1En Algérie, dans les monts du Djurdjura, les communautés sédentaires de Kabylie, notamment la confédération igawawen, se sont depuis la nuit des temps adonné à l’échange et à l’activité commerçante. Sous l'empire Ottoman, les échanges économiques se déroulaient au ralenti. Les structures sociales, dans les tribus qui pratiquaient l’échange, veillaient à limiter la concentration du capital matériel, source de différenciation donc de discorde. Sous la colonisation, L'économie capitaliste, en accélérant et en variant les jeux de l'échange du système marchand traditionnel, des transactions où crédit et monnaie sont des valeurs en soi génératrices de richesses, a propulsé de nouveaux agents de l'échange dont la figure émergente au XIXe siècle était représentée par le colporteur (aεttar). Le colportage avait pris une telle importance si bien qu’en 1851, les conséquences du blocus commercial contre les colporteurs kabyles ont porté atteinte même aux intérêts français. Etablissements de crédit, systèmes de prêts, garanties, contrats, textes juridiques étaient un arsenal auxquels devaient s'adapter les colporteurs. D'une relation pleinement humaine du face à face, ils affrontaient l'impersonnel, l'implacabilité des lois écrites. Les représentants de l'administration coloniale et les usuriers s'étaient servis des institutions de crédit officielles pour emprunter l'argent et le placer chez les villageois colporteurs à des taux exorbitants. Ainsi, ils lancèrent le marché du travail. Pourtant, si l'individu colporteur représente la forme sociale au sens où l'entend Simmel, adaptée au contexte de l'économie coloniale, les échanges marchands comme ils s'effectuaient dans le commerce caravanier, sont bien antérieurs à la période coloniale. Ces échanges marchands, surtout caravaniers puisqu'ils s'enfonçaient dans l'intérieur des terres, loin des villes et s'aventuraient dans les monts et déserts, avec leurs réseaux de clientèles, leurs pratiques de mise en confiance, leur éthique ne se sont pas éclipsés brusquement à la conquête. Les réseaux de colportage ont dû hériter de certains contenus tout en délaissant certaines formes inadéquates. A travers les récits de vie de colporteurs de la région, la tradition orale, les événements de la grande histoire Nous allons voir, comment le système bancaire et le crédit ont imprimé les pratiques sociales d'échange traditionnel ? Comment la colonisation a démantelé l’organisation des réseaux du commerce caravanier ? Comment elle a favorisé certains réseaux au profit d’autres en accordant la citoyenneté à leurs membres et en ravalant les autres à l’indigénat et à la prolétarisation ?
2Les poésies, la tradition orale de la région décrivent avec maints détails les itinéraires des caravaniers qui se dirigeaient vers l’est pour vendre les bœufs engraissés en automne. Dans les familles, les récits de vie de colporteurs qui façonnent le bois ou les métaux pour aller vendre les produits de leur industrie dans toute l’Algérie sont légion. Ils s’en allaient l’hiver jusqu’en Tunisie souvent très jeunes pour escorter un oncle, faire la cuisine. Savoir se taire pour inspirer confiance étaient des qualités que les mères inculquaient à leurs enfants. Lire et compter étaient des compétences recherchées dans le colportage. Les écrits de militaires comme le commandant Hanoteau, d’administrateurs comme le juge Hun invité par Sidi ljudi, l’administrateur Morizot nous ont beaucoup renseignés. Nous avons confronté toutes ces données avec les événements de la grande histoire.
3C’est à travers les concepts d’habitus et de champ que Bourdieu a appréhendé les modes, les interactions et les façons collectives ou individuelles que mettent en place les individus dans la société. La notion d’incorporation montre comment le jeu social imprime les gestes de l’individu, comment les nouvelles règles du jeu social sous le système colonial dessinent un homme nouveau C’est en ce sens que la notion d’habitus qui explore le monde social incorporé est pertinente pour comprendre ce qui a changé dans les transactions économiques quand l’étalon monétaire a prévalu et que le système colonial a étendu son hégémonie à tous les secteurs de la vie publique, à travers lui la référence à la loi et à la norme écrite. L’habitus permet de saisir les résidus de modèles sociaux, de gestes, de traditions déjà entamées car concurrencées par d’autres registres, d’autres représentations que la colonisation avait introduites. Pour saisir la portée des changements advenus avec la colonisation dans les formes d’échanges qu’ils soient commerciaux ou relatifs au lien social, il y a lieu de citer l’un des premiers changements advenus à savoir la transposition de règlements oraux sous forme de recueil de textes de lois des assemblées villageoises effectués par des militaires en poste en Kabylie et ce qu’induit cette forme écrite comme transformations. Le document produit est un recueil de lois (qanun) consigné et établi en catégories par Hanoteau sous la dictée d’un religieux(amrabed) d’Ighil Bwammas, (Hanoteau,1923 :140) un village des At Budrar. Cet arsenal juridique que l’on désigne sous le terme pompeux de droit coutumier était la forme dont le système colonial avait affublé des structures qui fuyaient. Ce document aurait été éclairant s’il arborait une posture critique quant aux procédés de recueil des données, s’il prenait en compte les modifications que le passage à l’écrit de règlements oraux a engendrés (Goody, 1979 :32). Ces règles de jurisprudence actualisées par un ensemble de pénalités redevables en monnaie, un effet de la colonisation ? Elles étaient jusque- là transmises de bouche à oreille à l’assemblée de village. Elles sont brusquement, après la conquête coloniale passées au registre de l’écrit avec tout ce que cela génère comme déformations et interprétations. Hanoteau avait fabriqué là le premier texte de lois des assemblées de villages. S’en tenir aux écrits d’Hanoteau, équivaut à focaliser sur la structure assemblée de village qu’il se représentait comme l’unique institution qui était habilitée à légiférer. L’assemblée villageoise n’était en fait que la partie visible de l’iceberg. Le conseil de famille, l’assemblée de confédération des tribus et surtout les zawiyas intervenaient dans la gestion du collectif en édictant leurs règles. On n’avait pas besoin de fixer des règles par écrit puisqu’on se faisait un point d’honneur de les incarner à tout moment. Elles étaient incorporées. D’ailleurs on ne confiait à l’implacabilité des lois écrites que les affaires sales (tiden yumsen) comme répondait si justement le ccix Muhand U lhusin (1830-1901) aux autorités de l’administration coloniale venues s’enquérir des procédures par lesquelles il rendait justice (Mammeri,1990 : 63) Ce n’est qu’après avoir épuisé les ressources de l’habitus qu’il s’en remettait aux lois.
4Comment le système colonial a démantelé les industries villageoises, dévié le commerce caravanier en le dirigeant vers d’autres structures pour le mettre à sa disposition et pour en tirer profit ? Ibn Khaldoun signalait déjà au XIVe siècle la présence d’espaces neutres à proximité de cours d’eau, sous l’auspice d’un saint, où venaient des tribus procéder aux échanges de leur surplus agricole. Les marchés (ssuq) de tribus s’étalaient sur les jours de semaine en présentant leurs étals respectivement. Les marchés(ssuq) représentaient la structure traditionnelle de l’échange entre tribus. On recourrait très souvent au troc. Chaque tribu affirmait sa souveraineté par l’organisation d’un jour de la semaine réservé aux divers échanges (échanges de biens, de paroles, contrats d’alliances). Si les marchés étaient affaire de tribus, le commerce par caravanes faisait intervenir les villes et les autorités chargées de pacifier les itinéraires. Sans la présence de puissantes confédérations tribales d’où ils puisaient leur dynamisme, on ne saurait pas ce qu’étaient les marchés de tribus et sans les circuits caravaniers qui les ravitaillaient, les marchés se seraient éteints ou demeureraient des places insignifiantes. La densité des échanges dans une telle contrée était dirigée contre la pénurie et palliait aux disettes épisodiques (Simmel,1999 : 76). Les récits de la conquête, les trajectoires familiales renseignent qu’au XIXe siècle dans le haut Djurdjura, le colportage sous-tendu de savoirs- faire industrieux villageois était une activité économique courante et fructueuse. Les igawawen ou zwawa avaient particulièrement investi les réseaux d’échange pour écouler leurs industries et en raison de leur territoire, sol pierreux pauvre en terres arables et d’une densité humaine peu commune. Les At Budrar avaient leur ssuq de tribu (ssuq lhedd) et trafiquaient par caravanes sous l’autorité de Sidi Lğudi.le rapport de 1896 relatif à l’application du sénatus consulte de 1863 rapporte » Les habitants des Beni bou drar sont actifs et industrieux. Une partie d’entre eux se livre au métier de colporteur. Quelques uns exercent les professions d’armurier, de bijoutier, de tourneur. Les autres s’adonnent à la culture. » (Archives d’Aix en provence). Selon le témoignage de Hanoteau qui n’était pas un témoin quelconque puisque qu’il représentait l’autorité militaire qui délivrait les droits de passage aux colporteurs. Un colporteur adroit pouvait gagner en 1863 vingt fois plus que sa mise en l’espace d’une année (Hanoteau, 1867 : 95). En cette deuxième moitié du XIXe siècle, l’accumulation est favorisée, ce qui provoqua la baisse des taux usuraires, dynamisa la circulation des marchandises et l’ouverture de marchés au service du capitalisme conquérant. Carette remarquait » ce phénomène de colportage ne paraît prendre d’importance qu’avec les débuts de la colonisation car ils (les colporteurs) sont attirés par la présence française » à cause de la masse de numéraire que nous apportons et qui accroît l’importance de leurs opérations (Carette, 1846 : 389). La disponibilité de la monnaie comme instrument d’échange économique se confond avec la conquête. Pourtant les échanges commerciaux dans le massif montagneux étaient bien antérieurs à la colonisation. Les caravaniers, riches marchands (teğğar) engageaient des caravanes au long cours, les villageois faisaient de la sous-traitance pour les ateliers du Dey ou la compagnie d’Afrique. Le troc intervenait beaucoup plus largement dans ces échanges que la monnaie. Sous l’autorité Ottomane, la circulation monétaire était savamment contrôlée et réduite. Seules les compagnies étrangères (Lacoste, Noushi, 1980 : 179) ou la suite du Dey pouvaient intervenir dans le jeu monétaire. Détenir de l’argent c’était participer aux privilèges de l’Etat central, c’était s’arroger le droit de fabriquer de la monnaie et peut être un jour de leur disputer ce pouvoir. Toute personne, en possession d’un trésor (une certaine somme d’argent), était tenue de verser une caution aux autorités la « zakat ». Les jeux de l’échange étaient pervertis. Au lieu de dynamiser la circulation, ils l’entravaient. C’est pourquoi se développèrent la thésaurisation et l’usure. Les contes kabyles se sont faits l’écho de cette situation économique, le portrait du riche marchand qui amasse des trésors et invente des stratégies ingénieuses pour les enfouir et les dérober à l’abri des regards envieux. Sous les Ottomans, Sidi lğudi, un amrabed (lettré), tağer (marchand) était chargé par les autorités du recouvrement de l’impôt pour avoir participé à l’écoulement des produits industrieux villageois sur les marchés des villes (Robin, 1999 : 17). Ils allaient aussi vendre en automne les bestiaux nécessaires aux labours que la tribu engraissait durant le printemps et les chaleurs d’août.Les villageois accomplissaient le rituel de transhumance en été, ils étaient enrôlés dans les transactions marchandes et conduisaient en automne les bestiaux et les caravanes (Nacib, 1994 : 236).Négoce et paysannat étaient intimement mêlés.Il semblerait que cette coopération marchande autorités religieuses/villageois ne participait pas uniquement d’une logique de profit mais était sous-tendue de rapports d’allégeance aux autorités religieuses. Le négoce caravanier participait plus d’une structure sociétale (Brachet, 2004 : 123), il permettait aux autorités religieuses d’exercer un contrôle sur les flux de production des villageois donc de garder leur suprématie politique illustrée par un système de redevances et de dons (péage, droit de passage) en cours parmi les strates de la communauté villageoise et de s’insérer dans des circuits marchands à large rayon en proposant des produits (cordes et couvertures tissées) aux caravaniers en halte à Tizi n Kuilal en automne et au printemps.Dans une poésie du XVIIIe siècle attribuée à Qasi At Lhağ des At Budrar dans laquelle il mentionne la caravane marchande (lqafla) des At Budrar traversant Leqser et interceptée puis attaquée par une autre caravane dans un nuage de poussière. Le discours du poète ne fait à aucun moment référence aux gains ni aux profits, ni aux autorités qui ont amarrée la caravane, sinon à la vaillance et l’intrépidité des hommes de la tribu, conducteurs de la caravane. Une tribu avec autant de héros d’une telle trempe ne pouvait qu’être forte et solidaire. Toute la poésie revendique l’esprit communautaire dont se parait cette entreprise commerciale aux antipodes de l’esprit utilitariste du moins au niveau des représentations. Les circuits de distribution économique n’étant pas fluides, Sidi Lğudi régulait tout déplacement en délivrant un laisser passer portant son sceau. Ces caravaniers allaient échanger des produits naturels : de la cire (Lacoste, Dujardin, 2005 : 48), des cuirs tannés, des fusils et des bestiaux. Ils étaient souvent interceptés par des groupes rivaux ce qui débouchait sur des rixes. Un certain taux usuraire était toléré par la coutume dans l'échange caravanier. Mais, l'intérêt ne devait pas excéder le double du taux cédé : amerwass. Cela ankyloserait la dynamique du marché. A la conquête, les usuriers se servent des institutions de crédit officielles pour emprunter l’argent et le placer chez les villageois colporteurs à des taux exorbitants. En réaction aux usuriers, les villageois colporteurs émettent de la fausse monnaie asekkak. Des artisans industrieux en un défilé serré aux At Ali uHarzun, un village de la tribu des At Budrar, s’occupaient à façonner les monnaies ayant cours : piastres, sequins et pourvoyaient les réseaux de colportage. Cette fausse monnaie était écoulée le quart de la monnaie de bon aloi et acheminée vers les villes par les colporteurs affiliés à la confrérie Rahmanya. Le colportage et l’émission de fausse monnaie étaient des secteurs d’activisme de la confrérie. Dans les tribus qui s’adonnaient au colportage, l’assemblée de village (tajmaεit) pénalisait quiconque écoulait de la fausse monnaie sur les marchés de tribus ou au village. La logique capitaliste étant à l’affût de pannes faites à la distribution comme la thésaurisation, suivies d’augmentation des taux usuraires coupe le commerce caravanier de ses sources pour le placer sous sa coupe.
5Comment la colonisation a propulsé la forme d’échange individuelle en imposant le colporteur tout en effaçant l’impact de la communauté dans toutes les formes d’échange économique ?
6Si le système colonial, aux fondements économiques capitalistes est tourné vers le profit, la performance, Il s’installe en sapant les associations communautaires de l’économie villageoise comme le commerce caravanier et génère de nouvelles règles du jeu social, des habitus, de nouvelles conduites, une autre manière d’être et d’échanger. Pour précipiter le changement d’habitus, la colonisation relève le statut des marchands juifs en octroyant à ces derniers la citoyenneté en 1856 donc la possibilité de profiter des prêts bancaires et de s’établir comme grossiste. Alors que les réseaux kabyles sont constitués « d’indigènes » qui ploient sous les impôts (coraniques, civils et additionnels) et qui se prolétarisent. Devant un tel décalage entre les pratiques héritées en habitus et le développement de l’échange monétaire, les villageois tentent de s’adapter aux nouvelles règles socio-économiques en incorporant d’autres représentations du temps, de l’espace, du rapport de proximité à ses semblables. La colonisation accentue la concurrence entre commerce caravanier (monopole de l’Islam) et commerce maritime tourné vers l’Europe, la course ayant agonisé après la destruction de la flotte ottomane. La compagnie d’Afrique qui est "une multinationale", met en branle les réseaux de marchands juifs pour détourner à son profit les circuits caravaniers (Hanoteau, 1867 : 271). Les orfèvres, les armuriers du Djurdjura achetaient les coraux qui étaient un monopole de ces multinationales. Les coraux étaient destinés à sertir les armes ou les bijoux. Ces compagnies engagent des villageois pour la sous-traitance du tannage des cuirs aux At Budrar. Les At Rbah, étaient spécialistes du tannage des peaux et des poésies de Mohand Said A t lhadj de Tala nTazart décrivent les terrasses où sont étendues les peaux à Tanner (Hanoteau, 1867 : 173). Le sel et l’alun produits indispensables au tannage des peaux n’étaient-ils pas des marchandises de caravaniers ? Les cuirs étaient l’une des principales marchandises exportées d’Algérie sous l’empire Ottoman (Deparadis, 1895 : 292). « Le monde des caravanes est pour les musulmans et les marchands juifs, une chasse gardée (Braudel, 1979 : 176) ». Ces réseaux de marchands juifs étaient caravaniers et en contacts suivis avec les Grana juifs de Marseille et Livourne. Ils étaient chargés d’écouler les prises de la course en mer vers l’Europe. Ce sont ces circuits qui développèrent le marché du travail dans une contrée rocheuse comme aux At Budrar dénuée de potentialités agricoles. La colonisation ayant confisqué les terres de plaines du versant sud finage de la tribu. Les villageois furent obligés de vendre leur force de travail et ces circuits les accueillirent et profitèrent de leur savoir-faire pour ouvrir des marchés pour les produits manufacturés de la métropole. » L’homme qui se loue ou se vend de la sorte passe par le trou étroit du marché et sort de l’économie traditionnelle. (Braudel, 1979 : 176) ». Un marché du travail s’était mis en place qui enrôlait même au sein des structures sociales traditionnelles, parentèle, institutions religieuses. Il charriait tout dans sa dynamique. Ceux qui avaient accumulé des capitaux n’exportaient plus les produits de l’artisanat industrieux des villageois. Ils achetaient des produits commercialisés par les multinationales car la Kabylie était devenue un marché (pacotilles, tissus). Les multinationales avant l’heure comme la compagnie d’Afrique engagèrent les membres des réseaux caravaniers comme démarcheurs pour récupérer les laines que recherchaient les filatures de coton en métropole. Cette main d’oeuvre s’aventurait dans les contrées les plus reculées, au sud et dans tout le Maghreb, créait de nouveaux besoins en proposant les étoffes colorées et fleuries du goût des consommateurs. Ils avançaient l’argent et l’autre faisait le travail. Elles avaient tiré profit d’un réseau de clientèle déjà établi par les caravaniers. Ainsi les At Budrar se spécialisèrent dans l’échange des étoffes, ouvrirent de nouveaux marchés au capitalisme marchand. D’ailleurs, un proverbe kabyle de Sidi Qala fait référence à cette réalité dominante en ces temps » Celui qui ne maîtrise pas le travail des métaux ou la couture, celui-là ravale-le au rang d’animal ! » (Win ur nessin i lfetta wala i lexyada winna hesb-it d lmal).
7Dans une société précapitaliste comme la Kabylie du XIXe siècle, le monde social était unifié, les pratiques sociales participaient d’un même univers, les espaces sociaux n’étant pas autonomes. Religion et commerce se référaient aux mêmes codes de conduite, une matrice d’habitus communs sans que cela ne souffre d’aucune contradiction. La différenciation sociale ne s’était pas accomplie. On observait une homogénéité des champs entre le religieux et l’économique. Les autorités coloniales incommodées par les établissements religieux islamiques, ces poulpes aux tentacules multiples ferment les zawiyas en 1863. Elles sont partout et commandent à tous les secteurs névralgiques. Les tribus ripostent en s’insurgeant. Les zawiyas en Kabylie étaient des institutions religieuses chargées de l’enseignement coranique. Elles géraient des biens « hubus » dont elles redistribuaient les profits lors de disettes. Elles organisaient le pèlerinage à la Mecque, finançaient le commerce caravanier en instituant un système de banque et entretenaient un réseau de correspondances suivies avec tout le monde musulman. Les adeptes de la confrérie Rahmanya, xwan (frères) après avoir opposé une résistance au parti des merkanti (riches marchands ou mercantiles) avaient fini par les rallier à leur cause(l’insurrection) en 1871. Ces xwan s’étaient engouffrés dans les réseaux de colportage et les avaient dynamisés. Parmi ces colporteurs les telba (étudiants des écoles coraniques) renvoyés de leur institution, affluaient en masse dans le colportage. Les établissements religieux (zawiya) étaient fermés, les biens hubus de ces institutions saisis et le savoir écrire et compter de ces étudiants était profitable pour le colportage. Après la révolte de 1871, les regroupements humains furent interdits et comme l’organisation caravanière est regroupement, on favorisa le colportage car plus discret. L’activité des confréries servait de courroie de transmission entre les colporteurs et leur tribu. La confrérie Rahmanya avait parsemé des établissements d’accueil, des caravansérails surnommés wakala qui subsistaient grâce aux dons de riches marchands. Ces établissements fournissaient les colporteurs en capitaux (la wakala de Sétif était encore fonctionnelle à la période entre les deux guerres mondiales). Les pèlerins ou ceux qui partaient pour un long voyage confiaient leurs biens en monnaie à la confrérie qui les restituerait au retour ou les remettra à qui de droit.Si des règlements régissaient le faux monnayage, imposaient une éthique aux colporteurs, laquelle éthique se confond avec les enseignements d’une confrérie, cela ne signifierait-il pas que le colportage était un de ses secteurs d’activisme ?On confiait son enfant mâle pour apprentissage à un autre colporteur qui le mettait dans le sillage, lui apprenait la retenue, le calcul mental qui était une compétence prisée, le sens du rangement ,de l’ordre, la discrétion. Le ccix Muhend uLl’husin de Taqqa représentant de la confrérie encourageait ses disciples dans la voie du colportage, il leur avançait la première mise. Des prêts gracieux ou un partage des gains étaient consentis alors que les usuriers, les merkanti comme on les dénommait raflaient tout. On ne sait qui du commerce (caravanier ou colportage) ou du confrérisme a emprunté ses valeurs à l’autre. Le même sens du secret, de la solidarité (les réseaux de colporteurs d’une même région ne se concurrencent pas, se prêtent assistance), de l’humilité, du cumul des richesses à transmettre à la génération suivante, du partage jusqu’à l’effacement de l’individu, de la déférence due aux aînés. L’éthique des zawiyas et des caravaniers s’est cristallisée dans la corporation des colporteurs qui a hérité d’une organisation, d’une éthique marchande, de savoir-faire et être antérieurs au monde industriel. N’est ce pas un colporteur, merkanti d’Iγil Bwammas Said n At Zay, d’un village d’At Budrar, qui après l’insurrection de 1871 s’acquitta de la totalité de l’impôt de guerre de la tribu ? Morizot remarquait déjà que « l’institution du colportage présentait des similitudes avec l’organisation familiales et certaines institutions locales21 (Morizot, 1962 : 23) ».Dans les tribus qui pratiquaient le colportage, l’assemblée de village punissait les villageois qui tentaient d’écouler de la fausse monnaie sur les marchés de tribus ou dans le village.22 (Daumas, 1853 : 144).On constate une analogie même dans le lexique employé wakala (caravansérail) qui a la connotation d’inspirer confiance. Les fonctions d’agarson au service des colporteurs enrichis présentent de nombreuses analogies avec le taleb dans les zawiyas. iminig … colporteur) celui qui se surpasse, s’accomplit dans la voie. C’est pourquoi, entre 1880-1920, les colporteurs se fixèrent sur les périmètres de colonisation, ouvrent boutiques et s’inscrivent dans les circuits marchands officiels.
8Pour amorcer des changements d’habitus, pour affronter des réalités inédites, les colporteurs ont invoqué des formes communautaires comme le confrérisme. Les marchands juifs qui avaient partagé les mêmes itinéraires que les colporteurs « indigènes » pouvaient désormais s’établir grâce au décret Crémieux dans le commerce de gros, bénéficier de prêts bancaires, monter dans l’échelle sociale. Les révoltes de 1871 ont été la dernière manifestation publique de la confrérie, de cette homogénéité des corps sociaux, avant le coup de grâce assené à la confrérie par les autorités coloniales. La colonisation avait déstructuré les communautés villageoises. Elle avait détourné en sa faveur les marchés du négoce caravanier et porté atteinte à la souveraineté de ses commanditaires en fermant leurs établissements. Elle avait déstructuré les réseaux marchands en rehaussant le statut des marchands juifs naturalisés citoyens français. L’administration coloniale qui était centralisée, usait de la monnaie et de la lettre, était entrée en collision avec des communautés villageoises occupées à pratiquer un libéralisme local. La généralisation de la monnaie avait enrichi certains colporteurs qui avaient tôt fait de rallier le parti des merkanti présidé par sidi Lğudi.Ce n’est que sous le gouvernement militaire qu’une classe sociale de marchands a émergée, s’est établie. Après les révoltes de 1871, toutes les autorités civiles qui se sont succédées ont précipité les populations dans la paupérisation.
9L’étymologie du mot vient du français mercantile, un emprunt à la langue de l’occupant. Les merkanti formaient une catégorie sociale émergente après la conquête car ils affichaient des signes de richesses différents de ceux habituels. Ils possédaient de la monnaie alors que jusque- là le degré de richesse s’évaluait au nombre de pièces d’or. L’usurier Lhadj Amer At Zai en visite au ccix Muhand étale ses richesses en pièces d’or et en billets » je possède des louis d’or et des billets, de quoi tapisser le chemin qui mène du village d’Ighil bwammas jusqu’au saint » (Mammeri, 1999 : 112).
10Ils formaient un parti qui s’opposait aux xwan de la confrérie et aux colporteurs. Ils exhibaient un luxe tapageur qui jurait avec l’éthique villageoise faite d’humilité. C’est à travers le portrait de Si Lğudi, le chef de file des merkanti tracé par Robin (Robin,1882 :402) que nous allons voir comment les lois du marché ont bouleversé les rapports sociaux villageois ? Sidi Lğudi était âgé d’une soixantaine d’années à la conquête du bastion montagneux, en Kabylie, l’âge de la maturité qui scelle l’accumulation d’un capital symbolique constitué de parentèles et de clientèles largement acquises. Son nom était affublé du titre religieux de sidi car il avait accédé au rang de ccix maître de la zawiya d’Iγil Bwammas qui étendait ses ramifications jusqu'à la capitale du pays, Alger, numéros 1 et 3 rue d’Orléans où se situait la filiale de la zawiya mère. Le cénotaphe en cèdre, tombeau de ccix u Lmansur, l’aïeul était visité à Iγil Bwammas.Son statut de religieux faisait de lui l’arbitre des conflits qui secouaient tribus et familles. C’est sans doute pour cela que « sa physionomie était grave, digne, sans animation » Robin,1882 :402). Il était aussi tağer, et comme les caravanes au long cours sont avant tout affaire de villes et d’Etat central, une dépendance de sa zawiya de montagne s’étale aux alentours du palais du Dey. Il pourvoyait en glace le palais à partir de la montagne durant les chaleurs de l’été et procurait les travaux de sous-traitance pour les ateliers du Dey aux villageois. Il savait lire et écrire. Dans ses correspondances avec les autorités coloniales, il usait d’un ton injonctif et réclamait des services comme de lui fournir cinq paires de chaussures, quatre haïk, chevaux et selles. Il aimait à thésauriser, était rapace, vénal, le contexte économique de l’époque s’y prêtait. C’était l’alternative unique pour ceux qui possédaient des trésors. La conquête lui permet de fructifier ses trésors en prêtant avec intérêts aux colporteurs, en soutirant des impôts sur les permis de circulation. De la vie ascétique des zawiyas, il passe au train de vie fastueux entouré d’une suite, d’une garde personnelle, de musiciens attitrés comme Aliluc dont la mémoire paysanne a gardée le souvenir. Il percevait des revenus importants 246000 francs quand un quintal de blé coûtait 12 francs et que les revenus d’un paysan ne dépassaient pas 200francs l’année. C’est 24 mille fois plus que la moyenne des villageois. (Abdennebi, 2002 : 119). La colonisation a stratifié la communauté villageoise en faisant émerger la catégorie sociale des merkanti, ceux qui détiennent les capitaux, le pouvoir de décision administrative puisque leur représentant délivre les permis de colporter et le magistère religieux étant ccix de zawiya. Ces merkanti se comportaient en féodaux puisque certains convoquaient les paysans pour les travaux d’intérêt personnel comme une vulgaire main d’œuvre ce qui provoquait l’ire des villageois. Ils avaient acheminé les conduites d’eau au village, encouragé la mise en place des premières écoles de village en faisant une concession aux villageois celle de ne pas scolariser les filles en échange d’une caution. Ils bafouaient les décisions de l’assemblée de village notamment celles relatives au rationnement des nourritures, du sacrifice qui devait se faire après autorisation de l’assemblée de village. L’éthique de village, le respect dû à la parentèle, aux femmes, était battue en brèche. Drames familiaux, assassinats pour laver son honneur étaient monnaie courante. Les villageois ne se reconnaissaient pas dans ce nouvel ordre. Les villageois par réaction s’engouffraient dans la confrérie Rahmanya garante de l’habitus. Il y avait une telle effervescence dans les villages, un rejet de cet ordre contraire aux usages sans pour autant que cela ne débouche sur une réflexion sérieuse. Encore fallait-il en avoir les moyens (l’écrit) pour mener à terme cette révision de soi ?
11Les autorités coloniales sont demeurées méfiantes à l’égard de toutes les structures qui fonctionnaient sur le mode communautaire. Les établissements religieux (zawiya), le négoce caravanier, tout ce qui supposait une association de personnes était surveillé, combattu. Le commerce caravanier, sous l’impulsion du système colonial durant la période du gouvernement militaire a tenté de s’ajuster à l’économie de marché en simplifiant la lourdeur de ses structures et en faisant une large place aux individus, à la célérité des échanges et au profit. De cette période date la représentation du colporteur camelot (aεettar) avec son outre (akuttaf). Le poète Si Muh U Mhand, descendant d’une famille de clercs ne cesse de les invectiver. Ils grimpent trop vite l’échelon social et poussent l’outrecuidance jusqu'à à arborer le turban de notable. (Mammeri, 1978) Désigner le colporteur sous la dénomination de camelot, sorte de va nu pieds indique là une volonté de discréditer des acteurs qui bouleversaient les règles du jeu social. Aux At Budrar, la dénomination du colporteur a emprunté les termes en usage dans le commerce caravanier (iminig) dont le sème est teinté de connotation religieuse confrérique. C’est comme si la continuité s’était établie naturellement entre caravaniers et colporteurs. Les colporteurs avaient adopté les procédés modernes de l’échange, souplesse par l’adaptation à la demande, célérité grâce aux réseaux qui quadrillaient des territoires et c’est en changeant de forme que l’échange économique a subi une mutation. Ce sont les révoltes de 1871, la masse d’étudiants des établissements coraniques acquis au colportage les lois discriminatoires qui s’en suivirent et l’avènement du gouvernement civil qui avaient inversé la trajectoire des colporteurs. D’agents de l’échange économique libéral, ils se sont transformés en acteurs sociaux qui tenteront de provoquer le changement en se révoltant. Mais le système colonial est aliénation et il ne compte pas en cette fin du XIXe siècle favoriser une frange sociale indigène combien même serait-elle acquise aux ressorts du libéralisme économique. Paradoxalement, l’idéologie coloniale a associé colportage et liberté de circulation donc pacification des populations alors que son administration pressurait les colporteurs en délivrant au compte-gouttes des permis de circulation. Les itinéraires des colporteurs n’étaient pas sûrs, ni sécurisés. Ils étaient souvent attaqués aux abords des villages des hauts plateaux mechta par les chiens, ils étaient dévalisés ou assassinés. L’administration se méfiait d’eux, elle leur incombait d’avoir propagé les soulèvements de 1871, de vendre des armes, d’écouler de la fausse monnaie et de pratiquer l’usure. Le permis de colporter était délivré une fois par an en 1899 par le représentant de l’autorité coloniale. En plus de cet impôt qui représente une entrave à la circulation des hommes et des marchandises, les colporteurs payaient des patentes. Le colporteur piéton (aεttar) recouvrait 8f d’impôt aphie.n,Paris,p176. omie et capitalisme.les jeux de l'écouverte,Paris, p 48. suivies avec tout le monde musulman par le alors qu’à dos de mule (iminig), l’impôt atteignait le double 15f. Le code de l’indigénat faisait obligation à tout indigène colporteur de ne quitter sa commune que moyennant une autorisation préalable et de faire viser le permis de colportage dans toutes les communes où ils séjournaient. Cette réglementation fut appliquée dans toute sa rigueur aux colporteurs jusqu’en 1914 alors qu’elle fut assouplie en 1897 pour le reste de la population. Les colporteurs devaient sérieusement déranger.
12Les colporteurs installés, conscients de la lenteur de l’approvisionnement se font grossistes dans les cités de plaines à la jonction de voies de passage et de transactions. C’est là que s’établissaient les périmètres de colonisation et les villes plaques tournantes de l’échange plaines /montagnes ou sud /nord. Le village d’At Darna aux At Budrar après 1871 comptait 73 armuriers. Bon nombre d’entre eux avaient ouvert des boutiques de réparation d’armes à Frenda, Ighil Izan, Mongolfier, Mostaganem, Oran et Tunis. L’épargne familiale, les conjonctures de guerres sur fond de marché noir, seconde guerre mondiale et guerre de libération nationale, avec leurs coûts d’entrée modestes dans le marché doublés de rendements intéressants fait émerger l’entreprenariat privé. A l’indépendance, les mieux nantis investissent dans la capitale et créent des entreprises familiales dont le personnel n’excède pas la centaine, l’Etat, ayant monopolisé le secteur de la distribution, les grossistes périclitent. Ils ont souvent renoué avec le savoir-faire industrieux ancestral comme l’ébénisterie, le travail des cuirs, la confection, le travail des métaux.
13Alors que la politique économique à l’indépendance s’est résolument tournée vers le développement des industries lourdes ou « industrie industrialisante » tournant le dos à tous ces savoir-faire ce que cette politique de développement considère comme des archaïsmes. La politique économique préférait développer un secteur étatique en laissant à la traîne le secteur privé empêtré dans ses archaïsmes.
14Ces petites entreprises s’adressent aux sociétés nationales pour s’approvisionner en matières premières. En dépit de la lenteur bureaucratique qu’on connaît au secteur étatique, elles ont subsisté quand même en écoulant leur production à l’intérieur du pays. Comme si elles retrouvaient les itinéraires des caravaniers, les mêmes formules qui mettent en confiance, les mêmes réseaux de clients et même d’intermédiaires. Un rapport paternaliste lie ouvriers et patron avec échange de services et de dons. Elles transmettent leur savoir –faire à la génération suivante en se servant de l’intermédiaire de leurs confrères, en plaçant leur enfant chez un autre entrepreneur comme si l’esprit de corps subsistait encore.
15A ce jour, les entreprises familiales sont encore fonctionnelles. Leur aire de distribution est cantonnée à certaines régions dans le pays ; elles n’arrivent pas à exporter leurs produits et tentent avec difficultés de moderniser leurs techniques.
16La généralisation de l’échange monétaire à bouleversé les rapports sociaux dans la communauté villageoise, réduisant la portée du sens de l’honneur, instaurant une célérité du rythme des échanges qu’ils soient matériels ou humains, un autre rapport au calendrier. Les agents chargés de l’échange par caravanes avaient acquis les rudiments qui leur permettaient d’entrer dans l’économie capitaliste avec ses jeux du marché que la colonisation avait verrouillés. Paradoxalement, toutes les institutions de l’Etat colonial qui se plaignaient des pesanteurs sociales et du refus de changement des autochtones n’ont rien fait pour encourager ces colporteurs, héritiers des caravaniers, qui ont amorcé les changements et l’autonomisation du champ économique. Ils ont fait l’effort de passer d’habitus collectifs à des performances individualisées. Ils ont appris à parler et souvent à écrire le français. Ils ont intériorisé de nouveaux codes faisant intervenir l’écrit pour s’adapter aux nouvelles conjonctures économiques. Mais les lois coloniales sont restées sourdes et aveugles, sans projet de société porteur. Si le gouvernement militaire a entretenu des rapports équivoques avec les agents de la distribution de l’économie traditionnelle, tentant tour à tour de les instrumentaliser sans consentir à leur octroyer des droits, l’Etat national leur a ouvert les voies de l’entreprise sans vraiment compter sur eux comme facteurs de décollement économique.