1Ce travail de réflexion est issu de deux constats : d’abord un besoin identifié des entreprises. En effet, les entreprises aujourd’hui ont besoin d’experts en communication interculturelle capables de comprendre et d’interpréter les causes éventuelles d’incompréhension entre deux partenaires commerciaux (Geoffroy 2001), donc de résoudre les conflits d’interprétation potentiels.
2Ensuite, la nécessité pour les étudiants de LEA de construire leur identité, entre BTS et école de commerce. Ce créneau semble pouvoir leur offrir un débouché spécifique à condition de les sensibiliser aux faits que la compétence linguistique dans la définition chomskienne (connaissance des règles de fonctionnement du langage) n’est pas nécessairement synonyme de compétence de communication et que cette dernière suppose des compétences socioculturelles et interculturelles. À défaut, le locuteur aura tendance à utiliser les références de sa propre culture pour analyser le message produit par son interlocuteur.
Une formation adaptée devrait permettre aux étudiants d’être capables de
Comment y parvenir ?
Une image peu valorisante
3Dans l’organisation duelle de l’enseignement en France, sélectif et élitiste des grandes écoles, IUT et BTS, démocratique de masse à l’université, les étudiants de LEA appartiennent à la seconde catégorie. Les « bons » étudiants sont ceux qui sont capables de trouver du sens à leur apprentissage, de préciser ce qu’ils savent ou ne savent pas, d’établir leur propre progression, de considérer l’acquisition de savoirs comme une activité personnelle. Toutes choses qui semblent faire défaut à bon nombre d’étudiants de LEA. Livrés à eux-mêmes, le choix de la section s’est souvent fait « par défaut ». L’image de marque des étudiants de LEA est donc souvent une image en négatif d’étudiants de deuxième classe.
Un faible investissement des enseignants
4Ces constatations ont pour corollaires le faible intérêt que manifestent les enseignants pour ce parent pauvre, et ils leur préfèrent ouvertement les filières « nobles », qui correspondent à leur domaine de recherche principal. Le nombre de maîtres de conférences et de Professeurs qui travaillent à titre permanent en LEA est significativement inférieur à celui des autres sections. Le travail de recherche y est – assez symboliquement d’ailleurs – quasi inexistant.
Des résultats qui montrent une forte déperdition entre le nombre d’étudiants inscrits et les diplômés.
5Comme le montrent les tableaux en annexe 1, les résultats par année montrent un écart de 2/3 entre le nombre d’inscrits et le nombre de diplômés en première année, et de la moitié sur les années suivantes. Une étude comparative des effectifs en première et quatrième année montre une déperdition de 75 %. Celle-ci ne semble pas être liée à l’origine sociale des étudiants, mais l’origine scolaire (voir annexe 2) paraît jouer un rôle dans la mesure où seuls demeurent représentés les étudiants des bacs ES, L et quelques S, les STT et STI ayant largement disparu. Ce qui a permis à une enseignante de dire que les étudiants « viennent échouer en LEA »
- 1 Cours magistraux, Travaux dirigés, Travaux pratiques.
6L’organisation du dispositif à l’université de Nantes se fait autour de CM : TD : TP1Ces appellations varient en fonction des effectifs qui composent les groupes : 18 pour les TP, 45 pour les TD et plus pour les CM en amphithéâtre. Elle reflète une vision transmissive, hiérarchisée et descendante de l’enseignement où les enseignants en poste à l’université, légitimement détenteur d’un savoir dans leur domaine, pensent pouvoir le transmettre aux étudiants du haut de leur chaire, et s’étonnent de constater qu’il n’en est rien. Ils déplorent alors la baisse du niveau, et l’ouverture de l’université à des étudiants qui « n’ont rien à y faire » [sic].
7La question qui se pose à l’examen du contexte est de savoir que proposer pour que ceux qui ne peuvent pas suivre dans les conditions traditionnelles puissent compenser les insuffisances du système.
8Or, on rencontre de la part d’une partie des personnes impliquées à l’université une résistance au changement qui fait que toute tentative de modification est un sujet d’inquiétude.
9Cependant, les institutions en général sont moins contraignantes qu’elles le paraissent. Il s’agit bien de prendre en compte ces données, et de savoir comment s’en accommoder, comment réaliser au mieux une organisation en cohérence avec les théories didactiques du moment dans le contexte offert.
10Le positionnement théorique sur lequel les propositions de formation ont été fondées n’a rien de révolutionnaire. Il est appuyé sur des conceptions de l’apprentissage aujourd’hui largement reconnues : il n’est pas possible de transférer les savoirs de la bouche du maître vers l’élève réceptacle : le savoir est construit par l’apprenant au cours d’interactions sujet/ savoir (Piaget), et d’interactions sociales (Vygotsky, Bruner). Le rôle des tâches dans l’apprentissage est de favoriser les interactions. Il est crucial qu’elles soient de nature à susciter l’intérêt, l’implication et la motivation des apprenants car sans motivation l’apprentissage ne peut avoir lieu.
11Dans la construction des dispositifs, il était nécessaire d’assurer la cohérence des contenus et des objectifs. Ainsi, dans le cadre de formation professionnelle concernant les étudiants de LEA option Commerce International, il s’avère utile de développer les compétences pragmatiques des étudiants,de leur permettre d’acquérir un langage adapté au contexte socioculturel (Byram) et à la communauté discursive (Hymes), etde les sensibiliser à l’importance des liens entre langage et culture s’ils souhaitent atteindre une véritable compétence de communication.
12Les premières tentatives pour mettre en place un dispositif différent ont fait apparaître un conflit entre le savoir didactique et l’organisation institutionnelle. H. Stern nous rappelle qu’il existe trois niveaux d’organisation :
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celui des sciences de fondement de la didactique
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celui des concepts de l’enseignement des langues associant théorie et pratique
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celui de la pratique entre méthodologie et objectif d’une part et organisation (planification et administration) d’autre part.
13Dans les situations d’apprentissage, les trois niveaux sont en interaction. Et dans le cas que nous étudions, il y a conflit entre savoir didactique et pratique pédagogique. Il s’agit d’un conflit épistémologique, comme le montre le tableau 1, issu de la rencontre de deux postures, celle de l’université comme institution et celle du chercheur.
Tableau 1. Deux postures
Institution
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Recherche
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Vision descendante
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Vision ascendante
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Autorité statutaire
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Autorité reconnue
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Hiérarchie
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Complémentarité horizontale
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Unité (monothéisme)
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Diversité (Polythéisme)
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Rapidité/ Urgence
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Durée
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Repli sur soi
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Ouverture
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14Il ne s’agit pas de condamner une ou l’autre de ces postures. Celle de l’institution, descendante et autoritaire, présente l’avantage de fournir un cadre identifiable et rassurant. Elle offre le confort d’un paradigme unifié auquel il est possible de se référer. Elle permet également de prendre des décisions rapides et de faire face aux situations d’urgence. Elle manque en revanche de flexibilité, ne réussit pas à considérer un problème sous ses diverses facettes puisque la vérité est unique, qu’il n’existe qu’une voie vers la solution et qu’elle refuse d’accepter la diversité. Celle de la recherche que nous voulons mettre en place présente l’inconvénient de la lenteur propre à une démarche qui part des problèmes de terrain, où les compétences de chacun sont prises en compte à chaque niveau et où le recours à l’expert – qui ne menace personne - est systématique en cas de besoin. Comme elle admet que la vérité est plurielle, cette approche peut être déstabilisante et donc inconfortable pour ceux qui ont besoin de stabilité et de sécurité. Elle présuppose que tout être humain a les moyens psychologiques et cognitifs nécessaires pour fonctionner en autonomie, ce qui n’est pas certain.
15Comment utiliser l’heure de cours magistral qui se trouve dans « la maquette » et prendre ainsi en compte cette contrainte de l’institution ? Nous avons décidé d’en faire une phase de sensibilisation et d’input. Nous y avons assuré la présentation, l’explication et l’illustration des concepts. Nous avons choisi des exemples montrant l’importance du concept dans l’entreprise d’aujourd’hui, pour ensuite présenter, expliquer et illustrer les outils nécessaires à l’analyse des différences interculturelles.
16Les heures de travaux dirigés et de travaux pratiques ont été consacrées à une phase de mise en œuvre autour de tâches. L’objectif était de permettre la construction de savoirs et savoir-faire complexes autour de la réalisation d’une tâche d’une part, et de mettre en œuvre des capacités linguistiques et comportementale adaptées au contexte culturel du domaine d’expertise des étudiants. Sur le modèle de la grande simulation, le travail proposé visait à intégrer différentes capacités. La dimension interculturelle était intégrée dans l’ensemble du travail (étude du pays à l’export, correspondance, adaptation du produit, campagne de communication, etc.). Une description complète du dispositif figure en annexes 3 et 4.
17Dans ces conditions, un transfert était-il possible ? Il nous semblait que oui dans la mesure où
La nature de la tâche était en étroite relation avec les intérêts des étudiants
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offrait une exposition longue et variée aux différents aspects du langage de spécialité dont ils avaient besoin
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nécessitait de s’approprier des compétences liées à leur domaine d’étude : l’anglais des affaires
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présentait suffisamment de variété et répondait assez à leurs préoccupations pour susciter une réelle motivation, et l’investissement personnel nécessaire à l’apprentissage.
Le travail en groupes de quatre répondait à deux objectifs :
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contribuer à développer une aptitude au travail en équipe nécessaire en entreprise,
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offrir la possibilité d’interactions et de négociations pour faciliter la mise en place de compétences.
18L’évaluation mettait en œuvre un savoir-faire utile à développer dans la perspective de leur future carrière dans la mesure où elle consistait en une présentation orale de leur travail devant un jury de deux personnes.
19Nous avons voulu mesurer l’impact du dispositif sur les étudiants. Pour cela, nous avons proposé deux évaluations portant sur les différents éléments du dispositif d’enseignement/apprentissage, mais également sur leur degré de satisfaction par rapport au soutien pédagogique offert, à leur progression, à la charge de travail, et à la manière dont l’évaluation était conduite. Un espace était proposé pour des commentaires, ce dont la plupart ne se sont pas privé. Nous avions demandé aux étudiants de donner à chaque rubrique une note chiffrée de 0 à 5, selon leur indice de satisfaction, de pas satisfait du tout à très satisfait. (Voir annexe 5)
20Les questionnaires ont été distribués aux étudiants de maîtrise en amphithéâtre à mi-parcours de la formation. 59 étudiants y ont répondu, sur une centaine qui assistent au cours régulièrement. Comme le montre le tableau 2, la culture des étudiants s’est heurtée à celle de l’enseignant.
Tableau 2
Étudiants
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Enseignant
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Vision de l’enseignement/apprentissage hiérarchisée et autoritaire =>agressivité
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L’enseignant médiateur accompagne le parcours de chaque apprenant
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Vision transmissive => passivité, consommation
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L’apprentissage est la responsabilité d’un apprenant autonome qui réfléchit
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Référence au passé et répétition des schémas connus : CM=cours de civilisation
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Donner des outils d’analyse pour assurer le transfert des compétences
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21Les réactions des étudiants montrent comment une même approche peut produire des effets différents en fonction du contexte. Lorsque la relation pédagogique a pu être construite, la consultation des étudiants se fait avec franchise et respect. Dans le cas considéré ici, on a donné l’occasion à des personnes qui se sentent opprimées d’opprimer à leur tour, ce qu’ils ont fait sans ménagement, comme le montre les éléments entourés et suivis de points d’interrogation, les remarques ironiques ou sarcastiques, les expressions du type « il est inadmissible de… », un ton que l’on retrouve même dans les appréciations positives : « continuez ! » ou bien : « l’initiative de ce projet est très honorable ».
22L’évaluation a permis de mettre en évidence le jeu des représentations des étudiants, fortement influencées par ce qu’ils connaissent déjà. Ce qui se rapproche le plus du cours sur l’interculturel proposé, c’est le cours de civilisation et c’est avec celui-ci qu’ils le confondent, sans voir que l’objectif du cours est de leur donner des outils d’analyse, de présenter des concepts permettant de comprendre ce qui ne va pas dans une interaction interculturelle, en somme d’acquérir une expertise et de permettre le transfert de compétences, comme c’est le rôle de l’université. Il s’agit pour eux de réfléchir, et d’agir en autonomie.
23Une nouvelle évaluation a été proposée en fin de parcours. Les questionnaires ont été distribués à la fin de l’examen de traduction. Malgré cela – en effet, nous avions ainsi accès à la totalité des effectifs – nous n’avons obtenu cette fois que onze réponses qui montraient de l’intérêt pour la tâche proposée et le lien avec l’ensemble de la formation et les objectifs professionnels mais critiquait la charge de travail. Ce chiffre donne une idée de l’implication des étudiants, et de leur motivation en ce qui concerne l’organisation des dispositifs d’enseignement/ apprentissage.
24Le point fort de ce dispositif a été s’assurer l’implication des étudiants dans les activités proposées. Ils se sont pour une majorité fortement motivé pour les mener à bien et ont fourni un travail considérable et mesurable, ce qui confirme que lorsque les étudiants se voient confier ce type de tâches, ils produisent.
25Les problèmes rencontrés sont liés aux difficultés qu’ils ont à comprendre ce qu’on leur demande. Elles tiennent au fait que ce qui est demandé est éloigné de leur expérience universitaire. D’autre part, l’efficacité du travail sur la langue a besoin d’être améliorée. Les étudiants semblent avoir du mal à venir trouver leur enseignant pour du conseil. Il conviendra donc de tirer les enseignements de la pratique et de développer le dialogue avec les enseignants intervenant et avec les étudiants et pour cela développer des outils qui le permettent comme des fiches navettes entre étudiants, enseignants et lecteurs.
Dans ma thèse en 1999, j’écrivais que l’évolution des pratiques est conditionnée par
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La reconnaissance de la diversité comme richesse.
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Une approche plus modeste de la relation entre le développement de l'instruction et le progrès de la société.
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La conviction qu'élever le niveau global de l'enseignement n'implique pas qu'on doive abandonner les faibles
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La préparation des différents participants.
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L'habitude intégrée des interventions de personnes extérieures à l'établissement, du travail en équipe, et d'une conception moins réductrice de l'acte d'enseigner.
26Une petite équipe de réflexion s’est mise en place à l’université. Un groupe de travail LEA va naître au GERAS. Ces travaux permettront peut-être l’initialisation d’un changement.
27Cette expérience menée en maîtrise LEA à l’université de Nantes se situe dans la continuité de l’approche mise en place par Jean-Paul Narcy-Combes à l’université de Technologie de Compiègne et en cohérence avec la façon dont j’ai moi-même toujours travaillé avec les apprenants de quelque origine qu’elle soit. Elle met en évidence le fait que le transfert d’un contexte à un autre (public et conditions de travail) produit des résultats différents, d’où l’importance d’une authentique pratique par rapport à un savoir savant