Philologie des textes bouddhiques d’Asie centrale
Texte intégral
1Cette série de conférences succède à celle délivrée par le professeur Nalini Balbir les années passées dans le cadre de la « philologie moyen-indienne ». L’occasion nous est laissée d’étudier la littérature en pāli du Sud-Est asiatique, mais également toutes les formes et activités qui favorisent l’expression de cette langue transrégionale (épigraphie, manuscrits, etc.). L’auditoire de 2022-2023 a consisté en étudiants bien formés et avancés dans la pratique du sanskrit et celle du pāli. De ce fait, aucune remise à niveau n’a été nécessaire, nous permettant d’entrer directement dans le vif des recherches en cours.
2I. La majorité des séances a porté sur un thème essentiel ayant contribué à façonner l’« idéal » du Bodhisatta (le Buddha en devenir) [Samuel, 1997], imaginaire qui a irrigué les traditions du Theravāda à l’époque médiévale et bien au-delà : la carrière dite « étendue » du Bodhisatta, à travers le récit mythologique et structuré de ses multiples renaissances. C’est aux alentours du second millénaire que l’on trouve cette thématique consignée dans quelques textes en pāli ayant assimilé des éléments conceptuels provenant d’autres traditions bouddhiques. Ces textes prolongent les vues exposées de manière princeps dans le Buddhavaṃsa, en s’appuyant sur son cadre conceptuel : pour rappel, les biographies de vingt-quatre Buddhas précédant Gotama y sont exposées, formant une mythologie complète dont la carrière du Bodhisatta est la pierre angulaire. Celle-ci démarre avec l’avènement de l’ascète Sumedha qui formule sa résolution (abhinīhāra) à devenir un Buddha auprès du Buddha Dīpaṅkara, face à lui et de manière verbale (manovācīpaṇidhāna). En retour, Dīpaṅkara lui fait la prédiction (vyākaraṇa) qu’il atteindra bien son but. La trame temporelle, depuis cette rencontre cruciale jusqu’à l’éveil du Bienheureux, s’étire sur quatre périodes dites asaṅkhyeyya (« incalculable ») et cent mille kappa (« aeon »).
3Ainsi, nous avons partiellement étudié deux œuvres durant ce séminaire, toutes deux faisant l’objet d’un travail d’édition critique et de traduction par nos soins : 1. le Sotatthakī-mahānidāna de Cūḷabuddhaghosa (avant le xiiie s.), composé en Thaïlande ou en Birmanie, et 2. le Tathāgatuppatti de Ñāṇagambhīra (avant le xiiie s. mais postérieur au Sotatthakī-mahānidāna) composé en Birmanie.
41. À en juger par diverses sources (littérature, épigraphie, manuscrits), le Sotatthakī-mahānidāna a joui d’une grande popularité à travers les temps et les lieux. Il a ainsi favorisé la diffusion de conceptions nouvelles concernant le Bodhisatta, sa trame temporelle étant bien plus vaste que celle mentionnée dans le Buddhavaṃsa : durant vingt asaṅkhyeyya et cent mille kappa, le Bodhisatta a rencontré pas moins de 512 000 Buddhas. Cette longue période est découpée en six périodes de temps principales (nidāna), dont seules les quatre premières précèdent l’avènement de Sumedha. Diverses histoires (vatthu) y sont relatées, décrivant la volonté sans faille du Bodhisatta à atteindre son but ultime. La nature de sa résolution (abhinīhāra) à travers les temps est de fait évolutive et revêt diverses formes ou nature, depuis son souhait initial fait uniquement de manière intime / mentale (manopaṇidhāna), jusqu’à sa déclaration finale devant Dīpaṅkara en présence et verbalement (manovācīpaṇidhāna). Nous avons illustré ce propos par la lecture et la traduction de deux des six récits (vatthu) contenus dans le Sotatthakī-mahānidāna :
5Tout d’abord, le Brahma-isi-vatthu (« Histoire de Brahma le sage ») qui met en scène la résolution du Bodhisatta à devenir un Buddha faite de manière uniquement intime / mentale (manopaṇidhāna). Le Bodhisatta est alors Brahma le sage, un brahman ascète reclus dans la montagne en compagnie de sa suite de disciples. Un jour, celui-ci observe effaré une tigresse affamée et prête à dévorer ses rejetons. Face à la cruauté d’une telle situation, le Bodhisatta prend alors conscience des divers maux de l’existence, et décide alors de se jeter du haut d’une falaise pour retomber aux pieds de la tigresse qui le dévore, non sans avoir fait sa résolution à être un Buddha pour se délivrer du monde et libérer également les êtres vivants du saṃsāra. Ce thème – le sacrifice ultime de son corps – est inconnu des jātaka canoniques, le Brahma-isi-vatthu puisant son inspiration dans une littérature circulant depuis au moins le ive siècle dans les traditions bouddhiques dites « du Nord ». Ce schéma narratif est par exemple présent dans les Suvarṇa(pra)bhāsa-sūtra, le Jātakamālā, ou encore dans le « Sūtra du Sage et du Sot » (Matusumura, 2010, 2012). Cette thématique a par la suite trouvé écho dans le corpus des Paññāsa-jātaka ayant circulé dans la plaine centrale de Thaïlande (Unebe, 2012), formant le cœur narratif de plusieurs de ses histoires.
6La seconde histoire étudiée est le Siddhatthateladāyikā-vatthu (« Histoire de la princesse qui offrit de l’huile de moutarde blanche »). Elle illustre la période durant laquelle la résolution est tout d’abord intime / mentale, puis formulée verbalement auprès d’un Buddha par l’intermédiaire d’un tiers. Le Bodhisatta est ici une princesse demi-sœur du Buddha Purāṇa Dīpaṅkara, dont la rencontre avec un bhikkhu – le Bodhisatta Pacchima Dīpaṅkara – venu alors dans son palais mendier de l’huile pour ses offrandes de lampes au Bienheureux, est cruciale. En conséquence de son don au moine et du mérite qu’elle accomplit alors, la princesse forme la résolution mentale (manopaṇidhāna) de devenir dans le futur le Buddha Siddhattha (littéralement « l’huile de moutarde blanche »), souhait relayé verbalement dans un second temps par le bhikkhu-Pacchima Dīpaṅkara auprès du Buddha Purāṇa Dīpaṅkara. Tout comme le vatthu précédent, la trame narrative est absente des écrits canoniques ou des commentaires. Elle est toutefois parfaitement connue d’autres traditions bouddhiques, présente par exemple dans l’Ekottarika-āgama ainsi que dans d’autres versions chinoises, contenue également dans le corpus des Paññāsa-jātaka sous le nom de Padīpapadāna-jātaka (Anālayo, 2015).
72. Le Tathāgatuppatti de Ñāṇagambhīra est également une biographie méconnue du Buddha Sakyamuni, mais postérieure au Sotatthakī-mahānidāna comme l’auteur l’indique lui-même dans une des sections de son œuvre. Davantage centrée sur le récit historique du Bienheureux tel qu’exposé dans le canon et ses commentaires, le Tathāgatuppatti inclut toutefois une section relative à sa carrière « étendue ». De fait, il emprunte les vatthu du Sotatthakī-mahānidāna qu’il expose de manière extrêmement abrégée. Nous nous sommes attachés à lire et comparer les versions correspondantes à celles évoquées précédemment (les Brahma-isi-vatthu et Siddhatthateladāyikā-vatthu), qui n’ont conservé des textes initiaux que les grandes lignes narratives. Probablement ces récits n’avaient nul besoin d’être développés dans leur entièreté, les auditeurs étant familiers des péripéties du Bodhisatta tels qu’exposées dans le Sotatthakī-mahānidāna.
8Par ailleurs, l’étude partielle du Tathāgatuppatti a été l’opportunité de se pencher sur le nissaya (glose en pāli-birman) de ce texte, trois manuscrits photographiés ayant servi de support à cet effet (trois copies distinctes datées des xviiie-xixe s.). Le colophon du texte pāli et sa contrepartie dans le nissaya ont occupé toute notre attention, ceci grâce la présence d’un auditeur familier du birman (Raphaël Arsène-Henry, Inalco) : la lecture des manuscrits utilisés pour travailler cette section finale du texte pāli pose en effet certaines difficultés de compréhension (de nombreuses variantes et omissions de mots) et de construction même du texte. Cela soulève, de fait, divers questionnements quant à la manière de traiter ces éléments dans le cadre de l’élaboration de l’édition critique de ce texte. Au-delà des résultats obtenus sur ce dernier point, la lecture du nissaya s’est avérée utile pour saisir la manière dont ce format littéraire a pu être utilisé dans certains cercles monastiques : la lecture – très souvent fautive, imputable à la graphie des copistes et aux multiples confusions de lettres dues à la forme incurvée des caractères birmans – montre que de nombreuses portions du texte en pāli ne font pas l’objet d’une traduction mot à mot systématique. Elles sont davantage glosées et développées parfois dans de larges proportions, qui témoignent d’un effort certain d’interprétation des énoncés en langue birmane. Nul doute que ces développements avaient pour but la juste compréhension du récit en pāli, dans l’optique de diffuser le texte auprès d’un auditoire non-laïc, mais également (surtout ?) qu’ils pouvaient servir de support pédagogique à l’apprentissage de la langue (sur ce point voir Paññabhoga, 2023).
9II. Enfin, cette année s’est clôturée par un survol de quelques outils ou techniques linguistiques développés par les érudits versés dans le pāli à l’aube du second millénaire. Par quelques exemples, nous avons souhaité illustrer la manière dont la langue et sa manipulation ont pu évoluer au contact notamment de certaines normes sanskrites.
101. De fait, nous avons lu certains passages de l’Ekakkharakosa de Saddhammakitti (xvie s., Birmanie) et de son commentaire, œuvre de référence dans le domaine de la lexicographie traitant des monosyllabes (ekakkhara) [Schnake 2024]. Ces unités linguistiques polysémiques sont utilisées dans divers registres de la langue : dans les devinettes savantes, par exemple dans le vers uṇhakāle kam icchanti (Sadd 281, 23 ; Vss 133a) qui contient à la fois une question et sa réponse, le mot kaṃ étant employé comme pronom interrogatif (« Que (kaṃ) souhaite-t-on lorsqu’il fait chaud ? »), puis signifie « vent » (« Lorsqu’il fait chaud on souhaite du vent (kaṃ) »).
11Mais c’est dans les étymologies dites populaires que ces monosyllabes déploient leurs pleins potentiels, permettant de dévoiler le sens caché derrière de nombreux termes, par exemple,
“maṅgalan” ti ettha pade ma-kāro apāyavācako. tatha hi “maṃ apāyaṃ gacchanti pāpakārino sattā etenā” ti maṅ-gaṃ, akusalan. “mangaṃ akusalaṃ lunāti chindatī ti maṅga-lan” ti attho. (Ekakkh-ṭ s. v. ma)
Ici, dans le mot « auspicieux » (maṅgala), la lettre « ma » signifie « l’enfer ». En effet, « à cause de cela, les êtres vivants qui ont mal agi vont (gacchanti) en enfer (maṃ) » c’est pourquoi elle est la mauvaise action (maṅ-ga). « Ça coupe, ça fauche (lunati) la mauvaise action (maṅgaṃ) », c’est pourquoi il est auspicieux (maṅga-laṃ). Tel est le sens.
122. Dans un tout autre registre, deux systèmes de notation numérique d’origines indiennes ont été discutés (Schnake, à paraître).
13La méthode kaṭapayādi qui associe systématiquement un chiffre à un groupe de syllabes prédéterminées, et dont les premières occurrences dans la littérature en pāli apparaissent dans une grammaire pāli de Birmanie (le Saddabindu composé au xiiie siècle). Cette technique qui a été importée par la suite dans les royaumes voisins – par exemple, dans le Vajirasāratthasaṅgaha (moitié du xvie siècle, Nord de la Thaïlande) et le Gurupadesa (xvie siècle, Laos) – sert la construction d’énoncés cryptiques qui, probablement, avaient une visée mnémotechnique. Notamment, pour les experts en Abhidhamma qui brassent nombre de systèmes de classifications, par exemple, « trente-sept [consciences] sont dans du [i. e. une mauvaise destinée, duggati], quatre-vingts [consciences] sont dans su [i. e. une destinée favorable, sugati] » (cha-laṃ dumhi na-daṃ sumhi). Enfin, le kaṭapayādi semble également avoir infiltré le champ des pratiques magiques en Thaïlande, inclus dans certains yantra (diagrammes magiques), mais davantage de recherches sont encore nécessaires afin d’identifier les occurrences.
14La seconde méthode exposée est le bhūtasaṅkhyā (« objets numériques »). Dans un contexte partageant un même réservoir de références culturelles ou religieuses, elle met en correspondance un chiffre avec un mot évocateur (par exemple, le ciel = 0, la lune = 2, etc.). Son utilisation reste encore limitée dans le champ des études pāli, mais on le trouve : dans l’épigraphie sous forme de chronogrammes – dans les inscriptions de Kalyāṇi (xve s., Birmanie) et celles du Cambodge (xive s.) –, par exemple muni-suñña-rasa signifie sage-vide-goût qui correspond aux chiffres 7-0-6, soit 607 CS. Mais également dans la littérature technique, précisément dans le Vuttodaya de Saṅgharakkhita (xii-xiiie s., Ceylan) qui porte sur la description des diverses organisations métriques dans la poésie. Ce texte inclut le bhūtasaṅkhyā dans la définition de ses divers schémas métriques, par exemple « le (mètre) Sālini est ma, ta, ta, ga, et ga, avec le Veda et les chevaux » (vedassehi mtā tgagā Sālinī sā) où le Veda (veda = 4) et les chevaux (assa = 7) indiquent la syllabe après laquelle on applique la pause dans ledit schéma.
Bibliographie sélective
15Anālayo (Bhikkhu), « The Buddha’s Past Life as a Princess in the Ekottarika-āgama », Journal of Buddhist Ethic, 22 (2015), p. 95-137.
16Matsumura (Junko), « The Vyāghri-Jātaka Known to Sri Lankan Buddhists and its Relation to the Northern Buddhist Versions », Journal of Indian and Buddhist Studies, 58-3 (2010), p. 1164-1172.
17Matsumura (Junko), « A Unique Vyāghrī-jātaka Version from Gandhāra: The Foshuo pusa toushen (yi) ehu qita ynyuan jing (T 172) », Journal of the International College for Postgraduate Buddhist Studies, 16 (2012), p. 49-68.
18Paññabhoga (Herngseng), « Burmese Nissaya Literature: A Mainstream Monastic Education Learning Method and its Salient Features », Manusya: Journal of Humanities, 26 (2023), p. 1-23.
19Samuels (Jeffrey), « The Bodhisattva Ideal in Theravāda Buddhist Theory and Practice: A Reevaluation of the Bodhisattva-Śrāvaka Opposition », Philosophy East and West, 47-3 (1997), p. 399-415.
20Schnake (Javier), Saddhammakitti’s Ekakkharakosa and Its Ṭīkā, Bristol, 2024.
21Schnake (Javier), « Line of Buddhas in the Pali tradition: Introduction to the Sotatthakīmahānidāna », dans Claudio Cicuzza (éd.), Proceedings of the Third International Pali Studies Week, Paris 2018, 18, Bangkok, Lumbini, 2023, p. 373-402.
22Schnake (Javier), The Bodhisatta Path through the Sotatthakīmahānidāna: Critical Edition and Translation (à paraître).
23Schnake (Javier), « Two Systems of Numerical Notation in Pali Buddhism », Journal of the Pali Text Society (à paraître).
24Unebe (Toshiya), « Not for the Achievement of a Sāvaka or Paccekabuddha: The Motive behind the Bodhisatta’s Self-sacrifice in the Paññāsa-Jātaka », Buddhist Studies Review, 29-1 (2012), p. 35-56.
Pour citer cet article
Référence papier
Javier Schnake, « Philologie des textes bouddhiques d’Asie centrale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 517-521.
Référence électronique
Javier Schnake, « Philologie des textes bouddhiques d’Asie centrale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7605 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t59
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