- 1 Données provenant des recensements réalisés par le Haut Commissariat au Plan.
- 2 En plus des témoignages que nous avons récoltés, il y a aussi cet article sur le sujet :
"القْليعة. (...)
1Notre intérêt pour le sujet de l’agriculture d’exportation dans le Sous est né de la rapidité des changements que nous avons constatés durant les vingt dernières années dans les localités de la plaine situées entre ⴱⵉⵢⴳⵯⵔⴰ (Biougra) et ⴰⵢⵜ ⵎⵍⵍⵓⵍ (Ait Melloul). La ville de ⵍⵇⵍⵉⵄⴰ (Lqliâa) représente à elle seule un cas emblématique de la grande transformation que connaît cette région. L’abondance de l’emploi dans les fermes de la région pousse les travailleurs de plusieurs endroits du Maroc à venir s’y installer. Le nombre de ses habitants a été multiplié par 4,6 en deux décennies. On est passé d’un village qui comprend 17.921 habitants d’après le recensement de 1994 à une ville de 83.235 personnes en 20141. Le melting-pot culturel est également perceptible lorsqu’on visite cette ville puisqu’elle comprend, outre des personnes provenant du Sous, des travailleuses et des familles originaires des régions de Abda, Azilal, Chiadma, etc. ainsi qu’une petite communauté subsaharienne qui s’y est également installée. Mais les politiques publiques n’arrivent pas à suivre le rythme de progression de la population. Les habitants de cette commune critiquent souvent l’état des infrastructures sanitaires qui y sont presque inexistantes ainsi que le sentiment d’insécurité qui y règne2.
- 3 Les données provenant de l’agence du bassin hydraulique du Souss Massa sont repris en page 47 dans (...)
- 4 Ibid.
2L’emploi dans les fermes agricoles de la région d’Achtouken n’attire pas seulement des travailleuses de différentes régions, il a aussi un impact sur la nappe phréatique et donc sur l’organisation socioéconomique des communautés rurales. Le tarissement de la nappe phréatique est très net puisqu’elle passe d’environ 20 m en 1979 à 60 m en 20003. L’irrigation moderne par pompage représente plus de 94,2% de la consommation de la nappe phréatique alors que les milliers de paysans qui pratiquent l’agriculture traditionnelle n’en consomment que 1,1% et que toute l’agglomération d’Agadir ne consomme en eau potable que 4,7%. Il apparait donc clairement que cette pratique économique pose un réel défi pour la région4. Cette situation a conduit les pouvoirs publics à envisager un projet de dessalement de l’eau de mer. Cette technologie représente néanmoins un enjeu majeur en termes de pollution de l’environnement avec le rejet de saumure qu’elle produit.
3L’agriculture d’exportation s’est nettement développée dans le Sous surtout à partir de 1965 (Hnaka, 1995). L’Etat a, en effet, encouragé la commercialisation des produits agricoles en créant l’Office de Commercialisation et d’Exportation (OCE) et a soutenu l’équipement grâce aux financements apportés par la Caisse Nationale de Crédit Agricole (CNCA). Les opérations de marocanisation des terres coloniales et des entreprises agroindustrielles à partir de 1973 ont également insufflé une dynamique au secteur. Les années 1980 ont, quant à elles, été marquées par la libéralisation des exportations et l’accord avec l’Union Européenne qui ont changé les conditions d’écoulement de la production agricole sur le marché international. Plusieurs agriculteurs s’organisent sous forme de coopératives ou de regroupements pour pouvoir exporter avant d’investir fortement le marché local comme ce fut le cas pour la COPAG.
4Pour comprendre le développement de l’agriculture d’exportation dans le Sous et ses conséquences, il faudrait étudier l’histoire économique de cette région durant le protectorat. Cet article a donc pour objectif de comprendre la généalogie de ce secteur pour saisir les conditions qui ont rendu possible l’essor de ce secteur dans la plaine du Sous. Il s’agit non seulement de préciser les processus qui ont permis l’appropriation des terres et des ressources en eau mais également de définir les acteurs clés qui y ont joué un rôle important.
- 5 Ces documents ont été collectés au SHD situé au château de Vincennes durant la mission de recherche (...)
5Pour ce faire nous avons réalisé une courte monographie historique fondée sur une méthodologie qualitative pour comprendre l’émergence de l’agriculture d’exportation dans la plaine du Sous. Nous mobilisons pour cela des documents que nous avons pu consulter aux archives militaires françaises situées au Service Historique de la Défense5. Nous avons aussi effectué une recherche documentaire et réalisé une revue de littérature en utilisant, par exemple, la thèse de Mohamed Boujnikh sur l’extension des transformations vers les Ait Berhil durant les dernières décennies.
6L’expropriation des ressources, principalement la terre et l’eau, ne date pas de l’époque coloniale. Les recherches historiques documentent les processus d’accumulation opérés par les différents pouvoirs politiques qui émergent un peu partout dans le Sous (Pascon, 1984).
7Mais ce qui caractérise le processus d’accumulation précolonial c’est son caractère précaire. Les ⵉⵎⵖⴰⵔⵏ (imgharn) et caïds locaux peuvent connaître des revirements rapides de leur situation et tout perdre du jour au lendemain (Montagne 1930). Dans le Sous, l’une des pratiques courantes est celle de ⵍⵉⵙⵜⵉⵔⵄⴰ (listirâa) qui consiste à ce qu’une personne expropriée revienne chez le fqih-notaire, auprès de qui elle a été amenée de force par l’ⴰⵎⵖⴰⵔ (amghar) pour céder ces biens, pour lui demander d’écrire un document où elle s’oppose à la cession en soutenant que c’est une opération de vente forcée (El Boukdouri 2000, 181). Dès que le pouvoir de l’ⴰⵎⵖⴰⵔ (amghar) en question vacille, la personne peut alors sortir son document pour reprendre son bien.
- 6 Le Capitaine Olloix, chef du bureau des affaires indignes d’Agadir-Banlieue, reconnait, dans un rap (...)
8Les choses changent avec l’installation d’un pouvoir central bureaucratisé. Le protectorat français met en place une administration qui, à partir du moment où elle reconnait la propriété privée à une personne, accepte rarement sa remise en cause. Malgré l’existence d’un système d’opposition, celui-ci se caractérise par un langage inaccessible aux ⵉⵙⵓⵙⵉⵏ (issoussin) et demeure très coûteux et compliqué6 comparé à la procédure rapide et efficace du droit communautaire ⵍⵄⵓⵔⴼ (ôrf).
9L’exemple du pouvoir des Bounailat dans la région de Tata est assez illustratif de cette dynamique :
10Concrètement, les pouvoirs du caïd Bou Naïlat sont renforcés, consolidés, car tous les biens qu’il a accumulés de façon brutale ou coercitive ne sont pas contestables devant la justice des autorités du protectorat à la grande déception des populations qu’il a sous son autorité.
11Mieux, une fois la nouvelle organisation établie, un nouvel impôt est levé régulièrement, le tertib, sur lequel le caïd reçoit une remise substantielle (environ 10%). (Agrour, 2018a, 102)
12Les opérations d’expropriation sont difficilement contestables comme en témoigne cet accaparement des ressources hydriques, ici un tour d’eau, qui est validée par les autorités coloniales :
- 7 ⴰⵎⴷⵓⵢ (Amduy) = Tour d’eau.
13Enfin le cas de l’agadir de Tiyiti reprend à peu de chose près le même scénario d’accaparement que pour les autres igidar : vers 1930, le caïd Mhamed impose la création d’un amduy7 pour son compte puis d’un second, vers 1934. Pour les deux, il fait établir de faux actes d’achat qui seront dénoncés par la suite par les habitants de Tiyiti mais sans résultat probant. (Ibid, 109)
- 8 Même lorsque Lhousseyn Bou Nailat est révoqué en 1953 pour exactions, la propriété des biens acquis (...)
14Cette forme d’accumulation primitive est donc cautionnée, voire renforcée, par l’administration coloniale8 car on est ici face à un tour d’eau qui est accaparé après la soumission de la tribu qui date de l’année 1931.
- 9 Puisque la législation de l’époque interdisait l’aliénation des terres des tribus, le centre de l’a (...)
15Mais les principales opérations d’expropriation qui ont transformé la structure socio-économique et la vocation du Sud marocain se situent au niveau de l’ⴰⵣⴰⵖⴰⵔ (Azaghar), c’est-à-dire la plaine du Sous entre Masst et Houara9. Ces terres fertiles disposent également d’une capacité à être irriguée soit par les fleuves soit par la nappe phréatique qui fut, à l’époque, riche et abondante.
- 10 A part une section que lui consacre André Adam (1968) dans son ouvrage sur Casablanca nous ne retro (...)
16Afin de comprendre le processus d’appropriation des terres, nous allons suivre le parcours de Lahoussine Demnati, un entrepreneur amazighe qui apparaît comme étant central durant la période du protectorat mais n’a pas été suffisamment étudié10. Il a non seulement joué un rôle clé dans l’émergence de l’agriculture d’exportation dans le Sous, mais il a également participé à la prospection minière, investissait dans des entreprises de filature ou de briqueterie et a tenté de fonder une banque de développement.
- 11 C’est le Maréchal Lyautey qui aurait proposé à Jean Epinat de venir au Maroc développer une entrepr (...)
- 12 Voir plus loin dans le texte pour avoir une description détaillée du personnage.
- 13 La colonisation officielle a connu un essor important entre 1918 et 1931 au Nord du Maroc et plus p (...)
- 14 Il est peu probable qu’il ait pu acheter, à lui seul, toutes ces terres.
17Dès les années 1930, l’industriel français Jean Epinat11 charge Lahoussine Demnati12 d’un projet de colonisation agricole à grande échelle dans la région du Sous qui n’est pas encore ouverte à la colonisation officielle13. Demnati tente, pendant plusieurs années, d’acheter environ 8000 hectares14 de terres fertiles. Profitant d’un contexte agricole de très faible rendement et de la misère paysanne qui en résulte, il achète les terres à des prix modiques auprès de paysans de la région. N’ayant pas tout de suite occupé ces terres, les paysans continuent à les utiliser pour paître leurs troupeaux. Cela entraîne, quelques années plus tard, plusieurs litiges et oppositions lorsque la valeur marchande de ces terres connaît une augmentation importante et que Lahoussine Demnati souhaite enfin les exploiter ou les céder à des sociétés agricoles.
18Les expropriations des terres mobilisent une ingénierie juridique qui éclate au grand jour au moment où commence la crise du protectorat. Les documents que nous avons consultés au niveau des archives militaires soulignent l’irruption, à partir du début des années 1950, d’acteurs qui étaient invisibilisés auparavant. Les plaintes des ayant-droits et des citoyens marocains sont désormais directement reprises dans les correspondances et les rapports de l’administration coloniale. Ce ne sont plus seulement les officiers des affaires indigènes qui parlent au nom des « indigènes » pour répercuter leurs desiderata. On observe l’apparition de lettres écrites par des citoyens marocains, signés de leurs propres noms, où ils se plaignent de ce qu’ils considèrent comme étant des injustices.
19Le chef de la circonscription d’Inzegane puis le Général, chef de la région d’Agadir reçoivent respectivement le 27 mars 1951 et le 30 avril de la même année des courriers qui dénoncent les expropriations. Un extrait de la première lettre décrit certaines méthodes violentes telles que l’emprisonnement :
20Que je suis propriétaire d’un terrain à usage de culture situé au Douar Ouled Ali, dénommé Fedane Sidi M’hamed Kharboubi qui me fut échu par voie d’héritage que j’exploite depuis plus de 45 ans.
- 15 Lettre signé par Abdellah Ben Omar du douar Oueld Ali qui donne une adresse à Meknès ce qui signifi (...)
21A la demande du caïd Bouchaib, je suis invité à céder ce terrain, devant mon refus, je me suis infligé un emprisonnement de 6 mois que j’ai déjà purgé15.
- 16 Différents courriers des officiers des affaires indigènes soulignent que, jusqu’en 1949, le Caïd Bo (...)
22Suite à l’absence de réponse de la part du chef de la circonscription d’Inzegane, une deuxième lettre est envoyée un mois plus tard à son supérieur hiérarchique où d’autres techniques de spoliation sont signalées telles que la signature forcée ou falsifiée d’actes de vente. En voici un extrait qui dénonce différents acteurs qui seraient complices16 :
« A toutes fins utiles, je me permets d’attirer votre haute attention, Mon Général, que le Caïd Bouchaib, agissant de complicité avec le Cheikh Ahmed El Ghobra et une autre personne Si Lhoussaine s’acharnent d’une façon illégale et inique à dépouiller les gens de la Tribu en procédant à des achats effectués sans l’approbation des vendeurs qui, se voient à leur insu dresser des actes de ventes auxquelles elles n’ont jamais été souscrites. »
- 17 Lettre signé par Mohamed Ben Abdellah, le fils du concerné. Il donne la même adresse de Meknès ce q (...)
23Pour ce faire, Si Lhoussaine prend seulement le signalement de la personne qu’il vise pour dresser ainsi l’acte de vente et obliger le pseudo vendeur à quitter ses propriétés.17
- 18 Notons ici que les pétitions ont été, entre autres, adressées au procureur du tribunal de 1ère Inst (...)
- 19 Les rédacteurs, au nombre de sept et habitant tous à la même adresse au Derb espagnol à Casablanca, (...)
24A partir du mois de juillet 1951, des pétitions signées par 130 personnes originaires de la tribu Houara sont adressées à différents responsables de l’administration coloniale que ça soit au niveau local, cercle d’Inezgane et région d’Agadir, ou au niveau central à Rabat18.Un autre courrier datant du mois de décembre 1951 montre qu’une pétition a, par la suite, été adressée au Sultan. Les rédacteurs19 de la lettre demandent l’envoi, en tribu Houara, d’une Commission d’enquête. L’argumentation adoptée mobilise à la fois le registre de dénonciation de certaines manœuvres, car les rédacteurs avancent l’idée que le Caïd de la tribu Houara s’est entendu avec Lahoussine Demnati pour obliger les habitants à déposer de faux témoignages pour que ce dernier puisse accaparer les terres, tout en rajoutant l’argument du désordre que cela peut provoquer car les véritables propriétaires, chassés de leur terre, migrent vers les villes sans avoir, dans la plupart des cas, aucune ressource. On signale aussi le déshonneur et l’atteinte à la dignité que provoque le mépris des hommes, des femmes et des filles de la tribu. La liste des victimes est, cette fois-ci, élargie à des acteurs au sein même de l’administration coloniale lorsque les rédacteurs signalent que :
- 20 Lettre datant du 10 décembre 1951 envoyée au Général Massiet du Biest, Commandant la Région d’Agadi (...)
nous avons constaté que même certaines Autorités de Contrôle ont été sacrifiées par leurs intrigues combinées. Nous nous bornons de citer en exemple le Colonel Le Page, déplacé d’Inezgane pour finir ses jours en Indochine et le Capitaine Olloix, mis à la retraite avant l’âge.20
25Le texte, sans rejeter ouvertement le protectorat français, entend le mettre en face de ses contradictions. Les rédacteurs, en quête d’égalité, soulignent ainsi qu’ils ne doutent pas et qu’ils sont même convaincus que le gouvernement respectera sa « mission protectrice » en diligentant une enquête impartiale « pour ne pas sacrifier une tribu de 56.000 âmes au seul profit d’un petit groupe de privilégiés ». Ils vont aussi mobiliser le discours politique du plus haut responsable de l’administration du protectorat pour montrer l’extrême inégalité de droit actuelle et exiger l’application immédiate de la justice en soulignant qu’«il est temps, comme l’a dit le Général Guillaume que cesse la concussion et que le Marocain soit épargné de payer de ses biens et parfois de sa dignité pour obtenir ses droits. »
- 21 Note de renseignements, établie le 19 février 1952, par le commissaire chef de la police des rensei (...)
- 22 Dans une correspondance, datant du 20 juin 1952, adressée par le contrôleur civil, chef du centre d (...)
- 23 Ibid.
26Enfin, le registre de menace est mobilisé pour signaler qu’en cas d’absence de réponse aux demandes des plaignants, ceux-ci vont solliciter l’intervention du Sultan proche des nationalistes. Une délégation Houara a d’ailleurs été reçue au palais du Sultan le 16 février 1952 pour apporter ses doléances et protester contre les possibles exactions du Caïd Bouchaib21. Sans parler explicitement d’un engagement dans la lutte nationaliste, les éléments contenus dans les différentes correspondances montrent que l’administration coloniale se méfie des interventions directes du Sultan et semble même initier un début d’investigation22 mais refuse d’envoyer une commission sur place car cela remettrait en cause son autorité ainsi que le système général d’immatriculation des terres ce qui pourrait, selon le contrôleur civil chef du centre d’Agadir-banlieue, « entraîner de graves répercussions politiques en tribu »23.
27Dès l’année 1918 la mission Cosnier (1922) indique la richesse des ressources agricoles et hydriques dans la plaine du Sous. On y signale ainsi que la nappe est peu profonde (4 à 10 mètres) chez les tribus Iksimen et Achtouken.
28La colonisation officielle au Nord du Maroc connait, quant à elle, une grave crise à partir de 1929 lorsque la France métropolitaine, arrivée à l’autosuffisance en blé, décide de limiter les contingents importés du Maroc et bénéficiant d’une franchise douanière (Swearingen 1987 : 41). Cela conduit, avec la crise financière internationale et la baisse des prix des produits agricoles, à l’arrêt, en 1931, de la colonisation officielle. Fascinés par le modèle californien, les administrateurs français du Maroc s’en inspirent pour façonner, à la fin des années 1930, une politique agricole fondée sur l'irrigation et l'exportation des agrumes et des primeurs (Swearingen 1987, 42). Celle-ci ne se développe réellement, surtout dans la région du Sous, qu’après la seconde guerre mondiale. Cette agriculture d’exportation bénéficie d’une part de la forte demande du marché français après 1945 suite aux destructions causées par la guerre et d’autre part de l’afflux des capitaux qui se retirent d’Indochine ou qui cherchent à bénéficier des avantages fiscaux qu’offre le Maroc (Gadille, 1957 : 156).
- 24 Courrier envoyé le 24 décembre 1929 à Rabat par Urbain Blanc, le ministre plénipotentiaire délégué (...)
29Or l’installation de ce mouvement de colonisation agricole dans le Sous se prépare dès la fin des années 1920. Le rapport du 28 avril 1929 du chef du bureau des renseignements de Taroudant signale, parmi les objectifs de ses actions, « l’ouverture plus ou moins prochaine, plus ou moins complète, du Sous à la colonisation Européenne ». Pour bien préparer cette action les autorités françaises diffusent une sorte de guide des bonnes pratiques de l’officier des affaires indigènes24. Il s’agit d’un document réalisé par le capitaine Ayard, commandant le Cercle des Beni M’Guild, pour contrôler des tribus amazighes. Ce document envoyé par la résidence générale pour qu’il soit diffusé auprès des officiers des affaires indigènes des régions de Marrakech et d’Agadir insiste sur la distinction entre l’administration et la politique indigène en relevant que :
30« L’administration a souci plutôt des intérêts matériels, la politique, plutôt des intérêts moraux. Or, il peut bien arriver que les intérêts matériels des indigènes se confondent parfois avec ceux des colons et que les mêmes mesures leur profitent à tous. Les intérêts moraux, jamais. Pour leur donner satisfaction, ce sont des mesures distinctes et spéciales qu’il faut prendre, à cause de quoi les indigènes sont tout de suite avertis que le conquérant n’a, en les prenant, songé qu’à eux.
31Les enrichir (parfois en même temps que les colons) c’est de l’administration et c’est bon, encore qu’ils puissent en attribuer le mérite à leurs seuls efforts. Respecter leurs intérêts moraux, c’est de la politique indigène, et c’est mieux ; c’est peu à peu les amener à sentir les bienfaits de la domination étrangère et peut-être à l’accepter, au lieu de la subir. »
32Dans le champ économique, cela passe par la création d’une colonie où l’européen est considéré comme indispensable car il « éduque » et transforme les pratiques agricoles des marocains. L’auteur du document soutient que le colon européen est l’initiateur des indigènes et leur stimulateur car il est leur exemple. Ils l’observent et cherchent à copier tout ce qu’il fait. Ayard prétend enfin que le « [marocain] entreprend tout, ne le trouve-t-on pas excellent domestique à la maison, bon conducteur de voitures automobiles, maçon, menuisier, forgeron, etc. »
33Cette vision du colon européen « civilisé » guidant les « indigènes » vers le progrès agricole ne sera pas simple à mettre en œuvre. A l’image des difficultés rencontrées par Jacques Berque lorsqu’il propose l’association de la technologie du tracteur « moderne » et le génie social de ⵍⵊⵎⴰⵄⵜ (Ljmaât) autochtone, les initiatives dans le Sous se confrontent aux intérêts immédiats des agriculteurs français qui ignorent le discours paternaliste de l’administration coloniale.
- 25 Courrier adressé le 5 février 1946 par le Lieutenant-Colonel Abadie, chef du cercle de Taroudant, a (...)
34Ainsi lorsque le responsable de la région d’Agadir et les officiers sous son commandement sollicitent les colons européens pour aider leurs voisins marocains dans la campagne de labour, ceux-ci refusent en arguant « qu’ils ne pouvaient risquer de graves accidents mécaniques en utilisant leur matériel sur des terrains non défoncés »25.
- 26 Lahoussine Demnati n’était pas proche du parti de l’Istiqlal. Il considérait que le protectorat dev (...)
35D’autres acteurs, qui ne sont pas les premiers ciblés par la politique coloniale française, jouent un rôle pionnier dans l’adoption de nouvelles pratiques. Il s’agit d’acteurs locaux qui vont adopter les techniques modernes tout en essayant de profiter des opportunités offertes par les bouleversements socio-économiques introduits par le régime du protectorat français. La plupart de ces acteurs vont adopter une politique économique d’association franco-marocaine avant que certains parmi eux, constatant que les blocages imposés par l’administration française freinent leur volonté d’expansion économique, vont s’investir davantage dans le mouvement nationaliste istiqlalien pour obtenir de nouvelles opportunités. Avant de présenter certains de ces « entrepreneurs istiqlaliens » qui vont jouer un rôle important à partir de la fin des années 1950 dans la consolidation des transformations amorcés durant le protectorat français, nous allons nous intéresser à un acteur particulier qui est considéré par André Adam comme un self-made man amazighe : Lahoussine Demnati26.
- 27 Iboudrarn veut littéralement dire « montagnards » mais c’est un terme qui est également utilisé pou (...)
- 28 La plupart des informations sur le parcours de Lahoussine Demnati ont été collectées aux archives d (...)
36Pour cerner le personnage et comprendre en quoi il représente les transformations culturelles que l’on retrouvera, de manière plus prononcée à partir des années 1940, chez les commerçants ⵉⴱⵓⴷⵔⴰⵔⵏ27 (Oubenal, 2020) originaires des tribus jouxtant l’ⴰⴷⵔⴰⵔ ⵏ ⵍⴽⵙⵜ (montagne de Lkest) il faut revenir sur son parcours28.
- 29 Les usines Japy qui produisaient des casseroles avant 1915 se sont illustrées, durant la première g (...)
37Né à Demnate à la fin du 19ème siècle, il est envoyé vers l’âge de 10 ans à Istanbul dans le cadre de l’initiative de formation de jeunes marocains à l’étranger mais il est obligé de revenir en 1907, après deux ans seulement, à cause des difficultés financières du Makhzen et de la révolte de Bouhmara. De retour au Maroc, il rejoint les troupes du clan aziziste dans le cadre de la lutte pour le pouvoir entre Moulay Abdelaziz et Moulay Abdelhafid. La victoire du clan hafidi met la tribu du Demnati sous le contrôle des Caïds igloua et pousse Lahoussine à émigrer vers Casablanca chez un riche cousin. A l’âge de 20 ans, il se rend en France pour participer à l’effort de guerre. Il est affecté, dans la région du Doubs pas loin de la frontière suisse, aux usines Japy29 pour être à la tête d’environ 1800 travailleurs marocains. C’est durant cette période qu’il se perfectionne en langue française et qu’il commence à cultiver son réseau politico-économique. Il rentre au Maroc après la fin de la première guerre mondiale où il entreprend, sur proposition du Caïd Outgoundaft, de continuer les activités de prospection minière commencé par les entrepreneurs allemands Mannesmann. Il découvre, dès 1925, l’existence d’un gisement de Cobalt dans la région de Bou Azzer mais n’arrive pas à valider ses échantillons car la zone est officiellement interdite de prospection. Demnati sollicite ses soutiens et associés français pour faire face à la concurrence du puissant Caïd Thami Aglaou et de son ami Jean Epinat qui mobilisent également leur réseau dans l’administration du protectorat français afin d’obtenir des permis d’exploitation. Suite aux rivalités entre les deux clans et aux échauffourées qui éclatent à Bou Azzar, les autorités françaises agitent le spectre de la création d’un office public pour l’exploitation du Cobalt. La perspective de la nationalisation de cette ressource minière pousse les différents protagonistes à trouver un compromis en créant, le 1eroctobre 1931, la Société Minière de Bou Azzer et des Graara. C’est le début d’une coopération d’intérêt entre Lhoussaine Demnati, Thami Aglaou et surtout Jean Epinat qui confiera au premier le développement d’un grand projet de colonisation agricole dans la région du Sous.
38Demnati est lui-même le produit, comme le seront également plusieurs ⵉⴱⵓⴷⵔⴰⵔⵏ (iboudrarn), des grands bouleversements provoqués par la décomposition du vieux pouvoir central makhzenien et l’intervention des forces coloniales à la fois sur le quadrillage territorial, les institutions tribales et la formation des esprits. C’est un personnage particulier qui fait la jonction entre deux mondes. Celui de son identité amazighe et du savoir-faire marocain où il a baigné et celui de la culture française et de la technologie européenne qu’il a appris à connaître. Faire le pont entre deux cultures apparaît clairement lorsqu’il reçoit des invités étrangers. Ces derniers sont souvent marqués par le personnage à l’image de l’écrivain américain Rom Laundau. Il raconte d’ailleurs dans son livre (Laundau, 1950) comment Demnati, habillé en djellaba blanche et babouches traditionnelles, le reçoit le soir dans un salon marocain autour d’un tajine et d’un couscous puis change complètement de décor, le jour suivant, pour le déjeuner où il le reçoit avec un repas « à la française » dans une salle à manger.
- 30 Il s’agit d’un rapport très complet réalisé par les autorités françaises comme ceux qu’elle réalise (...)
39Lahoussine Demnati représente l’archétype des marocains qui sont qualifiés, par les officiers français, d’« indigènes évolués ». Dès l’avènement du protectorat, Hubert Lyautey comprend rapidement que les transformations socio-économiques et culturelles induites par l’intervention des français vont produire, surtout chez la jeunesse autochtone, un désir d’appropriation des techniques modernes voire même d’adoption des croyances des européens (Rivet, 1988). Cette question a d’ailleurs hanté la politique culturelle de Lyautey qui, tout en souhaitant moderniser l’Etat marocain, ne voulait surtout pas bouleverser le système de valeurs des autochtones. Demnati apparaît donc avoir certains traits de l’élite marocaine telle que souhaitait la forger Lyautey. Il est ainsi décrit dans le rapport confidentiel qui lui est consacré30:
40Grand, une certaine allure, une vive intelligence, Demnati s’est rapidement adapté à la vie européenne. Possédant de remarquables qualités d’entregent, il a su s’introduire dans les coulisses du monde politique et de celui des affaires qui, il faut le dire, ont des attaches communes.
- 31 Littéralement « la maison de la poudre » est l’ancienne demeure des pachas de la ville impériale Ta (...)
41Au Maroc, dans sa maison de « Dar Baroud »31 il est très accueillant et y fait figure de grand seigneur. On compte parmi ses hôtes les plus beaux noms de France et de nombreuses personnalités étrangères.
42A Paris, ses relations sont nombreuses et relevées, il les a très habilement choisies. Dans le sillage de Ben Ghabrit et du Glaoui, bénéficiant du snobisme mondain et de la curiosité qui s’attache aux étrangers de marque et plus particulièrement aux orientaux, il est reçu dans les meilleures maisons et, descend dans les plus grands hôtels.
43Bien que ne possédant pas de culture, Demnati qui a beaucoup lu et surtout beaucoup vu, fait montre d’un certain verni, il n’est pas douteux qu’il ait un sens aiguisé des affaires et des facilités remarquables d’adaptation.
44Ambitieux, il l’est certainement, cependant il n’a jamais brigué de commandement, ni de situation officielle. On a dit qu’il viserait la succession de Ben Ghabrit à la Mosquée de Paris et à la Présidence de la Société des Habous et des Lieux Saints dont il est membre à vie.
- 32 Le rapport fait probablement référence à Simone que Lahoussine Demnati a eue d’un premier mariage. (...)
45Il est demeuré foncièrement musulman, à l’encontre de la plupart des marocains évolués, jamais, même à Paris, il ne boit de boissons alcoolisées. Son fils a été prénommé Othman, sa femme, chrétienne, a embrassé la religion musulmane, quant à sa fille elle ne compte plus pour lui depuis son mariage32.
- 33 Ce dahir apparaît quelques mois après la mise en place en décembre 1944 du Conseil Supérieur du Pay (...)
- 34 C’est dans le courrier adressé le 11 novembre 1948 au résident général Eirik Labonne qu’on retrouve (...)
- 35 Lettre adressée le 10 décembre 1941 par Lahoussine Demnati, installé à Taroudant, au résident génér (...)
- 36 Courrier adressé le 11 novembre 1948 au résident général Eirik Labonne (op. cit.).
46Faisant partie de l’élite marocaine au temps du protectorat, Lahoussine Demnati peut être considéré comme l’une des sources d’inspiration de l’administration coloniale lorsqu’il s’agit de mettre en place des politiques économiques à destination de la population autochtone. Bien avant la publication en 1945 du dahir instituant le Secteur de Modernisation du Paysannat33 et de l’article « vers la modernisation du fellah marocain » (Berque et Couleau, 1945), Demnati aurait adressé, en 1938, une note écrite au résident général Noguès sur le développement économique du Maroc en insistant sur la nécessité d’une collaboration franco-marocaine. Le concerné prétend même que ses « suggestions ne sont pas étrangères à la naissance [de la politique] du paysannat »34. Il revient à la charge en 1941 pour solliciter le soutien de l’administration35afin de développer, sous sa tutelle, une organisation coopérative de paysans marocains qui pourrait être vu comme l’ancêtre de la COPAG. Voici comment il décrit lui-même son projet dans un courrier envoyé, en 1948, au résident Eirik Labonne36 qui avait une politique plus libérale :
47En 1944, je cherchai à concrétiser mon projet établi en 1938 par la réalisation d’une coopérative dont le principe est le suivant : Mise en valeur de 10.000 hectares de terre par l’exploitation successive de lots de 2.000 hectares avec un personnel qui devient co-propriétaire indivis d’un nombre de parts proportionnel à son travail et à ses responsabilités. La base de la part est l’hectare : personnel ouvrier : 700 Ha, (Chefs de maitrise, techniciens et directeurs) : 300 Ha ; Propriétaires : 1.000 Ha. Total : 2.000 Ha.
48Le personnel reçoit un salaire fixe jusqu’à amortissement du capital engagé escompté dans un délai de 15 ans. L’amortissement étant réalisé, les revenus de la coopérative sont répartis dans les conditions suivantes : personnel ouvrier : 700 Ha, (Chefs de maitrise, techniciens et directeurs) : 300 Ha ; Mise en valeur d’un nouveau lot : 800 Ha ; Propriétaires : 200 Ha. Total : 2.000 Ha.
49Cultures envisagées : arboriculture, élevage, maraichage, avec transformation sur place des produits agricoles : huilerie, conserverie, confiturerie, jus de fruits.
- 37 Courrier adressé le 10 décembre 1941 au résident général Noguès (op. cit.).
50Son projet comporte donc l’intéressement des travailleurs-agriculteurs locaux et du personnel encadrant. Il fixe également pour objectif l’extension, à compter de la quinzième année, de la surface mise en valeur tout en envisageant l’installation d’une petite agro-industrie de transformation. Il souhaitait également, si l’appui de l’administration lui est accordé, d’installer une industrie du coton en ramenant des techniciens européens qui feraient fonctionner les machines importées tout en transmettant leur savoir-faire aux marocains37.
- 38 Courrier adressé le 11 novembre 1948 au résident général Eirik Labonne (op. cit.).
- 39 Il s’agit de l’ancêtre de la banque marocaine CIH qui a commencé à partir de la deuxième moitié des (...)
- 40 La liste des membres figure sur la note sur le Crédit Marocain ici : http://entreprises-coloniales. (...)
- 41 On les retrouve notamment dans l’Union des Commerçants et Industriels du Sous appelée « Aït Sous » (...)
- 42 Dans cette nouvelle formule, seul 200 Ha sont destinés au développement de la production agricole e (...)
- 43 Les informations portant sur la composition de son conseil d’administration proviennent de la note (...)
- 44 Elle fusionnera des années plus tard avec la banque de Suez puis la banque de l’Indochine pour donn (...)
- 45 La BNCI fut créée en France pour remplacer la Banque Nationale de Crédit mise en faillite suite aux (...)
- 46 Cette banque d’affaire changera, par la suite, de dénomination pour devenir la société financière p (...)
51N’ayant pas pu avoir la garantie de l’Etat pour obtenir un prêt de 50 millions de francs38 auprès de la Caisse des Prêts immobiliers du Maroc39, Demnati se tourne vers des investisseurs privés. En 1948, il fonde avec eux la Société Générale du Sous. Il mobilise alors son réseau pour mettre en place un conseil d’administration40 qui comprend à la fois Louis Sicot, ancien directeur des Affaires Politiques de l’administration française qui s’est investi dans le monde économique, Abbes Kabbaj éminent nationaliste marocain avec lequel il est associé dans plusieurs affaires41 ainsi que Gaston Gradis un ingénieur polytechnicien qui a été sollicité par Hubert Lyautey pour développer des projets économiques au Maroc comme la compagnie des Brasseries du Maroc. A sa création, la société Générale du Sous est dotée d’un capital de 160 millions dans lequel Lahoussine Demnati apporte en nature 940 Ha42 représentant 60 millions d’actions. Le reste est souscrit par des établissements financiers d’envergure telle que la Société chérifienne de participation qui est la succursale marocaine de la banque de Neuflize ainsi que le Crédit Marocain. La composition du conseil d’administration de ce dernier établissement43 illustre bien la capacité de Lahoussine Demnati à siéger au côté d’acteurs puissants voire à jouer l’intermédiaire entre, ceux parmi eux, qui ont des visions politiques différentes. Le Crédit Marocain, qui a pour objet la réalisation de toutes les opérations financières, de banque et de bourse, comprend à la fois certains parmi les plus fervents nationalistes originaires de la bourgeoisie traditionnelle de Fès (Bel Abbes Bennani, Mohamed Zizi) ainsi que des représentants de banques coloniales tels que José Ariès de l’Union des Mines44, Alfred Pose et Louis Sicot de la Banque nationale pour le commerce et l’industrie45 (BNCI), Paul Bernard, Charles Blumenthal et Edmond Giscard d’Estaing de la Société financière française et coloniale (SFFC)46.
- 47 Plusieurs colons européens ont d’abord commencé par gérer des fermes dont ils n’étaient pas proprié (...)
- 48 Il est aussi connu pour être l’ancien propriétaire du palace La Gazelle d’Or à Taroudant où il rece (...)
- 49 Demnati souligne, dans sa lettre envoyée au résident général (op. cit.) en date du 10 décembre 1941 (...)
- 50 Rapport sur Lahoussine Demnati (op. cit).
- 51 Il faut aussi avoir en tête que des terres domaniales étaient louées aux colons pour des durées de (...)
52En plus de Lahoussine Demnati d’autres colons européens tels que Patiou, Fourny, Brodoux, Mattera, Soldini47, de Surmont et Pellenc48 ou encore des marocains tels que Boudlal et Wakrim ont contribué à mettre en place cette colonisation agricole employant des techniques modernes pour l’exportation vers le marché français. Ce mouvement de transformation a eu des conséquences sur toute la région du Sous. Il s’agit d’abord, comme nous l’avons précisé ci-dessus, de l’expropriation des terres collectives en utilisant différents procédés. Cela, combiné aux calamités naturelles et aux abus des agents d’autorité, a déraciné plusieurs personnes les poussant à prendre le chemin des villes. Les opérations de défrichement, consistant à couper les arbres, pour permettre au tracteur de passer ont été réalisées sur plus de mille hectares dans la région du Sous49. L’avidité des colons les a même poussé à mener des opérations de coupe d’arbres sans avoir les autorisations ce qui a obligé le Service des eaux et forêts à intenter des procès à certains parmi eux50. La destruction de nombreux arganiers et jujubiers élimine à la fois une source d’alimentation des populations locales et celle de leurs troupeaux. Les éleveurs qui ont l’habitude de faire paître leurs caprins dans l’arganeraie où les chèvres sont capables d’escalader les arbres sont obligés de trouver de nouveaux endroits51. Ceux qui n’ont pas cette alternative sont obligés de vendre leurs troupeaux pour travailler comme ouvriers agricoles chez les colons ou de migrer en ville.
- 52 Rapport réalisé le 2 mai 1939 Inezgane par l’inspecteur de l’agriculture Perret pour le compte de l (...)
53La dynamique enclenchée a non seulement détruit des milliers de jujubiers et d’arganiers qui consomment peu d’eau mais a conduit à leur remplacement par des cultures qui nécessitent d’importantes ressources hydriques. Certains « modernisateurs » critiquaient les procédés ancestraux qui ne permettaient pas de profiter de la richesse de la nappe phréatique du Sous qui pouvait, selon eux, irriguer environ 5.500 hectares. Dans un rapport datant de 193952, un ingénieur agronome constate ainsi que :
54On compte dans les tribus des Chtouka et des Haouara 2.000 puits environ. Chaque puits est entouré d’un lopin de terre d’un quart d’hectare à un hectare, qu’il arrose, et des produits duquel une famille entière doit subsister. Cette exploitation s’appelle une « naoura ». Malheureusement ces puits sont équipés d’une façon très primitive. Une bête (vache ou chameau) remonte une outre faite d’une peau de chèvre ; au haut de la course une cordelette déplie un boyau qui laisse couler l’eau dans une rigole de pierre, d’où elle tombe dans un bassin maçonné. On conçoit le faible rendement d’un tel appareil.
- 53 Rapport sur la situation économique générale dans le territoire d’Agadir portant sur les années : 1 (...)
- 54 Rapport établi le 15 avril 1937 à Agadir par le Lieutenant-Colonel Vignoli chef du territoire d’Aga (...)
- 55 Lettre de Demnati au résident général en date du 10 décembre 1941 (op. cit.).
- 56 Courrier envoyé le 25 février 1942 par le Général de brigade Chatras, chef du commandement d’Agadir (...)
55L’augmentation de la rentabilité se fera par l’introduction de techniques de pompages modernes pour exploiter davantage de ressources hydrauliques. Cela permet de produire, de manière intensive, des agrumes et des tomates pour générer des gains importants à l’exportation. Cela oblige toutefois les agriculteurs à creuser de plus en plus pour atteindre la nappe phréatique. On passe ainsi dans la région des Achtouken d’une profondeur située entre 4 et 10 mètres en 1918 (Cosnier, 1922) à une profondeur qui ne dépasse pas 20 mètres dans la moitié des années 193053. Même si la situation n’était pas aussi préoccupante que ce qu’elle deviendra à partir des années 1970, une réflexion a eu lieu au sujet du contrôle public de l’autorisation des puits. Le Lieutenant-Colonel Vignoli54 compare la situation dans le Sous à celle des territoires du Sud algérien et propose de s’inspirer de cette expérience en procédant à la création « des ateliers de forage d’Etat, fonctionnant au profit et aux frais des particuliers sous le contrôle de techniciens d’Etat ». Il suggère également de réglementer l’activité de forage des puits en la conditionnant à l’obtention d’une autorisation. Or dans la réalité des choses, on se rend compte que les grands propriétaires terriens installent des puits sans en avoir l’autorisation. Ainsi lorsque Lahoussine Demnati propose son grand projet agricole sous format coopératif55, il déclare qu’il dispose d’une « grande station de pompage composée de 1 moteur Camphell, 90 CV, Et d’un moteur Ruston ; 120 CV, marchant au gaz pauvre, l’un au bois l’autre au charbon, avec des alternateurs pour la force motrice ». Pourtant lorsque le directeur des Affaires Politiques demande au chef du commandement d’Agadir-Confins des précisions au sujet du projet, on lui notifie que Demnati ne dispose pas d’autorisation pour un débit de pompage. On lui précise même que le directeur des Communications, de la Production Industrielle et du Travail a interdit, par un arrêté du 28 avril 1941, « pendant une période de deux ans toute nouvelle installation de pompage dans le Souss »56.
- 57 Il s’agit d’un puits d’où l’on remonte l’eau grâce à une tractation animale.
- 58 Dans le bilan de l’action politique, administrative et économique de 1934 à 1937 qui date du 28 déc (...)
- 59 Dans son rapport, datant du 21 novembre 1938, le commandant d’Hauteville, chef du cercle de Tarouda (...)
56L’innovation technologique du pompage a produit une énorme mutation sociale dans la vallée du Sous. Le système d’irrigation dans les communautés villageoises de la plaine était basé sur une combinaison entre l’ⴰⵖⵔⵓⵔ (aghrour)57 familial et les ⵅⵟⵟⴰⵕⴰ (khettara) qui étaient gérés de façon collective. Ce système était donc adossé à des institutions communautaires et aux pratiques culturelles qui les rythment. L’installation des colons avec leurs puissantes pompes au voisinage des communautés villageoises abaisse le niveau d’eau souterraine. Cela pousse les paysans à trouver les moyens pour investir dans un système de pompage58 et à adopter une logique individualiste qui mène à une escalade pour chercher des systèmes de forage plus puissants pour creuser encore plus profond. Ce cercle vicieux déstructure les systèmes collectifs d’irrigation traditionnels et leurs pratiques culturelles. Et avant même d’avoir eu le temps de mobiliser leur savoir-faire pour forger de nouvelles institutions, le stress hydrique pousse les petits paysans à vendre leurs terres pour devenir ouvriers agricoles chez les grands propriétaires terriens59. L’épuisement de la nappe phréatique oblige les agriculteurs qui disposent de moyens à se déplacer vers d’autres régions du Sous pour reproduire ailleurs le même schéma d’exploitation des ressources et de transformations des structures sociales.
57Si la période coloniale a permis l’émergence d’une agriculture intensive dans le Sous, elle se développe encore plus après l’indépendance. L’émergence, parmi les gros propriétaires terriens, de nouveaux acteurs plus ou moins liés aux mouvements nationalistes et le soutien des politiques publics à l’égard de l’agriculture d’exportation (notamment : la politique des grands barrages, la défiscalisation du secteur d’agriculture, la fin du monopole de l’Office de Commercialisation des Exportations, le plan Maroc Vert) a accéléré les transformations socio-économiques dans la région du Sous. Le cas de l’activité d’élevage chez les Ait Berhil, étudié par Mohamed Boujnikh (2008, 389), illustre bien ces dynamiques :
58Depuis toujours les communautés de cette partie du Souss vivent dans des douars, où leur système de culture est fondé sur deux activités, l’une est principale : l’agriculture irriguée, et l’autre généralement complémentaire, l’élevage. Cependant, comme je l’ai signalé précédemment, cette activité (l’élevage) a été directement touchée par le pompage.
59Les défrichements et la « colonisation » de l’arganeraie ont perturbé les troupeaux. […] Durant ces dernières années, cette activité a chuté dans certaines communes, suite au rétrécissement des parcours dû aux nouvelles exploitations à motopompes. Plusieurs éleveurs se sont d’ailleurs reconvertis en simples ouvriers agricoles.
60Cette mutation a eu des effets directs sur l’effectif des troupeaux de caprins. Leur nombre a fortement baissé, surtout dans les communes dotées d’un vaste espace irrigué. Ce qui s’est rapidement répercuté sur le prix de la viande de caprin, qui s’est envolé pour atteindre 80 dirhams le kilo en 2005, après avoir été à 35 dirhams seulement en 2000. L’augmentation des prix de ce type de viande est une preuve inéluctable des mutations qui ont affecté le système de culture du Souss au contact de l’irrigation moderne.
61Enfin, la motopompe introduite dans les parcours est aussi l’ennemie des éleveurs. On note qu’une grande partie des anciens éleveurs ont remplacé le troupeau de caprins par une ou deux vaches laitières, et quelques moutons. Ce type de bétail est essentiellement nourri des déchets des fermes voisines, où l’éleveur est généralement employé en tant qu’ouvrier agricole.
62Parmi les acteurs qui ont inspiré d’autres entrepreneurs qui vont accélérer cette mutation des structures socio-économiques des communautés rurales de la région du Sous signalons le cas emblématique d’Abbes Kabbaj. Ce nationaliste marocain, proche de Lahoussine Demnati et de Fernand Barutel durant la période du protectorat a été, après l’indépendance, l’un des fondateurs de l’UNFP puis de l’USFP mais aussi l’un des investisseurs les plus prospères du Sous. Il détenait, au milieu les années 1970, trois fermes d’environ 300 Ha aux alentours de Ouled Teima (Leveau 1976). Mohamed Boujnikh (2008 : 393), ayant réalisé son enquête en territoire des Ait Berhil, a rencontré un autre type de grand agriculteur. Il le décrit comme « un citadin bourgeois, ayant fait fortune dans le textile à Casablanca, et qui a converti une grande partie de sa richesse dans l’achat de terres situées en aval des collines d’Igoudar ». Il poursuit en expliquant l’impact du système de pompage qu’il installe sur le système collectif des communautés avoisinantes :
63Au sommet de la colline des ait-Youb, à droite de la route allant au souk tlate el-mnabha, deux puits de 120 m de profondeur ont été forés en 2000, entre les puits de tête des khettaras alimentant le terroir de tamast. Et ce malgré les contestations des irrigants de ce terroir. Ces deux puits sont dotés de pompes immergées, alimentant un bassin de 800 m3. Ce dernier est relié, par trois kilomètres d’adduction souterraine de 40 cm de diamètre, aux exploitations situées en aval de la colline. Très rapidement, le débit des khettaras de tamast, déjà perturbé par le pompage, a baissé un mois seulement après la mise en service du pompage de ces deux puits.
- 60 Il intéressant de noter que M’hamed Loultiti, PDG de l’importante coopérative COPAG qui est très bi (...)
- 61 Ses informations proviennent principalement de l’article de La Vie Eco publié le 14 décembre 2009 i (...)
- 62 Le pôle le plus important s’appelle Maroc Fruit Board et comprend, entre autres, les domaines agric (...)
64Comme Abbes Kabbaj, un autre Ittihadi du nom d’Abderrazak Mouisset était, quant à lui, instituteur60 avant de devenir agriculteur lorsqu’il achète 21 hectares en 1975 au moment de la marocanisation61. Il atteindra, ensuite, une centaine d’hectares en gestion propre tout en co-exploitant, avec un autre associé, une ferme à la suite de l’opération de mise en location en longue durée des terres domaniales de la SODEA. Il va jouer, à la fin des années 1980, un rôle important dans la fondation de la fédération de coopératives agricoles Agri-Sous. Cette fédération va, quelques années plus tard, rejoindre Fresh Fruit créé par le groupe Kabbaj en 1998 et qui est le deuxième pôle marocain d’exportation des fruits et légumes sur les marchés internationaux62.
65Nous avons étudié dans cet article l’implantation de l’agriculture d’exportation dans la région du Sous. Nous avons, plus particulièrement, montré les mécanismes qui ont été mis en place durant la période du protectorat pour s’assurer de l’expropriation des terres. Malgré l’existence de plusieurs litiges sur l’immatriculation de ces terres, une colonisation agricole a bien pu s’y installer. Cela s’est fait grâce notamment à des acteurs intermédiaires dont le plus important a été Lahoussine Demnati. Ce dernier a joué un rôle fondamental dans les transformations socio-économiques et culturelles de la région. Les opérations de défrichement et d’installation des pompes ont bousculé les systèmes collectifs de production agricole des communautés rurales qui proviennent d’une culture amazighe millénaire.
66Il faudrait souligner que plusieurs officiers des affaires indigènes avaient tenté de moderniser, de façon autoritaire, les pratiques agricoles. Le cas du capitaine Miguel, appelé localement Boulehya, est en cela emblématique de ces tentatives. Il a essayé, dans la région autour de Bouizakarn, d’introduire une forme de mécanisation des outils, de remplacer les races bovines locales par d’autres plus productives, de construire des ouvrages hydrauliques grâce aux corvées et de réduire les troupeaux caprins (Agrour 2018b). Cette vision venant d’en haut, comme d’autres expériences de modernisation qui seront menées après l’indépendance, butent sur plusieurs obstacles lorsqu’il n’y a pas de processus d’appropriation par les communautés locales.
- 63 Article intitulé : « Errachidia: Arrêt des travaux de creusement de puits entre Goulmima et Tadigho (...)
67Notre article étudie principalement la période coloniale mais il permet de porter un regard neuf sur la crise actuelle de l’eau dans plusieurs zones arides marocaines. Grâce à une analyse critique du matériel archivistique nous avons pu montrer à la fois les dynamiques sociales et les acteurs qui la portent. Cette courte monographie historique permet donc de comprendre les fondements de l’agriculture d’exportation qui a non seulement bouleversé les structures socioéconomiques de la plaine du Sous mais qui a réduit considérablement la nappe phréatique. Cette logique continue pourtant son expansion dans plusieurs autres régions qui vivent déjà un stress hydrique. Cela suscite régulièrement des situations conflictuelles comme, au début de l’année 2021, lorsqu’un important investisseur avait envisagé de creuser des puits de pompage pour exploiter la nappe phréatique située entre les oasis de tadighoust et Goulmima dans le Sud-Est marocain63.
68La proposition de Jacques Berque reste d’actualité. Il fallait selon lui encastrer le tracteur, c’est-à-dire la technique moderne, dans la dynamique sociale de ⵍⵊⵎⴰⵄⵜ (ljmaât) et des communautés locales. Dans son étude des Ait Berhil, Mohamed Boujnikh (2008 : 412-416) observe aussi la mise en place, par l’Office Régionale de Mise en Valeur Agricole, d’une forme de pompage collectif en incitant les paysans à réorganiser leur ancienne ⵍⵊⵎⴰⵄⵜ (ljmaât) sous forme d’association des irrigants. L’usage d’un pompage moderne est inséré dans le système traditionnel des séguias et un ⴰⵎⴰⵣⵣⴰⵍ (amazzal) élu s’occupe de la perception de l’argent issu de la vente d’eau aux irrigants. Dans cette nouvelle configuration l’ⴰⵎⴰⵣⵣⴰⵍ (amazzal) est désormais salarié de l’association. D’autres structures hydriques ancestrales telles que ⵜⴰⵏⵓⴹⴼⵉ (tanuḍfi), ⵉⴼⵕⴹ (iferḍ) ou encore ⵓⴳⴳⵓⴳ (uggug) peuvent apporter des solutions pratiques aux problèmes agricoles lorsque les populations locales sont impliquées dès le départ.