- 1 Du fait de la temporalité de l’enquête, menée entre 2016 et 2017, cette dernière ne prend pas en co (...)
1Chaque printemps au Maroc, commence la « saison des festivals », selon l’expression médiatique consacrée1. Depuis la fin des années 1990, les festivals ont essaimé partout dans le royaume. Organisés par des associations, des gouvernements locaux ou régionaux, mais encore le Ministère de la Culture, ils mettent en valeur des éléments de la culture locale et du territoire dans ses différentes composantes : artistique, technique ou environnementale. C’est aussi le cas au sein des régions amazighes, où l’on voit se multiplier le nombre de festivals mettant en scène des pratiques artistiques, comme lors du Festival National d’ahidous à Ain Leuh ou des produits locaux tel que lors du Festival du Safran de Taliouine ou du Moussem des Cerises de Séfrou. Du point de vue des organisateurs, ces événements festifs contribuent au développement économique et culturel de la région, d’autant plus lorsqu’ils prennent place au sein de régions rurales éloignées des centres urbains. Basé sur une étude menée dans deux festivals amazighs en milieu rural, notre article explore les liens entre festivals musicaux amazighs et développement. Le développement est ici appréhendé dans le sens de « l’ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de transformation d’un milieu social » (Olivier de Sardan, 1995, 7), soit ici l’action transformatrice du festival sur son milieu, que nous déclinerons en trois aspects : la défense d’une identité historiquement marginalisée, l’activité et les circuits économiques crées et enfin, les transformations des expressions artistiques et culturelles.
- 2 Cet article est adapté de mon Mémoire de recherche en Ethnologie et Anthropologie Sociale, soutenu (...)
- 3 Programme officiel de la 11ème édition du Festival Tifawin.
- 4 Dans l’introduction à la brochure du Festival National d’ahidous, édition 2016 nous pouvons lire: « (...)
2Notre enquête ethnographique fut menée lors de la 16ème édition du Festival National d’Ahidous qui s’est déroulé à Ain Leuh dans le Moyen-Atlas du 12 au 14 août 2016, et la 11ème édition du Festival Tifawin, qui prit place à Tafraoute dans l’Anti-Atlas du 3 au 6 août de la même année2. D’un côté, le Festival Tifawin de Tafraoute, varié dans sa programmation, est organisé depuis ses débuts par des acteurs associatifs et économiques privés autour de la défense d’une ruralité « plus attractive », et a depuis sa création le même thème de « plaidoyer pour les arts ruraux »3. De l’autre, le Festival National d’Ahidous, chapeauté par l’association locale Taymate et le Ministère de la Culture, est un festival focalisé exclusivement sur la mise en valeur de la danse collective de la région, l’ahidous et de la poésie psalmodiée par les inchaden. Les deux événements, initiés par des personnes originaires de la région, partagent l’ambition de vouloir faire connaître la culture locale, pour attirer investissements et touristes, tout en valorisant et préservant le patrimoine local4. Ces festivals ont la particularité de ne pas attirer un nombre important de touristes étrangers, le public étant principalement constitué de personnes de la localité, ou en étant originaires et habitant soit dans d’autres villes et régions du pays, soit émigrés à l’étranger et revenant en visite. En effet, les touristes non-nationaux sont plus intéressés par les célébrations qui apparaissent comme plus « authentiques », comme les moussem. De ce fait, les enjeux du festival ne résident pas dans une « mise en spectacle » tournée complètement vers l’extérieur comme cela peut-être le cas pour d’autres célébrations et il s’y joue des enjeux internes à la communauté, présents au village ou membres de la diaspora. Au-delà des dynamiques économiques qui se jouent dans ces évènements, leur étude permet de mettre en valeur le rôle du festival dans la reproduction et cohésion sociale de ces communautés, rejoignant ainsi la définition de l’anthropologue et folkloriste Alessandro Falassi. Pour ce dernier, le festival, en célébrant les valeurs et la vision du monde de groupes spécifiques, est indispensable à l’identité sociale de la communauté concernée, sa continuité historique et sa survie (Falassi, 1987, 2).
3L’interaction entre festival et développement dans ces événements sera discutée en trois temps. Dans un premier temps, nous montrerons comment la mise en scène du local est orchestrée par des personnes originaires des régions afin de défendre leur identité culturelle et communauté d’appartenance, s’inscrivant en partie dans la lignée du mouvement revendicatif amazigh qui a pour principe la lutte contre la marginalisation culturelle et économique des amazigh. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux dimensions économiques de ces événements. Enfin, nous verrons comment la diffusion du festival comme mode de célébration provoque des transformations aussi bien au niveau des dispositifs de célébration que des modes de performances et d'organisations des artistes et musiciens amazighes, qui s’inscrivent désormais dans des enjeux qui dépassent le cadre local.
4Le Festival Tifawin et le Festival National d’ahidous sont le théâtre de performances diverses : soirées musicales, performances de danses collectives, débats d’idées, stands, spectacles, ou encore tournois sportifs. Les organisateurs y scénarisent la culture locale dans l’optique de « défendre et valoriser » une identité amazighe et rurale.
- 5 Entretien avec Yassir C. Membre de l’association du Festival Tifawin, il est originaire de Tafraout (...)
5Le festival Tifawin est créé en 2005 par un groupe de personnes originaires de Tafraout, mais vivant pour la plupart dans des moyennes et grandes villes marocaines telles que Agadir, Tiznit ou Casablanca. Comme l’explique Yassir C., un des membres de l’association qui organise l’événement, le but est d’« illuminer notre région » (‘naourou l’bled dialna’)5. Le nom tifawin, qui signifie en tachelhit « les lumières » ou « le faisceau de lumières », symbolise pour les fondateurs la raison d’être et le but de l’évènement, de mettre en lumière leur région, qu’ils perçoivent comme marginalisée économiquement et culturellement. Cette année-là, le festival s’étalait sur deux communes : Ammeln les deux premiers jours et Tafraout les deux derniers. Le programme était particulièrement varié : entre spectacles sur scène (saharates), spectacles de danses ahwach et gnawa dans l’espace public, une compétition de dictée en tifinagh pour écoliers mais encore un tournoi de pétanque, une exposition d’arts plastiques, des conférences scientifiques ainsi que des performances équestres de tbourida. La grande scène de Tafraout, installée au centre de la ville, servit à accueillir des artistes internationaux et nationaux tandis que la scène d’Ammeln était dédiée à des artistes plus connus localement, en majorité des groupes imazighen ou marocains tels que Oudaden, formation musicale emblématique de la région du Souss. Le festival investi des lieux variés dans les deux villages : les places publiques, des écoles mais encore le hall d’accueil d’un hôtel. Le festival comprenait un volet « social », dans le sens de caritatif et d’expression de solidarité, avec l’organisation du « mariage collectif », qui permet chaque année à des couples défavorisés de se marier aux frais de l’association. Ce mariage collectif constitue un exemple d’une mise en scène de l’identité locale, à travers la reproduction d’un rituel matrimonial. Enfin, la partie commerciale ou économique du festival vit l’installation d’une foire de produits traditionnels et coopératives, au sein d’une place située au centre du de la ville.
6Le Festival National d’ahidous, plus ancien, fondé en 2000 est entièrement centré sur la danse collective ahidous. Avec le même objectif de mise en valeur de la ville et sa région, l’évènement, originellement pensé pour englober des aspects agricoles, touristiques et culturels, finit par se recentrer sur la danse ahidous, du fait de la nature des soutiens officiels que l’association reçoit. Comme se rappelle Aziz, un des organisateurs et membre fondateur du festival :
- 6 Entretien avec Aziz R. Membre de l’association Taymate, il est directeur d’une petite entreprise ag (...)
A l’origine, on voulait mettre en valeur Ain Leuh de manière plus générale et lui donner une valeur. Ain Leuh a une grande histoire, culturelle notamment, qui n’est pas connue. Economiquement, c’est aussi difficile pour la ville. Il n’y a pas beaucoup d’opportunités et peu de tourisme du fait du manque d’infrastructures adéquates comme les bons hôtels. A l’origine, il devait y avoir trois volets au festival : culturel, touristique et agricole. En plus des performances d’ahidous, on voulait organiser des foires d’expositions agricoles et touristiques. Mais seul le Ministère de la Culture nous a soutenus.6
7Sa première édition se déroule plutôt spontanément et sans scène. Les fondateurs partent à la recherche des troupes d’ahidous encore existantes dans les villages, les aident à s’organiser, acquérir des costumes et à se constituer en association. Encore aujourd’hui, le festival a la particularité de reproduire une organisation de l’espace proche des moussem. La scène, installée au sein du terrain municipal de la ville de Ain Leuh, est entourée de tentes (akham) des troupes d’ahidous légalement constituées en associations, un élément obligatoire pour participer au festival, et respectant pour la plupart les contours des segments de tribus. Les tentes des troupes les plus importantes et riches s’installèrent à l’intérieur du terrain, autour de la scène, ainsi que les échoppes des cafés et restaurants tandis que le reste des troupes pose ses tentes à l’extérieur du stade, de l’autre côté de la route nationale à flanc de colline (illustration 1).
8Les tentes devinrent des espaces de vie pendant le festival. Les invités, familles et festivaliers de passage pouvaient s’y s’assoir et y prendre le thé à toute heure tandis qu’un certain nombre d’activités y prennent place notamment des performances de danse et de déclamation de poésie. Les conférences scientifiques, présentées par des chercheurs de l’IRCAM, se déroulèrent sous la plus grande tente, celle de l’association « Bni M’tir pour la conservation (ou protection) du patrimoine et du folklore amazigh d’El Hajeb ». L’usage de la tente est délibéré : il s’agit pour les organisateurs de préserver le symbole d’un mode de vie local qui rappelle les moussem où rencontrent les troupes d’ahidous de la région7. Ces tentes, akham ou khaïma en langue arabe étaient utilisées par les tribus comme lieux de vie des familles au sein de la tribu (Taghbaloute, 1994 : 29-31).
9La langue amazighe prend une place centrale dans les deux événements, bien qu’une partie importante de la communication officielle soit également faite en arabe et en français, et la présentation des soirées musicales est bilingue (amazigh et arabe). La scène et les tentes du festival national d’ahidous voient les déclamations de poésie et chants des ahidous en tamazight uniquement, tandis que les conférences s’y déroulent en langue tamazight, contrairement à Tifawin où l’arabe est un peu plus présent notamment dans les discours académiques. Les organisateurs de ce dernier y organisent les « Olympiades Tifinagh » en partenariat avec le Ministère de l’Education Nationale, une dictée en tifinagh à rayonnement national, cherchent à encourager les jeunes à écrire cette langue, qui demeure majoritairement orale. La transmission dans ce cas-là est particulière puisque la langue transmise est un construit académique, standardisée à partir de 2003 par l’IRCAM, alors que les langues amazighes, sont de nature orale et relèvent de dialectes qui peuvent être très différents les uns des autres. La transmission de la langue se fait aussi, lors des deux événements, par la réunion des membres de la même communauté qui ont l’occasion de converser et débattre dans leur langue maternelle.
10Les fondateurs de ces évènements sont originaires de ces régions et gardent un lien très fort avec leurs racines, mais ont aussi un caractère exogène, puisqu’ils ont bien souvent grandi, se sont installés ou ont fait leurs armes de militantisme dans de plus grandes villes. Par exemple, Lahoucine L., membre fondateur de Tifawin, a été membre d’une association du mouvement amazigh à Casablanca tandis qu’un autre, Brahim R., se sert de son expérience comme directeur d’une agence de communication, le métier qu’il exerce pour soutenir son travail de directeur artistique du festival, montrant certaines circulations entre les dynamiques urbaines et rurales des expressions culturelles amazighes contemporaines. Leurs expériences de vie, professionnelles ou militantes, importent des discours et pratiques qui sont extérieurs au milieu et viennent nourrir les modes locaux d’organisation. Les invités et associations partenaires prennent la forme de réseaux, qui sont parfois liés au mouvement amazigh, et l’on y retrouve des associations de défense des droits amazigh, par exemple à Tifawin des membres de l’association Tamaynout, de même que certains symboles du mouvement amazigh international (aza, drapeau amazigh etc.). Parmi les militants, plusieurs viennent des grandes villes, et certains de l’étranger (France, Etats-Unis etc.). En tant que lieux de rencontres de personnes avec des intérêts similaires, les festivals accentuent cette mise en réseau. Mohammed El Manouar, écrivain et activiste amazigh, explique par exemple que c’est pendant une édition du Festival d’ahidous de Ain Leuh qu’il fut introduit à des personnes qui lui ont permis de rencontrer feu Abdelmalek Ousadden, un militant berbère à propos duquel il a par la suite publié un livre (El Manouar, 2015).
11Le mouvement revendicatif amazigh fut toujours intimement lié à la défense des expressions artistiques notamment les cultures de tradition orale et par la suite des groupes amazighs urbains. La première association de défense des droits des amazighs, créée en 1967 à Rabat sous le nom d’AMREC soit l’Association marocaine pour la recherche et les échanges culturels, demeure à ce jour la plus vieille association marocaine de ce type. Son but, lors de sa création, était de promouvoir la culture et les arts populaires et d’effectuer un travail de collecte et de consignation de la tradition orale. Les jeunes groupes de musique urbains qui émergent à partir des années 1970 se servent de leur art pour valoriser et défendre l’identité amazighe. Ils modernisent et rendent accessibles à un grand nombre le patrimoine musical local des rwayss tout en y incluant de nouveaux éléments musicaux et instruments, devenant ainsi les « promoteurs de la chanson berbère citadine » : Izenzaren, Oudaden, Imazighen, Izmaz…. (Boukous, 1987 : 66). Un de ces groupes, Ousmane, eu d’ailleurs pour manager feu Brahim Akhiat, fondateur de l’AMREC et militant amazigh de renom, montrant les liens entre les expressions culturelles, dans ses différentes formes, et la sphère militante.
12Au-delà de la mise en valeur et défense de la culture locale par sa mise en scène, les festivals sont présentés comme des événements pouvant contribuer au développement socio-économique de ces localités. Le terme de « développement », polysémique, revient sans cesse dans les discours des fondateurs ainsi que dans la documentation produite pour les festivals dans lesquels il signifie stimuler le tourisme, encourager la construction d’infrastructures comme des routes et des hôtels et dynamiser l’activité commerciale locale, notamment du secteur artisanal et agricole.
- 8 Entretien avec Yassine A., fonctionnaire, docteur en économie et membre de l’AMREC. Rabat, juillet (...)
- 9 Entretien avec Brahim R., membre et co-fondateur de l’association du Festival Tifawin, directeur d’ (...)
13La « mise en tourisme » (Goeury, 2011) de la localité apparaît comme un objectif important, le festival amenant, sur un temps court, un afflux important de visiteurs tandis que sur le temps long, les organisateurs aspirent à ce que le festival fasse connaître leurs régions comme territoire à visiter. La culture amazighe est en effet au cœur de l’attractivité touristique du Maroc. Cette dernière est souvent qualifiée de culture « profonde », « ancestrale » ou « originale », dans les guides et brochures touristiques. Cette dynamique est en lien avec le développement mondial du « tourisme culturel », qui peut être définit comme « un déplacement (d’au moins une nuitée) dont la motivation principale est d’élargir ses horizons, de rechercher des connaissances et des émotions au travers de la découverte d’un patrimoine et de son territoire » (Origet du Cluzeau, 2007 : 3). Dans cette vision, l’apport du festival au secteur touristique se fait aussi via la construction d’infrastructures sur le long terme. Cela inclue la construction de routes praticables, d’hôtels, de structures d’accueil et de services pour accueillir les visiteurs. Selon Yassine A. : « Tifawin a aussi mené à la réhabilitation des routes, qui étaient de très mauvaise qualité, et des sites géologiques des alentours, comme l’oasis de Ait Mansour8 » . Une région médiatisée ou « mise en lumière » pourrait, dans cette logique, pousser les pouvoirs publics à y installer des centres de santé et d’éducation9. Si à Tafraout, les infrastructures d’accueil se sont effectivement améliorées pendant les dix dernières années, comme c’est le cas des routes et des hôtels, ce n’est pas le cas des services sociaux, alors qu’à Ain Leuh, le festival n’a pas pu, pour le moment, contribuer à inscrire la région de Ain Leuh comme destination touristique ni à améliorer grandement la condition sociale et économique de la ville, du propre aveu d’un organisateur. Enfin, pour les habitants interrogés, un « vrai » développement viendrait de meilleures infrastructures, comme des routes praticables, des hôpitaux, et des services publics (éducation, santé) ou serviraient la défense des droits humains. Le festival, pour les plus critiques d’entre eux, devient alors un déploiement de faste non nécessaire ou un outil de propagande à but politique.
14Le festival comprend un espace économique d’échange qui est une raison d’être importante de l’évènement. Si le Festival Tifawin monte un stand bien organisé, par le « Réseau Provincial d’économie sociale et solidaire de Tiznit » au sein d’une place publique (illustration 2), le marché créé lors du Festival d’ahidous est tout à fait informel. Il prend l’apparence d’un souk hebdomadaire et voit un afflux important de marchands ambulants, un phénomène que l’on retrouve également aux abords de la grande scène de Tafraout, les soirs de performance. Partout dans le monde, les festivals sont sollicités pour leurs retombées économiques directes et indirectes, au sein des réseaux du domaine de l’animation et de la communication : « les retombées directes comprennent le prix des entrées, le cachet des artistes, l’argent dépensé par la production (salaires versés aux intérimaires, budget de communication) mais aussi les sommes versées aux entreprises prestataires de services (restauration sur place, sécurité, décor, éclairage, sonorisation). [..] Les retombées indirectes comprennent les dépenses touristiques effectuées par le public : hôtellerie, restauration, transports, commerces, santé » (Brennetot, 2004 : 45). De manière indirecte, le festival stimule le commerce formel local de par l’afflux important de visiteurs dans ce temps réduit : une grande partie des cafés, restaurants, vendeurs de produits alimentaires, artisans et commerçants locaux qui possèdent des boutiques admettent faire l’équivalent de leur chiffre d’affaires annuel pendant cette période. Les artisans et commerçants de produits perçus comme traditionnels sont les plus favorisés par cette dynamique.
- 10 Transport collectif circulant sans autorisation.
15L’économie informelle n’est pas en reste, mais contrairement aux commerçants locaux qui possèdent des magasins et emplacements bien définis, ses agents sont à la fois locaux et étrangers. Autour du terrain où se trouve la scène, le long de la route nationale qui traverse Ain Leuh tout comme sur la grande place de Tafraout se déploient un nombre important de marchands ambulants, avec leurs bâches au sol, stands mobiles ou tentes improvisées. Les produits qu’ils proposent sont extrêmement variés : artisanat, bijoux, vêtements, CDs, nourriture, donnant à ces parties de la ville l’allure d’un souk hebdomadaire. « Tous ceux qui ont quelque chose à vendre l’amènent pendant le festival » nota avec humour un habitant de Tafraout. Dans les deux villes, des habitants profitent de la dynamique pour mettre en location leur maison ou appartement pendant cette période. Les agents de transport en profitent également : les compagnies de car, les grands taxis et les khettaf10 qui assurent le transport avec les douar. Les festivals font ainsi leur entrée au sein de circuits marchands régionaux, constitués des souk, foires, et autres événements qui connaissent un afflux important de personnes.
- 11 Mohammed S. est fonctionnaire à la commune de Ain Leuh, et participe à l’organisation du Festival. (...)
16Les foires, formelles et informelles, voient en plus des petites entreprises et artisans une importante participation des coopératives agricoles, qui sont des petites entreprises à but social principalement présentes en milieu rural et beaucoup dans les régions amazighes. Les coopératives, à majorité féminine, existent depuis l’indépendance, mais connaissent une forte croissance depuis 2005, liée au lancement de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) (Ahrouch, 2011). A Tifawin, la foire des coopératives est formelle et organisée : il s’agit à proprement parler d’une des activités du festival, inscrite dans le programme tandis qu’à Ain Leuh, les coopératives locales prennent place avec les autres aux abords du stade et de la route (illustration 3). Mon hôte à Ain Leuh, qui travaille à la municipalité11 me confie cependant son regret du manque d’organisation d’une foire plus formelle. Il a, m’explique-t-il, reçu plusieurs demandes de coopératives pour venir exposer, ce qui traduit une généralisation du modèle de « foire de coopératives » en marge des festivals du royaume.
- 12 Programme national lancé en 2008, définissant la politique agricole du Royaume.
17La foire d’exposition du festival Tifawin constitue une scène type de présentation de produits traditionnels en « produits du terroir », un terme de plus en plus sollicité au Maroc pour définir ce type de produits, s’inscrivant dans ce nouveau champ économique « d’économie sociale et solidaire », des appellations et modèles qui peuvent être vus comme traduisant une forme d’adaptabilité aux changements économiques de l’échelle macroéconomique (Salvatore, 2011 : 313). La mise en scène de ces produits servent aussi à inscrire ces événements dans des enjeux plus larges, au niveau national, les « produits de terroir » constituant un pilier du plan Maroc Vert que le festival participe à diffuser et légitimer12 (Berriane, Michon, Aderghal,2016). En plus de l’intérêt marchand qu’il y a à participer à ces foires, l’exposition des produits d’une localité ou de ses traditions vestimentaires peut aussi servir à symboliser la région d’appartenance de manière visible, et aux habitants à confirmer et reproduire leur localité dans un monde globalisé (confirm and re-produce their locality) (Appadurai, 1996). En cela, ces objets, tout en faisant partie d’un dynamique et de circuits purement économiques, participent également à la création d’un imaginaire des territoires, au même titre que les performances d’arts de traditions orales, les musiques et les danses.
18La mise en scène d’expressions rituelles et artistiques locales telles que les danses collectives (ahwach pour la région du Souss, ahidous et la poésie des inchaden pour le Moyen-Atlas), est au cœur de ces deux festivals. Les artistes et les formes artistiques représentées, désormais inclus dans cette économie des festivals, subissent certaines transformations qui impacte la pratique des musiciens et poètes, les modes de performance et les dynamiques de ces espaces de fête.
19Les danses collectives amazighes sont intimement liées à la vie sociale locale et à l’histoire de ces communautés : « Dans ces régions, la danse collective constitue sans aucun doute la forme d’art la plus estimée en raison de sa profonde liaison avec les hommes et le terroir ; elle est aussi l’expression d’une joie collective qui accompagne et ponctue le cycle de la vie sociale. Ce ne sont pas de simples danses, c’est un spectacle total qui déploie musique, rythme, poésies, danse et une foule de signes que l’expérience des siècles a affinés et enrichis » (Aydoun, 2001 : 82). Elles jouent un rôle clé dans la cohésion tribale, la résolution des conflits ou encore le recueillement magico-religieux. Si des types de danses particulières caractérisent chaque aire, comme la danse ahwash pour les régions du Sud (tachelhit) ou l’ahidous pour le Moyen-Atlas (tamazight), il y a autant de variations que de tribus et de villages. Il est possible, pour le connaisseurs et habitants, de reconnaitre l’origine géographique d’une troupe grâce à son costume, aux mouvements de danse, aux instruments utilisés, ou encore au rythme joué. Les chants et poésies sont psalmodiés dans les langues amazigh locales, ici tachelhit et tamazight parfois en darija, et reprennent des éléments de tradition orale, comme les contes, les récits ou les proverbes ainsi que des références au monde naturel. Dans la société traditionnelle du Moyen- Atlas, l’ahidous était à la fois un outil de déclamation, d’éveil de conscience et d’information. En effet, le poète dans la société amazigh était « le dépositaire des traditions esthétiques de sa communauté, il en traduit les besoins et les aspirations, en lui s'opèrent le long processus d'accumulation de ces traditions et leur réinterprétation » (Boukous, 1977, 66).
20Le festival induit une modification des modes de performance, qui d’expérience partagée devient un spectacle à regarder. L’ahidous, aussi bien que l’ahwach sont des danses collectives qui se jouent traditionnellement en cercle, accompagnés de chants, auxquels participent hommes et femmes. Il existe deux types de performances, l’une spontanée est un art de la vie quotidienne, l’autre est à fin de spectacle, avec la formation claire d’une troupe et d’un maitre. En tant que performances spontanées, les danses collectives en cercle sont pour beaucoup de personnes originaires de la région parmi leurs premières célébrations :
- 13 Entretien avec Salah A., originaire d’un village du Moyen-Atlas, fonctionnaire à Rabat. Entretien, (...)
21L’ahidous est présent dans mes premiers souvenirs. De temps en temps, un cercle d’ahidous se formait dans le village et on le rejoignait, tout le monde pouvait participer, les petits essayant d’imiter les grands en regardant ce qu’ils faisaient. Certains en profitaient pour faire passer des messages qu’il ne pouvait pas se dire de manière frontale, entre membres de la famille par exemple. C’était un art normal de la vie quotidienne. Certains grands ahidous étaient aussi le lieu de rencontre des tribus.13
- 14 Entretien avec Driss O., enseignant et acteur associatif, Azrou, août 2016.
- 15 Entretien avec Daïf B., metteur en scène de theâtre et directeur de la Maison de Culture de Meknès, (...)
22Dans ce dispositif, l’ahidous spontané est vu comme une activité plutôt qu’un spectacle à regarder : « Ahidous, ce n’était jamais regarder pour nous, c’était jouer. D’ailleurs on dit jouer (le’b) ahidous. On en fait partie et on le fait vivre », note Driss O.14. Dans les performances des troupes, ces dernières fonctionnent sous la guidance d’un maitre, qui est au centre du cercle ou au-devant de la ligne et imprime le rythme. Les participants chantent des vers, connus ou improvisés, de manière à engager un dialogue entre les différentes parties du groupe (illustration 4). Le dispositif de la scène, qui met les artistes en hauteur, sous les lumières et devant les caméras, change nécessairement la perception et le ressenti des spectateurs, de même que celui des artistes. Ces changements incluent l’adoption de costumes unifiés et différenciés pour chaque troupe, une homogénéisation de la pratique, et une attention accrue à l’aspect esthétique de la performance, par exemple des costumes qui n’existait pas auparavant15. Le festival introduit un registre de spectacle, auxquels les spectateurs sont convoqués, une organisation spatiale qui le distingue du moussem (Ziou Ziou, 2016). Lors du passage du cercle à la ligne, la notion de performeur en face d’un public se met en place, face à la performance participative de l’ahidous « quotidien ». Tard dans la nuit dans le terrain municipal de Ain Leuh, en marge des soirées musicales au festival d’ahidous, se formèrent cependant au sein du public de grandes halqa, cercles de danses. De même, en journée, lors des performances des troupes, les spectateurs finirent par rejoindre les performeurs, recréant des ahidous spontanés et participatif et montrant la capacité des « festivaliers » à se réapproprier, par moments, leurs espaces de fête et d’expression.
23La liberté de ton pour les poètes n’est pas la même dans les festivals, événements formels auxquels assistent et participent les officiels de la région. Si au sein de la famille ou lors d’un événement peu formalisé comme les moussem les poètes peuvent exprimer des messages subversifs voire contestataires tel n’est pas le cas dans les festivals. Ce que regrette le poète du Moyen-Atlas Mohammed A. :
- 16 Entretien avec Mohammed A., poète et membre d’une troupe d’ahidous, il participe régulièrement aux (...)
Tu ne peux pas t’exprimer librement dans les festivals, car peut-être qu’ils ne vont pas t’inviter l’année prochaine. C’est ça la différence avec le moussem, le festival est plus organisé il faut une invitation, eux doivent satisfaire leurs partenaires et sponsors. Le moussem, n’importe qui peut y aller et dire ce qu’il a dans la tête, ce n’est pas vraiment organisé. Dans le moussem, les poètes se moquent surtout les uns des autres et se répondent en déclamant. Dans le festival ils vont parler des grands thèmes, toujours les mêmes : le rôle de la femme, l’environnement, et cette année l’interdiction des sacs en plastique ou Ban Ki-Moon. Alors que normalement le poète doit pouvoir s’exprimer comme il le ressent et dire ce qu’il a envie de dire.16
24Parallèlement à cette standardisation des espaces et formes d’expressions, les artistes s’ouvrent à de nouveaux horizons culturels pour s’adapter aux changements. Les groupes de « fusion », un genre musical hybride majeur des musiques amazighes urbaines (Oubenal, 2019), sont représentatifs de ces adaptations et inclusion de nouveaux éléments musicaux externes : leur musique à caractère hybride mêle références musicales traditionnelles et modernes. L’artiste amazigh Said O., décrit ainsi ce processus d’adaptation :
- 17 Entretien avec l’artiste amazigh Saïd O. après sa conférence de presse lors du festival. Tafraout, (...)
L’art du rwaiss est présent chez les amazigh depuis des siècles. Les années 1970-80 ont vu la montée en popularité des groupes amazigh mais la chanson originale c’est le tarwayssit. Cet art a une valeur pour tous les Marocains. Nous, on travaille cet art pour en faire quelque chose de nouveau, on y ajoute la batterie et la guitare. On a un ribab mais ce n’est pas comme avant, où c’était un vieil homme qui racontait des histoires et des récits. On a introduit les gestes et le mouvement. On essaye de faire en sorte que le public aime. Les jeunes sont très influencés par d’autres cultures comme celles de la Chine, la Turquie, l’Inde, on doit se mettre à jour et se préparer.17
25Les cultures populaires, comme ici le rwaiss, « intègrent un espace virtuel de représentation où sont accolées les productions culturelles ‘ethniques’ mondiales » (Goeury, 2011 : 3), qui font partie du champ de la « world music ». Les festivals, pris en compte dans leur ensemble forment des cycles régionaux et nationaux saisonniers entre lesquels les artistes transitent et qui forment une industrie culturelle qui évolue en parallèle avec les circuits traditionnels de circulation de ce type d’artistes (mariages, célébrations familiales, mawassem etc.), et contribue à remplacer ces anciens circuits, où se rencontraient et se « combattaient » notamment les troupes d’ahidous.
- 18 Entretien, Azrou, Août 2016.
26De ce fait, le festival amène avec lui un certain type de rémunération et professionnalisation pour les artistes. La dotation du festival de Ain Leuh a par exemple un montant supérieur à la norme, mais permet surtout aux troupes et artistes-poètes d’être engagés pour d’autres évènements. Mohamed A., qui est un des rares artistes d’ahidous et de poésie à vivre entièrement de son art, m’explique que la majorité de ses revenus vient de ce que lui donnent les spectateurs pendant la performance, tandis qu’un faible pourcentage provient de la participation à des festivals ou de l’Etat18. Le festival peut cependant ouvrir de nouveaux horizons aux troupes et artistes. Certaines troupes ont pu, après avoir été remarqué pendant le festival, se produire en France. Similairement, le poète du Moyen-Atlas Mohammed A. m’indique avoir été invité à se produire à Rabat, et qu’on lui a alors demandé d’écrire et traduire sur un papier les paroles, le public ne maîtrisant pas le tamazight. La transcription par écrit de chants exclusivement oraux lors d’une performance, de même que la création de troupes en milieu urbain, sont autant de signes des nouveaux publics et espaces où se pratique désormais cet art de tradition orale et rurale. En inscrivant les artistes d’arts traditionnels dans ces circuits de festivals, les festivals ont contribué à modifier leur pratique et présentation par rapport aux moussem. La primauté des usages sociaux et spirituels laisse place à une certaine vision esthétique standardisée, une participation différente du public, et plus généralement une transformation des modes d’organisations et pratiques des artistes.
27Cet article s’est attelé à présenter et comprendre le rôle transformateur que joue le festival au sein des communautés où il prend place. Cette volonté, pour les organisateurs, de « développer par le festival » prend différentes formes. Ces événements festifs ne mettent pas seulement en scène la particularité de ces communautés mais démontrent aussi certaines dynamiques telles que les circulations entre urbain et rural, les dynamiques migratoires mais encore les liens entre un militantisme, souvent d’origine urbaine, et les pratiques locales. Du point de vue des organisateurs, les festivals sont perçus comme soutenant l’économie locale par deux moyens : une mise en valeur du territoire servant à attirer touristes et investissements, privés et publics, et une économie stimulée à court terme pendant la durée du festival. En cela, ces moments festifs se révèlent être des espaces d’échanges importants : économie culturelle des artistes et partenaires, foires formelles et informelles en marges des spectacles. Les festivals révèlent des recompositions des formes et pratiques artistiques par les artistes dits traditionnels, tels que les troupes de danses collectives et poètes qui s’adaptent aux nouveaux cadres de ce modèle dominant, et les groupes amazighs qui s’engagent dans des pratiques performatives hybrides. Les performances sont révélatrices d’enjeux qui dépassent le cadre de la communauté où prend place le festival. Ainsi, au côté de la musique ahwach, on retrouve au festival Tifawin des musiques qui ne sont pas propres à la région de l’Anti-Atlas tandis que les poésies utilisées dans les joutes oratoires à Ain Leuh sont lissées pour ne pas critiquer le pouvoir, traduisant l’inscription des festivals dans des enjeux de légitimation politique. Les festivals sont inscrits dans une dynamique nationale, avec la circulation d’artistes, de modèles, et d’une certaine vision du « développement », comme le montre l’exemple de l’usage des foires de « produits du terroir ». De ce fait, l’étude des festivals et des transformations des pratiques et espaces de fête constitue un objet d’étude à même de nourrir la réflexion sur les changements structurels traversés par les sociétés rurales amazighes, de même que sur leur inscription dans des enjeux sociaux, culturels, politiques et économiques à multiples échelles.