l'étude du « discours scientifique » ?
- 3 Elle n'est qu'un « artefact » dont la nature est d'ailleurs loin d'être clairement définie : s'agi (...)
- 4 Diversement appelée « register » (Firth) ou « province » (Crystal/Davy) ou « field » par les théor (...)
7Le second présupposé, « il y a un discours scientifique », est peut-être innocemment et faussement provocateur. Si l'on considère que « discours » et « langage » sont ici synonymes, on peut objecter que l'autonomie du discours scientifique, entendu ici comme discours tenu par un spécialiste des sciences exactes ou expérimentales portant sur des objets de connaissance relevant de sa discipline, n'a jamais été « scientifiquement » démontrée, mais l'objection vaut pour les autres discours, par exemple, littéraire ou poétique, pour évoquer l'autre pôle des productions langagières, car le délicat problème des frontières entre les domaines, est loin d'être résolu. Pourtant cette lacune théorique n'a jamais empêché la recherche et la critique de se poursuivre et, pour l'instant, en l'absence d'une véritable typologie des discours, qui n'est peut-être qu'un mythe, linguistes, stylisticiens et littéraires, tous logés à la même enseigne, doivent se contenter de la connaissance empirique – certes, de plus en plus affinée au cours des siècles – qu'ils possèdent des différences d'un domaine à l'autre. Dans l'écrasante majorité des cas, la compétence linguistique de l'auditeur/lecteur et la situation d'énonciation lui permettent en effet de savoir s'il a affaire à un texte scientifique ou non. Il n'y a donc aucun inconvénient à parler de « langage scientifique » comme on parle de « langage poétique », étant bien entendu que, dans les deux cas, le mot « langage », comme « langue »3, est une abstraction, qui recouvre une grande diversité de productions discursives qui ont cependant quelques traits (qualités ou propriétés) en commun, un « air de famille » si l'on veut, qui permettent de les classer dans une même variété4 de langue (voir infra).
8Cela dit, toutes les langues de spécialité ne peuvent être mises sur le même rang. Certaines s'écartent plus que d'autres du langage courant, notamment au plan lexical. Qui songerait à nier que la mathématique (ou les mathématiques), même si elle emprunte une partie de son lexique à la langue courante, constitue un langage original, fortement technique et spécialisé, parfois incompréhensible pour le profane, et pas seulement en raison de son haut degré d'abstraction ? À tel point que l'enseignement des mathématiques passe d'abord par l'apprentissage d'un certain langage, comme on l'oublie trop souvent : la première tâche à laquelle est confronté l'écolier dès son plus jeune âge est sans doute moins la maîtrise du calcul (au sens large du terme) que le décodage de l'énoncé mathématique et le maniement d'un idiome.
- 5 Toutefois, l'emploi du terme est trompeur car les revues que j'ai pu consulter montrent assez que (...)
- 6 Voir le corpus en Annexe (exemple 1), un échantillon de cette langue commune spécialisée.
- 7 La montée en puissance, pour utiliser un cliché branché (… sur le discours scientifique) des surdo (...)
9Toutefois dans notre société, dans notre monde devrais-je dire, en pleine mutation depuis l'explosion de la recherche scientifique avec la conquête de l'atome et de l'espace et le développement de l'informatique, sans parler de la mondialisation de l'économie et de la politique, les rapports entre langue commune ou « standard » et langues de spécialités ont changé. L'écart à la fois se comble et se creuse. Il se creuse parce que le lexique spécialisé ne cesse de s'enrichir de mots nouveaux à chaque découverte et qu'il est difficile de suivre les progrès fulgurants de la science dans certains secteurs de pointe ; il se comble parce que l'intégration de ces néologismes scientifiques dans la langue courante est de plus en rapide en raison des immenses progrès en matière de communication réalisés depuis le développement des media, notamment de la télévision, et plus récemment de l'informatique qui ouvre dans le domaine de l'acquisition des connaissances des perspectives vertigineuses. En raison aussi de ce que l'on pourrait appeler la domestication de la science, c'est-à-dire la multiplication des applications pratiques des découvertes dans la vie quotidienne, la cuisine devient un mini-laboratoire et la chambre ou le bureau un centre multi-média où trône l'ordinateur, cette nouvelle idole des jeunes… de tous âges. Le succès de quantités de revues informatiques spécialement conçues pour les « nuls »5 et qui envahissent les consoles des grands centres de distribution montre assez que le recyclage « scientifique » de l'homme moyen est une nécessité vitale : l'homme du troisième millénaire sera un savant ou ne sera rien. Aussi la langue de tous les jours se transforme-t-elle sous la pression, chaque jour plus forte, de certaines langues de spécialité, et son lexique devient de plus en plus scientifique, dans son contenu comme dans sa forme : à côté des « technicismes », les anglicismes fleurissent dans la langue française, parce que, n'est-ce pas, on (les responsables des media) n'a plus le temps de traduire (le temps c'est de l'argent) tandis que se multiplient les sigles (analogues linguistiques des symboles mathématiques), si bien que la lecture devient parfois un véritable jeu de pistes ou un parcours d'initié6. Bref la langue « commune » le devient de moins en moins et si l'éducation (la masse) ne suit pas, les conséquences à plus ou moins long terme sur le plan sociologique (y compris les relations parents/enfants) risquent d'être catastrophiques7. Mais ceci est une autre histoire.
- 8 La profession de foi qui suit n'engage évidemment que moi.
- 9 Observons que la multiplication des champs de recherche depuis un demi-siècle a eu pour conséquenc (...)
101. La stylistique8 est au carrefour de nombreuses disciplines comme la linguistique, la philologie, la psychologie, la sociolinguistique, l'histoire des mentalités, la critique littéraire, l'esthétique et son histoire, la pragmatique, la sémiotique (narrative, poétique ou dramatique), mais elle reste une discipline autonome, avec ses propres objectifs, sa terminologie, ses protocoles d'analyse9.
112. La notion de « style », même entendue comme « différence », ou « manière originale », ou « ensemble d'habitudes de composition » reste sinon ambiguë du moins ambivalente parce que paradoxale et appliquée à différents niveaux d'analyse qui peuvent ou non se recouper : texte isolé, genre, œuvre, individu, groupe d'auteurs, période historique, nation tout entière.
- 10 « Style is meaning, nothing else is », continuait d'affirmer Stanley Fish, le « one-time » partis (...)
12Le stylisticien doit donc se faire une règle absolue de préciser le sens qu'il prête à ce terme, au seuil de ses analyses. En critique littéraire, par exemple, les définitions oscillent entre deux extrêmes, le style réduit à une simple empreinte ou purement et simplement identifié au texte tout entier (considéré comme, singulier, unique), en passant par le style comme ornement (ou addition), comme forme (et stratégie de la forme), comme sens10 (ou vision du monde), comme choix, comme connotation, etc.
133. Le style individuel est plus ou moins marqué, plus ou moins caché. Alors qu'il doit en principe frapper comme une évidence (le style existe pour être perçu, parce qu'il est perçu), il évolue souvent aux franges du « dire », dans les zones instables de la signification, dans les connotations, l'implicite, le non-dit, l'insaisissable. Il faut donc, sans doute, postuler l'existence de niveaux du style : une face manifeste, avec ses traits de style bien marqués, comme des billets de banque, rendant possible l'imitation, mais aussi une face cachée, intime, inviolable, qui fait que la contrefaçon restera toujours une contrefaçon, une réussite provisoire condamnée à l'échec. Un cliché du genre (du style !) : « Il/elle n'a pas créé de style ; il/elle avait un talent inimitable » résume bien les paradoxes et ambiguïtés du langage : selon les perspectives, « style », « talent », « génie » se confondent ou s'opposent.
- 11 En effet, quand on croit identifier un « style individuel » (unique, inimitable), on reconnaît d'a (...)
144. Si le style, dans son acception peut-être la plus répandue de « manière personnelle », de « marque individuelle », est, en théorie, la différence absolue (mais comment l'établir, puisque la production est continue et infinie11 ?), l'observation montre que la notion de « style » est souvent relative et plurielle, car un style individuel évolue. Bien souvent, lorsqu'on parle du « style » d'un auteur, il s'agit du « style de la maturité » (terme ambigu) ou de ses « meilleures œuvres », corpus établi par consensus, tributaire de valeurs historiquement datées, de l'idéologie régnante et de modes esthétiques.
155. Le texte (qu'il soit oral ou écrit) existe comme « objet » d'analyse. Même s'il est en partie construit par l'analyse, le texte possède son vocabulaire, sa syntaxe, son rythme, bref une forme que l'on peut décrire et cette forme produit des effets que l'on peut repérer et analyser. Le stylisticien n'ignore pas la problématique de l'objet et du sujet, mais ce n'est pas sa priorité. Son approche du texte reste globalement structuraliste et pragmatique.
- 12 Le concept de « pertinence stylistique » est évidemment à la fois capital et délicat en stylistiqu (...)
- 13 Est-il besoin de préciser que l'analyse stylistique n'a pas pour objectif de démontrer ou prouver (...)
- 14 Il est révélateur que des linguistes de plus en plus nombreux s'intéressent à la stylistique et à (...)
- 15 Pour des raisons théoriques, pratiques et pédagogiques qu'il serait trop long d'expliquer. Mais on (...)
166. La stylistique est avant tout une pratique descriptive. Elle commence par la collecte des faits « pertinents »12 aux différents niveaux de l'expression (lexique, syntaxe, phonologie, rythme et prosodie). Proche de la description linguistique à laquelle elle emprunte souvent terminologie, modèles et protocoles d'analyse, elle en diffère par ses finalités13, ses méthodes d'analyse textuelle, éventuellement le choix du corpus, mais il faut reconnaître que ces différences ont commencé à se réduire avec l'élargissement de la linguistique au domaine du discours, y compris littéraire14. Précisons que le stylisticien n'est pas dupe du caractère faussement scientifique du mot « descriptif » qui n'est pas si aisément séparable de « interprétatif », son frère (apparemment) ennemi. En effet, dans la mesure où aucune analyse stylistique ne saurait être exhaustive15, elle implique le choix d'un corpus, lequel implique déjà une interprétation, donc l'intervention de critères partiellement subjectifs. Cela dit, si « interprétatif » signifie analyse (description ?) du fonctionnement des faits stylistiques en contexte, la stylistique est aussi évidemment interprétative. Quant au jugement de valeur esthétique, il ne relève pas de son domaine.
177. La stylistique étudie des différences, des variations, des contrastes, mais aussi des redondances (lesquelles peuvent fonder des ruptures). Par conséquent, les notions de norme (externe ou interne), d'écart et de déviation sont pertinentes. Quelles que soient les objections que soulève la définition théorique de ces concepts, le stylisticien constate chaque jour qu'ils sont incontournables comme le prouve le métalangage de leurs propres détracteurs dès qu'ils passent de la théorie à la pratique.
18Qu'il s'agisse de discours oral ou écrit (et la distinction est capitale, en stylistique), on peut distinguer deux grandes pratiques stylisticiennes, selon l'objectif visé, qu'il convient de bien distinguer, auxquelles on peut annexer l'analyse rhétorique.
19Ou bien l'on décide de cerner les constantes d'une pratique langagière à différents niveaux d'investigation (auteur, groupe d'auteurs, période, genre, etc.) et c'est l'étude de style (« style study ») qui recense les traits de style (« traits of style »), comme on dit « traits de caractère ». Il s'agit d'une stylistique de caractérisation (signalétique), à la recherche de traits distinctifs, d'une différence, et sa démarche est essentiellement comparative.
- 16 Je préfère finalement cette expression banale à « stylistique fonctionnelle », car la notion de « (...)
- 17 « Style as perceptive strategy », selon E.L. Epstein (1978, chapitre 1), dont la « stylistique des (...)
20Ou bien, on cherche à rendre compte du fonctionnement d'un texte isolé, à montrer en quoi il est efficace (sur le lecteur) et comment les procédés linguistiques participent à la production du sens et c'est l'analyse stylistique (« stylistic analysis ») qui recense les faits stylistiques (« stylistic devices »). Il s'agit d'une stylistique textuelle16 dont le but n'est pas tant de définir la spécificité d'un objet que d'étudier une stratégie de la forme17 et de la réception du message.
- 18 Il existe des dictionnaires de faits rhétoriques mais pas de dictionnaire de faits stylistiques do (...)
21Cette pratique est en rapports étroits avec l'analyse rhétorique, qu'il s'agisse de la rhétorique restreinte (domaine des figures) ou de la rhétorique générale (techniques d'argumentation et de persuasion). Pourtant il ne faut pas confondre les deux types d'analyse car si le fait stylistique simple est souvent un fait rhétorique, il déborde largement le cadre de cette discipline qu'on a parfois appelée la « stylistique des Anciens ». On peut donc conserver l'analyse rhétorique dans le domaine de la stylistique (après tout l'expression, ambiguë il est vrai, de « figures de style », nous y invite) à condition d'éviter la confusion terminologique et de ne pas perdre de vue quelques différences élémentaires18.
22Les deux concepts opératoires peuvent se recouper s'il est prouvé, par les méthodes comparatives adéquates, que tel « fait stylistique », qui a d'abord retenu l'attention pour ses effets, se trouve, de surcroît, être original ou particulièrement insistant. Par ailleurs, « trait de style » et « fait stylistique » peuvent être simples ou complexes, de nature substantielle (un procédé concret, repérable à la surface du texte) ou relationnelle (un procédé plus complexe, plus abstrait, de structuration qui suppose la mise en relation de plusieurs faits linguistiques ou textuels [Mathis 1994]. Dans la pratique, la caractérisation des traits de style suppose l'établissement préalable des faits stylistiques. L'analyse stylistique précède donc l'étude de style.
23Mais revenons aux « traits de style » en ajoutant une précision. Le recensement des habitudes de composition d'un auteur ne suffit pas à fonder l'originalité d'un style car, je l'ai dit, ce style peut être plus ou moins imitatif ou original. Sa caractérisation peut permettre de situer un auteur dans un genre, dans une période, dans une école. Tel poète sera déclaré lyrique et baroque, par exemple, et c'est une première façon de définir son style. Mais, bien sûr, plus stimulante, et aussi plus ambitieuse, est la recherche de ce qui fait vraiment son originalité au sein de cet ensemble, c'est-à-dire le repérage de traits de style vraiment personnels. L'entreprise est délicate et souvent hasardeuse car, à ce niveau, des facteurs historiques, biographiques, idéologiques et psychologiques entrent en jeu, qui rendent difficile toute formalisation d'un phénomène qui ne peut se réduire à de simples procédés linguistiques, si bien que la célèbre expression, « ce je ne sais quoi », qui définissait jadis le style a encore de beaux jours devant elle, même si les progrès constants de la recherche en la matière autorisent quelques espoirs. Quoi qu'il en soit, ces traits de style sont en général en nombre limité, parfois même réduits à l'unité (la phrase longue de Proust, les imparfaits de Flaubert, la litote classique ou Klassische Dämpfung si bien analysée par Leo Spitzer, etc.). Pour un individu, ils doivent, en principe, se retrouver dans la diversité de ses productions, avec cette réserve que le style peut évoluer, comme dit plus haut. Pour un genre littéraire donné, les traits de style correspondent aux conventions de genre (genre markers) qui permettent de le distinguer des autres genres, par exemple, le discours épique du discours lyrique.
24L’expression « discours scientifique », on l'a dit, fait problème, mais le substantif n'est pas seul en cause. À partir de quelle limite (frontière) passe-t-on du discours non scientifique au discours scientifique, lequel ne peut se définir exclusivement ni par son contenu (objet, vérité), ni par sa forme, ni par son intention, ni par son mode de diffusion, mais par tous ces éléments à la fois, selon un dosage difficile à établir « scientifiquement » ?
- 19 Les mathématiques sont à la science ce que la poésie est à la littérature, deux paradigmes qui ne (...)
- 20 Bien que Bally pratique une stylistique de la langue et non du discours, on trouvera de nombreuses (...)
25Prenons maintenant le risque, de rappeler quelques « évidences », en espérant ne pas dire trop de sottises, en imaginant un discours scientifique « idéal » dont les mathématiques seraient le modèle le plus approchant, comme le suggère l'étymologie (mathêma = science)19 et en nous inspirant partiellement des réflexions de Bally20 sur le comportement humain fait, selon le maître de la stylistique affective et expressive de la langue (et non du discours littéraire), de perception (nous comprenons) et d'émotion (nous sentons), correspondant aux deux pôles intellectuel et affectif entre lesquels la pensée sans cesse oscille.
- 21 Je m'en tiens strictement au « texte » en laissant de côté le « paratexte » (éditorial ou autorial (...)
261. Le discours scientifique est avant tout un discours « sérieux », au sens que le terme prend dans la théorie des « actes de paroles » (Austin, Searle) et stable. Le ludique, qui tient une place importante en littérature comme dans la langue courante, est banni. Le mimétique aussi car le texte scientifique21, en dehors évidemment de ses aspects graphiques, ne vise jamais à imiter son objet à travers sa forme générale et son langage (pas de calligrammes, d'onomatopées, de symbolisme sonore, d'effets de rythmes, etc.).
272. Il est par définition généralisable et universel (il n'y a de science que du général).
283. Il ne construit pas un langage (comme fin en soi, du moins) mais un savoir fondé sur le principe de causalité qui cherche à définir les lois universelles ; le texte littéraire est surtout en quête d'un langage qui est sa propre vérité.
- 22 Citons cette définition du groupe Bourbaki, placée, notons-le au passage, sous le signe de la moda (...)
294. Il appartient à la catégorie des textes logiques, hautement formalisé22, symbolique et artificiel. C'est d'ailleurs parce qu'il est strictement (rigidement, mécaniquement) codifié qu'il se prête si bien à la parodie. Il suffit de relire le célèbre pastiche de G. Perec (Cantatrix Sopranica, voir Annexe 11, pour quelques extraits) pour s'en convaincre, en notant qu'il nous en apprend beaucoup sur la nature du discours scientifique (ici science de l'observation) mais aussi sur le langage littéraire, surtout dans les passages les plus facétieux, où les effets sont grossis jusqu'au grotesque. Ainsi la démarche suivie pour la « démonstration » parodique est exemplaire : réfutation de thèses antérieures et nouvelle hypothèse, présentation et conduite de l'expérience (matériel, cobayes, stimuli, méthode, enregistrement, résultats) commentaire. Comme est exemplaire, sans parler du choix de l'anglais, langue universelle (donc idiome privilégié pour la science), la forme hétérogène du discours, mêlant le linguistique (encombré des inévitables parenthèses biographiques, dates à l'appui, comme dans Jean-Page & Desmeyeurs 1932) et le graphique, sous toutes ses formes (tableau, figures, diagrammes, schémas…).
- 23 Pour Bally, le discours scientifique est une activité purement intellectuelle (ni affectivité, ni (...)
- 24 Respectivement, termes dialectaux, anachronismes, changements de niveaux de langue ou de registre, (...)
- 25 Ce qui ne veut pas dire évidemment que l'émotion, l'imagination, l'intuition, l'affectif, voire l' (...)
305. Son langage est rationnel, intellectuel23, dénotatif, explicite (pas de non-dit ni d'implicite), univoque (pas de polysémie ni de polyphonie), transparent (bien que le vocabulaire soit souvent opaque pour le profane), libre de toute interférence lexicale (diatopique, diachronique, diastratique, diaphasique24) dominé par les fonctions référentielle et métalinguistique (définition précise des termes techniques, chaque fois que nécessaire). La fonction poétique, au sens jakobsonien du terme (attention centrée sur la forme du message et non sur le contenu) n'y joue aucun rôle, car l'objectif de la science est la description du réel et la démonstration de la vérité (objective, exacte, comme les sciences du même nom) tandis que la littérature est fiction, imagination, émotion (langue des rêves et des sentiments plutôt que langue des idées), opacité, transposition et non-transcription du réel, fortement marquée par le souci esthétique25. Aussi, la littérature est-elle plus souvent mensonge (et songe) que vérité (« pas de vérité du texte », dit Barthes), un « mentir vrai » peut-être, mais cette vérité n'est pas objective (vérité des émotions – peu importe la réalité ou non des stimuli – par opposition à la vérité des faits).
- 26 La notion de « vérité » en discours scientifique n'est en fait pas si évidente que cela. Dans ce d (...)
316. Le sens se construit progressivement, de proposition en proposition, lesquelles sont ordonnées selon une logique argumentative, cumulative et économique, (le superflu, le redondant et le digressif sont bannis), la vérité du discours étant la somme ou le résultat des vérités26, partielles de chaque proposition dont aucune ne peut être omise car chaque maillon de la chaîne du raisonnement compte. La démarche heuristique est soit déductive (mathématiques) soit inductive (sciences expérimentales ou d'observation), deux types de raisonnement qu'on oppose habituellement, mais qui se complètent. La science est le domaine du réel quantifiable, mesurable, vérifiable ; la littérature, celui de la fiction, de l'impalpable, de la démesure, de l'inqualifiable, même, particulièrement en poésie où le sens est parfois insaisissable, jusqu'au non-sens. Si l'empire des chiffres ne s'en laisse pas conter, dans celui des signes imaginaires, c'est le rêve qui compte.
327. Le texte scientifique est clos, autonome, complet, comme une équation mathématique. Sa vérité est tout entière contenue dans les composants de cette équation et le connecteur logique qui les unit, elle ne se discute pas. Le texte littéraire est clos-ouvert et sa « vérité » (pace Barthes !) dépend moins des faits et des réalités du monde extérieur que des effets produits sur le lecteur, elle est par conséquent éminemment subjective, et l'intertextualité y tient une place prépondérante ; elle est même pour certains le premier critère de « littérarité ». Il y a du citationnel dans le discours scientifique (postulats, théorèmes, etc.) mais c'est un passage obligé, un maillon indispensable dans la chaîne des raisonnements logiques et non plus un argument d'autorité (une caution) ni un hommage en passant aux illustres prédécesseurs.
338. Le texte scientifique peut voisiner avec d'autres textes de même nature dans une revue mais il n'entretient en principe aucun rapport avec eux : juxtaposition ne signifie pas intégration. Le texte littéraire, en revanche, peut être un élément dans un ensemble (« sonnet sequences » de Sidney, Spenser ou Shakespeare, par exemple) qui participe à sa signification et valeur esthétique, d'où la pratique de la « mise en série » (en perspective) dans l'analyse stylistique des recueils. Cette « mise en série » est inconcevable ou exceptionnelle dans le domaine scientifique.
349. Malgré sa texture serrée et sa forte unité logique, le texte scientifique n'est pas parfaitement homogène : il est constitué de deux types de discours, linguistique et formel (au sens le plus concret du terme : équations, schémas, graphiques). Quant au linguistique (ou discursif), il se dédouble lui-même en deux types « d'énoncés » : du plus prouvé (axiomes, postulats, théorèmes, empruntés à d'autres discours, mais aussi clichés et formules figées, le pré-construit), donc une certaine forme d'intertextualité tout de même, et du « personnel » : le discours de l'énonciateur, dont la présence se fait plus ou moins sentir, des énoncés le plus objectifs (définition, loi, démonstration) aux plus périphériques comme la présentation de la problématique ou l'avant-propos, les commentaires, les rappels historiques, les anecdotes éventuelles, les conclusions. L'inscription du sujet dans le discours scientifique serait un bon thème de recherche, car si « penser c'est peser », selon l'aphorisme de Lord Kelvin, l'imaginaire et l'affectivité de l'individu pèsent aussi de tout leur poids sur sa pensée.
3510. Si l'on retient le concept de « dominante de niveau » d'expression élaboré par le formalisme slave, on peut sans trop de risque affirmer que parmi les niveaux lexical, graphique (mise en page ou « lay-out », schémas) et syntaxique (les seuls pertinents dans le discours scientifique où phonologie et prosodie ne jouent aucun rôle), c'est le niveau lexical qui domine. Ainsi Bally déclare que la syntaxe, entendue comme les procédés grammaticaux de nature exclusivement logique (qu'il classe parmi les « moyens indirects d'expression ») ne joue aucun rôle discriminatoire en discours scientifique car « il n'y a guère de syntaxe ou de construction propres à la langue scientifique » (t.1., p. 250) et il est vrai que l'unité syntaxique de ce discours qui évite en général les phrases complexes est la structure de base du langage courant : SN R SP car c'est elle qui se rapproche le plus de la formule, objet de la quête scientifique par excellence. Toutefois, la syntaxe mérite tout de même l'attention du stylisticien car l'articulation du linguistique (du discursif) sur le formel pourrait bien avoir des incidences sur ce niveau.
- 27 Notons toutefois que la terminologie savante est moins cryptique qu'il n'y paraisse à première vue (...)
36Bally note encore que les langues scientifique et littéraire modifient la langue courante mais pas dans le même sens ni pour les mêmes raisons. La première, tout en y puisant son vocabulaire (que Bally distingue de la terminologie), tend à la rendre aussi impersonnelle et abstraite que possible alors que la seconde veut l'accommoder à une pensée personnelle, affective et esthétique (t.1. 249). L'innovation est réduite à la stricte nécessité. Les mots sont puisés dans la langue courante, parmi les termes les plus propres à exprimer le contenu intellectuel. On parlera par exemple de « siccité » plutôt que de « sécheresse » (trop connotatif ou évocateur). Les néologismes, remarque-t-il, ne font pas problème, hormis un effort de mémorisation… et de lisibilité, notamment orale, serait-on tenté d'ajouter, en songeant par exemple à des termes comme « tetrahydroborate » ou autres « hexamethyleneetetramine »27, qui n'ont rien à envier a « antidisestablishmentarianism ».
37La double toile de fond étant posée, on peut maintenant tenter de répondre à la question (aux questions) posée(s) par ce Colloque : « Quelle stylistique pour le discours scientifique ? ».
- 28 Il ne s'agit pas évidemment d'une encyclopédie ou d'un inventaire des « objets » de connaissance, (...)
38Pour reprendre la distinction langue/discours, si l'on admet l'hypothèse de l'existence d'une langue scientifique commune aux différents secteurs du domaine, l'une des premières tâches de la stylistique, en collaboration avec les linguistes (et les scientifiques, évidemment) serait la description de cette langue, de son lexique28, de sa grammaire, de sa rhétorique. La démarche heuristique serait nécessairement une procédure d'extraction : il s'agirait de dégager de la « langue commune » tous les procédés d'expression sinon propres au domaine (rappelons-nous le délicat problème des frontières) du moins privilégiés par lui.
- 29 « Changé de sens » est sans doute impropre car bien souvent, ces acceptions sont en puissance dans (...)
39En dehors du lexique spécialisé et savant (de la terminologie scientifique), il faudrait recenser les termes de la langue courante qui ont changé de sens29, sans oublier les réajustements périodiques que suppose l'évolution de la « langue » qui s'enrichit progressivement, entre autres acquisitions, de termes scientifiques, d'où les actualisations de plus en plus fréquentes (car le « progrès » s'accélère de jour en jour) des dictionnaires et encyclopédies.
- 30 Faut-il rappeler que « sémème » est le « sens » que prend un lexème en contexte : « table » (de la (...)
40Seconde tâche, dans le prolongement de cette réflexion sur le lexique, l'élaboration d'un métalangage stylistique propre au langage scientifique. L'application à un objet scientifique de concepts forgés pour l'analyse littéraire fait évidemment problème, par exemple les notions centrales de « norme », « forme », « dominante », « registre », « convergence stylistique », « style individuel », « cohérence » et « cohésion » textuelles. Certaines sont clairement non pertinentes (« registre », par exemple), pour d'autres, il s'agit moins de changements profonds de signification que de perspective (glissement d'un sémème30 à l'autre), et surtout d'enjeux.
- 31 On suppose que l'expression a un sens, tout en se souvenant de la question « How ordinary is ordin (...)
- 32 L'identification discours prosaïque/discours scientifique est en effet aussi répandue chez les thé (...)
- 33 Un Dumarsais, l'auteur du Traité des Tropes, relevait déjà au XVIIIe siècle, donc bien avant Lakof (...)
41Ainsi, traditionnellement, pour la stylistique littéraire, la « norme » c'était le « langage ordinaire »31, lui-même plus ou moins confondu avec le langage scientifique, tous deux considérés comme des instruments de communication logique et de connaissance objective32. Images, « beautés du style » ou « bonheurs d'expression » (comme on disait) relevaient de l'écriture littéraire33, considérée comme une déviation par rapport à cette norme. « Normaliser » un discours scientifique peut signifier des choses opposées selon le point de vue adopté : ou bien, c'est le débarrasser des ornements du langage (si on oppose prose littéraire/prose scientifique) ou bien, au risque de déconstruire le discours, c'est supprimer ou remplacer tous les termes techniques et les procédés formulaires (pour le rapprocher du langage ordinaire, à des fins de vulgarisation par exemple), enfin, démarche inverse, c'est ré-introduire la terminologie savante et les formules qui manqueraient dans le texte un peu naïf d'un débutant pour le rendre conforme aux exigences du genre (production savante), bref à sa « norme » interne.
42Le terme de « forme », d'ailleurs également polysémique en littérature, peut désigner la forme d'une expression linguistique ponctuelle (un mot, une image, une formule), renvoyer à un croquis ou une figure géométrique, où désigner l'ensemble du texte. On se souvient que pour Bally le langage scientifique se confond avec son contenu intellectuel. On retrouve peut-être ici l'analogue de la « forme-sens », chère aux stylisticiens monistes, selon lesquels forme et contenu sont indissociables (le modèle parfait étant le discours poétique), le moindre changement au plan de l'expression entraînant un changement de contenu. Pourtant, la dichotomie forme/fond est traditionnellement la marque même du langage scientifique (et positiviste) car ce n'est pas la forme de l'expression qui compte mais la vérité objective du contenu : dire « cet objet X coûte 100 francs » au lieu de vaut ou est vendu, n'a aucune importance en arithmétique car c'est l'équivalence logique qui compte, sauf que le rédacteur de l'énoncé aura tendance à choisir le terme le plus neutre possible, de façon précisément à ne pas attirer l'attention sur la forme (à éviter la fonction poétique). En théorie, l'énoncé scientifique (si l'on peut ainsi généraliser) admettrait donc la synonymie ou la paraphrase (quid de la démonstration ?), bref les variantes d'expression — domaine privilégié de la stylistique — avec, mutatis mutandis, les mêmes réserves qu'en littérature, car dans les deux cas (et plus encore dans le domaine scientifique) il y a des limites à la liberté d'expression. Pour reprendre l'exemple ci-dessus, des énoncés du type « l'objet X va chercher dans les 100 fr chez le marchand », ou encore, « le marchand m'a taxé de 100 balles pour cet article » sont hautement improbables dans des manuels scolaires « standard », aussi improbables que « bleus, d'amour, yeux, vos, marquise, etc. » dans une déclaration d'amour, dans la vie comme au théâtre.
43La notion de « dominante », dont il a été question, est d'un intérêt limité et très général dans le discours scientifique « idéal » (pur, désincarné), puisqu'elle ne concerne que les niveaux d'expression et un type d'énoncé : la démonstration, centre et pièce maîtresse du discours. Contrairement à ce qui se passe en littérature (par exemple une image dominante ou obsessionnelle) elle ne peut jamais remettre en question la vérité objective et participer à la production d'un sens qui échapperait aux lois universelles.
- 34 Pour une pratique stylistique fondée sur le concept de « convergence », voir la thèse de Michael R (...)
- 35 De même, si le style c'est l'homme (formule souvent mal interprétée), ce qui intéresse au premier (...)
44Même remarque pour la « convergence stylistique », génératrice de faits stylistiques complexes fondés sur l'interaction des multiples niveaux d'expression34. C'est la « convergence stylistique » qui donne au texte littéraire, une épaisseur, un volume, par le jeu combiné des redondances ou des tensions aux niveaux du lexique, de la syntaxe, de la phonologie, du rythme et de la prosodie. Comment trouverait-elle place dans un texte scientifique dont la démarche est strictement linéaire, plate, progressive et cumulative plutôt que répétitive ? Il ne viendrait pas à l'esprit, par exemple, d'analyser le rôle de l'allitération dans le discours scientifique, encore moins ses rapports avec le niveau sémantique. Il a été dit que la description en stylistique (la recherche des faits pertinents), nécessairement sélective, est toujours plus ou moins orientée par les réactions personnelles (décrire c'est choisir, choisir c'est interpréter), lesquelles sont elles-mêmes en partie déterminées par des facteurs externes : type ou genre de discours, mode esthétique, connaissance de l'auteur, préjugés culturels, etc. Il va de soi que le lecteur n'aborde pas un texte scientifique (ou un article de journal) de la même façon qu'il lit un texte littéraire : les « horizons d'attente » (« expectations, frames of reference ») sont très différents et la sensibilité esthétique (hormis les lieux communs sur la beauté des raisonnements abstraits) est en sommeil dans le premier cas. Le texte scientifique peut multiplier les schèmes allitérants, ceux-ci seront considérés comme aléatoires, fruit du fonctionnement mécanique de la langue, sauf fantaisie ou facétie de l'auteur, dont il faudrait apporter la preuve35.
- 36 On se prend à rêver à un Bourbaki linguiste qui nous rendrait le même service mais je n'ai pas l'i (...)
45Quant à la notion de « style individuel », elle mérite nuance dans le domaine scientifique où la recherche est souvent plus collective que dans le domaine littéraire, au sein de laboratoires regroupant des équipes de chercheurs participant aux mêmes expériences, parlant plus ou moins le même langage et publiant des ouvrages en commun. Par exemple le « style » du pseudo Nicolas Bourbaki est celui de l'équipe de la rue d'Ulm (Cartan, Chevalley, Delsarte, Dieudonné, Weil) gravitant autour de ce personnage fictif, Euclide des temps modernes, qui révolutionna le discours mathématique avec ses Éléments de mathématique en s'appuyant notamment sur la logique formelle et la théorie des ensembles et dont l'ambition principale était de réaliser la grande synthèse, de ramener les mathématiques à la mathématique, d'élaborer en d'autres termes un langage unique, accessible même au lecteur non initié36.
46L'approche stylistique du discours scientifique idéal suppose donc, en premier lieu, l'élaboration d'un métalangage adapté à son objet et quelques choix méthodologiques reposant sur des considérations (peut-être idéologiques, après tout) quant à la nature même de ce discours. Cela fait, rien ne s'oppose, si le discours scientifique (pour l'instant toujours considéré comme « idéal ») est une pratique discursive parmi d'autres à une application des trois approches stylisticiennes rappelées plus haut.
47L'analyse stylistique peut s'appliquer à différents niveaux du texte isolé, avec deux objectifs principaux : exploration des rapports complexes (complémentarité ou opposition ; imitation ou déviation) entre langue ordinaire et langue scientifique, et des liens qui subsistent entre la perception sensorielle et l'imagination, d'une part, et la conceptualisation ou le raisonnement logique, d'autre part. Selon une démarche descriptive comparable à celle de l'analyse littéraire, elle tâchera de rendre compte, par exemple, des faits suivants :
- 37 Peut-être convient-il de nuancer l'affirmation (globalement vraie) de Bally, selon laquelle, dans (...)
48- changements de sens des lexèmes, à deux niveaux : en comparant langue ordinaire et langue scientifique37, mais aussi à l'intérieur de la seconde, en explorant l'évolution des acceptions (dénotations, mais aussi connotations qui peuvent jouer quand même un rôle) d'un même terme en fonction de l'avancement des connaissances, dans le sens, par exemple, d'une plus grande précision des concepts.
49- recherche de l'unité de base du discours scientifique ; analyse structurale de la phrase simple et/ou complexe, enchaînement des propositions grammaticales ; configuration du paragraphe conceptuel, etc.
- 38 Sans parler de la modalisation adverbiale de prudence, par exemple « possibly » (voir Annexe, 9) c (...)
50- contraction de la syntaxe (énoncés elliptiques) ; rôle des parenthèses ; préférence pour telle ou telle modalité (assertive, impérative, interrogative)38 ; rôle de la voix passive, de la ponctuation, des anaphoriques, en particulier des pronoms personnels dont, semble-t-il, le discours scientifique use avec parcimonie, préférant répéter les concepts et les notions (Annexe, 8) ; rôle aussi des déictiques, par exemple la première personne plurielle (nous, we) qui ne fonctionne sans doute pas toujours de la même façon qu'en discours littéraire, où elle prend souvent place dans une stratégie de manipulation du lecteur, inconcevable en discours scientifique. Le scientifique est par définition ou convention un « reliable author ».
51- rôle des formules figées liées à tel ou tel raisonnement, des présupposés (on imagine qu'il n'y, a pas de « sous-entendus » en discours mathématique ou, si le terme est utilisé, le sens n'est pas le même qu'en pragmatique [Ducrot 1972]).
52- articulation du discursif sur le formulaire (les équations, schémas, etc.).
53- recours au langage profane à des fins pédagogiques. Ce qui permet, par exemple à un Valéry de déclarer, quelque part, que le génie de Newton a consisté à dire que la lune tombe alors que tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas.
54- aspects typographiques de la présentation : disposition sur la page (« lay-out »), division en chapitres, sections, sous-sections avec leur numérotation (caractère fragmenté du texte scientifique), retraits de paragraphes, mise en relief des schémas, utilisation des polices de caractères, etc. Ces aspects concrets de l'écriture scientifique sont particulièrement importants dans les manuels scolaires, une façon sans doute d'aider la mémoire et de corriger l'abstraction.
55- mais aussi dimension esthétique éventuelle, dont l'école bourbakiste nous apprend, et ce fut une surprise pour moi, qu'elle a aussi son rôle à jouer dans le discours scientifique.
56Quant aux méthodes et protocoles d'analyse, si le discours scientifique est par excellence le « texte de la vérité » et du discours sérieux et réussi, les propositions de la science relèvent d'une sémantique vériconditionnelle, celles de la littérature d'une sémantique intentionnelle. À ce titre, la théorie des actes de parole et celle des maximes conversationnelles de Grice sont pertinentes pour son étude, puisque ce discours est par définition « coopératif », libre de toute « implicature » ou « flouting » : l'information doit être aussi complète que possible (maxime de quantité), vraie en tous points (maxime de qualité), pertinente, claire et concise (maxime de manière… ou de style). Le discours scientifique relève donc, entre autres pratiques, d'une stylistique pragmatique (Jaubert 1990 : ch. viii).
- 39 Traduction imparfaite du « stylistic profiling » de Crystal (1990). Voir pour la méthode, l'articl (...)
- 40 Différente évidemment de la stylistique des genres littéraires (plus diversifiés, sans doute). Par (...)
57Après la description minutieuse du texte isolé, de son matériau linguistique et formel, de son fonctionnement en contexte, l'analyse stylistique peut élargir son enquête à une série aussi étendue que possible d'autres textes d'une même variété (secteur scientifique) puis de variétés différentes. Cette description des procédés d'écriture pour chaque discours permettrait sans doute de repérer des constantes, des traits de style, de vérifier par exemple, si la voix passive caractérise bien certaines variétés de discours scientifique Crystal & Davy (1969 : 55, 251), etc. ; bref, en dégageant des « profils stylistiques »39, elle poserait les jalons d'une véritable étude de style (différentielle et comparative) du type stylistique des genres40, qui apporterait à son tour sa contribution à l'établissement d'une typologie des discours scientifiques, selon les conditions d'énonciation (discours oral, discours écrit ; discours de vulgarisation, discours savant), le mode de communication (note ponctuelle, rapport détaillé d'expérience, essai, compte rendu critique, ouvrage théorique, manuel scolaire), le domaine d'application (mathématique, chimie, physique, géologie, astronomie, biologie, etc.) et à l'intérieur d'une « langue de spécialité », une typologie des énoncés (postulats, théorèmes, équations, démonstrations, graphiques, schémas). Elle pourrait aussi tenter de répondre à la question de savoir s'il existe une écriture scientifique féminine.
- 41 Rappelons qu'avec le développement de l'imprimerie et la confiscation du « rhétorique » par le « l (...)
58L’analyse rhétorique (en diachronie comme en synchronie) comprend la technique d'argumentation (inventio et dispositio) et les ornements du style (elocutio), notamment les images41. Il convient tout d'abord de souligner un fait historique. À l'origine, il n'y a pas de rhétorique du langage scientifique, car il ne relève pas de l'art oratoire. La rhétorique couvrait traditionnellement trois types de discours :
-
- le délibératif, qui concernait le discours politique
-
- le judiciaire (forensic) : discours juridique (plaidoirie ou accusation)
-
- le démonstratif : discours d'éloge ou l'hommage funèbre.
59Quant aux modes de persuasion, ils étaient aussi au nombre de trois : pathos (on joue sur les émotions), ethos (on invoque le sens moral du locuteur : un bon orateur doit être irréprochable dans sa conduite), logos (on s'adresse à la raison, à l'intelligence). C'est évidemment le dernier mode qui est, en principe, seul sollicité dans le discours scientifique.
- 42 En particulier à l'époque de la Renaissance… et de la rhétorique restreinte (à l'elocutio, aux orn (...)
60La rhétorique, appliquée au discours scientifique, concerne en priorité la technique de démonstration et d'argumentation, marquant les différences entre l'argumentation en langue quotidienne et en logique pure (Plantin 1990 : 38-44). Renouant avec la logique (à laquelle on l'a jadis opposée42), elle analyse, par exemple, les différents « styles de raisonnement scientifique » (Hacking, cité par Molino 1994), décrit leur différentes formes et fonctionnement et leur adéquation au propos.
- 43 C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de définir la spécificité du langage poétique, on l'oppose souven (...)
- 44 Mais rappelons qu'un même symbole, par exemple a peut ne pas renvoyer au même contenu d'un raisonn (...)
61Mais quelle place pour la rhétorique des images en discours scientifique ? Quelques remarques préalables s'imposent. Historiquement, la rhétorique des figures reste tributaire d'une stylistique de l'écart, de la déviation par rapport à une norme : cette norme serait une langue neutre, blanche, sans relief, sans image, bref un mythe. En revanche, quand un mathématicien oppose langage mathématique et langage ordinaire, le sens de ce dernier s'inverse. Pour le mathématicien, la langue ordinaire est marquée par la subjectivité, la figuralité, et c'est le discours mathématique qui serait ce langage strictement neutre et intellectuel, en d'autres termes, cette norme indéfinissable que postule le littéraire43. La conséquence de ces renversements de sens et de perspective est que les concepts habituels utilisés en stylistique littéraire ainsi que la terminologie rhétorique traditionnelle risquent d'être en partie inadéquats pour le discours scientifique. L'utilisation du terme « symbole » en mathématique est un exemple trop évident44. Autre exemple : le terme « abus de langage », que j'ai rencontré sous la plume d'un mathématicien, ne désignait pas la catachrèse de la rhétorique classique (dont la métaphore est un exemple) mais renvoyait à une expression littérale jugée inadéquate dans le contexte car elle ne correspondait pas à l'idée pure qu'il voulait exprimer.
- 45 Molino (1979) rappelle que le rôle de l'analogie dans l'invention scientifique a été souligné depu (...)
- 46 Ainsi voit-on un « Bourbaki » légitimer finalement l'emploi de la rhétorique, après avoir rejeté l (...)
- 47 On peut citer les arbres de la grammaire générative, les patates de la théorie des ensembles, les (...)
62Le langage scientifique, qui se radicalise surtout au XVIIe siècle avec l'avènement de la nouvelle physique, repose massivement sur la logique formelle, or le logique rejette, en principe, l'analogique donc la figure, trope ou non trope (comparaison n'est pas raison). Mais aucun discours, si rationnel soit-il, n'échappe au langage imagé. Tout d'abord, l'analogique est au cœur même de la pensée autant et peut-être même plus que le logique, comme l'ont très bien montré Lakoff et Johnson (1980)45. Deuxièmement, aucun discours n'est jamais parfaitement homogène. Langue ordinaire et langue technique se mêlent inévitablement, sauf à réduire le discours scientifique à une suite de formules algébriques, d'algorithmes ou d'équations46. Les images interviennent donc à deux niveaux, comme trace de la présence du langage ordinaire, dans les introductions, passages de transition, éventuellement dans les conclusions, ou comme partie intégrante du raisonnement scientifique. La langue de la physique nucléaire, par exemple, est pleine de métaphores. De même, si la linguistique est une science, on sait combien son métalangage est traversé par une foule d'images empruntées non seulement aux sciences exactes mais aussi à la nature, aux activités humaines et au monde des objets47.
63La différence essentielle avec le langage littéraire est à la fois quantitative (fréquence basse), qualitative (choix des images) et fonctionnelle : la figure est mise au service sinon du logique, du moins du référentiel. C'est pourquoi les images les plus efficaces se transmettent et se répètent, sans gêne pour l'auteur et le lecteur, car elles sont en quelque sorte banalisées, lexicalisées, aussi indispensables à la démonstration que les valeurs mesurables, les équations ou les modèles de raisonnement.
64Un dernier point : il ne faudrait pas oublier que les mathématiques, et plus encore les sciences de la nature, relèvent d'une stylistique des images au sens le plus littéral, visuel et graphique du terme, que la révolution informatique est d'ailleurs en train de bouleverser (images virtuelles). L'insertion d'une image ou plutôt d'une « figure » (c'est le terme le plus souvent retenu en science) ou encore d'une photo dans un texte écrit et les rapports entre les « deux énoncés » supposent toute une série de choix stylistiques qui dépendent de stratégies de communication ou d'édition et qui méritent des analyses approfondies.
65Je voudrais maintenant revenir sur un point important. L'allusion faite plus haut à l'énonciation et les dernières remarques sur la place des images dans le discours scientifique nous ramènent à la notion ambiguë de « texte scientifique idéal ». Tel qu'il a été évoqué (plutôt que défini), il désignait surtout le discours de spécialiste s'adressant à des spécialistes. Or le « discours scientifique » doit être mis à la portée de tout un chacun et le « discours idéal » sera celui qui assurera, pour un auditoire donné, le succès de la communication, de l'initiation la plus élémentaire au domaine au discours le plus savant. La stylistique, en collaboration étroite avec la pédagogie, la didactique, la psychologie, les praticiens des langues de spécialité, mais aussi les maisons d'édition, peut ainsi participer utilement à l'élaboration des manuels scolaires et de toutes les formes de diffusion de la connaissance scientifique.
- 48 « …le côté personnel et affectif de la pensée qui tend toujours et malgré tout à s'infiltrer dans (...)
66Dans un autre ordre d'idée, moins pragmatique, on peut dire qu'il n'y a pas en réalité de « discours scientifique idéal », comme l'avait déjà remarqué Bally48. Si le discours logique, artificiel, désincarné, de la science est traversé par la langue, qui résiste, entre par effraction ou s'insinue à chaque instant dans le propos, il est aussi, à des degrés divers certes, hanté par la mythologie personnelle du locuteur, par ses habitudes linguistiques, bref par son style, et ce style menace, comme la langue ordinaire, l'intégrité du discours. Et nous retrouvons ici cet élément perturbateur que nous avions chassé au début.
67L'étude du style, (ré)entendu maintenant comme la trace de l'individuel dans le général, retrouve ainsi sa place mais les enjeux ont changé : il ne s'agit plus d'élaborer une modélisation du discours mais de traquer toutes les formes de modalisation qui contrarie ce projet. La recherche du style individuel n'a d'autre intérêt que de repérer dans l'énoncé supposé objectif la trace de l'intrus, du parasite, c'est-à-dire d'établir la faillite du discours scientifique, sa non-représentativité, alors que l'enquête stylistique en littérature est tout le contraire : en dégageant les traits stylistiques, en signalant la présence de l'individuel et de l'unique dans l'énoncé, elle tend à rendre compte de la « littérarité » ou de l'exemplarité du discours, du moins si l'unique est bien le critère de la littérarité, selon une certaine idéologie. La différence, à ce niveau de la problématique, est d'importance. En littérature, la stylistique de caractérisation individuelle fournit en même temps la clé du mystère, permet la conquête de l'objet ; en science, elle se sépare radicalement du contenu. Dans le premier cas, individuel et général se confondent, dans le second, ils s'opposent. Du strict point de vue des enjeux scientifiques, une telle stylistique n'est donc pas pertinente pour le discours scientifique. En revanche, elle retrouve une certaine légitimité dans une perspective didactique et pédagogique s'il s'agit de dénoncer le mauvais exemple auprès d'un groupe d'apprenants et de leur enseigner les vertus du style impersonnel, si je puis risquer cet oxymore, un style (ou une absence de style, ou un « plain style ») qui s'apprend donc dans les écoles. S'il y a une stylistique du discours scientifique, elle ne peut être que normative, prescriptive et donc proscriptive, générale, à l'image de la rhétorique antique.
68La place de la stylistique (des stylistiques) dans le discours scientifique est évidemment plus limitée que celle qu'elle occupe dans son domaine privilégié, le texte littéraire, dans la mesure où, pour beaucoup, le discours scientifique est le lieu même du non-style, mais elle est loin d'être négligeable.
- 49 D'où les conseils en matière d'écriture prodigués par certaines revues savantes, par exemple le Ha (...)
69À un niveau très élémentaire (pédagogique, didactique), le discours scientifique pose évidemment des problèmes de style puisqu'il s'agit, pour l'élève ou le savant en herbe, d'acquérir un langage spécialisé qui soit aussi adapté que possible à son objet tout en évitant l'excès d'abstraction ou de technicité (jargon) qui nuirait à la communication49, bref il s'agit d'être « scientifiquement correct ».
- 50 Selon les théories post-modernes de la « textualité », le lecteur est « producteur » du texte.
70Plus généralement, le discours scientifique, comme toute autre activité langagière, peut se prêter à toutes les pratiques stylisticiennes (étude de style, analyse stylistique, analyse rhétorique) et sous-pratiques (stylistique des genres, des thèmes, des mots, des formes, des intentions, des effets, stylistique énonciative, etc.), le choix de la pratique dépendant — ici comme en littérature — à la fois de la nature de l'objet (du domaine) analysé, et des questions qu'on se pose à son sujet. Par exemple, la vérité scientifique n'étant produite ni par l'auteur ni par le lecteur50, la « stylistique des intentions » et la « stylistique des effets » ne sont pas ou sont peu pertinentes en discours scientifique, leur degré de pertinence étant directement proportionnel au degré de déviation de tel ou tel discours par rapport au schéma idéal (au modèle platonicien).
- 51 Selon K. Wales (1989 : 220), le discours scientifique se caractériserait par la fréquence des mots (...)
- 52 C'est-à-dire de lexèmes de sens générique : « animal » pour « chien », comme on parle de « sujets (...)
71Comme il ne semble pas qu'il existe vraiment une grammaire élaborée du discours scientifique, la stylistique du discours scientifique est surtout une stylistique de l'argumentation et une stylistique lexicale : néologismes, formation des mots51, mots-valises (« blendings » ou portmanteau-words), rapports entre vocabulaire courant et vocabulaire technique, utilisation d'hyperonymes52 (de sens générique), etc. Aussi libre que possible des connotations, des images, de l'implicite et de la polysémie, cette stylistique des mots se prête plus facilement que le langage littéraire à l'étude statistique (stylo-statistique).
72La démarche comparative de l'étude de style peut apporter sa contribution à la définition du profil du langage scientifique et des énoncés divers qui entrent dans la composition du texte scientifique, dans le cadre général de l'établissement d'une typologie des discours (aspect synchronique), ainsi qu'à l'histoire de son développement au cours des âges (aspect diachronique).
73Elle pourrait apporter des éléments de réponse à la question indirectement soulevée par l'expérience Bourbaki : « Y a-t-il une esthétique du discours scientifique ? », en dehors évidemment des lieux communs sur le frémissement métaphysique dont le corps est saisi devant une belle équation ou un raisonnement impeccable ou des extases keatsiennes sur la beauté de la vérité et la vérité de la beauté.
74La stylistique de la traduction (« traductologie », dit-on maintenant), ou stylistique contrastive (terme assez vague) ou stylistique comparée des langues ouvre un champ d'investigation très stimulant qui dépasse le simple passage mécanique (si la chose a un sens) d'une langue de départ à une langue d'arrivée. Elle peut nous en apprendre beaucoup sur l'incidence des différences de mentalité et de culture sur la constitution de ce discours supposé « universel » qu'est le discours scientifique. Peut-être y a-t-il, après tout, un style français de la démonstration mathématique et un style anglais.
75Dans tous les cas, l'application de la stylistique au discours scientifique pose l'épineux problème du métalangage, ne serait-ce que pour éviter des télescopages lexicaux, la discipline ayant souvent emprunté sa terminologie à la science. Qu'on songe, par exemple, à des termes comme « structure », « valeur », « fonction », « principe d'équivalence ». Parler (si cela est concevable) de la valeur (stylistique) d'une valeur (mathématique), de la fonction d'une fonction… ce n'est pas du bon « style » !
76Une ultime remarque en guise de conclusion : la tenue d'un tel Colloque aura au moins permis de ré-affirmer l'existence et la pérennité de la stylistique, discipline que quelques esprits chagrins ne cessent d'enterrer périodiquement, faisant ainsi la preuve de sa capacité à renaître sans cesse de ses cendres.