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Dossier : L’écriture en et autour de l’amazighe

Tamegrout et le développement de la tradition de lmazghi

El Khatir Aboulkacem-Afulay
p. 31-46

Résumés

Inscrite dans le sillage des études qui mettent en rapport la littérature religieuse écrite notamment en tachelhit, appelée lamzghi, et l’action des zaouïas, cette contribution se propose de situer la production de Mhend Ou Ali Awzal, savant originaire de l’Anti-Atlas central, dans le cadre précis de son exil forcé au sein de la zaouïa de Tamegrout dirigée alors par le Cheikh Sidi Ahmed Benasr, au début du XVIIIe siècle. Après avoir restitué les contextes historiques et sociaux de l’apparition et du développement d’une littérature écrite en amazighe et présenté ses traits majeurs, nous nous sommes attelé à montrer comment les zaouïas, devenues des acteurs importants dans la vie locale à partir du XVIe siècle, ont instrumentalisé cette tradition dans leur action de rayonnement et de mobilisation. La présentation de l’expérience de la Maison de Tamegrout mise en rapport avec la production d’Awzal, développée dans les derniers paragraphes, constitue un argument majeur pour la compréhension des conditions de la continuité historique d’une écriture en amazighe avant l’établissement du protectorat au Maroc. 

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Texte intégral

1Contrairement à une certaine idée élaborée et affirmée depuis l’établissement de la colonisation française en Afrique du Nord, consistant en la perception de la culture amazighe comme strictement orale, il existe des pratiques scripturaires et des institutions chargées du maintien et de la diffusion de l’écriture dans certains espaces culturels amazighes. Au-delà des écrits notariaux mobilisés et utilisés dans la vie juridique et rédigés dans une langue particulière, toute une production écrite en amazighe a émergé depuis au moins l’intégration de l’Afrique du Nord dans la sphère de la civilisation musulmane et s’est développée et maintenue notamment dans le Sud marocain depuis le XVIe siècle grâce à l’action des maisons maraboutiques. En effet et dès son affirmation comme acteur principal dans le jeu local, la zaouïa, structure multifonctionnelle, n’a cessé de jouer des rôles éducatifs, sociaux et politiques d’une importance capitale. Outre l’éducation religieuse des masses et l’intervention en tant qu’arbitre dans les conflits tribaux, elle est une institution scientifique et contribue dans le maintien et la transmission de la culture lettrée et en particulier l’écriture en amazighe, communément connue sous la dénomination de lmazghi.

2Cette contribution entend situer et déterminer certains aspects de la contribution de la zaouïa de Tamegrout au développement de cette activité. Pour ce faire, elle traitera des conditions qui ont fait des zaouïas d’importants centres et lieux de la production et de la diffusion des écritures en amazighe, de la fondation de Tamegrout et de la trajectoire et la production de Mohamed Ou Ali Awzal (m.1749), son disciple et figure incontournable de cette tradition.

Les origines de lmazghi

3Lmazghi est le terme utilisé pour désigner la production écrite en amazighe, surtout dans l’aire tachelhitophone. Il dérive d’amazighe et veut dire la langue et par extension tout livre ou texte écrit dans celle-ci. L’usage prolongé de ce terme et le développement de tout un ensemble d’activités parallèles ont engendré l’apparition d’autres mots voisins s’appliquant à des fonctions et des statuts, comme amazghi et tamazghit. Amazghi désigne les disciples des confréries religieuses, accompagnés ou non d’un instrument, qui récitent dans les marchés ou dans les réunions privées des textes versifiés en vue de l’éducation religieuse des masses, les wuâad en arabe. Quant au terme de tamazghit, il signifie l’exhortation, al-waâd en arabe.

4Lmazghi se matérialise sous la forme d’un texte, souvent versifié, écrit à l’aide d’un alphabet arabe aménagé, mais n’obéissant à aucune règle orthographique et morphologique, et traitant souvent des questions relatives à la religion et la jurisprudence musulmanes. Ces textes, produits et diffusés essentiellement dans les sphères maraboutiques, se présentent sous des formes variées : manuels associant divers thèmes (obligations rituelles, pratiques sociales, jurisprudence, pèlerinage, description de l’au-delà…), manuels consacrés à un thème homogène (règles des ablutions, règles des prières…), des poèmes didactiques, d’exhortation (exhortations destinées aux femmes, des textes contre certaines pratiques qualifiées d’hérétiques comme la vente à réméré, la transformation d’une part fixée de l’impôt légal en subvention aux mosquées et aux universités rurales, les prix fixés pour l’évaluation du trousseau de la mariée…), la description des plaisirs du paradis, l’énumération des noms de Dieu ou du Prophète, les éloges du Prophète ou des Saints consacrés comme Sidi Ahmed Tijani, le commentaire sur les textes emblématiques de la tradition, la traduction des traditions du Prophète, les recettes médicinales… D’autres textes sont surtout destinés à un usage notarial ou médicinal comme les lexiques arabo-amazighes.

  • 1 Mouvement politico-idéologique et produit des opinions élaborées par ceux qui se sont retirés de l’ (...)
  • 2 Pour d’amples informations sur cette production, voir Ad Darjini (1974) ; Lewicki (1934 : 275-296 ; (...)

5D’après les informations dont nous disposons actuellement, les premières traces de ce genre d’activité scripturaire sont à rapporter au contexte des compétitions idéologiques et politiques auxquelles l’intégration de l’espace nord-africain dans la sphère de la civilisation de l’Islam a donné naissance, contexte marqué par des tensions et des luttes sémantiques et militaires. En effet, le débat sur la légitimité et les fondements du pouvoir suprême, al-khilāfa, entre les différents acteurs de la grande discorde a créé les conditions du développement des premiers écrits de ce genre. L’implantation du kharidjisme1 en Afrique du Nord a des effets notoires sur la recomposition du champ politique et sur la reconsidération du rôle politique des Amazighes dans l’Islam et, par conséquent, sur leurs pratiques culturelles. Au-delà de la mobilisation des principaux groupes amazighes dans des luttes militaires, le mouvement s’est distingué par une intense activité idéologique et religieuse, dont une partie est rédigée en amazighe. C’est dans ce contexte de guerre et de compétition que le premier texte connu en amazighe est écrit. Il s’agit d’un Coran ou d’une traduction du Coran de Saléh Ibn Tarif, prétendant à la prophétie au sein des Berghouata, qui habitent dans le Tamesna, la plaine se situant entre la rivière Bouregreg et celle d’Oumrbiâ. D’après le baron de Slane (1856 : 534), « vers 127/744, un prétendu prophète, nommé Saleh-ibn-Tarif, commença ses prédications chez les Berghouata. Il leur enseigna un nouveau genre d’islamisme et composa pour leur usage un coran en berbère ». Aussi, l’orientaliste polonais Tadeuz Lewicki (1934 : 275-296), un des spécialistes du vieux berbère, affirme-t-il que ce coran, attribué à Saléh le bourghoute, se présente comme étant le premier document écrit en amazighe dans le Moyen-Âge maghrébin. Quoi qu’on puisse dire de cet acte, compte tenu de la divergence de la réception historique de la pratique des Berghouata, création d’une nouvelle religion, adaptation locale de l’Islam ou juste un mouvement hérétique dans le cadre du kharidjisme, les Berghouata avaient initié une pratique qui devait par la suite être adoptée et adaptée à des contextes d’usage différents. Dans ce sens, l’ibâdisme, qui est une doctrine dérivée du kharidjisme, a réussi à dégager cette lutte dans le cadre de l’apostasie et à marquer la scène religieuse et culturelle de son empreinte. Outre leur volonté de positionner les Amazighes dans le champ politique émergeant de l’Islam en les dotant d’une assise religieuse et une affiliation textuelle légale à travers la diffusion des dictons du Prophète qui étalent leurs faits nobles et les présentent comme les sauveurs d’une religion en déclin, l’action de ce mouvement s’est caractérisée par une intense production littéraire en amazighe. Ainsi, les chroniques ibâdites regorgent d’informations qui nous permettent de voir comment l’action de leurs premières Imamats était très bénéfique pour ce genre de production religieuse. A titre d’exemple, les Rustumides, après avoir établi l’Imamat de Tahert, ont encouragé l’écriture en amazighe (Bekri, 2005). Abou Sahl, qui est originaire de la montagne de Nefoussa (Tripolitaine) et savant célèbre classé suivant la hiérarchie de la doctrine dans la cinquième classe -ṭabaqa- a composé, à lui seul, plus de douze ouvrages dans cette langue. Très éloquent dans cette langue, il assurait aussi la fonction du traducteur au Rustumide Aflah à Tahert2. C’est en ce sens que le kharidjisme, avec ses différentes branches et recompositions, en s’inscrivant dans des actions de compétition politique et idéologique, est amené à écrire en amazighe. Ce contexte constitue une structure d’opportunité favorable à une propagande et, par-delà, à la mobilisation des détenteurs du savoir pour la production en langues locales. C’est dans ce cadre précis que l’idée d’écrire a émergé et cette technique, en adoptant les matériaux de la culture de l’autre, a été utilisée à des fins idéologiques et politiques pour la conquête du pouvoir. L’écriture est ainsi une activité située. Répondant à des demandes exprimées, elle est intimement liée aux stratégies politiques de ces mouvements de contestation.

6Dans un autre contexte et quelques siècles après, l’expérience de la dynastie des Almohades illustre aussi l’utilisation politique de l’écriture en amazighe. Dès la manifestation de son ambition politique, le Mahdi Ibn Toumert, théoricien et initiateur du mouvement, a produit deux textes fondateurs dans « la langue occidentale », suivant les termes utilisés par l’historiographe de la dynastie Al Baidaq. Au-delà des besoins de communication pour la diffusion de la doctrine, l’apprentissage de ces textes est posé comme un critère de définition. D’après le Raoudh el-Kirtas (anonyme, 1860 : 250), le Mahdi a ordonné l’apprentissage du thaouhid (doctrine de l’unicité), qui est un opuscule divisé en chapitres et sections pour en faciliter l’assimilation par cœur, et en fait un signe de distinction. Suivant ses propres termes, cités dans le même ouvrage, « Quiconque ne suivra pas ces maximes ne sera point Almohade, mais bien infidèle avec lequel on ne fera pas sa prière, et on ne mangera pas la chair des animaux tués par ses mains ». La récitation des opuscules du maître trace ainsi une frontière qui sépare les Almohades des autres, et en particulier les ennemis politiques et doctrinaux, les Almoravides. Dans la même stratégie du marquage politique, les nouveaux maîtres ont instauré la maîtrise de la langue amazighe comme condition d’accès à la charge de khatib à Fès. Il est possible de multiplier les exemples, mais la présentation de ces deux expériences montre que le fait d’écrire et de diffuser l’écrit est un acte significatif et fondamental, il participe de la stratégie politique. Il est donc en partie légitime de constater l’importance du rôle qu’il a joué dans les modalités opératoires des mouvements en quête de pouvoir dynastique dans leur campagne et dans l’organisation du pouvoir après sa conquête. Mais, à partir de ce siècle, la modification des représentations faites sur la légitimité politique a des effets non seulement sur la conduite sociale et politique des tribus, mais aussi sur leur production culturelle et ses usages. L’écrit en amazighe n’est plus un habit du pouvoir suprême, il est de plus en plus confiné dans les stratégies des mouvements maraboutiques. En effet, et à partir du XVIe siècle, les zaouïas sont devenues de véritables acteurs dans le champ social et politique. Au-delà de leur implication dans les compétitions dynastiques qui ont abouti à la fois à l’affirmation du principe du chérifisme comme critère d’accès au pouvoir et à sa consolidation par la réussite des Alaouites, elles se sont imposées comme figures centrales du jeu local et de l’intellectualité rurale.

Les zaouïas et la production écrite en amazighe

  • 3 A propos d’Aznag, voir, outre le travail cité d’Amahan, Boogert (1995 : 120 ;1997 : 93-102).
  • 4 D’après el-Oufrani (1889 : 342-345), Abdellah a pris le commandement de la zaouïa après la mort de (...)

7Si Ali Amahan (1993 : 437-449), en fondant ses propos sur l’étude de la vie et de la production de Brahim Ou Abellah Aznag (m.1597), est l’un des premiers à avoir établi le lien entre production lettrée en tachelhit et stratégies maraboutiques, la lecture avertie des propos des auteurs et l’observation des lieux de production et de diffusion de cette tradition ne peuvent que soutenir cette hypothèse et se représenter cette tradition, au moins depuis cette période, comme une œuvre essentiellement maraboutique. Cela est d’autant plus frappant quand on lit les motivations des auteurs. Dans les vers introductifs, Aznag n’omet pas de rappeler qu’en écrivant ses traités de religion, entendues ici comme terme englobant toutes les sciences de l’époque, y compris la grammaire, ne fait qu’obéir à l’ordre de son maître Sidi Ali Ben Mohamed Ben Ouissaâden3. Et les exemples ne manquent pas dans ce sens. Aussi, l’identité des auteurs traduit-elle clairement leur appartenance maraboutique. Ils sont soit les chefs de certaines voies confrériques, comme Lhsen Ou Tmouddizt (m.1899) (Soussi, 1961, t. 19 : 5-32 ; Boogert, 1995 : 122 ; 1997 : 169-183), Lhaj Ali Darqawi (m.1910) (Soussi, 1960 ; Zekri, 1977), Madani ben Ahmed al Tughmaoui al-Hahi dit Amghar (mort au début du siècle dernier), chef de la zaouïa Tijania à Ida Outghma à Ihahan (Boogert, 1995 : 123-124), soit des disciples agissant sous les auspices d’un maître, comme Aznag et Awzal. La diffusion spatiale et les lieux de son évolution historique correspondent aux grands moments de la concentration et du rayonnement des foyers maraboutiques dans la région. Ainsi, Abdellah ben Said des Ayt Abdenâim4 et Aznag ont composé leurs œuvres dans le contexte sociopolitique agité du Haut-Atlas au XVIe siècle. Leurs tentatives traduisent la concentration d’une rivalité maraboutique pour le contrôle de la région et la régulation de ses rapports avec le pouvoir central des Saadiens et l’implication de leurs zaouïas dans les querelles de succession entre les différents prétendants au pouvoir. Par la suite, cette tradition a été appropriée par la Maison de Tamegrout qui commençait à se constituer en un foyer attractif et influent. Et quand l’Anti-Atlas est devenu, au XIXe siècle, le centre d’une activité politique intense comme conséquence des pressions européennes, elle a servi comme outil d’action des principaux mouvements confrériques. Dans ce cadre, la voie des Derqaoua, introduite dans la région par Said el-Maâdri (m. 1883), en a fait un outil important de mobilisation permettant ainsi la production des œuvres emblématiques. Elle est utilisée aussi bien dans le cadre de la rivalité entre prétendants à la chefferie que pour le recrutement des disciples. C’est ainsi qu’après la mort de ce dernier, deux disciples versés à la fois dans la science religieuse et la mystique disputaient l’héritage. Il s’agit de Lhsen Ou Tmouddizt et de Lhajj Ali Derqaoui. Malgré la singularité de l’œuvre du premier, consistant en la confection de trois importants commentaires sur des textes fondateurs de la tradition (Deux commentaires sur les deux parties d’al-Haoud d’Awzal et un autre sur ‘aqidat as-suluk d’Aznag, un texte fondamental qui structure l’univers mental d’un disciple dans l’espace maraboutique), le second a réussi à fonder la Maison d’Ilgh et à éclipser son concurrent. Il apparaît dans cette présentation rapide que, depuis le XVIe siècle, l’écriture en amazighe dans l’espace tachelhitophone s’est progressivement installée aux frontières de l’action maraboutique. Dans tous ces processus d’affirmation et d’imposition, la production lettrée est une stratégie de mobilisation. Chaque maison, chaque conquérant nouveau doit redécouvrir cette tradition et s’employer à composer, à son tour, une œuvre nouvelle pour se distinguer et, par-delà, s’affirmer. Mais comment peut-on expliquer le fait que cette tradition est devenue un marqueur de la sainteté essentiellement rurale ?

  • 5 Ces lettres sont échangées entre, d’une part, les chefs de la zaouïa de Dila dans le Moyen-Atlas et (...)
  • 6 Le même historien, dans un autre article sur les avis juridiques émanant des lettrés marocains du x (...)

8Au-delà même de l’utilisation de cette tradition dans les compétitions dynastiques qui ont caractérisé l’action des principales zaouïas après la chute de la dynastie des Saâdiens, comme le laissent penser les exemples cités des Ayt Abdenâim et des Ayt Ouissaâdn, la position désormais assignée à cette forme d’organisation, après la chute de cette dynastie, ne peut que donner une nouvelle signification à ce genre de production littéraire. L’élaboration d’une nouvelle conception de la légitimité introduit nécessairement un changement dans la conduite politique des acteurs en jeu. En revenant sur cette période de l’histoire du pays, l’historien Ali Sadki Azayku propose des éléments d’explication de la restriction du champ d’action des zaouïas et au repli politique des sociétés amazighes du Haut-Atlas. Il a montré, en commentant des lettres échangées entre certains principaux acteurs du « court XVIe siècle » du Maghrib extrême5, que « l’idée qui attribue la légitimité du pouvoir aux seuls chérifs est déjà profonde chez les uns et les autres. Il serait très intéressant d’ailleurs de savoir dans quelle mesure ce facteur a contribué à refouler, chez les Imazighen de l’Atlas, même quand ils sont puissants, toute aspiration au pouvoir suprême » (Sadki, 1990 : 25). Il établit ainsi une relation entre le refoulement des forces de renouvellement rurales et l’affirmation du principe généalogique comme déterminant dans les logiques de légitimation politique. Ne cherchant plus à renouveler le pouvoir central, les forces du renouvellement se contentent de maintenir un jeu d’équilibre régional et de résister à toute tentative sérieuse de concentration du pouvoir politique6. Inscrites dans une situation que caractérise l’absence de tout projet de renouvellement politique après l’épuisement de la rivalité dynastique, les zaouïas sont confinées avec leurs modes opératoires dans les mécanismes de la vie locale et communautaire et dans les rivalités internes entre les principaux prétendants à la sainteté.

9En un mot, le changement des idéologies légitimant l’accès au pouvoir politique et l’apparition d’autres signes extérieurs et mobilisateurs ainsi que l’affirmation d’un cléricalisme citadin, né de l’installation des exilés de la Reconquista avec son style et ses langages, ont sensiblement écarté cette pratique scripturaire de la sphère du pouvoir central, pour être progressivement adoptée et utilisée par les marabouts dans leurs modalités d’action. En s’imposant comme figures dominantes du jeu social et politique local depuis cette période, la pratique a accompagné leur mouvement et tribulations. Pour marquer l’identité d’une maison naissante ou en expansion, ou d’un saint en compétition durant les périodes de succession, on charge souvent un lettré, disciple ou proche, pour composer une œuvre en amazighe. L’œuvre permet de faire entrer cette figure montante de la sainteté dans la mémoire du groupe. Elle est en ce sens un témoignage d’une nouvelle conquête, un rappel d’une pratique, le signe d’une différenciation et/ou la marque d’un renouveau confrérique. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre comment les zaouïas ont joué un rôle important dans l’évolution de la production lettrée en amazighe, en particulier dans le parler tachelhit. Qu’en est-il alors de l’apport de la zaouïa de Tamegrout ?

Tamegrout et la culture lettrée dans le Sud marocain

  • 7 A propos de cette zaouïa, voir Hajji (1976, t. II : 542-544).

10La zaouïa de Tamegrout porte le nom d’un ksar, village fortifié, où un lignage religieux a décidé, dans un moment précis de l’histoire de la région, de fonder un séminaire voué à la diffusion d’une voie mystique, à l’éducation des masses et à la transmission de la culture savante liée à l’Islam. Elle se trouve sur la rive gauche de la vallée de Draa, dans le territoire de la tribu de Fezouata. Elle est créée au mois de Ramadan de l’an 983 de l’hégire (1575), par Sidi Abou Hafs Amr ben Ahmed El Ansari, membre d’une zaouïa d’importance relative connue sous le nom de Sid Nnas7 et disciple de nombreuses autorités mystiques auprès desquelles il a détenu la qualité de transmetteur du wird (chapelet et prière) de la voie chadilite comme Aboulqassim El-Ghazi (m.1574).

  • 8 Certaines études ont détaillé les péripéties de cette accession à la direction mystique de la zaouï (...)

11Après une période de succession irrégulière, comme celle d’Abdellah Ben Hocine El-Roqqi (m.1631) et d’Ahmed Ben Ibrahim El Ansari (mort assassiné en 1642), petit-fils du fondateur de la zaouïa, Tamegrout ne commence à se constituer en foyer important dans la hiérarchie religieuse et scientifique et à établir une lignée stable et durable qu’avec la prise de direction par Sidi M’hammed Benasr (1603-1674), en 1645, dans des conditions que nous n’allons pas détailler ici8. Bien qu’il n’ait pas de liens de parenté avec la famille des fondateurs de la zaouïa, Sidi M’hammed, en convertissant ses compétences de professeur de sciences religieuses, qui sont son principal capital et atout majeur, a réussi à conquérir les commandes de la zaouïa. Mais les hostilités des parents, qui revendiquent la succession par voie héréditaire, l’amènent à mettre en œuvre les stratégies d’alliance matrimoniale et épouse, en secondes noces, la veuve et parente du dernier chef Sidi Ahmed Ben Brahim, Hafsa Bent Abdallah El Ansaria.

12« Personnalité complète », aux dires de Jacques Berque (2001 : 41), il a acquis une renommée aussi bien scientifique que mystique et fait de la modeste zaouïa une maison attractive et imposante. Celle-ci devient un foyer de rayonnement et attire désormais une pléiade de savants et d’autorités de l’époque à la fois pour l’acquisition des sciences et l’insertion dans la chaine de la transmission mystique. L’exemple de Lahcen Al Youssi (Berque, 2001), qui est venu y recevoir de la science et de la mystique et devenir le célèbre disciple de la zaouïa, illustre mieux son importance à cette époque.

  • 9 D’après Bodin (1918 : 269), « Il se refusa toujours à mentionner dans la khotba du vendredi le nom (...)
  • 10 avec ses interventions dans les conflits locaux entre tribus comme arbitre et conciliatrice et parf (...)
  • 11 Bodin (1918 : 287) rapporte cette légende : « Un notable des Fechtala venait ordinairement conduire (...)

13C’est de son dernier mariage avec Hafsa que va naître son fils Ahmed, dit al-Khalifa/le successeur, qui devrait succéder à son père à la tête de la maison après la mort de ce dernier en 1674 à l’âge de 71 ans. Il a conquis, suivant les propos de Berque (2001 : 45), « comme organisateur de l’ordre, savant et voyageur, plus de renommée encore que son père ». Les deux maîtres et aventuriers dans les voies de la science et de l’effluve mystique ont donné une impulsion profonde à cette modeste maison qui ne tarda pas à se transformer en force religieuse, sociale et politique pesante et considérable refusant, même si elle n’a jamais exprimé de réelle ambition politique, de professer dans les prêches rituels de la prière du vendredi les noms des souverains9. Les rôles qu’elle commence à jouer témoignent de la diversité des fonctions et de la place qu’elle occupe désormais dans l’espace social et religieux local. Outre son implication dans la vie sociale et politique de la région10, la zaouïa, compte tenu de sa situation stratégique comme étape importante dans le commerce caravanier avec le Soudan et lieu d’une foire annuelle, propose les services de la protection aux commerçants et aux caravaniers. Les légendes témoignent des interventions du Saint pour sauver des caravanes et des commerçants aux prises avec des bandits récalcitrants11. Comme le note à juste titre Spillman (2001 : 197), « grâce à ses marabouts, Tamegrout devint ainsi le principal point de rassemblement des caravanes en provenance du Soudan ou s’y rendant et souvent les pillards épargnent les convois placés sous la protection des Nasiriyine ». Au-delà, l’habileté mystique, juridique et scientifique de ces deux véritables fondateurs l’a constituée en un foyer d’importance capitale de science et de diffusion de la culture lettrée dans tout le Sud et le Sud-est marocains.

  • 12 La présence de ce genre d’établissements et leur distribution géographique équilibrée tout le long (...)

14En effet, la mémoire scientifique garde du véritable fondateur de Tamegrout le fait qu’il est l’un des trois sauveurs de la transmission de la science au Maroc. Une légende, largement diffusée dans les milieux savants des derniers siècles, soutient que sans Sidi Mohamed Ben Abi Bakr de Dila, Sidi M’Hammed Benasr de Tamegrout et Sidi Abdelqader El Fassi de Fès, la science disparaîtrait dans le pays. Hormis le fait que Sidi M’hammed est reconnu comme maître dans la chaîne de transmission du savoir d’un grand nombre de savants et de surcroît des sommités de l’époque comme Al Youssi et son action dans la constitution de la bibliothèque de la zaouïa ainsi que les témoignages de ses étudiants à propos de sa méthode d’enseignement et de ses séminaires, on ne sait pas comment s’organisait l’enseignement à son époque. C’est durant le règne du fils et successeur, Sidi Ahmed, que devait se constituer l’assiette matérielle de la transmission organisée et structurée. D’après Amalek (2006, t. II : 269), auteur d’une histoire de la zaouïa, la création de la medersa et des chambres pour loger les aspirants à la science et aussi à l’effluve mystique est l’œuvre de celui-ci. En se dotant d’une medersa, le recrutement géographique et statutaire devait prendre des caractères nouveaux. La zaouïa devait cesser d’être la destination de savants affirmés qui viennent juste pour « s’insérer » dans la chaîne de transmission scientifique et/ou mystique et des aspirants locaux compte tenu du voisinage, elle est devenue un établissement d’enseignement organisé où les aspirants quel que soit leur lieu de naissance et leur condition sociale peuvent y trouver hébergement et prise en charge12. C’est d’ailleurs à cette période que les aléas de la vie ont conduit un certain Sidi Mohamed Ou Ali Awzal pour y trouver à la fois asile et possibilité d’acquisition scientifique. Mais avant de traiter de cette rencontre qui allait contribuer au développement de la tradition lmazghi, essayons de dire, en quelques mots, l’apport majeur de cette maison au maintien et à la configuration de la culture savante dans le Sud marocain.

15Tamegrout a d’abord joué un rôle prépondérant dans le maintien de cette culture en se constituant en foyer important de la concentration des savants et en nœud de la chaine de transmission. La légende évoquée plus haut en dit davantage. Aussi Berque (2001 : 44) rapporte-t-il qu’« il n’est guère au XVIIe siècle de ces juristes, mystiques ou philologues, énumérés par dizaines, dans les Manaqib al-Houdaigui, qui ne se rattachent pas directement ou indirectement à la pieuse cohorte de Tamegrut ». Et si on sait aussi que la transmission de la culture a toujours besoin d’une autorité morale et religieuse pour se maintenir et bénéficier de l’adhésion des personnes et des communautés, ses chefs charismatiques et les responsables de ses principaux essaims dans toute la région ont joué ce rôle à travers la création des conditions favorables en se portant garants spirituels de certains foyers d’enseignement. Selon Mokhtar Soussi (1987 : 53), la vivacité de cette culture dans le Souss, pendant les trois derniers siècles, est à mettre en rapport avec l’action des sphères naciriennes. L’influence morale et le poids politique de cette maison ont certainement commandé l’affiliation de ces lettrés et, par conséquent, ces derniers avaient bénéficié du soutien des communautés et leur adhésion aux projets de fondation des universités rurales.

  • 13 A propos de la méthode adoptée dans l’enseignement dans la zaouïa et les matières programmées, voir (...)

16Sur un autre plan, la zaouïa a contribué à l’élaboration de la configuration finale du corpus de cette culture lettrée, en tant que matières programmées et méthodes d’enseignement, avant le Protectorat. L’affiliation commune des transmetteurs et des compilateurs des œuvres et des commentaires assurait en effet la communication entre différents foyers éparpillés tout au long des deux chaînes de l’Atlas. Outre l’action directe de la zaouïa et sa contribution à l’édification de la méthode spécifique des Ecoles du sud, Berque (2001 : 54) va jusqu’à affirmer que c’est au sein des cercles naciriens « que se précisa en manuels bilingues [arabe/amazighe] la méthode de l’enseignement du Sud »13. Son influence et l’affiliation des maîtres à son ordre créent les conditions favorables aux contacts et aux échanges entre les différents acteurs intervenant dans ce domaine et, par la suite, à la stabilité et la consolidation de la circulation du produit culturel et à la fixation de son corpus et de la méthode de son enseignement. En un mot, la zaouïa, comme forme de pouvoir religieux et culturel, a eu un effet constitutif sur la méthode d’enseignement dans les écoles et les universités rurales du Sud et la détermination de ses traits fondamentaux et sur la préservation des conditions nécessaires au maintien de cette culture dans un domaine périphérique et éclaté.

Tamegrout et le développement de lmazghi

17Outre cette contribution majeure au maintien et à la promotion de la culture savante en présence dans le système éducatif traditionnel, Tamegrout a imprimé un nouveau rythme à l’activité scripturaire en amazighe en la personne du disciple et célèbre auteur de cette tradition : Sidi Mohamed Ou Ali Awzal, après les expériences des autres lignages religieux du Haut-Atlas : les Ayt Abdenaâim et les Ayt Ouissaâden. En quoi consiste cet apport et qu’est-ce qui distingue l’action de la zaouïa dans ce domaine ?

  • 14 Outre le nombre important des copies de ses œuvres qui se trouvent dans les bibliothèques aussi bie (...)

18La contribution de la zaouïa se personnifie essentiellement dans la production de Mohamed Ou Ali Awzal. Non seulement parce que cet auteur a écrit son œuvre sur ordre de l’un des principaux fondateurs, Sidi Ahmed, le fils et le successeur désigné de Sidi M’hammed, mais il est, de surcroît, le plus célèbre auteur de cette tradition dont les manuscrits sont largement diffusés et recopiés jusqu’au siècle dernier. A cet égard, Henri Basset (2001 : 81) a vu juste quand il avance, avec une certaine ironie compte tenu de sa position dénigrante de ce type d’écriture, que dès qu’un « manuscrit berbère nous est signalé, il se trouve presque toujours que c’est le Haoudh »14. C’est à ce titre que la présentation de sa trajectoire et de ses œuvres constitue une entrée principale et suffisante pour la mise en exergue de l’apport de la maison de Tamegrout dans le développement de la tradition de lmazghi et dans la détermination de ses traits fondamentaux.

19Hormis quelques bribes recueillies dans les écrits des biographes du Sud comme Mokhtar Soussi (1961, t. 14 : 315 et t. 16 : 201 ; 1984 : 191 ; 1989 : 75) et Houdaigui (2006, t. II : 363), qui était un de ses élèves, et reprises par les contemporains comme Ahmed El Adaoui (al-Jashtimi, 1977 : 14-22), Jouad (1987 : 27-41) et Van Den Boogert (1992 : 121-137 ;1997), nous ne disposons pas d’assez de matériaux sur la vie et la trajectoire d’Awzal. Né probablement vers 1670 à Lqsbt, village situé dans Ikbiln, une des principales fractions de la tribu des Indouzal (Anti-Atlas méridional), Awzal devait suivre, comme ses semblables, les pas d’une enfance rurale de l’époque : initiation aux techniques de l’écriture dans l’école coranique communautaire, apprentissage par cœur des versets du Coran selon le rythme et la méthode locaux, initiation aux travaux agricoles, aux rites et divertissements…. Mais sa vie est bousculée suite à un événement tragique. Il s’est en effet trouvé, après avoir commis un meurtre, dans l’obligation de quitter son village et de chercher un lieu pour s’exiler en attendant le pardon de la famille de la victime, suivant les dispositions de la coutume pénale locale. Il débarque à Tamegrout qui se présente à lui, suivant ses propres termes, comme une citadelle imprenable, agadir. Il y arrive sous le règne d’Ahmed Al Khalifa et probablement à une date antérieure à l’an 1700, celle-ci coïncidant avec l’écriture de son premier ouvrage en arabe intitulé Mahamiz al-ghaflan.

  • 15 ⵙⵉⴷⵉ ⵃⵎⴰⴷ ⵓ ⵎⵓⵃⵎⵎⴰⴷ ⴰ ⵛⵛⵉⵅ ⵏ ⴷⵔⴰ-ⵢⵉ
    ⵍⴱⵔⴽⵜ ⵏⵏⵓⵏ ⴰⴼ ⴼⵜⵜⵓⵏ ⴰⵢⴰⴷ ⵏⴱⴷⴰ
    ⵓⵔ
    ⵍⵄⵉⵍⵎ, ⵓⵍⴰ ⴰⴼⵓⵍⵙ ⴰⵢⴰⴷ ⵏⵓⴼⴰ(...)

20En trouvant refuge et traitement convenable dans la zaouïa, il a consacré sa vie à l’étude et au service du maître des lieux, qui est aussi son protecteur, Sidi Ahmed Benasr. Manifestant des compétences scientifiques et une habileté à écrire aussi bien en arabe qu’en amazighe, Sidi Ahmed le Khalifat, engagé paraît-il dans une compétition avec ses demi-frères et rivaux qui se sont lancés dans la fondation de zaouïas dans d’autres endroits, lui ordonne, en s’inspirant des actions et des stratégies des autres maisons de l’Atlas comme celle des Ayt Ouissaâden, de composer une œuvre en amazighe. En guise de réponse à cette demande et de reconnaissance de l’autorité et des bienfaits du maître, Awzal, en prenant comme modèle une œuvre antérieure qui n’est que les traités de religion composée plus d’un siècle plus tôt de Brahim Aznag, il compile sa première œuvre sous forme d’un texte versifié sur les pratiques rituelles intitulée le haoud/l’abreuvoir, et ce en 1707. Les motivations sont claires et annoncées dès les premiers vers. L’auteur reconnaît en effet que sans la bénédiction du maître, ni le savoir acquis ni l’intelligence ne sont suffisants pour accomplir une telle tâche15. Et dans la deuxième partie du haoud, compilée en 1709 et consacrée aux transactions et relations sociales, il affirme qu’il n’avait pas au départ l’intention de s’attaquer à cette partie de la doctrine religieuse. C’est son maître qui lui a ordonné la composition de cette œuvre, devenue suivant la classification établie de sa production, la partie II du haoud. Il dit :

ⴷⵖⵉ ⴷ ⴰⵖ ⵉⴽⵎⵎⵍ ⵍⵎⵓⵔⴰⴷ ⴷ ⵍⵎⵇⵚⵓⴹ ⵉⵏⵡ

c’est ici où prend terme mon intention

ⴰ ⵍⴰⵄⵡⴰⵏ ⵏ ⵕⴱⴱⵉ ⴷ ⵍⴱⵔⴽⵜ ⵏ ⵛⵛⵉⵅ ⴰⴷ ⵏ ⴷⵔⴰ-ⵢⵉ

avec l’aide de Dieu et la bénédiction du maître de Dra

ⵙⵉⴷⵉ ⵃⵎⴰⴷ ⴱⵏⵏⴰⵚⵕ ⴷⴰ ⵢⵓⵚⵚⴰⵏ ⴰ ⵉⴽⵎⵎⵍ

Sidi Ahmed Bnasr, qui a ordonné de terminer le travail

ⵉⵎⵎⴰ ⵏⴽⴽⵉⵏ ⵓⵔ ⴰⴽⴽ ⴹⵎⵄⴰⵅ ⵉⵙ ⵉⵣⵡⴰⵔⵉ

quant à moi, je n’avais au départ d’ambition

ⴱⵍⴰ ⵙⵎⵎⵓⵙ ⵍⵇⴰⵡⴰⵄⵉⴷ ⵍⵍⵉ ⴱⵔⵅ-ⵉ/

que d’évoquer les cinq piliers de la religion

21En outre, il compose deux autres textes, un sur l’exhortation et l’édification intitulée Baḥr ad-dumuɛ [Océan des pleurs] en 1714 et un éloge à son cheikh Sidi Ahmed. La date de la compilation de ce poème d’éloge et de remontrance, naṣiḥa, n’est pas connue, mais il ne devait pas excéder 1717, correspondant à la mort de Sidi Ahmed Benasr. Si les premiers écrits ne sont qu’une traduction relativement aménagée de l’abrégé de Khalil sur la doctrine malékite, nourrie de la consultation des autres œuvres maîtresses et inspirée du travail d’Aznag, les deux derniers textes s’inscrivent dans l’univers du soufisme. On ne connaît pas d’autres textes d’Awzal après son retour au pays natal une fois le pardon des parents de la victime acquis. Il semble en effet que l’univers de l’enseignement n’est pas propice à une telle activité. L’intégration de cet univers signifie ainsi l’abandon de la fonction d’auteur et la réappropriation du statut d’enseignant, de notaire et de consultant.

  • 16 Soussi (1961, t. 11 : 315) qualifie la famille d’Awzal de lignée scientifique, mais il n’a pas pu, (...)

22Après le retour au village, Mohamed Ou Ali Awzal a dédié sa vie à la transmission de la science en organisant et développant l’enseignement dans la mosquée de sa localité et en intervenant dans le débat juridique qui a marqué la vie intellectuelle de la région à cette époque en tant qu’arbitre et consultant. Il suffit de citer le nom de Mohamed Ben Ahmed Hudaigui (m.1775) comme l’un des disciples et étudiants d’Awzal, qui est un des principaux auteurs des biographies des savants de la région et de son époque, pour se rendre compte de l’importance de l’enseignement dispensé par notre auteur. Il a également fondé une lignée scientifique, formée de savants, de juristes et d’enseignants, au sein de laquelle la chaîne de la transmission s’est maintenue jusqu’au vingtième siècle d’après Mokhtar Soussi16. Sa mort est survenue en 1749.

23Revenons donc à ses écrits produits au sein de la zaouïa de Tamegrout et ce qui les caractérise. Nous avons présenté rapidement les quatre écrits qu’Awzal nous a légués. Le premier est consacré aux obligations rituelles, le deuxième aux règles structurant les transactions et rapports sociaux, le troisième est une œuvre d’exhortation et le quatrième est un poème d’éloge à son saint protecteur. La comparaison de cette production avec les expériences précédentes montre que, bien que l’auteur se soit inspiré largement de Brahim Aznag, ses écrits se distinguent par certains traits particuliers. Si au niveau du style, Awzal manifeste un talent dans le respect de la métrique et dans le langage poétique, au niveau de la forme, il s’inscrit, comme Aznag, dans la compilation de textes versifiés. Les textes que nous connaissons de la période antérieure sont soit des lexiques bilingues comme celui d’Ibn Tunart soit des textes bilingues en arabe et des explications en amazighe comme la moudaouana d’Ibn Ghanim et kitab taouhid, attribué à l’un des fils de Sidi Abdelanâim El Hahi qui se trouve à la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc. Au-delà, il a orienté lmazghi vers une spécialisation thématique. La lecture des traités d’Aznag montre la diversité des thèmes et des champs réunis dans une même œuvre alors qu’Awzal a distingué, en compilant quatre livres différents, le domaine des obligations rituelles, des pratiques, de l’édification et de l’éloge. L’étude des genres produits après Awzal ne peut que confirmer l’affirmation de cette tendance vers la spécialisation.

24C’est pourquoi nous pouvons dire que, depuis le XVIe siècle, les zaouïas sont devenues le lieu par excellence de la production et du développement de la tradition lmazghi. Dans ce cadre, Tamegrout avait joué un rôle capital. Outre la diffusion élargie de la tradition grâce à un réseau puissant et ordonné de succursales aux autres régions et surtout de l’Anti-Atlas en inspirant à son tour les autres voies et confréries, il a réussi, en la personne de Sidi Mohamed Ou Ali Awzal qui est disciple et célèbre auteur de cette tradition, à améliorer et à fixer le modèle de référence de composition des œuvres en amazighe proposé par Aznag et à initier la spécialisation thématique.

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Notes

1 Mouvement politico-idéologique et produit des opinions élaborées par ceux qui se sont retirés de l’armée d’Ali Ibn Talib, gendre du Prophète et quatrième khalife, après la guerre de Siffin (Vida, 1978 : 1106-1109).

2 Pour d’amples informations sur cette production, voir Ad Darjini (1974) ; Lewicki (1934 : 275-296 ; 1936 : 267-285 ; 1961 : 1-134 ; 1966 : 227-229) ; Motylinski (1907 : 69-78 ; 1895 :15-72) et Ould-Braham (1988 :5-28).

3 A propos d’Aznag, voir, outre le travail cité d’Amahan, Boogert (1995 : 120 ;1997 : 93-102).

4 D’après el-Oufrani (1889 : 342-345), Abdellah a pris le commandement de la zaouïa après la mort de son père Said, survenue en 1546. Pour rallier les masses de la montagne, surtout que la maison est entraînée dans un rapport de forces inégal caractérisant les concurrences dynastiques, il a composé un traité bilingue arabo-amazighe sur les terreurs de la vie future et s’est employé à l’enseigner aux pèlerins qui affluaient de toute part sur la zaouïa.

5 Ces lettres sont échangées entre, d’une part, les chefs de la zaouïa de Dila dans le Moyen-Atlas et le saâdien as-Shaykh ben Zaydan et, d’autre part, l’alaouite Mohammed ben Chérif et le dilaite Mohammed al-Hajj. Elles ont été rapportées par l’historien an-Naciri dans le quatrième volume de sa monumentale histoire du Maroc (Sadki, 1990 : 25).

6 Le même historien, dans un autre article sur les avis juridiques émanant des lettrés marocains du xviie siècle à propos du statut légal des structures sociales rurales, s’est efforcé d’élucider les nouveaux enjeux provoqués par le changement des rapports entre la culture et la société dans le monde rural. Le principe de légitimité politique étant résolu, les savants ruraux tendent à remplacer cette préoccupation théorique par une autre, plus imposante : le statut légal des institutions avec lesquelles ils doivent composer (voir Sadki Azayku, 2002 : 185-238).

7 A propos de cette zaouïa, voir Hajji (1976, t. II : 542-544).

8 Certaines études ont détaillé les péripéties de cette accession à la direction mystique de la zaouïa. Voir Amalek (2006, t. I : 89-110), Bodin (1918 : 259-295) et Spillman (2011 : 185-224).

9 D’après Bodin (1918 : 269), « Il se refusa toujours à mentionner dans la khotba du vendredi le nom du Sultan Moulay ach-Cherif, disant que la pratique d'appeler la bénédiction divine sur qui que ce fût dans le prône du vendredi était une innovation à la Sounna. Moulay Chérif lui envoya une lettre de menaces. Sidi M'hammed se contenta de retourner la lettre même au pied de laquelle il avait écrit : « A ta guise ! tu ne feras que mettre fin à cette vie mortelle ». Les relations ont resté généralement indifférentes jusqu’en 1761 quand la maison, en la personne de son chef Youssef Ben Mohamed El Kébir (m.1197), a prêté serment de fidélité à Sidi Mohammed ben Abdallah lors de son intronisation, (ibid. : 276).

10 avec ses interventions dans les conflits locaux entre tribus comme arbitre et conciliatrice et parfois même entre les membres de la famille régnante des Alaouites notamment entre deux fils du Sultan Moulay Ismaël qui se faisaient la guerre dans l'oued Dra (Bodin, 1918 : 290-291).

11 Bodin (1918 : 287) rapporte cette légende : « Un notable des Fechtala venait ordinairement conduire des moutons dans le Drâa et descendait dans la zaouïa. Quelques individus vivant de brigandage menacèrent un jour de le détrousser. Ce marchand se trouvant précisément avoir sur lui des sommes considérables, le cheikh Ahmed ben Ibrahim leur fit demander de le laisser passer sans l'attaquer, mais ils s’y refusèrent. Le Fechtali prolongeant son séjour dans la zaouïa, le cheikh Ahmed lui donna l'ordre de partir ; « Monseigneur, dit l'homme, j'ai peur que ces gens-là ne m'ôtent la vie », « Tu n'as rien à craindre, lui affirme le Saint ». Le marchand se mit donc en route et, arrivé à un certain endroit, il fut attaqué par ces brigands qui l'entourèrent, lui et ses compagnons. Ils se trouvaient dans cette situation critique lorsque, soudain, un lion énorme et d'une forme terrifiante, chargeant les brigands, les dispersa, chacun fuyant seul de son côté. Or, jamais auparavant on n'avait vu de lion en cet endroit. Dieu sauva ainsi cet homme, en dépit de leurs mauvais desseins ! ».

12 La présence de ce genre d’établissements et leur distribution géographique équilibrée tout le long de la région grâce à l’action des zaouïas et des communautés locales ont permis la reproduction des classes de lettrés locaux à travers les siècles sans dépendre des politiques du pouvoir central. Il est d’ailleurs important de mettre en rapport les origines sociales rurales de la dynastie Mérinide et sa volonté de former sa propre classe de savants dans la compréhension de l’introduction de ces institutions à la ville de Fès.

13 A propos de la méthode adoptée dans l’enseignement dans la zaouïa et les matières programmées, voir Amalek (2006, t. II : 275-319).

14 Outre le nombre important des copies de ses œuvres qui se trouvent dans les bibliothèques aussi bien publiques que privées, l’œuvre d’Awzal a bénéficié des éditions depuis la fin du XIXe siècle, voir Luciani (1897), Stricker (1960), al-Jishtimi (1977), Boogert (1992 : 121-137 ; 1997) et Afa et Charaf Eddine (2009).

15 ⵙⵉⴷⵉ ⵃⵎⴰⴷ ⵓ ⵎⵓⵃⵎⵎⴰⴷ ⴰ ⵛⵛⵉⵅ ⵏ ⴷⵔⴰ-ⵢⵉ
ⵍⴱⵔⴽⵜ ⵏⵏⵓⵏ ⴰⴼ ⴼⵜⵜⵓⵏ ⴰⵢⴰⴷ ⵏⴱⴷⴰ
ⵓⵔ
ⵍⵄⵉⵍⵎ, ⵓⵍⴰ ⴰⴼⵓⵍⵙ ⴰⵢⴰⴷ ⵏⵓⴼⴰ
²ⵍⵄⵏⴰⵢⵜ
ⵙⵉⴷⵉ ⵃⵎⴰⴷ ⵉⵃⴰⵎⴰ ⵍⴱⴰⵔⵉ
ⴰⴷ ⴰⵏⵅ ⵉⵣⵣⵉⵖⵣⵉⴼ ⵕⴱⴱⵉ ⵍⵄⵎⵎⵔ ⵏⵏⵙ ⵉⵣⴰⵢⴷ ⴰⵙ
ⵍⵅⵉⵔ ⵉⴼⴽ ⴰⵙ ⵕⵕⴹⴰ ⵏⵏⵙ ⵉⴼⵓⴽⴽⵓ ⵍⴱⴰⵍⴰ.

16 Soussi (1961, t. 11 : 315) qualifie la famille d’Awzal de lignée scientifique, mais il n’a pas pu, dit-il, réunir les biographies de ses hommes.

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Pour citer cet article

Référence papier

El Khatir Aboulkacem-Afulay, « Tamegrout et le développement de la tradition de lmazghi »Asinag, 16 | 2021, 31-46.

Référence électronique

El Khatir Aboulkacem-Afulay, « Tamegrout et le développement de la tradition de lmazghi »Asinag [En ligne], 16 | 2021, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asinag/1563

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