- 1 É. Laoust fait référence à Sidi Seghir Ben Meniar de Bezou : protecteur des cultures contre la grêl (...)
- 2 Le sacrifice inaugurant les labours se pratiquait encore dans le Haut-Atlas dans les années 1990 (c (...)
1Dans Mots et choses berbères, ouvrage paru il y a un siècle, Émile Laoust écrit : « le paysan berbère accomplit de nos jours encore un acte de magie plutôt qu’un travail agricole dans le vrai sens du mot. » (1920 : 308). L’auteur appuie son point de vue en se référant à deux pratiques largement observées autrefois par tout le paysannat marocain, à savoir le culte des saints agraires1 et les divers rites dédiés aux activités culturales, notamment l’offrande sous forme d’aliment rituel (ibid. : 309-320, 381-384). Le repas ou tout produit alimentaire afférent aux rites agraires va de tummit tummit (pâte constituée de farine de grains grillés, d’eau et de sel) au couscous préparé avec la chaire d’un animal sacrifié2 dans le champ où le premier sillon doit être tracé ou dans celui où la dernière gerbe était coupée.
- 3 Ceux-ci sont appelés ⵉⵅⵎⵎⴰⵙⵏ ixmmasn (quinteniers agricoles). Du mot arabe خُمس khoms (1/5), ⵍⵅⵎⵙ l (...)
2La nourriture est partagée entre les membres de la famille et les travailleurs3 du fermier. Les enfants, les pauvres et les passants ont, eux aussi, droit à un morceau de la pâte rituelle. Les mêmes personnes – réunies soit dans le champ ou chez le fermier, soit à proximité de la mosquée du douar ou près du sanctuaire d’un saint – reçoivent une part du couscous sacrificiel. Par ces pratiques, souligne Laoust, le paysan amazigh croit, d’une part, protéger le déroulement des travaux agricoles contre les intempéries et les mauvaises influences (esprits malsains, œil envieux…) et, d’autre part, attirer la bénédiction du ciel, l’abondance et la prospérité.
3Exécuté très probablement pour ces mêmes raisons au moment de l’ouverture des labours, un rite gestuel, auquel j’ai maintes fois assisté dans mon enfance, était en usage partout à Ayt Mimoun (commune rurale de la province de Khemisset), dans le champ le plus proche de la demeure du fermier. Il consistait en une offrande composée d’une galette d’araxsis araxsis (pain sans levain) et de figues sèches. Le premier sillon à peine ouvert, le laboureur arrêta l’attelage (tayuga tayuga). Ce fut alors que commença le rituel. Entouré des membres de sa famille et de quelques voisins, le maître du champ brisa la galette sur le timon de l’araire, la déposa dans tisgÅit tisggwit (plateau rond, tressé en palmier-nain). Il sema ensuite les figues à la manière des céréales, puis les récupéra et les joignit au pain dans le plateau. Après quoi il distribua la totalité de ces aliments à l’assistance qui les consomma sur place.
4Aujourd’hui, dans la région des Zemmour, la pratique des rites agraires, et tout particulièrement de l’offrande (aumône, dime...), a reculé de manière spectaculaire. Ce recul s’explique en grande partie par un double fait : d’un côté, l’apparition et le développement de nouvelles idées destinées à la remise en question du culte des saints, donc d’un aspect des représentations ancestrales ; de l’autre, la réaction des ruraux contre les abus de certains individus appartenant ou prétendant appartenir à la lignée des saints.
- 4 Le mot « Zemmour » est transcrit en minuscule et reste invariable quand il remplit une fonction adj (...)
- 5 Sont appelées franco-berbères ou berbères les écoles rurales établies dans les régions amazighophon (...)
5Le discours contestant le culte des saints et, en conséquence, l’offrande culturale (don alimentaire ou sacrifice sanglant) plonge ses racines dans l’introduction de l’enseignement moderne en pays zemmour4. Entreprise du protectorat français, la mise en place de l’institution scolaire s’opère relativement tôt. La première école primaire (une classe de 19 élèves), nommée franco-berbère5 puis franco-musulmane, voit le jour à Khémisset en 1926, trois ans après l’ouverture de celles du Moyen-Atlas. Une deuxième ouvre à Tifelt en 1938 et une troisième à Tiddass en 1943. La décennie subséquente est plus fertile : 16 établissements sont créés entre 1945 et 1955 (M. Lesne (1959 : 322-323).
6Sous la colonisation, les enfants zemmour, à l’instar des enfants d’autres régions, reçoivent un enseignement visant à « civiliser » les Amazighs. On leur apprend à résoudre des problèmes de l’arithmétique élémentaire, à lire et à écrire en français : chose qui leur procure le sentiment d’appartenir à la catégorie des lettrés modernes ou modernistes, d’autant plus que la langue française, par suite de la propagande coloniale (cf. L.-J. Calvet, 2002 : 165-170), se présente dans l’imaginaire social comme synonyme du progrès et signe de la modernité. Et à travers les leçons de langage, ils s’exercent à prononcer des mots français ou francisés et à comprendre leur sens. Des mots qui gravent dans leur mémoire des idées et images nouvelles ne pouvant, évidemment, que les séduire et, partant, les arracher ou les opposer aux représentations ancestrales et à toute pratique et croyance taxée de primitive.
7De ces éléments, l’écolier sera désaccoutumé encore plus durant l’Indépendance, du fait d’une éducation nourrie de la civilisation arabo-islamique avec surtout les leçons d’histoire officielle, d’instruction religieuse et d’arabe classique. Dès la troisième année du cycle primaire, et davantage quand il accède au secondaire, l’enfant – aussi bien avant qu’après l’abrogation du traité de protectorat – se permet de corriger la conception mythique que ses parents ont d’un fait historique ou d’un phénomène naturel, voire de critiquer ou condamner leurs pratiques et croyances non canoniques. Il explique que la terre n’est pas plate ni ne repose sur les cornes d’un taureau mais ronde et tourne autour du soleil, que la visite du sanctuaire d’un saint à des fins cultuelles relève des rites païens entretenus par une mentalité sous-développée, etc. Bien entendu, ce mode de représentation oppose certains jeunes lettrés et les adultes illettrés. En voici un exemple à titre illustratif.
- 6 Propos de l’informateur el-Houssaïn (lignage d’Isreghine, commune rurale des Ayt Mimoun, Province d (...)
« ayt wassa…, ayt wassa ur qqimn ran la ïïalb, la crif, la… ayt wassa, agd ëbbi ax ixlqn, la ur trin. ndda la ntav iyugawn, anddu vr mulay dris at nÇuë. allig it ntav g laëbo mknas, kkrn ëboÄ imtrf nnan ax : “tqqimm bla iÇÄi, mulay dris lla immut, knni as tawym Çyaët.” Ikkr idj zzig nx innasn : “awddi ayad djjan tid imzgura, nkkrd diks, la ntddu g lxrif, kul tiqbilin” » 6.
- 7 Au sens familier, « pousser » rend très exactement ce que signifie ⴽⴽⵔ kkr : « croître, grandir. »
« Les gens d’aujourd’hui…, les gens d’aujourd’hui ne veulent plus de ṭṭalb, ni de cherif, ni… Les gens d’aujourd’hui, même Dieu qui nous a créés ne le veulent plus. Nous sommes allés acheter des bœufs pour visiter Moulay Driss. Pendant que nous les achetions au souk Elarbâa de Meknès, certains jeunes nous ont dit : “vous n’avez rien d’autre à faire ! Moulay Driss est mort et, vous, vous lui apportez l’offrande”. Et l’un de nous a répondu : “nous partons, toutes les tribus, en automne ; cela [nous] a été légué par [nos] prédécesseurs, nous y avons poussé7” ».
8Il y a dans la présente déclaration deux idées d’importance capitale. D’abord, l’affirmation du rejet effectif du culte des saints et, particulièrement, la mise en relief de ce même rejet à travers des éléments déjà rejetés ou en passe de le devenir. Ensuite, la mention d’un cas d’échange intergénérationnel, en l’occurrence l’échange ayant pour sujet l’offrande (dons votifs ou expiatoires, notamment les sacrifices sanglants) remise au sanctuaire d’un saint.
- 8 Les Zemmour appellent cherif un descendant du Prophète ou un saint (aårram agurram).
9Considérons la première idée. De quelle manière l’auteur des propos ci-dessus met-il en valeur le rejet du culte des saints par des jeunes ? Est-ce en le comparant avec le fait dont il les accuse : la négligence du maître de l’école coranique (الطالب ṭṭaleb), du porteur de l’énergie divine ( الشريفcherif)8 et du Seigneur tout-puissant
( ربِّيRebbi), ou en le prenant pour l’effet (ou une des conséquences) immédiat(es) ou médiat(es) du sujet d’accusation ? À vrai dire, la nature du procédé employé (comparaison ou établissement d’un rapport causal) ne saurait être cernée sans apporter une double précision : l’une concerne le rôle du ṭṭaleb et du cherif dans l’action humaine et la place que Rebbi y occupe, l’autre intéresse les signes ou la signification de l’abandon de ces mortels et de l’Éternel.
- 9 Unissant deux hommes, ce genre de pacte (tagmat tagmat) se contractait à l’intérieur du sanctuaire (...)
10La psalmodie du Coran attire ou favorise le bien et empêche ou détourne le mal. Elle constitue une mesure supplémentaire de bénédiction céleste pour le don destiné à un saint en vue de protéger les activités culturales, et consacré par le fait d’être abandonné à son sanctuaire. C’est-à-dire dans un lieu sacré, imprégné de la baraka : force mystérieuse et dynamique du saint (cherif) ; autrement dit, sous le patronage d’un élu et proche de Dieu, en sa présence symbolique ou imaginaire : même trépassé, il intercède pour les gens auprès de l’Être suprême. Et ce, afin d’assurer le déroulement d’une activité culturale, d’éloigner le spectre d’une crise économique, de conclure un pacte de fraternité9, etc.
- 10 De nombreuses fois, j’ai assisté à des discussions où des jeunes sont allés jusqu’à dire que le ṭal (...)
- 11 Sur la critique des jeunes à l’égard de l’islam populaire que pratiquent leurs parents et grands-pa (...)
11Sur ces acteurs, la jeune génération porte un regard critique, négatif. Elle dénonce l’incompétence du maître de l’école coranique traditionnelle (étude bornée à l’assimilation par cœur du livre saint, incapacité d’interpréter les sourates mémorisées, ignorance des règles élémentaires de la grammaire et de l’orthographe…)10 et dénie les facultés suprahumaines assignées au détenteur de l’effluve sacré (médiation entre les hommes et Dieu, présence en divers lieux…). Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Un signe de sécularisation ? Non, une remise en cause de la perception populaire de la religion musulmane au profit d’une conception plus conformiste, plus savante11. Une réaction que la vieille génération, convaincue de l’origine islamique des pratiques et croyances ou représentations religieuses dominantes (islam et cultes « païens » islamisés), tient pour antireligieuse, contraire à la loi divine, et rend souvent au moyen de formules amplifiées telle que : « les gens ne veulent plus de Dieu ».
- 12 Au Maroc, soit dit en passant, tout le monde ou presque pratique le duɛa’ : hommes et femmes, jeune (...)
12Sans doute est-ce inconsidéré que de prendre une pareille formule pour argent comptant. Plus inconsidéré encore est d’avouer que les jeunes critiquant les actions cultuelles populaires, même ceux abreuvés du courant idéologique de la doctrine matérialiste (marxiste), repoussent l’idée de Dieu ou le renient tout simplement. De façon consciente ou mécanique, le divin, pour autant que nous sachons, est largement inséré dans l’éducation et la socialisation tant à la campagne qu’en ville. Il se situe au rang des composantes élémentaires de la formation culturelle et identitaire des individus ; il constitue l’élément principal de leur cadre de référence. Sa présence dans leur vie quotidienne se laisse aisément observer. Elle transparaît au travers des actes ou des faits comme الدُّعاء dduɛa’ : prière d’invocation ou de demande, généralement courte, construite avec des versets coraniques ou/et des mots du langage familier ; on l’adresse à Dieu en vue d’améliorer une situation ou de surmonter une épreuve12.
13Toujours est-il que la conception critique que les Anciens ont du rapport des jeunes à la religion et au sacré en général, quoique mal fondée et partiellement réfutable, s’impose ici avec juste raison. Nous allons l’admettre provisoirement, l’accepter telle quelle le temps de faire ressortir le sens ou la trame du raisonnement de notre informateur. D’après la mise au point précédente, somme toute, celui-ci raisonne en termes non pas de comparaison mais de causalité. Il explique la remise en question du culte des saints par le refus du ṭṭaleb et du cherif. La corrélation ainsi établie ne manque sûrement pas de logique. Refuser le ṭṭaleb et le cherif, ce serait négliger le savoir religieux et l’influx sacré, c’est-à-dire la Loi et le Pouvoir de Rebbi. Ou bien encore : les forces divines qui règlent l’existence des hommes et leur devenir. Et délaisser cette Loi et ce Pouvoir entraîne le dérèglement de la structure du réseau relationnel et de l’ordre des pratiques rituelles ancestrales.
14Cela nous amène droit au second point : l’échange d’opinions entre des jeunes lettrés et des adultes analphabètes à propos de la pratique de l’offrande votive, en l’occurrence le sacrifice sanglant. Pourquoi l’enquêté relate-t-il l’histoire des jeunes dénigrant le rituel qui consiste à sacrifier tous les ans, au mois de septembre, des animaux au sanctuaire de Moulay Idriss, situé dans le massif de Zerhoun ? Que soutient ou défend chacune des parties en présence dans la discussion, et que suggère ce cas ordinaire de dialogue intergénérationnel ?
15L’histoire que rapporte notre interlocuteur n’est ni hors contexte, ni sans motif. Il s’en sert comme exemple concret, vécu, pour appuyer l’idée que les générations actuelles font fi des agents et des symboles de l’ordre sacré, des principes et des règles de l’activité cultuelle. Agir ou réagir contre l’immolation à but votif signifie réprouver et inciter à bannir le culte des saints. C’est-à-dire ce qu’il y a de plus commun, de plus pratiqué et de plus respecté dans l’islam populaire. Notre informateur cite cette histoire pour dire que ce sont les jeunes adultes qui veulent détourner les Anciens de la pratique du sacrifice sanglant aux sanctuaires de saints.
- 13 Dans une étude effectuée au début des années 1970, P. Pascon (1978 : 467) observe que les gens font (...)
16Voyons d’abord le mot des jeunes : « vous n’avez rien d’autre à faire ! Moulay Driss est mort et, vous, vous lui offrez des bœufs, vous lui apportez l’offrande ». Il veut dire que le don votif ou expiatoire est une action stérile, une coutume dérisoire, une pratique rétrograde. Ou encore une perte d’énergie et de temps en vain : les vivants n’ont pas d’effet sur les morts. Un saint trépassé n’a que faire du sang ou de la chaire des victimes immolées en son honneur, de la lumière des cierges brûlant près de sa tombe ou de toute chose abandonnée à son sanctuaire pour réaliser un vœu, expulser un mal ou conjurer un mauvais sort. Il ne réagit ni à l’offre ni à la demande des solliciteurs. En définitive, le discours de ces jeunes rabaisse les pratiquants de l’offrande dans le but ou l’espoir de changer leur vision magico-religieuse et les pousser à se défaire de tels usages, à les rejeter. Est-ce une illusion ? Une utopie ? Probablement pas : si ce rejet demeure ici au stade de la parole, il se trouve ailleurs au niveau de l’acte13.
17Passons maintenant à la réplique au mot en question : « nous partons, toutes les tribus, en automne ; cela [nous] a été légué par [nos] prédécesseurs, nous y avons poussé ». Elle veut éclairer les jeunes décriant la tradition des fêtes et rituels maraboutiques, les convaincre de la légitimité sociale de l’offrande : l’épine dorsale de la dévotion aux saints. Et ce, en se fondant sur trois arguments apparemment irréfutables.
- 14 Ce verbe signifie se lever, se réveiller, se dresser, … et pousser : naître, croître, se développer (...)
18Le premier atteste que le pèlerinage annuel au tombeau de Moulay Idriss, accompli avant l’ouverture des labours, concerne des milliers de fidèles venus de l’ensemble de la région des Zemmour. Le deuxième montre que la vénération du saint de Zerhoun existe depuis des lustres. Elle est définie comme un usage hérité des générations ancestrales, comme un patrimoine historique que le légataire doit maintenir en le transmettant à son tour à travers la pratique. Un patrimoine qu’il doit conserver et reproduire afin de ne pas s’écarter du chemin des ancêtres, de rester authentique. Le troisième souligne que le culte de Moulay Idriss préexiste à ses partisans actuels. C’est un des constituants fondamentaux de leur socialisation, une tradition dans laquelle ils ont « poussé ». À s’en tenir au sens amazigh du verbe kkr kker14 : pousser, le culte est au pratiquant ce que la terre est à la plante : un lieu d’enracinement. Cesser de le pratiquer ou d’y adhérer par contrainte signifie déracinement cultuel, c’est-à-dire s’arracher des pratiques censées attirer l’effluve sacré : garant de la protection divine.
19L’analyse qui précède fait ressortir une facette d’un conflit de générations sans précédent. Un conflit inédit en ce sens qu’il a provoqué une défaillance dans la chaîne de transmission du legs ancestral. En témoigne la situation du culte des saints : un exemple d’actualité parmi d’autres. Suivant les Anciens, ce culte-là n’est plus respecté et vécu par les jeunes, ni intégré à la texture de leurs pratiques et représentations ; ils l’ont omis et refusent d’en prendre le relais parce que jugé opposé à l’esprit de l’islam savant ou présumé retarder le développement techno-économique et socio-culturel.
- 15 Sur les traits saillants de l’effondrement (ou l’altération) de ce système, on pourra consulter D. (...)
- 16 Le terme de clerc est employé ici au sens que lui donne M. Tozy : « il couvre en plus des professio (...)
20Interprétant les résultats d’une enquête psycho-sociologique, réalisée en 1956-57 auprès d’une population urbaine du Maroc, Jacques Selosse écrit : « Aux valeurs patriarcales et tribales ancestrales succède la conscience des classes sociales » (1963 : 152). L’intérêt de ce constat, c’est qu’il indique l’écroulement partiel du système des valeurs ou des traditions15. De cet écroulement, en effet, tout le monde parle depuis des années. Certains s’efforcent d’en déterminer les causes et les conséquences, d’autres se contentent d’en désigner le responsable (un bouc émissaire) : l’homme s’en prend à la femme, le clerc modéré ou radical16 incrimine le militant de gauche, le « progressiste » dénonce la classe dominante, … et le vieillard accuse le jeune. Une accusation qui, indirecte ou nuancée dans le témoignage précédent, apparaît bien tranchée dans les dires suivants :
"تقلب الزمان. هذا جيل آخر. أولاد اليوم ماتيعرفوا والو، غير تايدحسوا. هذا آخر التواخر. ماعرفوا لا شريف لا عامِّي. هاد السيد، راهم دواو فيه. ﮔالو: ̏عمّْر الميت ما يحيى، عمّْر السيد ما كايعطي. عمّْر هادي، عمّْر هاديك.̋ هذا جيل جاهل .الله إحفضنا من القسوحَة! "
- 17 En milieu rural zemmour, aɛami, pluriel iɛamin « gens du commun ou personnes ne possédant pas de ba (...)
- 18 Il s’agit du saint Lâarbi el-Bouhali, inhumé en bordure de la forêt de Maâmora, à une vingtaine de (...)
- 19 Ces paroles sont recueillies dans les parages du sanctuaire de Lârbi el-Bouhali, auprès de l’inform (...)
« Les temps ont changé. Ça, c’est une autre génération. Les jeunes d’aujourd’hui ne savent rien [et] ne font que divaguer. Ça, c’est la fin du monde. Ils ne connaissent ni cherif ni ɛammi17. Ce saint18, ils en ont dit du mal. Ils ont dit : "jamais un mort ne revit, jamais un sanctuaire ne donne. Jamais ceci, jamais cela". Ça, c’est une généra-tion d’incultes. Que Dieu nous préserve de la dureté [d’âme] ! »19
21Les griefs de l’accusation que l’auteur de ce témoignage porte contre les jeunes adultes, c’est-à-dire la génération de ses petits-enfants, gravitent autour d’un seul critère : l’ignorance. Plus nécessaire et pertinente encore est la question suivante : qu’entend-il par le mot « inculte » ? L’analphabète ? L’illettré ? En fait, ni l’un ni l’autre parce que, d’après notre propre observation, les personnes condamnant le culte des saints (visites et offrandes au sanctuaire en vue de l’exaucement de vœux) ont, sinon toujours du moins très souvent, un niveau d’études secondaire ou supérieur. L’enquêté n’accuse pas les jeunes de défaut d’instruction ou de manque de connaissances intellectuelles ou de déficit en matière de culture générale. Il leur reproche de méconnaître les coutumes de leur milieu social, d’ignorer la réalité des agents et des facteurs qui ont largement contribué pendant longtemps à la structuration de ce milieu et au maintien de son équilibre.
22Plus encore : son affirmation, pénétrée de crainte et d’inquiétude pour la destinée ou la survie du mode ancestral des pratiques et représentations populaires, révèle en toute clarté la méconnaissance du cherif et du ɛammi, mais s’avère très peu – ou pas du tout – explicite sur la teneur et l’articulation des éléments qu’elle concerne. Afin d’en formuler l’essentiel, l’explication doit s’en tenir à la position de ces individus dans le récit et surtout se garder de les traiter séparément. Évoquer ou mettre ensemble cherif et ɛammi n’est pas un fait du hasard, ni une juxtaposition de mots gratuite ou inconsciente.
- 20 Ces actes merveilleux (miraculeux) sont attribués respectivement à Lalla Mimouna (H. Basset, 1920 : (...)
23Intéressons-nous à présent à l’information : « ils ont dit : "jamais un mort ne revit, jamais un sanctuaire ne donne." », exprimée différemment mais clairement dans le discours des autres enquêtés. Quelle idée ou réalité traduit-elle ? La suivante : les paroles accusatrices, proférées à l’encontre des jeunes, touchent également la sphère des croyances. À ces derniers, il est fait grief de ne pas croire à la puissance surnaturelle du saint et à ses actions posthumes telle que l’apparition aux êtres vivants sous l’aspect humain ou animal (oiseau, serpent…), la punition des violateurs des serments prêtés en son nom, la garantie de la réussite scolaire et professionnelle ou la guérison des maladies psychiques et somatiques. En plus de tout cela, ils sont déclarés coupables de renier ou dédaigner, en tant qu’actes réellement accomplis par tel saint ou telle sainte de son vivant, les motifs extraordinaires des récits hagiographiques ; exemple : marcher sur les eaux, ressusciter une vache égorgée ou entrer dans un four de boulanger et en sortir indemne les bras chargés de pain brûlant20.
24Si les jeunes sont jugés dénier aux saints trépassés la possession du pouvoir surnaturel, persifler le culte voué à leurs sanctuaires et refuser la croyance à l’exaucement de vœux ou à la réalisation de miracles par les morts au profit des vivants, ils sont qualifiés de parfaits incultes en ce qui concerne le culte des saints.
- 21 Sur l’ancienneté de la vénération des êtres humains, des animaux et des astres en Afrique du Nord, (...)
25La réaction de ces jeunes-là participe d’un comportement contestataire plus large, qui range parmi les actes estimés indignes le culte des saints et la prestation du serment sur des êtres et objets ou entités autres qu’Allah. Au Maroc, on jure par la filiation, la fraternité, la nourriture, le feu, la lumière, le soleil, etc. Ce en quoi les contestants voient une survivance des croyances idolâtriques ou des représentations primitives en Afrique du Nord21. Cela dit, le temps et les faits ont fini par imposer la vision des jeunes. Au fil du 20ème siècle, maintes mutations ont eu lieu dans le système des pratiques et croyances des ruraux marocains. Parmi ces mutations, que M. Alahyane appelle « l’éclatement du champ conceptuel du paysan » (1991 : 48), figure l’idée que la baraka (pouvoir divin et dynamique) n’agit ou ne réagit plus comme avant ; elle s’est retirée de certains êtres et objets.
26Pourquoi ce pouvoir peut-il abandonner une chose ou une personne supposée en être dotée ? Qu’est-ce qui le fait fuir ? La puissance divine, la chose désertée ou l’acte humain ? Quelle conduite adoptent les gens du commun, en particulier les fidèles, vis-à-vis des saints censés l’avoir perdu ? Comment disent-ils reconnaître ou saisir cet abandon ? Par des signes extérieurs, palpables ou à travers des critères contenus dans les limites du sentiment et de l’imaginaire ?
27Est-ce à dire que la baraka a complètement disparu du milieu socio-culturel ou des structures mentales des Zemmour ? Non. Pour nos informateurs, comme pour tout le peuple marocain, la baraka existe toujours mais elle n’est plus étendue. Elle s’est contractée en désertant certains objets et êtres. Citons à ce sujet l’extrait d’entretien qui suit, recueilli à Khemisset, auprès d’Ounasser (originaire des Ayt Abbou) :
« Assa, llan lflus cigan, walaynni cawr tlli lbaraka. Zik ayt uribl kull kmln virsn 200 n aryal, tlla vr pmd ihiri. Wn iran ad yav tamazirt, lla itddu vr ihiri : lla s iëïïl. »
- 22 Il s’agit de la monnaie en usage sous les règnes des Sultans Hassan 1er (1873-1894) et Moulay Abdel (...)
- 23 Les faits anciens rapportés dans ce témoignage se situent très probablement au cours du dernier qua (...)
« Aujourd’hui, l’argent abonde mais il n’y a pas de baraka. Autrefois, les Ayt Ouribel tout entiers avaient 200 rials22, déposés chez Ahmed Ihiri. Celui qui voulait acheter une terre, allait voir Ihiri : il lui prêtait.23 »
28Quel jugement émettra l’esprit comptable sur le montant qu’Ounasser cite comme plafond des ressources pécuniaires des Ayt Ouribel ? Ne pensera-t-il pas que c’est un nombre approximatif, inexact, voire imaginaire ; donc digne d’être critiqué, réfuté, négligé en tant qu’information ou donnée inexploitable ? Sans nul doute, et même il est tout à fait fondé à le penser. Seulement, la lecture de ce renseignement en termes de comptabilité ne nous intéresse pas ici. Peu importe, en effet, que le chiffre avancé soit vrai ou faux. L’important, tout bien réfléchi, c’est le fait que notre informateur, à l’image des ruraux zemmour au moins, se réfère à la valeur marchande de la monnaie ancienne, en l’espèce au rial, pour évaluer le cours de la monnaie actuelle ou attester la baisse du pouvoir d’achat. Cela permet de préciser l’idée selon laquelle l’argent a perdu sa substance sacrée : la baraka.
29Certes, le rial a depuis longtemps été pratiquement retiré de la circulation, banni du système et du vocabulaire monétaire officiel ; mais il demeure la monnaie de compte pour la majorité des Marocains, autant à la campagne qu’en ville. De nos jours, il vaut 5 centimes, soit 1/20e de l’unité de base : le dirham (DH). Ce dernier équivaut à 20 rials (100 centimes).
- 24 Voir à titre indicatif le tableau effectué par Jacques Berque (1953 : 301) sur les cours pratiqués (...)
30Devons-nous souligner que le rial actuel vaut beaucoup moins que l’ancien ? Afin d’exprimer un tel décalage (ou la cherté de la vie), les Zemmour ruraux disent par exemple : « zik, ict nn aryall lla is tavn middn tixsi, wasa ur ak d tawi agd tabÃll » zik, icht nn aryall lla is taɣn midden tixsi, wasa ur ak d tawi agd tabsll» (jadis, avec un rial les gens achetaient une brebis, maintenant il ne leur procure même pas un oignon). Effectivement, à la fin du siècle qui a précédé l’instauration du protectorat, la somme de 20 rials couvrait l’achat de 12 caprins, 10 ovins et 1 bovin24 ; aujourd’hui, elle permet tout juste l’acquisition d’une botte de menthe fraîche pour préparer 1 litre de thé.
31Dans cette comparaison l’économiste verra à bon escient un non sens, une absurdité, et refusera de se prononcer sur la dévaluation qu’elle met en évidence. Par contre, ignorant les mécanismes des systèmes de monnaie traditionnel et moderne, le paysan la tient pour sensée, légitime, et se permet de donner une signification à la perte de la valeur monétaire en question. Il l’interprète en termes religieux : l’argent s’est dévalorisé parce que la baraka l’a quitté. Et ce, argumente-t-il, en raison des éléments impurs qui ont imprégné (contaminé) les rapports de l’échange commercial : la cupidité, le mensonge et la tricherie. L’effluve sacré fuit l’impureté ou les objets corrompus.
- 25 On appelle el-ḥadj (fém. el-ḥadja) le musulman qui a accompli le pèlerinage de la Mecque. À son ret (...)
- 26 C’est-à-dire les dons, en argent et en nature, que les pèlerins font au sanctuaire à l’occasion de (...)
32Notre paysan entend et justifie de la sorte le pourquoi non seulement de la dévaluation monétaire, mais encore de toute chose en état de crise. Sont présumés être vidés de leur baraka le champ dont la production céréalière ne cesse de diminuer, l’arbre qui produit de plus en plus une faible quantité de fruits, le troupeau dont le nombre de têtes stagne ou décroît, le lait qui fournit de moins en moins de beurre, etc. De même, la baraka abandonne des êtres humains tels que lpadj le ḥadj25 malhonnête et le cherif intéressé. Sans doute la compréhension des raisons pour lesquelles on croit que le fluide divin se retire de l’être de ce dernier, aidera-t-elle à rectifier une opinion apparemment courante dans le groupe sacré des Zâara (Bni Ahsene) : celui du saint Lâarbi el-Bouhali. Opinion qui m’a été exprimée à diverses reprises par des descendants de ce saint et dont l’un d’eux, el-Hassan, s’est servi pour clore et appuyer ses dires sur la question des offrandes votives annuelles26 :
"هاد العام، ما كاينش شي حاجة كبيرة: دخْلنا 15 ألف ريال، حيْد منها 11 الأف ديال المخزن، 2 مْعزات ؤُ طور جابو الرايس ديال القروية. الناس ما بقاوش إعْطِوْا بحال من قْبل. ماشي بزّاف هَدي، بغينا نصْلحو البْني ديال السيد. دْرْنا 13 دوار بين بني احسن ؤُزمور، ولَيْنّي الزيارة كانت قليلة. زمور رْجعوا قاسحيين."
« Il n’y a pas grand-chose cette année : une recette de 15.000 rials (750 DH) dont 11.000 vont au Makhzen, 2 chèvres et 1 bœuf offert par le Président de la commune. Les gens ne donnent plus comme avant. Il n’y a pas longtemps, nous voulions rénover le sanctuaire. Nous avons parcouru 13 douars de Bni-ahsene et de Zemmour, mais l’offrande récoltée était maigre. Les Zemmour sont devenus durs ».
33On pourrait récuser l’information sur le chiffre des offrandes reçues et douter de la sincérité de son auteur puisqu’une foire comme celle de Lâarbi el-Bouhali, où les pèlerins fervents se comptent par milliers, rapporte au sanctuaire beaucoup plus que la quantité de présents que les organisateurs déclarent habituellement en public. Cependant, on ne peut pas nier la réticence croissante des ruraux à rester généreux envers une catégorie des personnes se réclamant de la lignée du Prophète. C’est un fait bien attesté, une attitude facilement observable – surtout pendant le dépiquage : activité qui, en temps ordinaire, s’étale sur une période de trois mois environ (début juin – fin août). Mais pourquoi cette réticence ?
- 27 Ce territoire n’est évidemment pas la seule portion du pays zemmour ou du Maroc à avoir connu le ph (...)
34Jusqu’au milieu des années soixante, époque où l’exécution de la majorité des travaux agricoles reposait encore sur les outils et procédés d’exploitation traditionnels, des collecteurs de grains (blé, orge, maïs…) au nom de الصدقة eṣ-ṣadaqa (aumône) sillonnaient le territoire des Ayt Mimoun pendant tout le temps du dépiquage27. Quotidiennement, deux à quatre personnes ou davantage, enfourchant un âne ou une mule, visitaient souvent individuellement l’une après l’autre les nombreuses aires de battage, y compris celles des paysans les plus démunis. La plupart des quémandeurs étaient étrangers à la région et se présentaient comme descendants du Prophète (أولاد النبي oulad nbi) ou d’un saint, en tant qu’individus pourvus de l’influx divin nécessairement bénéfique pour l’âme charitable et maléfique pour l’avare ou l’égoïste.
- 28 La précarité économique (ou la pauvreté) n’empêche pas les ruraux (êtres animés par une solide foi (...)
35Afin de bénéficier de la bénédiction (ou par crainte de s’exposer à la malédiction) des gens sacrés ou prétendus tels, les paysans – même pauvres – leur versaient une partie de chaque récolte céréalière. Ce qui n’est plus vraiment le cas depuis plus d’un demi-siècle. Les dons sont réduits d’une façon considérable. Le temps de la charité large est révolu. Au geste de libéralité spontané s’est presque substituée la formule exprimant le refus : "الله إسهّْل !" Allah ishhel ! (Que Dieu facilite !). Facilite quoi ? Tout ce qui est difficile à réaliser, en premier lieu l’action de gagner assez de quoi vivre. La générosité paysanne envers les demandeurs d’aumône ou d’offrandes a fortement fléchi mais elle n’a pas disparu. Elle est devenue sélective : on donne au véritable nécessiteux (celui du voisinage d’abord) et au cherif connu ou jugé authentique, méritant. Ce fléchissement frappant, que l’explication courante attribue à l’insuffisance de la production des céréales28, semble avoir pour motif la prise de conscience de l’exploitation des uns par les autres au nom de Dieu, du Prophète et/ou de tel saint ou tel marabout.
- 29 La description et l’analyse de ce qui nous importe dans cet exemple s’appuient sur des souvenirs pe (...)
- 30 Du nom de son fondateur Tuhami (première moitié du 18ème siècle), la tuhamiya est une branche de la (...)
- 31 Connu sous le nom de Moulay Thami, ce personnage (mort en 1968) éleva au début des années 1960 un p (...)
36Il est un exemple fort parlant au sujet de l’idée que nous venons de formuler, connu des campagnards zemmour29. C’est celui d’un notable citadin affilié à la confrérie religieuse التُّهامية et-tuhamiya30 de Salé (sa ville) et se prévalant de la noble descendance du prophète Mohammad. Borgne : infirmité qui lui a valu le surnom péjoratif de CRIF abÃÃaë cherif abeṣṣar (saint aveugle), ledit notable31 diffère de tous les autres collecteurs d’offrandes. Il se déplace constamment à cheval, en compagnie d’une vingtaine d’hommes – ses fils, adeptes et serviteurs – chevauchant chacun un mulet ou un âne. Evoquant l’image du cortège makhzénien dans ses déplacements au temps des sultans, tout ce monde parcoure ensemble la région des Zemmour de l’ouest à l’est. La tournée s’effectue en plusieurs étapes : le convoi plante une grande tente blanche pendant deux ou trois jours près de la demeure de l’une des familles aisées des douars visités.
37La famille ainsi sollicitée nourrit l’ensemble du convoi (personnes et animaux) et lui donne quelques quintaux de blé au moment de repartir. Ceci ne constitue qu’une partie de la collecte. Durant la halte, hommes et femmes des parages se rendent auprès du cherif afin qu’il exauce leurs vœux ou guérisse leurs maux. Les premiers lui dédient des céréales, un agneau, un chevreau… ; les secondes un poulet, des œufs, du beurre… Pendant qu’on offre des dons votifs au thaumaturge, les gens de ce dernier font le tour des aires de battage environnantes pour recueillir une part deعشور ɛchur : fraction prélevée sur la récolte au profit des indigents. En un mot, le convoi confrérique reçoit sans demander et demande pour recevoir. De la sorte et lors d’un seul arrêt, il ramasse une quantité de produits importante qu’il vend aussitôt sur les marchés hebdomadaires locaux : les billets de banque sont moins encombrants que les sacs de grain et les têtes de bétail.
- 32 Originaires de Khouribga, Yemma Hadda, son mari et leurs enfants sont arrivés dans le douar des Ayt (...)
38Ces produits ne sont pas tous cédés de bon gré. Une partie en est obtenue par une forte pression ou violence morale qu’exerce le maître du convoi en personne. Lorsque celui-ci n’est pas occupé sous sa tente à percevoir des offrandes et à réciter des prières d’invocation au bénéfice des donateurs, il visite les foyers d’alentour et sollicite ou plutôt exige un supplément de dons : couverture, natte, tapis, etc.‑ de fabrication locale. Afin d’acquérir la chose qui l’intéresse, il n’hésite pas à menacer son propriétaire : « اعطِني أولّا ندعي عليك ɛṭini ulla nedɛi ɛlik » (tu me donnes ou je prie contre toi). Que peut le client à l’égard du patron, le naïf devant le rusé, le faible en face du puissant ?! Ce chantage a bien fonctionné jusqu’au jour où il a eu pour victime une veuve très pauvre, que les enfants et les adolescents de son asun asun (douar), dont je faisais partie, appelaient respectueusement Yemma (Mère) Hadda32. Le maître en question lui a extorqué l’unique richesse qu’elle possédait : un poulet.
- 33 Ce concept, nous l’avons proposé à la place de « fraction de tribu » : une prénotion qui oppose tou (...)
- 34 La rupture du lien entre des chorfa et leurs clients était jadis exceptionnelle, hardie (voir J. Be (...)
39Par ce geste contraire à l’esprit ou à la philosophie de la sainteté, illicite au regard de la morale islamique, le prétendu descendant du Prophète provoque indignation, mécompte et stupeur dans le lignage adoptif de la veuve dépouillée. Et depuis lors, son image de marque ne cesse de se détériorer au niveau du macrolignage33 (ivãã akswat iγṣṣ akswat) puis de la tribu. Au culte et à la révérence qui lui sont tant voués succèdent l’indifférence et le mépris34. La louange fait place au reproche. Voici ce qu’on en dit : « crif ixãã ad iwc i umÇluÄ, maci ad as ikks chrif ikhṣ ad iwch i umẓḷuḍ machi ad as ikks » (un saint doit donner et non prendre au nécessiteux). Pire, on le qualifie de cupide (aÄmmao aḍemmaɛ) qui a escroqué riches et pauvres pour bâtir à Salé des constructions à but lucratif (maisons à louer et un bain public), de voleur (acffaë acheffar) qui s’est enrichi aux dépens des paysans. De telles idées ne sont pas sans être colportées et peut-être grossies à souhait.
- 35 L’idée que certains chorfa perdent leur baraka ne se limite pas au pays zemmour. B. Hell (2001 : 16 (...)
40D’après les témoignages d’informateurs ayt-bouhsine, c’est un notable des Ayt Châo (Houderrane) qui, le premier, l’a taxé de voleur et en a décrié la conduite et dévoilé la fortune immobilière. Pourquoi ? En voyage à Rabat pour une affaire administrative, il s’est rendu à la demeure du cherif en vue d’une visite cordiale, chez celui qu’il a toujours reçu et comblé de dons. Mais, à sa grande surprise mêlée de déception, on ne lui a pas ouvert la porte sous prétexte que le chef de famille était absent. Découvrant la décevante et triste réalité d’avoir été longtemps abusé, il a juré de ne plus l’accueillir, ni l’honorer. C’est également en raison de l’abus et non pas d’un endurcissement de cœur que la plupart des Zemmour ont discrédité le maître tuhami et délaissé ses fils qui, après sa disparition, ont continué un moment seulement la tradition de la tournée estivale. Ils ne leur accordent plus – comme d’ailleurs à tant d’autres personnes qui passent pour être dotées du pouvoir de sainteté surnaturel – aucun crédit, persuadés que la baraka les a abandonnés35.
41En somme, et ce sera notre conclusion, le rapport des Zemmour ruraux au monde invisible (sacré) et leur discours sur le pouvoir surnaturel (redoutable) ont évolué dans différents domaines et à divers degrés. Ils ne traitent plus indistinctement les gens revendiquant l’appartenance à la lignée du Prophète ou d’un saint ; ils les classent en deux catégories antithétiques : les « vrais » (minoritaires), pôle d’éloges et de révérence, et les « faux » (majoritaires), cible de critiques et d’indifférence. De même, ils n’admettent plus en bloc les objets et les liens longtemps censés contenir le fluide divin ; ils placent bon nombre d’entre eux au rang des éléments dénués de ce fluide. Seraient-ils donc en train de mettre de l’ordre dans la sphère du sacré, d’en désacraliser une partie ; c’est-à-dire « ne plus reconnaître la puissance numineuse dans un être, un objet, une institution qui en étaient jusque-là revêtus. » (Sironneau, 1982 : 75) ? Si l’on en juge par le recule actuel de l’offrande cultuelle, tout porte à le croire.
42D’ailleurs, l’offrande cultuelle liée à la production culturale, et plus globalement aux activités économiques, n'est pas la seule action à être délaissée par la presque totalité des Zemmour. D’autres pratiques ordinatrices de la dimension idéo-rituelle du rapport au sacré, au même titre qu’une bonne partie des « représentations organisatrices de l'imaginaire social » (Arkoun, 1996 : 86) autour des coutumes et traditions ancestrales, qui nécessitent une étude plus détaillée, ont subi à des degrés variables un sort similaire. Autrement dit, la dégradation ou de la quasi-rupture du lien entre les paysans zemmour et les quémandeurs d’une part de la dîme prélevée sur les céréales, au nom de quelque pouvoir surnaturel ou saint-ancêtre, est l'une des conséquences majeures de l’ébranlement, pendant et après la colonisation, de toute la structure pratico-représentationnelle de la société marocaine en général et de ses milieux ruraux en particulier. Ébranler une structure, c’est endommager une ou plusieurs de ses composantes, c’est la transformer partiellement.