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Résumés des conférences

Sources et histoire de la tradition sanskrite

Jan E. M. Houben
p. 409-420

Résumé

Programme de l’année 2022-2023 : I. Science pré-scientifique et conditions rituelles dans les anciens textes védiques. — II. Sanskrit, lingua franca philosophique et scientifique : textes choisis. — III. Grammaire de la langue védique : approches modernes et traditionnelles (cours de master).

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Texte intégral

I. Science pré-scientifique et conditions rituelles dans les anciens textes védiques

1L’hymne à la Terre de l’Atharvaveda, sous la forme qu’elle a dans la recension Śaunaka, a attiré l’attention des védisants depuis le début des études védiques modernes, c’est-à-dire, depuis la seconde moitié du xixe siècle. Les hymnes du Veda sont adressés à plusieurs divinités, mais des hymnes complets dédiés à la Terre se trouvent seulement dans l’Atharvaveda. L’étude de l’hymne à la Terre dans la recension Śaunaka de l’Atharvaveda a donné lieu à plusieurs traductions, en anglais, allemand et français. Avec la publication d’une édition complète de la Paippalāda-Saṁhitā de l’Atharvaveda sur la base du manuscrit du Cachemire et de plusieurs manuscrits d’Odisha (Dipak Bhattacharya, Paippalāda-Saṁhitā of the Atharvaveda, en quatre volumes, Kolkata 1997-2016), le moment est venu de retourner à cet hymne sous sa forme Paippalāda. Même si la recension des Paippalādin, dont nous avons étudié et analysé plusieurs passages dans les années précédentes dans l’édition et dans des manuscrits disponibles, nous est parvenue sans accentuation et sans version parallèle d’analyse en mots isolés (padapāṭha) – qui n’ont probablement jamais existé pour la Paippalāda-saṁhitā – il est nécessaire d’assumer une forte continuité linguistique des deux recensions et d’autres textes védiques, à tel point que l’on peut parler d’une seule langue avec des propriétés grammaticales largement identiques – suffisamment identiques pour que la grammaire de Pāṇini (ive s. avant notre ère) s’applique généralement à tous ces textes.

2Comme nous l’avons vu, parmi les textes védiques, le R̥gveda appartient clairement à une étape linguistique antérieure. Pāṇini était familier avec le R̥gveda, c’est-à-dire la Saṁhitā, et avec le Padapāṭha du R̥gveda de Śākalya – il renvoie à Śākalya dans quelques règles de sa grammaire – mais évidemment il n’était pas son but de décrire en tout détail la langue du R̥gveda : Pāṇini donne des règles générales qui s’appliquent également pour la langue védique ainsi que des règles spéciales qui couvrent les textes védiques après le R̥gveda, mais partiellement aussi cette langue dans une étape antérieure, celle du R̥gveda. Compte tenu de cette continuité du langage, il est normal d’analyser la langue de la recension des Paippalādin selon la même grammaire que la langue de la recension Śaunaka et d’autres textes védiques après le R̥gveda. La langue des Paippalādin avait alors sans doute le même système d’accents linguistiques, tels qu’il est observé dans les textes védiques accentués et tel qu’il a été décrit par Pāṇini. Nous devons aussi assumer que l’emploi du sandhi entre les mots dans la transmission des textes était largement identique. C’est pourquoi nous associons au texte comme transmis notre « padapāṭha » qui analyse le texte en mots accentués, ce qui doit toujours être, implicitement ou explicitement, la première étape d’une analyse et interprétation – et enfin traduction – d’un texte védique. La première version de chaque strophe que nous analysons est pourtant directement basée sur les trois manuscrits que nous avons utilisés – le manuscrit du Cachemire en écriture Śāradā conservé à l’université de Tübingen, et deux manuscrits d’Odisha en vieille écriture Oria (en fait, d’une région de l’ancien Orissa, dont une partie est devenue le nouvel État indien de Jharkhand créé en 2000). Une analyse métrique – avec une restitution en syllabes des semivoyelles telles que y > iy …, l’indication du nombre de syllabes, la cadence – est associée à cette première version.

3Le but de la critique textuelle de l’édition complète de Dipak Bhattacharya et d’autres éditions partielles de la Paippalāda-Saṁhitā est la restitution d’une version antérieur sur la base des manuscrits disponibles avec toutes leurs variantes, erreurs, modifications, infélicités, etc. Apparemment, le manuscrit de Cachemire et tous les manuscrits d’Odisha dérivent d’un seul manuscrit médiéval (les estimations vont du ixe au xve siècle), que j’appelle ici *M, et dont on dispute s’il était localisé à Karnataka ou à Gujarat depuis les discussions par V. Raghavan (1962), M. Witzel (1985), D. Bhattacharya (2011, introduction au volume 3 de son édition avec un aperçu très complet des discussions précédentes), et autres. Avec les méthodes de la critique textuelle sur la base des manuscrits disponibles nous pourrions donc remonter au ixe ou xve siècle pour la Paippalāda-Saṁhitā, mais pour la version de Śaunaka on peut rapprocher avec une certaine mesure de probabilité (bien sûr sans certitude absolue) une version antérieure grâce à l’existence d’un Padapāṭha ancien – postérieur au Padapāṭha du Rgveda et pas encore connu de Pāṇini – et grâce à d’autres textes auxiliaires comme l’Anukramaṇī. Linguistiquement la Paippalāda-Saṁhitā devrait pourtant être un texte dans la même langue s’il s’agit des strophes et d’hymnes qui ont un parallèle très proche dans la Śaunaka-Saṁhitā. Même les passages qui n’ont pas de parallèle devraient aussi être largement dans la même langue, sauf s’il s’agit d’ajouts qui risquent d’être très tardifs. Notre but ici ou notre idéal est plutôt de restituer l’hymne selon le moment de sa création par un auteur-poète, qui serait probablement à la fois un auteur-ritualiste. Pour ce but la critique textuelle « élevée » (« higher textual criticism ») est nécessaire, qui prend comme base le texte établi de façon critique selon les sources disponibles ainsi que plusieurs textes auxiliaires tels que l’Anukramaṇī déjà mentionnée, et même le contexte social et culturel. L’étude de la métrique du texte est ici indispensable, non seulement dans une approche descriptive (H. Oldenberg, 1888, E. V. Arnold, 1905), mais aussi selon une approche qui essaie de faire justice à la création poétique par l’auteur qui apparemment suit des modèles métriques donnés (P. Kiparsky, 2018), sans pour autant se soumettre à des contraintes métriques très restrictives comme celles du mètre sanskrit classique (A. S. Deo, 2007).

4Nous avons étudié dans le séminaire le premier hymne à la Terre dans la Saṁhitā des Paippalādin, qui contient 10 strophes (ou 10 groupes de pādas métriques), et qui sont parallèles – avec pourtant quelques variantes – aux premières 10 strophes de l’hymne à la Terre de l’Atharvaveda Śaunaka. Notre hymne de 10 strophes est le premier des six hymnes à la Terre dans l’Atharvaveda Paippalāda, qui correspondent à un seul grand hymne de 63 strophes dans l’Atharvaveda Śaunaka. Pour les Paippalādin, ces six hymnes dédiés à la Terre forment un anuvāka « section » ; les Śaunaka considèrent leur grand hymne de 63 strophes dédié à la Terre comme une section. Parce que ce n’est pas seulement la séquence des strophes mais aussi le nombre de pādas des strophes qui varie entre les deux recensions, il y a à la fin une seule strophe de Saṁhitā des Śaunaka, AVŚ 12.1.62, qui « manque » dans l’AVP, tandis que plusieurs mots et parfois un seul pāda peuvent être différents (AVP 17.1.3c est « original » pour la version Paippalāda).

5Pour la Saṁhitā des Śaunaka un commentaire partiel attribué à Sāyaṇa est disponible, mais pour le livre 12 qui contient l’hymne à la Terre celui-ci ne consiste que d’une introduction à l’hymne qui le caractérise et qui discute quelques emplois rituels de plusieurs strophes spécifiques de l’hymne et de tout l’hymne à 63 strophes. Nous étudiions tout le passage (deux pages en sanskrit), parce qu’il est pertinent également pour l’interprétation des hymnes à la Terre des Paippalādin, et plusieurs emplois rituels étaient sans doute aussi valables pour les strophes correspondantes dans la Paippalāda-Saṁhitā, sauf peut-être l’application śrauta selon Vaitāna-Sūtra 12.6. Cette dernière application dans le rituel – mūtrapurīṣaśuddhyarthaṁ loṣṭādāne asya viniyogaḥ – est apparemment un emploi non-original : il semble peu probable que l’auteur-poète des strophes de l’hymne avait à l’esprit cet emploi par le sacrifiant lorsqu’il doit répondre à l’appel de la nature. Cette application n’a pas nécessairement fait partie de la tradition Paippalāda, car nous avons vu que les Paippalādins gardent depuis très longtemps une plus grande distance au rituel śrauta, le rituel qu’on peut caractériser comme « contemplatif » et dans lequel participent principalement les trois autres Veda, tandis que les Śaunaka ont fait des efforts considérables pour s’intégrer, en tant que quatrième Veda, dans ce rituel qui est souvent critiqué ou contesté dans les deux Atharvaveda-Saṁhitā.

6La caractérisation de l’hymne à la Terre dans les premières phrases du commentaire est comme suit :

pr̥thivīsūktam etat | asmin pr̥thivyāḥ prabhūtaṁ nisargavarṇanam | katicit paurāṇikīḥ kathāś cānulakṣya varṇanam | bahuvāraṁ ca r̥ṣiḥ pr̥thivīṁ varān prārthayate |

Ceci est l’hymne à la Terre. Dans cet (hymne), la création de la Terre est décrite abondamment. La description s’effectue en faisant référence à plusieurs récits légendaires. Et fréquemment, le poète inspiré (r̥ṣi) prie la Terre pour des faveurs.

7En fait, cette caractérisation s’applique à chaque strophe et révèle sa structure : d’abord, la strophe donne une description de la divinité, la Terre, et une mention de vérités générales ou de faits légendaires qui la concernent ; à la fin il y a une prière telle que atho ukṣatu varcasā « Que (la Terre) nous asperge de splendeur » (AVP 17.1.7d et AVP 17.1.8d) ou sā no bhūmis tviṣiṁ balaṁ rāṣṭre dadhātūttame « veuille la Terre établir pour nous l’éclat et la force dans la royauté suprême ».

8Pour ce qui concerne la métrique, on accepte souvent que l’Atharvaveda soit très irrégulier à cet égard. Pourtant, les mètres le plus fréquemment utilisés sont relativement faciles et flexibles, et avec un peu de pratique il ne devrait pas être trop difficile pour un auteur dans l’Inde ancienne de s’exprimer à l’intérieur de ces contraintes métriques pas trop restrictives, en suivant le nombre limité de modèles métriques des hymnes védiques. Au lieu d’accepter que les auteurs avaient adopté une pratique métrique plus ou moins libre ou peu soignée, on peut aussi défendre que le poète suivait le modèle métrique sélectionné pour la strophe ou pour l’hymne, tandis que d’autres exigences – rituelles, idéologiques ou philosophiques – conduisaient à l’acceptation de mots supplémentaires ou différents et à un texte modifié que la tradition ensuite transmettait comme tel, à la limite par l’auteur original, mais plus probablement par ceux qui transmettaient et « amélioraient » son hymne.

9La première strophe du premier hymne à la Terre dans la Paippalāda-Saṁhitā est comme suit, d’abord selon notre édition sur la base de nos manuscrits et l’édition de Bhattacharya, mais avec restitution métrique où elle est évidente et, rarement, avec des émendations (marquées par * *) si inévitables ; ensuite dans notre « padapāṭha » accentué ; et avec une traduction qui veut être proche du sens direct des mots et de la structure grammaticale de la phrase.

1.
satyaṁ br̥had r̥tam ugraṁ *(dīkṣā)* *tapaś* *ca* 12ci [ci = cadence irrégulière] / *11*
 brahma yajñaḥ pr̥thivīṁ dhārayanti | 11
sā no bhūtasya bhaviyasya patnīy    11
 uruṁ lokaṁ pr̥thivī naḥ kr̥ṇotuv   11
asaṁbādhaṁ madhyato mānaveṣu ||  11
satyám | br̥hát | r̥tám | ugrám | dīkṣā́ | tápaḥ | *
 * bráhma | yajñáḥ | pr̥thivī́m | dhārayanti | *
sā́ | naḥ | bhūtásya | bhávyasya | pátnī | *
 * urúm | lokáṁ | pr̥thivī́ | naḥ | kr̥ṇotu | *
asaṁ-bādhám | madhyatáḥ | mānavéṣu | *

Haute Vérité, Ordre formidable (Consécration,) et Ardeur ; Spiritualité, Sacrifice –
supportent la Terre.
Elle qui règne sur ce qui fut et sur ce qui sera, pour nous – veuille la Terre nous ouvrir un vaste espace, une absence d’oppression au milieu des humains.

10Notons que le premier pāda dans la forme dans laquelle il a été transmis dans tous les manuscrits et aussi dans la tradition de Śaunaka compte 12 syllabes, mais n’a pas la cadence Jagatī, ni même une cadence Triṣṭubh. Ci-dessous les raisons sont expliquées pour notre émendation – supprimer le mot dīkṣā qui apparemment a été ajouté à une époque ancienne, avant *M, mais après l’Anukramaṇī qui connaît la strophe encore comme une Triṣṭubh régulière (l’Anukramaṇī ne tient pas compte de la cadence, mais normalement très bien du nombre de syllabes) ; et la restitution d’un ca selon le modèle métrique de la Triṣṭubh. Dans pāda b tous les manuscrits d’Odisha ont dhārayantu, mais le manuscrit du Cachemire a dhārayanti, qui est aussi la version de Śaunaka. Compte tenu de la structure de ce type de prières (voir ci-dessus), dhārayanti devait être présent dans la strophe originale telle que composée par l’auteur. Dans Śaunaka ce qui paraît ici comme cinquième pāda (tandis que quatre pāda sont la norme) est le premier pāda de la deuxième strophe, mais d’un point de vue syntactique il continue plutôt la structure syntactique dans la première strophe.

11Parmi plusieurs auteurs qui ont étudié et traduit cet hymne, depuis Charles Bruce (1862) et Alfred Ludwig (1878), seul Victor Henry (1892) note que le premier pāda est Jagatī selon le nombre de syllabes (12) – tous les autres pādas étant Triṣṭubh – avec une cadence irrégulière (la cadence régulière dans les quatre dernières syllabes étant – ⏑ – x, que la césure soit placée après la septième ou après la huitième syllabe). Personne n’a essayé de savoir s’il y avait peut-être une cause pour cette anomalie métrique. Au niveau du pāda, l’hymne et l’anuvāka « section » de six hymnes dédiés à la Terre (AVP 17.1-6) sont clairement assez régulièrement métriques et nulle part en prose, même si parfois le nombre de pāda est irrégulier, avec trois ou six pāda au lieu de quatre, et même si parfois des pāda en Triṣṭubh sont combinés avec des pādas en Jagatī ou en Anuṣṭubh. Si tout l’hymne et l’anuvāka sont évidemment prévus à être métriques, le tout premier pāda de cet hymne a-t-il vraiment toujours été tellement irrégulier ? Il est donc inévitable de se poser cette question qu’aucun érudit ne s’est encore posée : se pourrait-il qu’un mot ait été ajouté plus tard qui rend le pāda métriquement irrégulier ?

12En parallèle, on pourrait demander si dans l’énumération des entités cosmologiques qui supportent la Terre, il y a peut-être un élément superflu qui ne convient pas très bien. Il y a en effet un corps étranger dans ce pāda, conceptuellement : la dīkṣā́ « consécration ». Se pourrait-il que l’ajout de ce mot ait conduit à un pada qui ne pouvait plus être réparé métriquement ?

13Une confirmation que ce mot n’a pas sa place originelle dans la liste nous trouvons dans le fait que : (1) satyá et , (2) tápas, (3) bráhma, et (4) yajñá (chacun étant en partie ou entièrement un concept cosmologique bien établi qui paraît comme tel déjà dans le R̥V), reviennent explicitement ou conceptuellement dans notre hymne ou dans les autres six hymnes dédiés à la Terre dans cet anuvāka « section ». Par contre, dīkṣā́ n’y paraît nulle part, hors cette occurrence dans la première strophe. Contrairement aux autres mots et concepts, dīkṣā́ est principalement un concept rituel, bien que, certes, il ait plus tard également des connotations cosmologiques. L’interprétation et l’usage cosmologique de dīkṣā́, dont il n’y a aucune trace dans le R̥gveda, ne commence à paraître que dans certains passages de l’Atharvaveda, mais pas dans l’anuvāka des hymnes à la Terre. Si on enlève dīkṣā́ qui ne semble pas originale dans l’énumération, le premier pāda peut être reconstruit facilement comme un pāda métriquement correct avec l’ajout d’un ca à la fin : satyaṁ br̥had r̥tam ugraṁ tapaś ca (11). Nous notons ensuite que, comme déjà dans le R̥V (R̥V 10.190.1-3), satyá et r̥tá forment ici un couple. Dans le sanskrit classique ils sont presque équivalents, comme ici dans la Manu-smr̥ti.

14Manu-smr̥ti (4.138) :

satyaṁ brūyāt, priyaṁ brūyāt na brūyāt satyam apriyam |
priyaṁ ca nānr̥taṁ brūyāt eṣa dharmaḥ sanātanaḥ |

On doit dire la vérité, on doit dire ce qui est plaisant et on ne doit pas dire ce qui est plaisant mais n’est pas vrai : ceci est la loi permanente.

15Encore plus important pour nous est l’hymne R̥V 10.190.1-3, dont il est utile de rappeler la première strophe.

16R̥V 10.190.1

r̥táṁ ca satyáṁ cābhī̀ddhāt tápasó’dhyajāyata |
 táto rā́try ajāyata tátaḥ samudró arṇaváḥ ||

17Déjà dans la première strophe cet hymne mentionne trois de nos cinq éléments cosmologiques fondamentaux : r̥tá, satyá, et tápas, tandis que dīkṣā́ n’y figure pas (et d’ailleurs nulle part dans le R̥V). La première strophe mentionne également rā́trī et samudrá arṇavá, qui, dans la deuxième strophe, donne naissance à saṁvatsará, ainsi qu’à ahorātrā́ṇi, les jours et nuits, qui ont un pouvoir sur tout ce qui cligne ses yeux et bouge ses paupières, c’est-à-dire, sur chaque être vivant. La troisième et dernière strophe mentionne la création, « comme auparavant (yathāpūrvám) » du soleil et de la lune, du ciel et de la terre, pr̥thivī́, confirmant le statut fondamental de r̥tá, satyá, et tápas vis-à-vis de la terre.

18Pour notre AVP 17.1 ça veut dire que la liste de tá, satyá, et tápas est bien établie depuis le R̥gveda, ainsi que bráhma et yajñá comme entités cosmologiques, tandis que dīkṣā́ entre dans leur périmètre dans une période ultérieure, après l’Anukramaṇī de l’Atharvaveda.

19Pour conclure notre résumé de cette conférence, nous donnons ici les autres strophes de la première hymne à la Terre dans AVP 17, avec un minimum d’annotations mais chaque fois avec leur analyse en « padapāṭha ».

2.
yasyā udvataḥ pravataḥ samaṁ bahu 12
 nānāvīryā oṣadhīr yā bibharti |  11
pr̥thivī naḥ prathatāṁ rādhyatāṁ naḥ || 11
* yásyāḥ | udvátaḥ | pravátaḥ | samáṁ | bahú | *
 * nā́nāvīryāḥ | óṣadhīr | yā́ | bíbharti | *
* pr̥thivī́ | naḥ | prathatāṁ | rā́dhyatām | naḥ || *

Celle qui a les hauteurs, les pentes, les plaines nombreuses ;
celle qui porte les plantes aux pouvoirs variés –
veuille la Terre s’étendre pour nous. Qu’elle veuille se complaire pour nous.

20Métrique : premier pāda de 12 syllabes avec cadence jagatī et deux pāda de 11 syllabes avec cadence triṣṭubh. L’Anukramaṇī utilisée par Whitney dans ses annotations note le statut hypermétrique de la strophe car elle la caractérise comme bhurij.

21L’accent sur le verbe fini rā́dhyatāṁ dans la version Śaunaka (et dans le texte Yajurvédique Maitrāyaṇī-Saṁhitā 4.14.11) montre qu’il s’agit du commencement d’une nouvelle phrase courte (suivant la définition bien connue du vākyam de Kātyāyana dans son Vārttika 10 sous AA 2.1.1 : ekatiṅ, c’est-à-dire dans le contexte, ekatiṅ vākyam). Aucune des traductions existantes ne le traduit comme tel.

22Des parallèles de cette strophe et les suivantes dans l’important texte Yajurvédique Maitrāyaṇī Saṁhitā 4.14.11 : un texte accentué selon un ancien système d’annotation différente de celui du R̥gveda et de l’Atharvaveda Śaunaka, mais qui revient à la même accentuation linguistique des mots et phrases).

3.
yasyāṁ samudra uta sindhur āpo  11
 yasyāṁ devā amr̥tam anvavindan | 11 (exclusivement dans l’AVP)
yā bibharti bahudhā *prāṇad* ejat  11
 sā no bhūmir goṣv aśveṣv apy anne kr̥ṇotu 13t
* yásyām | sámudraḥ | utá | síndhuḥ | ā́paḥ | *
 * yásyām | devā́ḥ | amŕ̥tam | anu-ávindan | *
* yā́ | bíbharti | bahu-dhā́ | *prāṇát* | éjat | *
 * sā́ | naḥ | bhū́miḥ | góṣu | áśveṣu | ápi | ánne | kr̥ṇotu | *

Celle qui possède l’océan, le fleuve et les eaux ; sur qui les dieux trouvèrent l’immortalité (ou bien : la boisson de l’immortalité, le Soma) ; qui porte ce qui respire, ce qui bouge, de tant de façons – veuille la Terre nous mettre entre les vaches, les chevaux ainsi que la nourriture.

23Dernier pāda : corps étranger, métriquement, et absent dans la strophe correspondante dans l’AVŚ, 12.4d : aśveṣv, sans lequel le pāda a le nombre de syllabes et la cadence régulière d’une Triṣṭubh. Plusieurs mss de l’AVŚ ont (AVŚ 1.4d) anye au lieu de anne. Le manuscrit du Cachemire de l’AVP a pinve au lieu de anne. La fin du pāda reste donc un peu douteuse, ici nous n’essayons pas de trouver une meilleure solution que de dire que selon le mètre et le sens la version de l’AVŚ est au moins mieux que celle de l’AVP.

24Ici l’océan est sur la Terre, dans 9 (AVŚ 12.1.8) la Terre est par contre à l’origine (ágre) une onde dans l’océan (arṇave ‘dhi salilam).

4.
yasyāṁ pūrve pūrvajanā vicakrire  12
 yasyāṁ devā asurān abhyavartayan 12
yasyām idaṁ jīvati viśvam ejat   11
 sā no bhūmiḥ pūrvapeye dadhātu 11
* yásyām | pū́rve | pūrvajanā́ḥ | vi-cakriré | *
 v* yásyām | devā́ḥ | ásurān | abhi-ávartayan | *
* yásyām | idam | jī́vati | víśvam | éjat | *
 * sā́ | no | bhū́miḥ | pūrvapéye | dadhātu | *

La Terre sur qui se sont dispersés en premier les premiers hommes ; sur qui les dieux renversèrent les Asuras ; sur qui est vivant tout ceci qui bouge – veuille cette Terre nous accorder le (privilège de) boire en premier (ce qui est le privilège du chef ou du roi). »

5.
yasyāṁ catasraḥ pradiśaḥ pr̥thivyāṁ
 yasyām annaṁ kr̥ṣṭayaḥ saṁbabhūvuḥ |
gavām aśvānāṁ vayasaś ca viṣṭhā
 bhagaṁ varcaḥ pr̥thivī no dadhātu ||
* yásyām | cátasraḥ | pradíśaḥ | pr̥thivyā́m *
 * yásyām | ánnam | kr̥ṣṭáyaḥ | saṁbabhūvúḥ | *
* gávām | áśvānām | váyasaḥ | ca | viṣṭhā́ |*
 * bhágam | várcaḥ | pr̥thivī́ | no | dadhātu || *

La Terre sur qui se trouvent les quatre points cardinaux ; sur qui la nourriture et les tribus d’hommes sont nées ; résidence du bétail, des chevaux et des oiseaux, que la Terre nous établisse fortune et splendeur.

6.
viśvaṁbharā vasudhānī pratiṣṭhā
 hiraṇyavakṣā jagato niveśanīḥ |
vaiśvānaraṁ bibhratī bhūmir agnim
indrarṣabhā draviṇe no dadhātu ||
* viśvam-bharā́ | vasu-dhā́nī | prati-sthā́ | *
 * híraṇya-vakṣāḥ | jágataḥ | ni-véśanīḥ | *
* vaiśvānarám | bíbhratī | bhū́miḥ | agním | *
 * índra-r̥ṣabhā | dráviṇe | naḥ | dadhātu || *

Réceptacle omniprésent de richesses, lieu de repos à la poitrine d’or de tout ce qui bouge, la Terre portant le feu universel, ayant Indra comme taureau, puisse-t-elle nous établir dans la richesse.

7.
yasyām āpaḥ paricarāḥ samānīr  11
 ahorātre apramādaṁ kṣaranti | 11
sā no bhūmir bhūridhārā payo duhām 11
 atho ukṣatu varcasā ||   8
* yásyām | ā́paḥ | pari-carā́ḥ | samānī́r | *
 * ahorātré iti | ápra-mādam | kṣáranti | *
* sā́ | no | bhū́miḥ | bhū́ri-dhārā | páyaḥ | duhām | *
 * átho iti | ukṣatu | várcasā || *

Celle sur qui les eaux qui circulent, toujours les mêmes, s’écoulent jour et nuit, sans négligence – veuille la Terre aux courants multiples traire le lait pour nous. Qu’elle nous asperge de splendeur.

8.
yāṁ rakṣantiy asvapnā viśvadānīṁ   11
 devā bhūmiṁ pr̥thivīm apramādaṁ | 11
sā no madhu priyaṁ duhām 8
 atho ukṣatu varcasā ||  8
* yā́m | rakṣanti | asvapnā́ḥ | viśvadā́nīm | *
 * devā́ḥ | bhū́mim | pr̥thivī́m | ápra-mādam | *
* sā́ no mádhu priyám | duhām | *
 * átho iti | ukṣatu | várcasā || *

Celle que gardent constamment et sans sommeil les dieux, sans négligence – veuille-t-elle traire le miel, ce qui est agréable, pour nous. Qu’elle nous asperge de splendeur.

259.
yārṇave ‘dhi salilam agra āsīd    11
 yāṁ māyābhir anvacaran manīṣiṇaḥ | 12
yasyā hr̥dayaṁ parame vyomant 11
 satyenāvr̥tam amr̥tam pr̥thivyāḥ | 11
sā no bhūmis tviṣiṁ balaṁ |     8
 rāṣṭre dadhātūuttame || 8
* yā́ | arṇavé | ádhi | salilám | ágre | ā́sīt | *
 * yā́m | māyā́bhiḥ | anu-ácaran | manīṣíṇaḥ |
* yásyāḥ | hŕ̥dayam | paramé | vyòman | *
 satyéna | ā́vr̥tam | amŕ̥tam | pr̥thivyā́ḥ |
* sā́ | naḥ | bhū́miḥ | tvíṣim | bálam | *
 * rāṣṭré | dadhātu | ut-tamé || *

26Elle qui fut au début une vague dans l’océan, elle que les sages ont assistée de leurs puissances créatrices, la Terre dont le cœur, au ciel suprême, est l’immortalité qu’enveloppe la vérité – veuille la Terre établir pour nous l’éclat et la force dans la royauté suprême.

27Ici, comme en AVŚ 12.1.8, la Terre est à l’origine (ágre) une onde dans l’océan (arṇave ‘dhi salilam), tandis que, comme nous l’avons vu, l’océan est sur la Terre dans la strophe 3.

2810.
yām aśvināv amimātāṁ   8
 viṣṇur yasyāṁ vicakrame | 8
indro yāṁ cakra ātmane   8
 anamitrāṁ chacīpatiḥ |  8
sā no bhūmir visr̥jatāṁ   8
 mātā putrāya naḥ payaḥ || 8
* yā́m | aśvínau | ámimātām | *
 * víṣṇuḥ | yásyām | vi-cakramé | *
* índraḥ | yā́m | cakré | ātmáne | *
 * anamitrā́m | śacī-pátiḥ | *
* sā́ | no | bhū́miḥ | ví | sr̥jatām | *
 | mātā́ | putrā́ya | naḥ | páyaḥ ||

29Celle qu’ont mesurée les Aśvin (du crépuscule du matin au crépuscule du soir), que (le dieu solaire) Viṣṇu a parcourue par ses enjambées, que Indra, époux de Śacī « puissance », a faite pour lui-même libre des ennemis, que cette Terre veuille nous verser le lait, elle la mère, pour son fils.

II. Sanskrit, lingua franca philosophique et scientifique : textes choisis

  • 1 Dans l’édition de Wilhelm Rau il contient 1 998 kārikā, mais comme nous l’avons vu il est certain q (...)

30Dans l’énorme Vākyapadīya du grammairien-philosophe Bhartr̥hari (Inde, ve-vie siè­cles de notre ère), qui contient à peu près 2 000 kārikā ou strophes didactiques1, le mot brahman ne paraît que deux fois, et une fois dans une kārikā qui appartient à l’ancienne Vr̥tti selon le critère qu’elle-même n’est pas expliquée par cette Vr̥tti. Parmi ces deux occurrences, dans VP 1.1 et VP 2.237, le premier est à la fois très importante et très visible, car elle se trouve dans la première kārikā, dans une phrase qui couvre, en fait, cinq kārikā. Le brahman paraît ici comme la réalité ultime, intimement lié à la parole, à laquelle le Veda est très proche comme image et moyen pour y accéder, qui se comporte sous forme des objets et sens des mots, et qui est à la base de plusieurs śakti « pouvoirs » tel que la śakti du temps. Même si l’approche philosophique de Bhartr̥hari dans ses traitements des problèmes linguistiques, grammaticaux et philosophiques peut être caractérisé comme « perspectiviste », sa position métaphysique était pourtant sans doute « védantique » – mais selon une version du Vedānta pré-Śaṅkara, dans la continuité de plusieurs déclarations dans la Maitrāyaṇī-Upaniṣad (sur lequel Śaṅkara ne semble pas avoir écrit un commentaire). Pour mieux situer la position de Bharthari il pourrait être utile de le comparer avec d’autres penseurs et avec d’autres écoles que celle fondée par lui, ainsi qu’avec des penseurs et des courants philosophiques occidentaux.

31Pour ce qui concerne la philosophie de la parole en Inde, à laquelle Bhartr̥hari a tant contribué, on devrait donc poser une question plus large et préalable : quelle(s) fonction(s) ont été attribuées à la parole par les différents penseurs indiens anciens et les différentes écoles philosophiques ? Où se situe la parole, où se situent les mots par rapport à la réalité et à la connaissance, tels que les conçoivent les différents penseurs indiens anciens et les différentes écoles philosophiques ?

32Pour avoir une sorte de topographie des positions métaphysique concernant les deux grandes dimensions de la « matière » et la « conscience » pour les systèmes indiens classiques avec une attention spéciale pour la place de la parole dans le système, nous prenons comme point de départ un schéma proposé il y a plus de 50 ans par J. J. Poortman (1896-1970), un philosophe néerlandais et professeur de la philosophie à l’université de Leyde. Il a proposé un arrangement linéaire, qui devrait être universel mais relativement simple, de toutes les positions philosophiques possibles concernant la matière et la conscience. Il propose donc un schéma « méta-métaphysique » qui permet la compréhension, dans une certaine mesure même la traduction, de théories métaphysiques normalement incompréhensibles entre elles. Les six positions – « catégories » ou « paradigmes » ou « programmes de recherche » – de la métaphysique – des positions philosophiques concernant la relation entre matière et conscience – ont été appelées ainsi par Poortman :

Alpha – Bêta – Gamma – Delta – Epsilon – Zêta

33Les deux extrêmes sont la position Alpha et la position Zêta. La position Alpha, qui accepte comme finalement réel uniquement la matière, est la position du matérialisme mécanique ou physicaliste. Bien que très peu de l’œuvre des matérialistes de l’Inde ancienne ait survécu, on peut sans doute les placer dans cette case. Ce que d’autres appellent « conscience » n’est pour ces écoles dites « matérialistes » que le fonctionnement du corps. La conscience est un épiphénomène de la matière. Pour la position Zêta, en revanche, c’est l’inverse : seule la conscience est réelle, et la matière est une sorte d’épiphénomène de la conscience. Advaita Vedānta a déjà été placée dans cette catégorie par Poortman. La position bouddhiste des Vijñānavādin peut également être placée dans la case Zêta, malgré leur désaccord mutuel sur plusieurs autres questions.

34Dans notre résumé des conférences nous mettons ici une première ébauche de deux schémas développés lors du séminaire, qui parlent largement pour eux-mêmes concernant un nombre de jugements et évaluations de penseurs occidentaux et de penseurs indiens y compris Bhartr̥hari, que j’ai mis dans la catégorie « Zêta (2) », sur le sujet de la place ontologique et épistémologique de la matière, la conscience et la parole. Le deuxième schéma est évidemment ouvert à des ajustements et à des améliorations. À noter aussi que l’œuvre de Poortman est très daté pour deux raisons, (A) parce que pour comprendre les positions des plusieurs penseurs dans le monde, également des penseurs indiens, il a utilisé des sources secondaires du xixe siècle ; et (B) parce que la position Alpha, la position du monisme matériel, a été bouleversée, sinon réfutée, par la « physique quantique moderne » depuis les premières décennies du xxe siècle. Il serait d’autant plus intéressant de mettre à jour le schéma de Poortman sur ces deux points. Le schéma tel qu’il est reste largement valable, utile et important pour comprendre la dynamique des positions métaphysiques et leurs polémiques historiques entre eux jusqu’au xxe siècle.

Tabl. 1. — Les six positions du modèle de J. J. Poortman

Alpha Bêta Gamma Delta Epsilon Zêta
dieu dieu âme dieu âme dieu (tout est conscience
la matière, son épiphénomène)
matérialisme mécanique, ou dieu, âme de matière subtile âme, de matière subtile véhicules corps,
matérialisme physicaliste corps, de matière grossière corps, de matière grossière de l’âme, matière matière
JJP : les sciences exactes aux universités (sauf la physique quantique…) JJP : stoïciens, Hobbes, Pythagore, taoisme, gnosticisme JJP : Hugo Grotius, quelques pères de l’Église grecque, théosophie moderne JJP : néoplatonistes, quelques écoles de Vedanta, St Paul, Jacob Boehme, … JJP : Descartes, Spinoza JJP : George Berkeley, Gerard Heijmans, Advaita vedanta

Critiques sur le modèle de J. J. Poortman : « pluralisme hylique » ? ou plutôt « matérialité pluraliste » ? les sources secondaires datent du milieu du xixe siècle et sont donc très dépassées.

Tabl. 2. — Vers une méta-métaphysique concernant « matière – conscience » pour les systèmes indiens classiques + parole

Alpha Bêta Gamma Delta Epsilon Zêta (1) Zêta (2)
soi universel soi pluriel soi universel et soi pluriel conscience (tout est conscience, conscience + parole (tout est conscience [ou bien = parole],
(fonctions de la matière) la matière son épiphénomène) la matière son épiphénomène)
matérialisme mécanique + parole (tout est matière, soi pluriel en matière subtile soi pluriel, d’un certain type de matière dieux – une humanité – l’herbe : véhicules (projections ludiques de conscience, + parole) (projections ludiques de conscience, + parole)
la conscience son épiphénomène) corps, en matière grossière + parole corps, en matière grossière + parole matière + parole matière + parole
écoles matérialistes, sceptiques Vaiśeṣika, jaïnisme, bouddhisme (Mahayana) Dvaita Vedānta Sānkhya Seśvara-Sānkhya, Viśiṭādvaita Vedānta Advaita Vedānta bouddhisme : Vijñānavāta Bhartṛhari Kaśmir Śaivism

III. Grammaire de la langue védique : approches modernes et traditionnelles (cours de master)

35Dans le cours de master de cette année, nous avons accordé une attention particulière à la pertinence de la tradition grammaticale de Pāṇini pour comprendre la grammaire védique. Un grand nombre de règles s’applique à la fois à la langue de communication courante, la bhāṣā, d’autres règles s’appliquent spécifiquement à la langue védique, ce qui concerne surtout les textes védiques après le R̥gveda.

  • 2 La thèse est intitulée In Pāṇini We Trust et était soutenue à l’université de Cambridge en 2021. Je (...)

36Dans ce contexte, nous discutons également d’une récente thèse de doctorat du Dr R. Rajpopat2, et nous discutons en particulier de l’affirmation largement diffusée en relation avec cette thèse, selon laquelle « un puzzle vieux de 2 500 ans dans la grammaire sanskrite a finalement été résolu. » Peu à peu, il y a eu des réponses « orthodoxes » à la thèse de Rajpopat, qui, comme c’était prévisible, la rejettent parce que Rajpopat rejette, précisément, l’orthodoxie dans la tradition grammaticale qui dit qu’il faut accorder une plus grande autorité au Mahābhāṣya, le grand commentaire de Patañjali, plutôt qu’au texte de base, les sūtra de Pāṇini. Il y a des raisons historiques socio-linguistiques pour la préférence de Patañjali dans plusieurs milieux de l’Inde jusqu’au xixe siècle (mais pas partout : surtout le Bengale avait une forte tradition indépendante, et le Kerala l’avait au moins jusqu’au xviie siècle), mais d’un point de vue historique on devrait pourtant se demander comment la grammaire de Pāṇini avait fonctionné à l’époque de Pāṇini lui-même. La question de départ de R. Rajpopat est donc tout à fait justifiée.

37En ce qui concerne la thèse principale de Rajpopat, il a voulu montrer qu’il est possible de prendre AA 1.4.2 vipratiṣedhe paraṁ kāryam comme applicable dans tout l’Aṣṭādhyāyī avec une interprétation de la règle qui diffère considérablement de celles proposées par les Pāṇinīya. Ce qui n’apparaît pas de manière convaincante est ici le suivant : pourquoi dans ce cas la règle est placée immédiatement après AA 1.4.1 ā kaḍārād ekā saṁjñā. La réponse détaillée à cette question donnée par Barend Faddegon n’est pas mentionnée et n’a pas été réfutée.

38De plus, en faisant appliquer la règle AA 1.4.2 vipratiṣedhe paraṁ kāryam dans un domaine très différent de celui où on pensait jusqu’à présent qu’elle était applicable en raison de sa position dans le sūtrapāṭha – et, plus spécifiquement, en conflit avec l’évident adhikāra fonction de AA 1.4.1 – crée une lacune précisément dans la formulation des règles dans cette section. Les problèmes de l’interprétation de la grammaire sanskrite de l’Inde ont été discutés depuis des siècles, même depuis des millénaires, en sanskrit, et seulement depuis deux siècles en français, allemand et anglais. Il convient donc de résumer mon évaluation de l’argument de Rajpopat dans quelques strophes que je compose en sanskrit. Mon renvoi à Rajpopat se fait par l’expression « kena cit » dans le dernier śloka.

sati vipratiṣedhe’tra kiṁ kāryam ? param eva hi |
ekasaṁjñāvibhāge’smin pāṇiniḥ svayam abravīt ||
kutreti viṣaye caiva pāṇinir eva prādiśat |
ākaḍārāt tathāpy eke tato’dhikaṁ ca yujyate ||
śabdaparatvam evātrety upanyastaṁ ca kena cit |
tadā svasya vibhāgasya tac chāstram naiva siddhyate ||

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Notes

1 Dans l’édition de Wilhelm Rau il contient 1 998 kārikā, mais comme nous l’avons vu il est certain que plusieurs de ces kārikā appartiennent en fait à l’ancienne Vr̥tti, par exemple les dix dernières de livre II ; voir J. E. M. Houben, « The Theoretical Positions of Bhartr̥hari and the Respectable Grammarian », Rivista degli Studi Orientali, 72, fasc. 1-4 (1998), p. 101-142.

2 La thèse est intitulée In Pāṇini We Trust et était soutenue à l’université de Cambridge en 2021. Je remercie l’auteur de m’avoir envoyé une copie de sa thèse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jan E. M. Houben, « Sources et histoire de la tradition sanskrite »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 409-420.

Référence électronique

Jan E. M. Houben, « Sources et histoire de la tradition sanskrite »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7687 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t5g

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Auteur

Jan E. M. Houben

Directeur d’études, École pratique des hautes études-PSL — section des Sciences historiques et philologiques

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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