Navigation – Plan du site

AccueilNuméros14Dossier : Transmission culturelle...Rupture et transmission de l’amaz...

Dossier : Transmission culturelle et mutations sociales

Rupture et transmission de l’amazighe en milieu urbain non amazighophone

Mohamed Oubenal
p. 53-69

Résumé

أوضحنا في هذا المقال أن نسبة الناطقين بتاشلحيت من ساكنة الدار البيضاء انخفضت من 11,6 في المائة في إحصاء 2004 إلى 10 في المائة في سنة 2014 غير أن العدد استقر في حوالي 337 332 ناطقا بتاشلحيت لتكون بذلك أكبر مدينة أمازيغية بالمغرب من حيث عدد الناطقين. غير أن هذا الرقم يخفي ظاهرة انحسار هذه اللغة عند المتمدرسين والشباب بصفة عامة. ونلاحظ نفس الظاهرة عند الناطقين بتاشلحيت بالرباط وعند الناطقين بتاريفيت بمدينة تطوان.
قادتنا كذلك الاستجوابات التي أجريناها إلى استنتاج مفاده أن اللغة الأمازيغية تعيش ديناميات متناقضة داخل أوساط حضرية تُهيمن عليها لغات أخرى. وتُؤدي عوامل من قبيل الأفكار السلبية السائدة في المجتمع، والتي تَعْتَبر أن الأمازيغية لا تفيد في شيء، إلى تراجع انتقال الأمازيغية لدى الأجيال الصاعدة. بينما تساعد عوامل أخرى على استمرارها كالحرص على تداولها داخل الوسط العائلي. كما أنها تنتشر لدى شريحة من الشباب عندما يعي هؤلاء أن للأمازيغية أهمية، خاصة في الميدان المهني

Haut de page

Texte intégral

Mes remerciements vont aux deux évaluateurs anonymes, aux relecteurs des premières versions de cet article ainsi qu’au Comité de rédaction de la revue Asinag.

Introduction

1Durant les trois dernières décennies, le mouvement culturel amazighe a réussi à visibiliser la cause amazighe au Maroc (Boukous, 2012). Il a également poussé vers l’introduction de la langue amazighe dans l’enseignement public et les médias ainsi qu’à son officialisation dans la constitution de 2011. Pourtant, les chiffres officiels du Haut Commissariat au Plan (HCP) montrent une baisse, entre 2004 et 2014, du pourcentage des locuteurs dans les différentes variantes de cette langue. Ce paradoxe peut bien sûr être expliqué par la régression au niveau de son introduction dans les écoles ou encore par la lenteur de la mise en place et de l’application de la loi organique portant sur l’officialisation de la langue amazighe, mais d’autres facteurs sociaux, économiques et symboliques l’accentuent.

  • 1 Source : le dernier recensement (RGPH) de 2014 réalisé par le HCP.

2Le développement économique du Maroc utile et l’exode rural qui vide les campagnes de sa population fait qu’aujourd’hui 60 % de la population habite en ville1. Parallèlement à cela, la construction urbaine a, depuis le protectorat, pris soin de favoriser les quartiers européens et la culture française en ignorant les langues et les cultures locales. Cette situation va s’accentuer après l’indépendance lorsque le mouvement nationaliste hérite de la logique jacobine dans la construction de l’Etat-Nation et refuse l’introduction d’une diversité de langues locales amazighes. Contrairement aux villages dotés d’institutions et de rites millénaires qui assurent la transmission des langues et des cultures locales, les villes où viennent s’installer les amazighophones avec leurs familles sont donc construites de manière à invisibiliser l’identité locale (Abu-Lughod, 1981), y compris la langue amazighe et ses différentes expressions culturelles. Ceci pouvait donc avoir des conséquences non négligeables sur la rupture de transmission des différentes variantes de l’amazighe.

3Nous observons également que cette migration ne concerne pas seulement des villes qui se sont construites sur des territoires peuplés d’une majorité d’amazighophones comme Agadir, Khenifra ou Al Hoceïma mais elles touchent également des centres urbains où les amazighophones se trouvent en situation minoritaire comme à Casablanca, Rabat ou Tétouan. Cette situation de domination linguistique (Boukous, 2016) engendre le développement de pratiques sociales en communauté pour assurer la transmission de la langue et de la culture telle que le mariage familial, le séjour annuel dans le village d’origine, l’usage de l’amazighe au foyer, le recrutement de travailleurs de la région d’origine pour le commerce familial, etc.

4Les recherches contemporaines qui ont porté sur la transmission de la langue amazighe se concentrent sur l’étude du milieu scolaire en s’intéressant par exemple aux étudiants de l’université ou aux élèves du primaire (Bouzendag, 2016 ; Boukous, 2013, Choukrani & Houang, 2014 ; Errihani, 2008 ; Fernandez et al., 2010). De plus, beaucoup de ces travaux sont consacrés aux villes à proximité de régions ayant une forte population amazighophone. C’est le cas, par exemple, des recherches qui ont porté sur les étudiants de la ville de Fès (Choukrani & Houang, 2014 ; Errihani, 2008). Peu de travaux ont donc porté sur l’amazighe dans les villes où dominent des langues autre que l’amazighe et qui ne sont pas, géographiquement, en contact direct avec des espaces où habite une forte population amazighophone. Par exemple, la transmission ou la rupture de transmission de la langue et de la culture amazighe n’a pas été suffisamment étudiée dans la métropole de Casablanca. Cette dernière, même si elle est située à des centaines de kilomètres de la région du Souss, comprend, depuis au moins le début du XXème siècle, une communauté tachelhitophone (Amarir, 2017) qui s’est renforcée pendant le protectorat puis après l’indépendance (Adam, 1968, 1972). En effet, les vagues de migration des ichelhiyn vers les villes du Nord et notamment Casablanca mais aussi Rabat, Tanger et d’autres villes se sont accentuées à cause, entre autres, de l’absence de politiques de développement de leur région d’origine.

  • 2 Mes remerciements vont à Samira Mizbar (Observatoire des Conditions de Vie de la Population, HCP) p (...)

5Nous cherchons dans cet article à saisir les processus qui permettent la continuité ou la rupture dans la transmission de la langue amazighe dans un contexte urbain non amazighophone. Nous analysons pour cela certaines données qui nous ont été fournies par le Haut Commissariat au Plan concernant les recensements de 2004 et 2014 pour les villes de Casablanca, Rabat et Tétouan2. La comparaison entre les deux vagues nous permet de saisir l’évolution de la population amazighophone en dix ans et de comprendre cette évolution en mobilisant les variables liées à l’âge et à l’emploi.

6Afin d’approfondir l’étude des processus, nous complétons notre analyse quantitative par des entretiens approfondis avec des jeunes habitants des villes à majorité non amazighophone notamment Casablanca, Rabat et Tétouan.

Les causes de la rupture de transmission de l’amazighe

7Plusieurs travaux ont déjà mis en évidence certains facteurs qui conduisent à la rupture dans la transmission intergénérationnelle de la langue amazighe. Par exemple, l’étude de Sadiqi (2003) soutient que les femmes, qui jouent un rôle important dans l’apprentissage de la langue pour les enfants, leur parlent, la plupart du temps, en darija même si elles connaissent l’amazighe. Cela s’explique, selon l’auteure, par le fait que pour ces femmes la langue amazighe est liée au village, aux traditions et aux choses intimes alors que la darija peut permettre aux enfants de s’intégrer plus facilement dans leur société.

8Choukrani et Houang (2014) se sont, pour leur part, intéressés à la relation, dans un échantillon d’étudiants, entre l’appartenance de classe, d’un côté, et l’utilisation ainsi que la représentation des langues, d’un autre côté. Les deux auteurs montrent que, quelle que soit la classe sociale à laquelle appartiennent les étudiants, ils considèrent les langues étrangères – française et anglaise – comme importantes alors qu’ils ont une perception négative des langues locales. Choukrani et Houang estiment que cela résulte de l’hégémonie de l’idéologie colonialiste française qui donne très peu d’importance aux langues locales dans le domaine économique. Cette conclusion rejoint l’une des premières études qui ont porté sur l’abandon de l’usage de l’amazighe avec le maintien du facteur identitaire (Bentahila & Davies, 1992). En effet, parmi les principaux résultats de cette recherche figure l’importance du facteur utilitaire dans l’utilisation des autres langues. Ainsi malgré leur appartenance identitaire amazighe, plusieurs jeunes scolarisés abandonnent leur langue maternelle car elle n’apporte pas de revenu.

9Mis à part l’étude de Errihani (2008) portant sur un échantillon d’étudiants des universités d’Al Akhawayn et de celle de Fès et qui soutient que l’enseignement de l’amazighe est confronté à la diffusion d’avis négatifs sur cette langue, les autres recherches qui ont porté sur la perception de l’amazighe suite à son introduction dans l’enseignement mettent en évidence l’impact positif de cette mesure sur le rapport à la langue amazighe (Bouzendag, 2016 ; Boukous, 2013 ; Belghazi & Jlok, 2009 ; Fernandez et al., 2010). Par exemple, Bouzendag (2016), dans sa thèse de doctorat, où il a exposé les résultats de son enquête auprès d’élèves du primaire principalement dans la région d’Agadir, explique que l’appréciation positive de la langue amazighe s’explique par plusieurs facteurs : son introduction dans l’enseignement et les médias ainsi que les activités associatives de promotion de la culture amazighe. Bouzendag montre également que les élèves provenant de milieux ruraux où domine l’amazighe ou ceux qui l’utilisent exclusivement en famille la maîtrisent beaucoup plus et font beaucoup moins d’emprunts à partir d’autres langues.

Aggravation de la perte de l’usage de l’amazighe chez les jeunes et chez ceux qui travaillent

  • 3 Nous avons décidé d’adopter, tout au long du texte, le terme « tarifit » lorsqu’il s’agit de la lan (...)

10En l’absence d’enquêtes sociolinguistiques portant sur des échantillons représentatifs de la population marocaine ou des études approfondies sur les usages de l’amazighe dans les grandes villes à majorité non amazighophone, nous nous sommes appuyé à la fois sur des entretiens approfondis avec des jeunes qui ont grandi dans ce milieu ainsi que sur les données des deux derniers recensements de 2004 et 2014 réalisés par le Haut Commissariat au Plan (HCP) pour les villes de Casablanca, Rabat et Tétouan. Nous n’avons pas pu utiliser des données plus anciennes car les études statistiques des institutions officielles, rendues publiques avant cette date, n’intégraient pas l’usage des trois variantes de l’amazighe. Cela ne veut bien sûr pas dire que les amazighophones n’existaient pas mais ils étaient invisibilisés car il n’y avait pas de questions portant sur l’usage de tachelhit, tarifit3 et tamazight. En effet, le choix des questions n’est pas neutre (Bourdieu, 1973 ; de Singly, 2016) mais infiniment politique et renseigne sur les rapports de force et de domination au sein de la société. Les tenants d’une logique d’exclusion ne veulent pas que les informations collectées puissent devenir un enjeu de luttes en ce qui concerne leur interprétation dans le sens d’une diversité linguistique et régionale. Or un accès plus facilité aux données sur les langues locales peut aider à l’orientation des politiques publiques afin de promouvoir l’amazighe au Maroc.

  • 4 Cette catégorie concerne principalement les membres de coopératives ou associations qui peuvent bén (...)

11Nous avons sollicité les responsables du HCP pour qu’ils nous fournissent, pour les villes de Casablanca, Rabat et Tétouan, les données croisées entre, d’un côté, la variable langue locale utilisée et les différentes tranches d’âge et, d’un autre côté, les données croisées entre la variable langue locale utilisée et celle du statut professionnel pour les deux recensements de 2004 et 2014. Après le retraitement des tableaux reçus, nous nous sommes concentré sur la variante de l’amazighe qui est la plus représentée dans chacune des trois villes à savoir : tachelhit pour Casablanca et Rabat ainsi que tarifit pour Tétouan. Pour la variable âge, nous avons regroupé les tranches d’âge de manière à mettre en évidence le niveau où s’opère le basculement entre les augmentations et les baisses des locuteurs. Pour ce qui est du statut professionnel, nous avons intégré la catégorie « Associés et partenaires4 », rajoutée lors du recensement de 2014, à la catégorie « Autre » afin de permettre la comparaison entre les vagues de 2004 et 2014.

  • 5 Nous pensons que ce pourcentage a d’abord augmenté dans les années 1960 et 1970 suite à l’installat (...)

12Si nous prenons le cas de la ville de Casablanca pour laquelle nous disposons des données sur les locuteurs de tachelhit en 1952 (Adam, 1968, 1972), nous remarquons une baisse importante du pourcentage des locuteurs qui passe de 22 % de la population casablancaise en 1952 à 11,6 % de celle-ci en 20045 pour arriver à 10 % lors du recensement de 2014.

13Même si le pourcentage des tachelhitophones par rapport à la population casablancaise a baissé, entre 2004 et 2014, leur nombre s’est stabilisé aux alentours de 332 337 locuteurs avec une petite hausse de 1 504 personnes. Cela indique que l’évolution des locuteurs de tachelhit ne suit pas la progression importante de la population casablancaise. Cette stabilisation des tachelhitophones casablancais cache en réalité des différences entre des tranches d’âge où les locuteurs augmentent et celles où ils diminuent. Si nous analysons, par exemple, les cases correspondant à l’évolution des tachelhitophones à Casablanca dans le tableau 1 ci-dessous, nous observons que les locuteurs ont augmenté chez les enfants de moins de 10 ans ainsi que chez les adultes de 45 ans et plus. En revanche la baisse importante, qui équivaut à la perte de 18 210 locuteurs, est enregistrée chez la tranche d’âge qui comprend les jeunes et adultes qui ont entre 10 et 44 ans. Les mêmes tendances sont observées lorsqu’on s’intéresse à l’évolution des tachelhitophones à Rabat et à celle des tarifitophones à Tétouan. Pour la capitale administrative Rabat, il n’y a pas de stabilisation du nombre de locuteurs mais une baisse importante puisque les tachelhitophones passent de 63 763 à 52 709 locuteurs. Ce qui caractérise également la ville de Rabat, c’est que la baisse s’étend sur une tranche d’âge très large qui va de 5 à 54 ans. Seuls les seniors et les enfants de moins de 5 ans échappent à la tendance baissière. Pour ce qui est de la ville de Tétouan, les locuteurs en tarifit connaissent une relative stabilité autour de 22 783 personnes en 2014 mais avec une perte de locuteurs située principalement au niveau de la tranche d’âge moyenne qui va de 5 à 49 ans.

Tableau 1 : Evolution selon la tranche d’âge du nombre de tachelhitophones à Casablanca et à Rabat et des tarifitophones à Tétouan entre 2004 et 2014

Ville et langue

Tranche d’âge

2004

2014

Evolution

Casablanca - tachelhit

0-9 ans

23 599

29 822

6 223

10-44 ans

205 640

187 430

-18 210

45 ans et +

101 594

115 085

13 491

Total

330 833

332 337

1 504

Rabat - tachelhit

0-4 ans

1 511

1 600

89

5-54 ans

49 525

37 149

-12 376

55 ans et +

12 727

13 960

1 233

Total

63 763

52 709

-11 054

Tétouan - tarifit

0-4 ans

477

526

49

5-49 ans

15 663

14 000

-1 663

50 ans et +

6 991

8 257

1 266

Total

23 131

22 783

-348

Source : Retraitement de données croisées des recensements de 2004 et 2014 fournies par le HCP

  • 6 Nous n’avons pas analysé la distribution de la baisse des tarifitophones à Tétouan parce qu’il n’y (...)

14Il ressort donc de ces premiers résultats que la baisse des amazighophones se situe principalement au niveau des tranches d’âge moyennes. Cette baisse expliquerait la réduction importante du nombre de tachelhitophones à Rabat ainsi que la stagnation de ceux de Casablanca et des tarifitophones à Tétouan dont le nombre ne réussit pas à accompagner la progression de la population de ces villes. Si nous nous intéressons à présent à la distribution de la baisse chez cette tranche moyenne (voir tableau 2 cidessous), nous remarquons que 80 % de la baisse des locuteurs de tachelhit à Casablanca se situe au niveau de la tranche d’âge des 10-24 ans qui correspond aux enfants et aux jeunes alors que pour la ville de Rabat, 50 % de la baisse se situe chez les jeunes et les adultes qui ont entre 25 et 44 ans et 38 % de la baisse se situe chez les 10-24 ans6.Le processus de rupture de transmission est donc plus profond dans la capitale administrative où il touche les jeunes et adultes alors que dans la capitale économique, la baisse se concentre principalement chez les enfants et les « très jeune ». Pour ce qui est de la distribution de la baisse des tarifitophones à Tétouan, elle est distribuée de manière plus ou moins équilibrée dans toute la tranche d’âge moyenne qui va de 5 à 49 ans.

Tableau 2 : Distribution de la baisse des tachelhitophones à Casablanca et à Rabat dans les tranches d’âge moyennes

Ville et langue

Tranche d’âge

2004

2014

Evolution

Distribution de la baisse

Casablanca - tachelhit

10-24 ans

79 612

65 026

-14 586

80,10 %

25-44 ans

126 028

122 404

-3 624

19,90 %

Rabat - tachelhit

5-9 ans

2 045

1 654

-391

3,16 %

10-24 ans

13 358

8 607

-4 751

38,39 %

25-44 ans

24 613

18 215

-6 398

51,70 %

45-54 ans

9 509

8 673

-836

6,76 %

Si on prend la première ligne correspondant à la tranche d’âge moyenne à Casablanca, la baisse de -14 586 chez les 10-24 ans représente 80.10 % de la baisse générale de cette tranche d’âge moyenne qui est de l’ordre de -18 210 (elle-même la somme de la baisse des 10-24 ans correspondant à -14 586 et de ceux de 25-44 ans qui est de l’ordre de-3 624)

Source : Retraitement de données croisées des recensements de 2004 et 2014 fournies par le HCP.

  • 7 L’aide familiale est toute personne qui vit chez la famille et contribue à l’entreprise familiale s (...)
  • 8 Cette hypothèse doit être approfondie par d’autres recherches plus ciblées sur le sujet.

15Les données portant sur le statut professionnel des amazighophones montre des différences entre les trois villes (voir tableau 3 ci-dessous). Si Casablanca stabilise sa population de tachelhitophones au niveau de la population globale, elle connait une baisse de 6 864 locuteurs chez ceux qui travaillent ce qui donne un résultat de 145 057 travailleurs qui parlent encore tachelhit en 2014. Le nombre de travailleurs tachelhitophones à Rabat baisse également de l’ordre de 6 341 et ils ne représentent plus que 23 099 personnes en 2014. Cela signifie que si la même tendance baissière se poursuit, il n’y aura presque plus de travailleurs tachelhitophones à Rabat à l’horizon 2050.Si nous nous intéressons à présent aux catégories professionnelles qui sont le plus impactées par cette tendance baissière à Casablanca et Rabat, nous remarquons que ce sont les salariés du secteur privé (-7 502) qui accentuent la tendance baissière dans la capitale économique alors que pour la capitale administrative, ce sont à la fois les salariés du privé (-3 109) et ceux du public (2 393). D’autres catégories contribuent, dans une moindre mesure, à la diminution des tachelhitophones, il s’agit des salariés du public (-2 319) et de ceux qui exercent en tant qu’aide familiale7 (-1 410) à Casablanca ainsi que les travailleurs indépendants (-1 405) à Rabat. Notons enfin que l’augmentation des employeurs tachelhitophones (1 175) à Casablanca contribue à réduire la baisse dans cette ville. Tétouan connait quant à elle une dynamique différente puisque les travailleurs tarifitophones connaissent une petite augmentation. Mais cette tendance globale cache une différence entre le nombre de salariés du privé qui augmente de l’ordre de 730 locuteurs alors que les indépendants perdent 451 locuteurs. Ceci pourrait éventuellement s’expliquer par la migration des travailleurs rifains vers les villes du Nord en plein essor économique parallèlement à la difficulté de traverser les frontières vers l’Europe pour y travailler8.

Tableau 3 : Evolution selon le statut professionnel du nombre de tachelhitophones à Casablanca et à Rabat et des tarifitophones à Tétouan entre 2004 et 2014

Casablanca - Tachelhit

Rabat –Tachelhit

Tétouan - Tarifit

Statut professionnel

2004

2014

Evolution

2004

2014

Evolution

2004

2014

Evolution

Employeur

6 212

7 387

1 175

886

1 122

236

319

438

119

Indépendant

32 389

31 628

-761

6 223

4 818

-1 405

2 839

2 388

-451

Salarié du secteur public

10 244

7 925

-2 319

6 682

4 289

-2 393

976

751

-225

Salarié du secteur privé

98 453

90 951

-7 502

14 756

11 647

-3 109

3 301

4 031

730

Aide familiale

3 361

1 951

-1 410

612

440

-172

135

104

-31

Apprenti

1 252

902

-350

278

151

-127

75

64

-11

Autre

0

4 313

4 313

3

632

629

2

231

229

Total

151 921

145 057

-6 864

29 440

23 099

-6 341

7 647

8 007

360

Source : Retraitement de données croisées des recensements de 2004 et 2014 fournies par le HCP.

Comprendre les processus de rupture et de poursuite de transmission de l’amazighe :

  • 9 Des entretiens semi-directifs sur le parcours de vie et le rapport aux langues dans le contexte fam (...)
  • 10 Le fait que celle-ci maitrise surtout l’amazighe favorise le choix de la langue usitée pour l’appre (...)

16Les entretiens que nous avons menés nous permettent de déterminer les processus de déperdition de la langue amazighe en milieu urbain où dominent d’autres expressions linguistiques9. Il faut d’abord signaler que l’affaissement de la cohésion de la communauté amazighe est un premier facteur de déperdition de la langue. Au vu du principe de solidarité intergénérationnelle très prégnant dans les communautés amazighes, beaucoup de familles comprenaient souvent une grand-mère ou un parent qui parle principalement l’amazighe, or cette situation a tendance à disparaître car les nouveaux grands parents sont au moins bilingues. De plus, si les premiers émigrés en ville ont continué à se marier dans leur foyer familial d’origine et dans leur tribu, favorisant par là-même la perpétuation de la langue dans un cercle communautaire où la mère de famille ne communique souvent qu’en amazighe10, les deuxième et troisième générations réalisent souvent des mariages mixtes avec des partenaires principalement darijophones ce qui engendre une exclusive transmission de la darija.

17Il y a bien sûr d’autres facteurs culturels de dévalorisation de la langue et de l’identité amazighe : la prédication et l’apprentissage religieux qui accordent une place centrale à l’arabe, les médias qui favorisent le parler arabe, la culture populaire urbaine imprégnée de stéréotypes dénigrant certains groupes amazighs, l’univers économique très francisé ainsi que beaucoup de nouveaux biens culturels mondiaux accessibles seulement en anglais. Dans plusieurs entretiens que nous avons menés chez les jeunes qui ont perdu l’usage de la langue, ils nous expliquent que leurs parents considéraient que l’amazighe était une langue du douar dont le périmètre d’utilisation est très restreint et ne servait donc à rien. Quelle que soit la variante de l’amazighe, celle-ci n’est pas considérée comme une langue mais comme un dialecte qui est surtout signe de ruralité contraire à la « modernité » urbaine et qu’il faut éviter de la parler aux enfants pour qu’ils n’aient pas d’accent en arabe ou en français. Nous avons ainsi identifié un jeune rifain dont les parents ont systématiquement refusé de transmettre l’usage de tarifit et qui souffre d’un sérieux problème de communication avec sa grand-mère. Maintenant que sa grand-mère, qui est exclusivement tarifitophone, est obligée d’habiter avec lui à Rabat pour des raisons de santé, il n’arrive pas à discuter avec elle et se retrouve dans une situation où la transmission à la fois de la langue, de la culture et de l’histoire familiale est brisée.

  • 11 Littéralement « Tachelhit qui ne permet pas de manger du pain ». Ce qui signifie que cette langue n (...)

18Mais il existe un autre facteur que nous avons identifié comme déterminant dans les nouveaux processus de rupture de la transmission en milieu urbain non amazighophone, il s’agit de la socialisation des parents et surtout de la mère dans l’univers de l’enseignement qui, cautionne et donne une légitimité scolaire à la dévalorisation, déjà prégnante dans la société, de la langue et de la culture amazighes. Les nouvelles générations de parents, eux-mêmes nés dans des villes majoritairement darijophones, ont été scolarisés puis ont évolué dans des milieux professionnels où la darija, l’arabe ou le français sont les langues qui permettent de gagner de l’argent contrairement à la ⵜⴰⵛⵍⵃⵉⵜ ⵍⵍⵉ ⵓⵔ ⴰⵃ ⵙⵉⵙ ⵏⵛⵜⵜⴰ (taclḥit lli ur aḥ ssis nctta aɣrum)11 , expression qui est revenue plusieurs fois dans les entretiens.

19Même lorsque les deux membres du couple sont amazighophones voire même proviennent du même environnement familial amazighophone, des cousins germains par exemple, leur socialisation dans des milieux scolaires et professionnels dévalorisant l’amazighe est l’une des raisons qui les poussent à transmettre la darija et le français perçus comme les langues « utiles dans la vie ». Ce phénomène risque de s’accentuer dans les années à venir si l’amazighe n’est pas imposé non seulement dans l’enseignement public mais surtout dans le secteur privé car beaucoup de parents amazighophones dans les grandes villes comme Casablanca et Rabat scolarisent leurs enfants dans les établissements primaires privés qui n’ont absolument aucune obligation de valoriser la culture amazighe et encore moins de l’enseigner.

20Un autre facteur moins prégnant de rupture dans la transmission de la langue est le facteur idéologique. Certains parents considèrent l’amazighe comme un vestige du passé ou une langue bien moins importante que l’arabe et le français ce qui les pousse à refuser délibérément de la transmettre à leurs enfants. Ainsi lors d’un entretien que nous avons mené avec un jeune homme d’affaires Soussi à Casablanca, il nous a expliqué que son père qui était un fervent nationaliste arabe a refusé, dans les années 1980, de transmettre tachelhit à ses enfants. D’ailleurs, ce refoulé de la culture amazighe est en train d’être dépassé, dans cette même famille, par un « retour de l’identité mais sans la langue » en attribuant des prénoms amazighs aux nouveaux nés de ceux qui ont perdu le parler de leurs ancêtres. Il nous raconte ainsi :

« Je ne parle pas tachelhit parce que ma mère ne la connaissait pas et surtout parce que mon père, qui était militant ittihadi, ne voulait pas nous parler en tachelhit. C’était l’époque du nationalisme-arabe et il avait une préférence pour les langues du progrès. […] Aujourd’hui, dans notre famille même ceux qui comme moi ne parlent pas tachelhit se reconnaissent comme amazighe. Ma sœur a par exemple choisi un prénom amazigh pour sa fille. »

21Parallèlement à ces processus de rupture de la langue, il existe des processus réussis de transmission. C’est le cas, par exemple, de ce jeune casablancais de 26 ans dont la mère provient de la région d’Aoulouz et le père d’Igherm dans l’Anti-Atlas. Ce jeune a hérité de l’usage de tachelhit principalement parce que ses parents la pratiquaient presque exclusivement à la maison. Même s’il est né et a grandi à Casablanca où domine darija, cela n’a pas empêché la continuité de la transmission intergénérationnelle de la langue tachelhit qui fut favorisée par le fait que l’usage de la darija dans le milieu familial était mal perçu et refusé par les parents. Ce jeune a toutefois souffert de la non-maîtrise de la darija lors de son intégration à l’univers scolaire comme beaucoup de jeunes ichelhin que nous avons interrogés à Casablanca. Il se rappelle, par exemple, d’une dispute qu’il a eue avec un camarade de classe qui a utilisé une insulte qu’il n’a pas compris et lorsqu’il a interrogé l’enseignant à ce sujet, celui-ci l’a frappé. Il garde également en mémoire le cas d’un collègue achelhi qui a abandonné la scolarité car il n’arrivait pas à bien comprendre.

22Les ichelhin de Casablanca développent plusieurs stratégies pour aider leurs enfants à apprendre les langues qui sont perçues comme des moyens de socialisation. Par exemple, ce jeune a été introduit dans une école coranique du quartier où le taleb ainsi que plusieurs élèves étaient ichelhin ce qui lui a facilité l’apprentissage de darija avant d’intégrer l’école. Enfin, lorsque nous avons interrogé ce jeune sur l’utilisation de tachelhit dans sa famille étendue, il nous a expliqué qu’elle était la langue d’usage sauf pour des cousins paternels dont les parents ont choisi de parler uniquement darija avec leurs enfants parce qu’ils associaient cette dernière à l’amélioration de leur situation économique par rapport au reste de la famille.

23Un autre cas de réussite de la transmission de l’amazighe est celui d’une jeune trentenaire tarifitophone. Cette jeune née à Bruxelles parlait exclusivement tarifit à la maison que cela soit en Belgique ou lorsque, à l’âge de 6 ans, elle s’installe avec ses parents à Tétouan. Ayant grandi dans cette ville du Nord, elle a trouvé beaucoup de difficultés lorsqu’elle a intégré l’école car elle ne maîtrisait pas darija et ne parvenait pas à communiquer correctement avec ses camarades de classe et ses enseignants.

24Elle a ensuite réussi à maîtriser la darija car c’est la langue qui est très largement utilisée dans l’espace urbain tétouanais. Même si aujourd’hui elle utilise principalement la darija pour communiquer avec son frère, elle parle exclusivement en tarifit avec ses parents et les autres membres de sa famille étendue. Elle a aussi noué des amitiés avec des amies rifaines avec qui elle parle à la fois darija et tarifit. Ce qui caractérise l’utilisation de tarifit chez les jeunes de son entourage, c’est qu’il y a parfois des réapprentissages même après la perte du parler. Elle nous livre ainsi le cas de son fiancé qui a perdu l’usage de tarifit car sa mère est une jablya et ne lui parle qu’en darija. Mais vu que son père est arifi, il essaie d’apprendre tarifit pour se réconcilier avec son identité.

  • 12 Littéralement « l’arabe qui pue ».

25Un autre cas de réapprentissage de la langue est celui d’une cadre commerciale quarantenaire ayant grandi à Casablanca mais dont la mère est une tachelhitophone de la région de Haha et le père un darijophone originaire du Gharb. Son milieu familial est darijophone mais sa mère lui a transmis un usage élémentaire de tachelhit pour qu’elles puissent toutes les deux communiquer autour de sujets intimes sans que son père puisse comprendre. Lors de ces rares séjours en compagnie de sa mère dans la région de Haha, elle a eu la désagréable surprise d’être traitée de ⵜⴰⵄⵔⴰⴱⵜ ⵉⵊⵊⴰⵏ (taεrabt ijjan)12 » parce qu’elle ne maîtrisait pas tachelhit et que l’un de ses parents était arabe. La réappropriation de son identité amazighe a été favorisée par deux facteurs. Elle a tout d’abord été réintégrée dans sa famille étendue de Haha lorsqu’elle s’est mariée dans une famille des iboudrarn de Casablanca. Vu que cette famille utilise principalement tachelhit à la maison, elle a dû réapprendre tachelhit pour bien communiquer avec sa belle-mère. Un deuxième facteur qui l’a poussé à se réapproprier tachelhit est son recrutement dans le secteur touristique où elle a saisi l’importance de l’appartenance amazighe qui permet de créer un climat de confiance et de proximité commerciale. Elle devait principalement collaborer avec des professionnels du Sud-est et des fournisseurs ichelhin avec qui elle communiquait en amazighe. Elle nous raconte même qu’un de ses collègues darijophone et dont les deux parents ne sont pas amazighophones a commencé à apprendre tachelhit pour essayer d’en intégrer des éléments dans son travail.

26Des raisons idéologico-politiques peuvent aussi encourager les jeunes à faire eux-mêmes un auto-apprentissage de l’amazighe, nous avons ainsi côtoyé des militants de gauche dont les parents n’ont pas assuré la transmission des parlers amazighs mais qui ont fourni un travail personnel d’étude de la langue grâce aux chansons amazighes, aux forums internet, etc. Ceux que nous avons interrogés apprennent d’ailleurs également le tifinagh et développent de larges connaissances des différents parlers amazighs et pas seulement celui de leur famille d’origine.

  • 13 Lorsqu’il parle maintenant de sa famille Slaoui, il explique que dans le récit oral sur les origine (...)

27Un cas plus particulier est celui d’un militant amazigh dont les deux parents sont issus de lignées de familles Slaoui avec absence de la langue et de la culture amazighes à la fois dans la famille proche et étendue. Ce trentenaire s’est d’abord intéressé, depuis sa tendre enfance, aux langues avec un intérêt particulier pour les différences et proximités entre langues et surtout avec la darija. Il nous raconte ainsi que les professeurs à l’école lui disaient que la darija n’était qu’une « langue bâtarde » et qu’il fallait, autant que faire se peut, s’exprimer en arabe classique, jusqu’à ce que ses investigations personnelles le conduisent vers un ami amazigh qui lui a expliqué que le terme sarut en darija a probablement une origine dans le mot tachelhit tasarut. Lorsqu’il a compris que la darija à la fois dans la forme de la phrase, dans le vocabulaire et dans les proverbes était un mélange entre l’arabe et l’amazighe, il a appris ce dernier. Ensuite, son intérêt s’est porté sur l’histoire marocaine qui l’a conduit à se définir comme ayant une identité amazighe13. Il nous explique ainsi que :

« Même si je viens d’un milieu qui est exclusivement arabophone, je me suis rendu compte par la suite de l’identité amazighe du Maroc ce qui m’a poussé à faire des efforts personnels pour mieux connaître l’histoire de mon pays et apprendre tarifit puis tifinagh ».

28Pour ceux qui n’ont pas de membre de leur famille parlant l’amazighe et en l’absence de cours à l’école, l’apprentissage de la langue est très difficile. Cet interviewé reconnait ainsi les difficultés qu’il a rencontrées. D’ailleurs, beaucoup de jeunes gens qu’il connaissait et qui ont tenté la même aventure ont abandonné en cours de route. Il explique ainsi que ce sont surtout les forums internet des imazighen vivant en France qui lui ont fourni le matériel pour apprendre. Il a ensuite cherché à côtoyer ceux qui parlaient la langue en essayant de leur parler exclusivement avec les mots qu’il a appris tout en découvrant, au fur et à mesure, d’autres vocabulaires. Cette pratique lui a permis de savoir si ce qu’il apprend est correct et de corriger ses erreurs de prononciation. Le contact avec les amazighophones a été déterminant dans son processus d’apprentissage car il lui a permis de pratiquer la langue. Ainsi lorsqu’il s’est installé dans un pays nordique, il a côtoyé les rifains et a perfectionné sa connaissance de cette variante amazighe. Un autre élément tout aussi central est l’auto-apprentissage par la musique. Il écoutait très souvent la musique rifaine tout en lisant les paroles et leur traduction. C’est d’ailleurs grâce à la musique et les paroles du groupe de musique Izenzaren qu’il essaie de s’ouvrir sur tachelhit.

Conclusion

29Nous avons essayé dans cet article de renseigner sur l’évolution de la population amazighophone en milieu urbain et d’explorer les processus de rupture et de poursuite de transmission de cette langue dans des contextes où dominent d’autres langues. Nous avons mobilisé des données croisées fournies par le Haut Commissariat au Plan pour rendre compte de l’évolution entre 2004 et 2014 des tachelhitophones à Casablanca et Rabat ainsi que des tarifitophones à Tétouan. Nous montrons que si le nombre de locuteurs de tachelhit à Casablanca et de tarifit à Tétouan, se stabilise cela cache une forte tendance baissière chez la jeune population. La réduction des locuteurs est également plus marquée à Rabat et touche fortement les tranches d’âge moyennes et les salariés des secteurs public et privé ce qui peut conduire à l’extinction de tachelhit chez les travailleurs Rbati à l’horizon 2050. La baisse est également forte dans la capitale économique chez les travailleurs du secteur privé alors que le nombre d’employeurs tachelhitophones augmente à Casablanca. En revanche, le nombre de locuteurs de tarifit augmente dans la ville de Tétouan notamment chez les travailleurs du secteur privé.

30Le contexte de ces dynamiques de transmission-déperdition de l’amazighe en milieu urbain non-amazighophone diffère de la plupart des travaux de sociolinguistiques qui se sont inspirés de la grille d’analyse développée par Joshua Fishman (1991) en vue d’inverser la dynamique de déperdition des langues en danger. Ainsi, le Yiddish, étudié par Fishman, est lié à l’enseignement religieux des juifs de l’Europe de l’Est qui ont émigré dans la région de New-York et qui, en plus, exercent leurs principales activités de socialisation en communauté fermée. D’autres langues étudiées telles que le français au Québec, le basque et le catalan, le frison au Nord de la Hollande ou encore l’hébreu moderne bénéficient de l’appui d’entités politiques dotées de fortes ressources. Enfin, cette approche s’intéresse également aux langues menacées des peuples autochtones qui sont revitalisées par certains Etats (Fishman, 2001).

31Les résultats de notre étude se rapprochent plus des recherches sur la transmission de la langue des parents en contexte de migration (Biichlé, 2012 ; Marr, 2011 ; Merle et al., 2010 ; Unterreiner, 2014). Si nous prenons le cas du quechua en contexte urbain péruvien où domine l’espagnol, nous avons affaire à une déperdition de la langue dans les villes parce qu’elle est perçue comme une langue qui ne permet pas l’ascension sociale et n’offre pas d’opportunités économiques (Marr, 2011). Elle est plutôt associée au passé et aux régions rurales pauvres dans lesquelles le migrant ne veut plus revenir. Dans une enquête portant sur des personnes issues de couples mixtes dans trois pays (France, Royaume-Uni, Allemagne), Unterreiner distingue entre deux idéaux-types : la transmission linguistique forte qui débouche sur une acquisition complète de la langue du parent migrant et la transmission linguistique faible lorsque la personne interrogée maîtrise peu, ou pas du tout, cette langue. Elle souligne que la transmission forte est surtout présente chez ceux qui ont migré à un âge adulte dans le pays concerné et qui vont donc placer leurs enfants dans des institutions qui leur permettent de garder un contact avec le pays d’origine et les y emmener pour y séjourner. La transmission faible caractérise, quant à elle, ceux qui ont migré jeunes et qui ne maîtrisent pas eux-mêmes la langue de leur pays d’origine. Mais l’auteur souligne principalement la complexité du processus qui n’est pas linéaire. Les stratégies de transmission peuvent ainsi changer dans le temps et selon les situations.

  • 14 L’amazighe a été intégré à la constitution en tant que langue officielle en 2011 mais à la date de (...)

32Concernant la situation de l’amazighe en contexte urbain où dominent d’autres langues, le constat est à la fois alarmant et encourageant. Il est alarmant parce que la tendance statistique générale indiquerait une réduction voire l’extinction, au cours du XXIème siècle, de l’amazighe dans ces centres urbains à majorité non-amazighophone. Il est encourageant car les chiffres montrent la persistance d’une forte communauté amazighophone dans des villes conçues et aménagées pour mépriser les cultures locales (Abu-Lughod, 1981) y compris amazighes et dans un contexte marqué par l’absence, jusqu’à une époque récente, ou par les retards pris dans la mise en œuvre de l’officialisation de la langue amazighe14. Il existe donc des processus qui permettent la persistance de la transmission de la langue amazighe dans la société. Nous avons essayé de les relever à travers des entretiens qui relatent des parcours et des récits de vie où l’on retrouve des facteurs conduisant à la rupture ou à la continuité de transmission mais aussi à des apprentissages et à des réapprentissages chez des personnes qui avaient presque perdu l’usage de cette langue.

33Le processus de déperdition de la langue amazighe dans le milieu urbain, chez les jeunes en particulier, n’est donc pas irréversible. L’un des éléments clés de la promotion de la langue qui peut aider à sa transmission est celui de sa valorisation dans la société à travers l’école, les médias mais aussi dans certains univers professionnels et dans les pratiques des jeunes. En effet, les politiques publiques de promotion de l’amazighe doivent prendre en compte le fait que ce sont surtout les jeunes et les travailleurs qui sont le plus touchés par la baisse du nombre de locuteurs des différentes variantes de l’amazighe. Ces politiques doivent donc être transversales en intégrant, par exemple, l’enseignement de la langue et de la culture amazighes dans les cursus professionnalisant, comme dans le secteur du tourisme, ainsi que dans le développement d’applications numériques de pointes en tifinagh dans les écoles d’ingénieurs. L’existence de plusieurs employeurs amazighophones qui dirigent parfois de grands groupes industriels (Amarir, 2017 ; Kaioua, 1993) devrait conduire à les associer dans des initiatives pour développer plus de débouchés professionnels mobilisant la langue et la culture amazighes. Enfin, le volet culturel qui a, jusqu’à présent, principalement été privilégié pour promouvoir l’amazighe devrait accorder une attention particulière aux préoccupations des jeunes tels que les arts et musiques urbaines amazighes ainsi que tout ce qui aurait trait aux jeux électroniques et interactifs inspirés des récits de cette culture.

Haut de page

Bibliographie

Abu-Lughod J. (1981), Rabat : Urban Apartheid in Morocco, Princeton University Press, Princeton.

Adam A. (1968), Essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident, CNRS, Paris.

Adam A. (1972), « Les Berbères à Casablanca », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, 12(1), 23-44.

Belghazi H. & Jlok M. (2009), « Autour d’une école rurale. Perceptions parentales de l’enseignement de l’amazighe », Asinag, N° 2, p. 57-68.

Bentahila A. & Davies E. E. (1992), “Convergence and Divergence, Two Cases of Language Shift in Morocco”, p. 197-210, In : Fase, W., Jaspaert, K., & Kroon, S. (Eds.), Maintenance and Loss of Minority Languages, John Benjamins Publishing, Amsterdam and Philadelphia.

Biichlé L. (2012), « La transmission des langues et des identités en contexte migratoire », Hommes et migrations, 1295, 66-76.

Boukous A. (2012), Revitalisation de la langue amazighe : défis, enjeux et stratégies, IRCAM, Rabat.

Bourdieu P. (1973), « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, 318, 1292-1309.

Chakrani B. & Huang J. L. (2014), “The work of ideology : examining class, language use, and attitudes among Moroccan university students”, International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 17(1), p. 1-14.

Errihani M. (2008). Language policy in Morocco : Implications of Recognizing and Teaching Berber, VDM Publishing.

Fernandez M. B., de Ruiter J. J. & Tamer Y. (2010), Développement du plurilinguisme : le cas de la ville d’Agadir, L’Harmattan, Paris.

Fishman J. A. (1991), Reversing language shift : Theoretical and empirical foundations of assistance to threatened languages, vol. 76, Multilingual matters, Bristol.

Fishman J. A. (2001), Can threatened languages be saved ? Reversing language shift, revisited : a 21st century perspective, vol. 116, Multilingual Matters, New York.

Kaioua A. (1993), « Les grosses fortunes économiques et industrielles à Casablanca », Cahiers de la Méditerranée, 46 (1), 321-341.

Marr T. (2011), “Ya No Podemos Regresar al Quechua” : Modernity, Identity and Language Choice among Migrants in Urban Peru”, 215-238, In P. Heggarty & A. J. Pearce, History and Language in the Andes, Palgrave Macmillan, New York

Merle M., Matthey M., Bonsignori C. & Fibbi R. (2010), « De la langue d’origine à la langue héritée : le cas des familles espagnoles à Bâle et à Genève », Travaux neuchâtelois de linguistique, 52, 9-28.

Sadiqi, F. (2003), Women, Gender, and Language in Morocco, Brill, Leiden and Boston.

Singly (de) F. (2016), Le questionnaire, Armand Colin, Paris.

Unterreiner A. (2014), « La transmission de la langue du parent migrant au sein des familles mixtes : une réalité complexe perçue à travers le discours de leurs enfants », Langage et société, 147(1), 97-109.

أمرير عمر( ،2017)، العصاميون السوسيون في الدارالبيضاء، دارالسلام، الرباط، الطبعة الثانية.

بوزنداك عبد اﷲ( ،2016)، دور التعليم في إعادة الحيوية للغات المهددة بالإنقراض، اللغة الأمازيغية نمودجا، دكتوراه في اللسانيات، جامعة سيدي محمد بن عبد اﷲ، فاس.

بوكوس أحمد( ،2013)، مسار اللغة الأمازيغية : الرهانات والاستراتيجيات، منشورات المعهد الملكي للثقافة الأمازيغية، الرباط.

بوكوس أحمد( ،2016)، الهيمنة والاختلاف في تدبير التنوع الثقافي، منشورات المعهد الملكي للثقافة الأمازيغية، الرباط.

Haut de page

Notes

1 Source : le dernier recensement (RGPH) de 2014 réalisé par le HCP.

2 Mes remerciements vont à Samira Mizbar (Observatoire des Conditions de Vie de la Population, HCP) pour sa disponibilité.

3 Nous avons décidé d’adopter, tout au long du texte, le terme « tarifit » lorsqu’il s’agit de la langue amazighe parlée dans le Nord et plus précisément dans la région du Rif.

4 Cette catégorie concerne principalement les membres de coopératives ou associations qui peuvent bénéficier des revenus de celle-ci.

5 Nous pensons que ce pourcentage a d’abord augmenté dans les années 1960 et 1970 suite à l’installation progressive des travailleurs-migrants tachelhitophones avec leurs familles et a probablement connu une baisse très importante des locuteurs entre les années 1980 et 1990 où la rupture de transmission de la langue a joué un facteur clé.

6 Nous n’avons pas analysé la distribution de la baisse des tarifitophones à Tétouan parce qu’il n’y a pas de trait particulier qui se dessine vu que la baisse est distribuée de manière, plus ou moins, équilibrée chez toute la tranche d’âge moyenne qui va de 5 à 49 ans.

7 L’aide familiale est toute personne qui vit chez la famille et contribue à l’entreprise familiale sans recevoir de salaire.

8 Cette hypothèse doit être approfondie par d’autres recherches plus ciblées sur le sujet.

9 Des entretiens semi-directifs sur le parcours de vie et le rapport aux langues dans le contexte familial, professionnel et amical ont été menés avec dix personnes dont l’âge varie entre 25 et 45. Ces interviewés ont grandi à Casablanca, Rabat ou Tétouan. Les entretiens ont duré entre 35 minutes et deux heures.

10 Le fait que celle-ci maitrise surtout l’amazighe favorise le choix de la langue usitée pour l’apprentissage des enfants. En revanche, dès qu’elle a une caution de maîtrise de l’arabe, surtout suite à une scolarisation, elle a tendance à recourir davantage à la darija.

11 Littéralement « Tachelhit qui ne permet pas de manger du pain ». Ce qui signifie que cette langue ne permet pas d’avoir un revenu.

12 Littéralement « l’arabe qui pue ».

13 Lorsqu’il parle maintenant de sa famille Slaoui, il explique que dans le récit oral sur les origines des familles Slaoui beaucoup disent qu’une grande partie provient de tribus Znata amazighes.

14 L’amazighe a été intégré à la constitution en tant que langue officielle en 2011 mais à la date de finalisation de cet article, en juin 2017, le projet de loi organique relative à la mise en œuvre de son caractère officiel n’a pas encore été promulgué par le parlement.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Mohamed Oubenal, « Rupture et transmission de l’amazighe en milieu urbain non amazighophone »Asinag, 14 | 2019, 53-69.

Référence électronique

Mohamed Oubenal, « Rupture et transmission de l’amazighe en milieu urbain non amazighophone »Asinag [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 17 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asinag/304

Haut de page

Auteur

Mohamed Oubenal

IRCAM, Rabat

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search