Histoire et philologie du bouddhisme chinois médiéval : sources primaires manuscrites et iconographiques
Résumé
Programme de l’année 2019-2020 : I. Le « Shi Lao zhi » (chapitre 114 du Wei shu, Livre des Wei) [suite]. — II. Scènes de damnation sur les peintures murales de Dunhuang (suite). — III. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : la voie des « esprits affamés » (preta).
Programme de l’année 2020-2021 : I. Le « Shi Lao zhi » (chapitre 114 du Wei shu, Livre des Wei) [suite et fin]. — II. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : la voie des esprits affamés (preta) [suite].
Programme de l’année 2021-2022 : I. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : les asura, une destination de remontée. — II. Représentations iconographiques des asura à Dunhuang.
Programme de l’année 2022-2023 : I. Recherches sur Dunhuang : un manuscrit du VIe siècle contenant des textes à caractère « messianique ». — II. Recherches sur l’iconographie de Dunhuang.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
[2019-2020]
I. Le « Shi Lao zhi » (chapitre 114 du Wei shu, Livre des Wei)
1Dans ce cycle de conférences nous avons poursuivi la lecture du « Shi Lao zhi » 釋老志, « Traité sur le bouddhisme et le taoïsme », commencée les années précédentes. Le « Shi Lao zhi », chapitre 114 du Wei shu 魏書 (Livre des Wei), est un ouvrage essentiel pour étudier les évènements-clés qui ont marqué l’histoire de ces deux systèmes de pensée sous les Wei du Nord (ive-vie s. de n. è.). Durant l’année académique 2019-2020, nous nous sommes concentrés sur une partie centrale de la section concernant le bouddhisme, l’une des sections les plus détaillées du Traité. Cette section porte sur la période complexe, tant sur le plan de l’histoire générale que de celle du bouddhisme, qui caractérise le règne de Tuoba Tao 拓拔燾 (408-452), fils de l’empereur Mingyuan 明元帝 (r. 409-423), devenu empereur en 423. Il prendra le titre posthume d’empereur Taiwu 太武帝 (r. 423-452). La politique expansionniste de la cour, qui commence à l’aube de la nouvelle période dynastique et s’achève avec l’unification de la Chine du Nord, a des liens étroits avec les spécificités du bouddhisme sous les Wei. Une analyse historique et philologique de cette partie du « Shi Lao zhi » nous a permis de mieux comprendre les phénomènes religieux, économiques et sociaux liés à la diffusion de ce système de pensée.
II. Scènes de damnation sur les peintures murales de Dunhuang
2Dans la continuité des activités commencées l’année précédente, une partie de ce cycle de conférences a été consacrée à une analyse des représentations iconographiques portant sur l’imaginaire des mondes infernaux dans les peintures murales de Mogao (Dunhuang). Après avoir étudié les représentations des enfers à caractère « iconique », ainsi que celles à caractère « descriptif » figurant dans des tableaux cosmologiques et dans des scènes illustrant différents sūtra, nous avons analysé les peintures murales associées au bodhisattva Dizang et donnant une image bureaucratique de l’au-delà. Au cœur de ces représentations figurent les « Dix rois », dits « des enfers ». L’idée d’un jugement dans l’au-delà exercé par dix bureaucrates, appelés les « Dix rois », chargés d’établir sous quelle forme renaîtra chaque individu, constitue l’une des créations spéculatives les plus remarquables du bouddhisme chinois. Dans ce séminaire, nous avons analysé une série de peintures mobiles et de peintures murales (xe siècle) associées à ces thèmes. Nous avons repris les grandes lignes de l’évolution de l’iconographie des « Dix rois », en étudiant des documents produits à Dunhuang, au Japon et en Corée, utiles pour comprendre différents aspects artistiques et historiques liés à la diffusion des notions religieuses en question entre le xe et le xiiie siècle.
III. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : la voie des « esprits affamés » (preta)
- 1 L.-K. Lin, L’Aide-mémoire de la Vraie Loi (Saddharma-smrtyupastana-sutra) : recherches sur un sutra (...)
- 2 C. Moretti, « The Thirty-six Categories of “Hungry Ghosts” Described in the Sūtra of the Foundation (...)
- 3 Lin, L’Aide-mémoire, p. 17-18 ; A. Wayman, « Studies in Yama and Māra », Indo-Iranian Journal, 3-1 (...)
- 4 J. R. Haldar, Early Buddhist Mythology, New Delhi, Manohar, 1977.
3En lien avec le volet II, un cycle de séminaires a été consacré au Zhengfa nianchu jing 正法念處 (Saddharmasmṛtyupasthānasūtra ; T. 721 [xvii]), une summa theologica indienne traduite en chinois par le maître Gautama Prajñaruci 瞿曇般若流支 (fl. 538-543). Malgré les travaux commencés par Lin Li-kouang1, ce texte, en raison de sa complexité et de sa longueur, demeure assez peu étudié à ce jour. Dans cet ouvrage, qui décrit le processus de visualisation par lequel le fidèle doit passer dans sa pratique méditative, on trouve une description détaillée des différentes voies de renaissance. Durant l’année académique 2019-2020, nous avons commencé à étudier la section consacrée aux différentes catégories d’« esprits affamés » (egui 餓鬼) du Zhengfa nianchu jing. Ce texte consacre deux chapitres à ce type de renaissance, décrivant en détail les caractéristiques fondamentales de trente-six catégories différentes de preta2. Le texte fournit une transcription phonétique chinoise de leurs noms, ainsi qu’une explication de leurs caractéristiques de base et des causes karmiques aboutissant à une telle renaissance3. Cette subdivision spécifique en trente-six catégories évoque, par ailleurs, les systématisations attestées dans les premiers récits mythologiques bouddhistes indiens, définissant le royaume de Yama comme la terre des preta, composée de trente-six provinces4.
- 5 R. F. Campany, « Return-from-Death Narratives in Early Medieval China », Journal of Chinese Religio (...)
- 6 D. G. White, « “Dakkhiṇa” and “Agni-cayana”: An Extended Application of Paul Mus’s Typology », His (...)
4Plusieurs sūtra « canoniques » et traités scolastiques abordent ou font simplement référence à la voie des preta, dans divers contextes doctrinaux. De même, les anthologies de récits bouddhiques et la littérature bouddhiste extra-canonique incluent fréquemment des épisodes ayant des esprits affamés comme personnages principaux5, souvent décrits comme des créatures qui hantent les hommes. D’une manière générale, ces sources divisent les preta en deux catégories majeures. La première est constituée des preta habitant le monde des hommes et interagissant avec eux de diverses manières. La deuxième est constituée des créatures habitant des lieux spécifiques du cosmos, tels que des îles au milieu de l’océan, ou des régions souterraines, dans lesquels ils subissent des tortures similaires à celles des habitants des enfers. Ils sont attaqués et dévorés par des animaux féroces du monde ultra-terrain, ou tourmentés par des geôliers utilisant divers instruments de torture. Issu de spéculations indiennes pré-bouddhiques associant ces êtres à une phase transitoire située entre le monde matériel et celui des ancêtres, le concept de preta, intégré aux notions cosmologiques bouddhiques, est devenu un élément essentiel de ce système de pensée. Il est parfois présenté comme le prolongement d’une période de purgation commencée dans les enfers. Les causes de cette renaissance sont généralement des fautes liées à la nourriture (y compris le vol de nourriture) ou la non-observance de la pratique du don (en particulier, mais pas seulement, le don de nourriture), et le manque de générosité envers la communauté monastique6.
- 7 J. J. Jones, The Mahāvastu, vol. I, Londres, Luzac & Co., 1949, p. 22 ; J. Parry, « Death and Diges (...)
- 8 V. H. Mair, Tun-huang Popular Narratives, Cambridge, Londres, New York, Cambridge University Press, (...)
5Les passages du Zhengfa nianchu jing lus durant le séminaire ont permis d’étudier les caractéristiques physiques des preta. Ces derniers sont dépeints comme effrayants, avec des corps desséchés par la faim et la soif et, dans de nombreuses descriptions, consumés en permanence par le feu. Leurs caractéristiques se précisent selon les différentes catégories auxquelles ils appartiennent. Ces êtres sont définis tantôt comme étant de grande taille (T. 721 [xvii] 92c3-15), défigurés et au corps velu (T. 721 [xvii] 94b16-17), caractérisés par des bouches très petites qui ne leur permettent pas d’ingérer des quantités suffisantes d’eau ou de nourriture (T. 721 [xvii] 93a5)7. La nourriture et les boissons se transforment en feu dès qu’elles entrent dans leur bouche : il s’agit d’un topos que l’on trouve dans les récits des souffrances endurées par la mère de Maudgalyāyana dans cette voie de renaissance8. La capacité de prendre forme humaine (masculine ou féminine) ou animale est une autre spécificité de ces êtres, un atout qui les aide à soustraire de la nourriture aux humains, ou à les séduire et les corrompre à diverses fins (T. 721 [xvii] 97c22-27). Les noms de plusieurs catégories de preta reflètent le type de « nourriture » que ces êtres consomment ou « inhalent », également un élément fondamental de cette condition. Ces « aliments » sont particulièrement répugnants (il s’agit par exemple de matières solides ou liquides excrétées du corps des humains ; T. 721 [xvii] 93b7, 93b23, 95b5), ou incandescents (par exemple les restes de corps incinérés ; T. 721 [xvii] 100c29-a1), ou extrêmement difficiles à obtenir. Certaines catégories de preta sont soumises simultanément à diverses tortures, consistant à provoquer chez eux l’illusion qu’ils vont pouvoir apaiser leur soif ou leur faim (T. 721 [xvii] 94c10-14).
[2020-2021]
I. Le « Shi Lao zhi » (chapitre 114 du Wei shu, Livre des Wei)
6Durant l’année académique 2020-2021, nous avons lu la dernière partie de la section du « Shi Lao zhi » portant sur le bouddhisme. Cette partie illustre la situation politique complexe qui caractérise la période d’environ quinze ans allant de 520 jusqu’à la partition de la dynastie des Wei du Nord en deux unités politiques distinctes, les Wei occidentaux (534-556) et les Wei orientaux (534-550). Ces phases historiques semblent caractérisées par une attitude ambigüe de la part des autorités séculaires à l’égard du bouddhisme ; celles-ci tentent en effet de mettre en place des lois restrictives, contredites par des activités qui témoignent d’une ferveur religieuse de la part des monarques et des élites. Un tournant célèbre a lieu quelques années plus tard, à l’époque de l’empereur Wu 武帝 des Zhou (r. 560-578), qui lancera une proscription entre 574 et 577. La mesure en question affectera aussi, cette fois-ci, le taoïsme. Sur le plan théorique, cette politique semble s’appuyer sur la forte adhésion de la cour au système confucéen et sur la volonté de venir à bout de la corruption endémique dans les milieux religieux. Mais concrètement, elle semble également manifester une volonté de réintégrer les membres de la communauté religieuse dans le système étatique, augmentant ainsi le nombre d’individus soumis aux impôts, aux corvées et au service militaire. Le bouddhisme ne connaîtra une nouvelle période de prospérité qu’avec la fondation de la dynastie Sui.
II. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : la voie des esprits affamés (preta)
7Au cours de cette conférence, nous avons achevé la lecture des chapitres du Zhengfa nianchu jing portant sur les différentes catégories d’« esprits affamés » décrites dans ce texte. Nous avons également analysé les représentations de cette voie de renaissance figurant dans une sélection de peintures murales et mobiles de Dunhuang. En parallèle, nous avons analysé une série de représentations iconographique associées à ces descriptions figurant sur des rouleaux enluminés japonais du xiie siècle.
- 9 Voir aussi D. D. Kosambi, « At the Crossroads: Mother Goddess Cult-Sites in Ancient India », Journa (...)
- 10 M. Strickmann, B. Faure (éd.), Chinese Magical Medicine, Stanford, Stanford University Press, 2002.
- 11 L. Renou et J. Filliozat, L’Inde classique : manuel des études indiennes, vol. I, Paris, Payot, 194 (...)
- 12 N. Peri, « Hārītī, la Mère-de-démons », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 17 (1917), (...)
- 13 L. de La Vallée Poussin, Vasubandhu et Yaçomitra. Troisième chapitre de l’Abhidharmakoça : Kārikā, (...)
- 14 É. Lamotte, Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra), vol. 2 (...)
- 15 C. Moretti, « The Thirty-six Categories of “Hungry Ghosts” », p. 53-55.
- 16 A. K. Coomaraswamy, Yakṣas (part I et II), Washington, The Smithsonian Institution, 1928 ; T. O. Li (...)
- 17 J. N. Banerjea, The Development of Hindu Iconography, Calcutta, University of Calcutta, 1956.
8Les sections du Zhengfa nianchu jing étudiées cette année portaient sur certaines catégories d’esprits affamés qui demeurent près de lieux sacrés, qui sont pourvus de pouvoirs « surnaturels » et vénérés par les humains. Une catégorie de preta décrite dans ce texte se trouve dans les temples. Ces êtres s’y installent parfois dans le but de voler des offrandes de nourriture ou les restes de celles-ci, ou bien sont présents dans ces lieux pour inhaler leurs effluves (T. 721 [xvii] 95a1-3, 100a4-5). Si certaines catégories de preta perturbent les moines dans leur pratique religieuse (T. 721 [xvii] 102c10-13), d’autres sont décrites comme particulièrement dangereuses. Ces preta sont associés aux épidémies, ils s’insinuent dans le corps des humains et en prennent le contrôle pour perpétrer des actions maléfiques ou conduire leurs hôtes à leur ruine (T. 721 [xvii] 99c3-7). Certaines catégories spécifiques d’« esprits affamés » décrites dans cette section du Zhengfa nianchu jing s’attaquent aux enfants ou aux fœtus (T. 721 [xvii] 97b8-99 ; T. 721 [xvii] 97b12-27). Ils présentent des caractéristiques comparables à celles des démons se livrant à des activités similaires, comme Revatī10, ou les grahī / graha (« saisisseuses / saisisseurs »)11, et d’autres figures apparentées, comme la version pré-bouddhique de Hārītī, « mangeuse d’enfants » bien connue12. Supérieurs aux humains en raison des pouvoirs dont ils sont dotés – un élément qui mutatis mutandis les apparente aux dieux13 – les preta de certaines catégories sont vénérés par les hommes, qui leur présentent des offrandes, soit par crainte de leurs pouvoirs, soit pour solliciter leur protection et leur aide14. Les offrandes peuvent varier selon les préférences liées à des catégories spécifiques de preta : il peut s’agir de guirlandes, d’encens, mais aussi de sang et de chair animale. Certains, ont atteint un rang plus élevé et sont définis comme des yakṣa15. Ils sont assimilés à cette catégorie d’êtres – à l’origine externe au panthéon bouddhique – auxquels des cultes16 et des lieux de culte spécifiques étaient dédiés en Inde17.
[2021-2022]
I. Éléments spécifiques d’une summa theologica bouddhiste du VIe siècle : les asura, une destination de remontée
9Dans la continuité des recherches entamées l’année précédente, nous avons porté notre attention sur la section du Zhengfa nianchu jing consacrée aux asura, une catégorie d’êtres qui sont généralement définis comme les « ennemis des dieux ». Curieusement, cette section est intégrée aux chapitres sur la voie des animaux (chusheng pin 畜生品) et s’étend sur environ quatre rouleaux du Zhengfa nianchu jing. Une analyse de cette partie nous a amenés à élaborer des observations sur les détails spécifiques donnés par ce long texte, qui fournit une présentation très approfondie des différentes catégories d’asura, de leurs demeures et de leurs combats avec les dieux. Ce chapitre, qui évoque également des « fausses croyances » et des pratiques « brahmaniques » en lien avec elles, nous aide à mieux connaître, entre autres, les notions non bouddhistes que l’orthodoxie du bouddhisme indien souhaitait démonter ou éradiquer.
- 18 Cf. « Ashura », dans S. Lévi, J. Takakusu, P. Demiéville, J. Gernet, J. May, H. Durt (éd.), Hōbōgir (...)
- 19 W. E. Hale, Ásura in Early Vedic Religion, Delhi, Motilal Banarsidass, 1986.
10Les habitants de la sixième voie de renaissance (également classés dans les huit catégories d’êtres « non humains ») ont une nature ambiguë par excellence, comme l’attestent leurs premières phases d’évolution18. Alors que dans la littérature védique ancienne, divers dieux bienfaisants sont appelés asura, dans les sources védiques ultérieures, ce terme désigne principalement les ennemis des dieux, ces êtres ayant acquis le statut de créatures démoniaques à la suite d’une évolution complexe qui s’est produite en Inde19. Les asura ont conservé leur nature ambiguë après leur intégration dans le système cosmologique bouddhique. Ils sont parfois décrits comme sceptiques à l’égard de la doctrine bouddhiste (T. 1509 [xxv] 316a7-8), mais aussi comme protecteurs du Dharma, présentant souvent à la fois des traits bons et mauvais. Cela vaut aussi pour cette condition de renaissance elle-même. Relativement élevée en termes de rang cosmologique, elle est toutefois indésirable, car elle résulte d’une accumulation concomitante d’actes méritoires – en particulier la pratique du don (T. 1509 [xxv] 135b7-8) – et d’actes mauvais, motivés par la violence, l’orgueil excessif, la jalousie et l’envie (T. 2122 [liii] 309b1-7).
- 20 C. Moretti, Genèse d’un apocryphe bouddhique : le Sūtra de la pure délivrance, Paris, Collège de Fr (...)
- 21 É. Lamotte, Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra), vol. 2 (...)
11La nature hétérogène des asura se traduit également par des traits qu’ils ont en commun avec certaines catégories de preta, et simultanément par des caractéristiques qui les placent dans une position de « demi-dieux ». Les sources primaires bouddhiques s’accordent à décrire leur caractère comme étant querelleur, trompeur et sournois (T. 2122 [liii] 308b8-10). Leur position antithétique par rapport aux dieux est soulignée dans un certain nombre de passages des Āgama chinois et dans des textes introduisant des notions à caractère cosmologique, tels que le Zhengfa nianchu jing20. Ceux-ci décrivent le processus d’enregistrement des actes des hommes par les messagers d’Indra : les bonnes ou les mauvaises actions enregistrées périodiquement par ces êtres divins dans le monde humain entraînent respectivement une augmentation du nombre de dieux ou d’asura21, ces derniers étant implicitement considérés comme la contrepartie maléfique des premiers.
12En termes de hiérarchie cosmologique, la voie des asura se situe généralement entre celle des humains et celle des dieux. Cependant, ces êtres sont également associés à d’autres conditions de renaissance, à l’exclusion des enfers. Le Zhengfa nianchu jing les intègre dans la destinée animale et les distingue en deux catégories : (1) les asura vivant au fond de la mer, et (2) les créatures démoniaques particulièrement malveillantes habitant les montagnes. Leurs liens avec la voie animale sont encore soulignés dans un passage portant sur Rāhu, asura-roi et « démon des éclipses » (T. 721 [xvii] 108a6-7).
II. Représentations iconographiques des asura à Dunhuang
- 22 M. Zin, « Cosmological Aspects – Representations of Deities Holding Sun and Moon in Kucha and Beyon (...)
- 23 R. Ochhar, « Rahu and Ketu in Mythological and “Astronomological” Context », Indian Journal of Hist (...)
- 24 Dunhuang wenwu yanjiusuo 敦煌文物研究所, Dunhuang Mogaoku 敦煌文物研究所, Beijing, Wenwu chubanshe, 1987, p. 214- (...)
- 25 Su Bai 宿白, Zhongguo shikusi yanjiu 中國石窟寺研究, Beijing, Wenwu, 1996, p. 250.
- 26 A. F. Howard, The Imagery of the Cosmological Buddha, Leyde, E. J. Brill, 1986, p. 16.
13Une partie de ce séminaire a porté sur les représentations illustrant la voie des asura dans les grottes de Dunhuang et dans des sources pertinentes. L’iconographie disponible montre des tendances spécifiques. Alors qu’à Ajanta et au Tibet, les asura font l’objet de représentations comportant plusieurs personnages à une tête et deux bras, en Asie centrale, en Chine et au Japon, leur condition est représentée par un seul individu à plusieurs visages et à plusieurs bras tenant, entre autres, les disques du soleil et de la lune. Cette évolution iconographique semble s’être produite en Asie centrale, comme l’attestent les prototypes du ixe-xe siècle trouvés dans les peintures murales de Kucha, Bezeklik et Mogao ou dans les peintures mobiles de Dunhuang22. Ces représentations montrent généralement trois visages et quatre, six ou huit bras. En général, dans la version à six bras, deux mains sont jointes en añjali ; deux mains tiennent respectivement le soleil et la lune, et deux mains tiennent deux armes différentes, par exemple un arc et une flèche ou une épée et un trident. La présence de disques lunaires et solaires s’explique par la réinterprétation qu’opère le bouddhisme des mythes liés à Rāhu, ennemi du soleil dans l’Atharaveda, la Chāndogya Upaniṣad et le Mahābhārata23, et responsable des éclipses. En outre, divers récits bouddhiques donnent des détails spécifiques sur Rāhu essayant de s’emparer du soleil et de la lune mais échouant grâce à l’action protectrice du Buddha (T. 99 [ii] 155a7-b4). Une tendance iconographique différente, attestée dans les représentations cosmologiques de Mogao, place deux asura à côté du mont Sumeru (par exemple dans la grotte 99 de Mogao)24, ou un seul asura debout devant le mont Sumeru, les pieds dans l’océan, tenant les disques du soleil et de la lune (comme dans la grotte 249 de Mogao)25. Cette dernière représentation semble également correspondre aux descriptions fournies par diverses sources, dont le Zhengfa nianchu jing26, décrivant Rāhu debout dans l’océan, cachant le sommet de Sumeru avec ses deux mains et regardant la cité des Trente-Trois Dieux.
[2022-2023]
I. Recherches sur Dunhuang : un manuscrit du VIe siècle contenant des textes à caractère « messianique »
- 27 E. Zürcher, « “Prince Moonlight” Messianism and Eschatology in Early Medieval Chinese Buddhism », T (...)
- 28 Makita Tairyō 牧田諦亮, Gikyō kenkyū 疑經研究, Kyoto, Kyōto daigaku jinbun kagaku kenkyūsho, 1976, p. 60-62
- 29 J.-P. Drège, « Les codices », dans J.-P. Drège et C. Moretti (éd.), La Fabrique du lisible, Paris, (...)
- 30 En particulier le Xinsui jing et le Hengshui jing, cf. G. Keyworth, « Apocryphal Chinese books in t (...)
14Durant la première partie de cette conférence, nous nous sommes attachés à l’étude d’un manuscrit à textes multiples (MTM) contenant des sūtra à caractère « messianique ». Ce manuscrit de la collection de Londres (S. 2109) a été signalé par Erik Zürcher dans le cadre de ses recherches sur les doctrines eschatologiques diffusées entre le iiie et le vie siècle, ainsi que par Françoise Wang-Toutain dans une note sur les prophéties messianiques de la période en question27. Ce document présente un grand intérêt pour l’étude de ce type de notions et de mouvements, qui ont eu un impact significatif sur l’histoire du bouddhisme et sur la société chinoise28. Ce manuscrit est intéressant à plusieurs égards : il comprend quatre textes qui se suivent sans interruption et qui présentent des caractéristiques semblables. Il contient d’abord deux courts textes : le Xinsui jing 新歲經 [*Pravāraṇa-sūtra], traduction attribuée à Tanwulan 曇無蘭 (fl. 381-395), et le Hengshui jing 恒水經, traduction attribuée à Faju 法炬 (fl. 290-306). Ces derniers sont suivis d’une copie du Foshuo bannihuan hou biqiu shibian jing 佛說般泥洹後比丘十變經, mentionné pour la première fois dans un catalogue de sūtra publié en 594 et connu uniquement grâce aux manuscrits de Dunhuang. Ce texte est l’une des plus anciennes sources mentionnant le bodhisattva Yueguang 月光. Les thèmes communs au Xiaofa miejin jing 小法滅盡經, copié à la suite du précédent, sont les étapes de la décadence morale de la société et, plus particulièrement, la corruption du clergé. On peut citer aussi les calamités naturelles associées à la phase finale de déclin du Dharma, en particulier le déluge, précédant l’intervention salvatrice du bodhisattva en question. Il s’agit de comprendre les raisons qui ont amené un scribe, un religieux ou un simple fidèle, à collecter ces textes dans une seule unité codicologique. La plupart des manuscrits à textes multiples se présentent sous la forme de codex et datent du ixe-xe siècle29. Ces documents sont sans doute le résultat d’un projet d’assemblage textuel précis dont les liens et la fonction restent à préciser. Il existe en effet quelques études récentes fondées principalement sur des exemplaires d’époque tardive, mais on ignore encore les raisons qui président à l’organisation séquentielle des textes dans ce type de manuscrits, tout comme les finalités et le cadre précis de la pratique religieuse dans lequel ils étaient utilisés. D’autre part, ce rouleau du ve-vie siècle s’avère d’autant plus intéressant qu’il s’agit de l’une des rares copies appartenant à la phase la plus ancienne de production des manuscrits de Dunhuang, et son assemblage est à peine postérieur à la diffusion des textes qu’il contient. Ce document enrichit par ailleurs de manière considérable notre connaissance de la littérature « apocryphe » médiévale. On trouve abordés des thèmes similaires dans le Shouluo biqiu jing 首羅比丘經, Sūtra du bhikṣu Shouluo, un apocryphe du vie siècle dont le contenu et le contexte de production se prêtent à une étude comparative. Une analyse croisée des différentes versions connues de ces textes, retrouvés également dans les copies du monastère Nanatsudera (Nagoya) et dans le monastère Shinto de Matsuo30 (Kyoto), au Japon, permettra de compléter ce travail.
15Après une analyse codicologique, nous avons concentré notre attention sur deux des textes contenus dans ce manuscrit : le Hengshui jing et le Foshuo bannihuan hou biqiu shibian jing. Nous avons formulé des hypothèses sur le contexte historique de leur rédaction et procédé à une analyse des principales connaissances qu’ils apportent. L’examen nous a amenés à des réflexions plus générales sur l’interaction de concepts indiens avec des idées chinoises dans le bouddhisme médiéval. Les deux textes ont été traduits et analysés d’un point de vue linguistique et philologique.
II. Recherches sur l’iconographie de Dunhuang
16Étant donné que plusieurs étudiants qui participent à ces conférences travaillent sur les peintures de Mogao, nous avons consacré une partie de chaque séance à une présentation des grands thèmes de l’iconographie bouddhique de Dunhuang. Nous avons reparcouru les éléments iconographiques les plus représentatifs figurant dans une sélection de peintures mobiles conservées dans les fonds de Paris, de Londres et de New Delhi. Ces sources ont été comparées à des représentations du même genre dans les peintures murales de ce site. Le travail en question nous a permis de mieux connaître et identifier les caractéristiques fondamentales de l’iconographie associée à des sujets spécifiques. Il nous a également permis d’établir un éventail de données de référence, figurant dans des grottes datées (ou datables), pour définir leurs caractéristiques à des périodes différentes.
Notes
1 L.-K. Lin, L’Aide-mémoire de la Vraie Loi (Saddharma-smrtyupastana-sutra) : recherches sur un sutra développé du Petit Véhicule, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1949.
2 C. Moretti, « The Thirty-six Categories of “Hungry Ghosts” Described in the Sūtra of the Foundations of Mindfulness of the True Law », dans V. Durand-Dastès, et M. Laureillard (éd.), Ghosts in the Far East in the Past and Present, Paris, Inalco, 2017, p. 43-69.
3 Lin, L’Aide-mémoire, p. 17-18 ; A. Wayman, « Studies in Yama and Māra », Indo-Iranian Journal, 3-1 (1959), p. 51-52 ; D. M. Stuart, A Less Traveled Path: Saddharmasṃtyupasthānasūtra Chapter 2: Critically Edited with a Study on its Structure and Significance for the Development of Buddhist Meditation, Beijing, Vienne, China Tibetology Publishing House, Austrian Academy of Sciences Press, 2015.
4 J. R. Haldar, Early Buddhist Mythology, New Delhi, Manohar, 1977.
5 R. F. Campany, « Return-from-Death Narratives in Early Medieval China », Journal of Chinese Religions, 18 (1990), p. 91-125 ; R. F. Campany, « Ghosts Matter: The Culture of Ghosts in Six Dynasties Zhiguai », Chinese Literature: Essays, Articles, Reviews, 13 (1991), p. 15-34 ; R. F. Campany, 1996, Strange Writing: Anomaly Accounts in Early Medieval China, Albany, State University of New York Press, 1996 ; R. F. Campany, Signs from the Unseen Realm: Buddhist Miracle Tales from Early Medieval China, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2012 ; A. Rotman, Hungry Ghosts, Somerville, Wisdom Publications, 2021.
6 D. G. White, « “Dakkhiṇa” and “Agni-cayana”: An Extended Application of Paul Mus’s Typology », History of Religions, 26-2 (1986), p. 201.
7 J. J. Jones, The Mahāvastu, vol. I, Londres, Luzac & Co., 1949, p. 22 ; J. Parry, « Death and Digestion: The Symbolism of Food and Eating in North Indian Mortuary Rites », Man, 20-4 (1985), p. 618.
8 V. H. Mair, Tun-huang Popular Narratives, Cambridge, Londres, New York, Cambridge University Press, 1983.
9 Voir aussi D. D. Kosambi, « At the Crossroads: Mother Goddess Cult-Sites in Ancient India », Journal of the Royal Asiatic Society, New Series 92 (1960), p. 144.
10 M. Strickmann, B. Faure (éd.), Chinese Magical Medicine, Stanford, Stanford University Press, 2002.
11 L. Renou et J. Filliozat, L’Inde classique : manuel des études indiennes, vol. I, Paris, Payot, 1947, p. 528.
12 N. Peri, « Hārītī, la Mère-de-démons », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 17 (1917), p. 1-102 ; J. K. Murray, « Representations of Hāritī, the Mother of Demons, and the Theme of “Raising the Alms-Bowl” in Chinese Painting », Artibus Asiae, 43-4 (1982), p. 253-284 ; Zhao Bangyan 趙邦彥, « Jiuzi mu kao » 九子母考, Zhongyin yanjiuyuan lishi yuyan yanjiusuo jikan 中央研究院歷史語言研究所集刊, 2-3 (1931), p. 261-274.
13 L. de La Vallée Poussin, Vasubandhu et Yaçomitra. Troisième chapitre de l’Abhidharmakoça : Kārikā, Bhāṣya et Vyākhyā. Avec une analyse de la Lokaprajñāpti et de la Kāraṇaprajñāpti de Maudgalyāyana. Versions et textes établis d’après les sources sanscrites et tibétaines, Londres, K. Paul, Trench, Trubner, 1914-1918, p. 81.
14 É. Lamotte, Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra), vol. 2, Louvain, Muséon, 1949, p. 954, note 1.
15 C. Moretti, « The Thirty-six Categories of “Hungry Ghosts” », p. 53-55.
16 A. K. Coomaraswamy, Yakṣas (part I et II), Washington, The Smithsonian Institution, 1928 ; T. O. Ling, Buddhism and the Mythology of Evil: A Study in Theravada Buddhism, Londres, George Allen & Unwin Ltd, 1962, p. 19.
17 J. N. Banerjea, The Development of Hindu Iconography, Calcutta, University of Calcutta, 1956.
18 Cf. « Ashura », dans S. Lévi, J. Takakusu, P. Demiéville, J. Gernet, J. May, H. Durt (éd.), Hōbōgirin 法寶義林, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d’après les sources chinoises et japonaises, Paris, Tokyo, Adrien Maisonneuve, Maison franco-japonaise, vol. 1, 1929-2003, p. 40-44.
19 W. E. Hale, Ásura in Early Vedic Religion, Delhi, Motilal Banarsidass, 1986.
20 C. Moretti, Genèse d’un apocryphe bouddhique : le Sūtra de la pure délivrance, Paris, Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 2016, p. 267-269, et p. 270-271.
21 É. Lamotte, Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra), vol. 2, Louvain, Muséon, 1949, p. 833-834.
22 M. Zin, « Cosmological Aspects – Representations of Deities Holding Sun and Moon in Kucha and Beyond », Rivista degli Studi Orientali, 42, 1-2 (2019), p. 259-285.
23 R. Ochhar, « Rahu and Ketu in Mythological and “Astronomological” Context », Indian Journal of History of Science, 45-2 (2010), p. 290.
24 Dunhuang wenwu yanjiusuo 敦煌文物研究所, Dunhuang Mogaoku 敦煌文物研究所, Beijing, Wenwu chubanshe, 1987, p. 214-215.
25 Su Bai 宿白, Zhongguo shikusi yanjiu 中國石窟寺研究, Beijing, Wenwu, 1996, p. 250.
26 A. F. Howard, The Imagery of the Cosmological Buddha, Leyde, E. J. Brill, 1986, p. 16.
27 E. Zürcher, « “Prince Moonlight” Messianism and Eschatology in Early Medieval Chinese Buddhism », T’oung Pao, 68, 1-3 (1982), p. 28, note 51 ; F. Wang-Toutain, « Le bol du Buddha. Propagation du bouddhisme et légitimité politique », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 81 (1994), p. 75, note 120.
28 Makita Tairyō 牧田諦亮, Gikyō kenkyū 疑經研究, Kyoto, Kyōto daigaku jinbun kagaku kenkyūsho, 1976, p. 60-62.
29 J.-P. Drège, « Les codices », dans J.-P. Drège et C. Moretti (éd.), La Fabrique du lisible, Paris, Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 2014, p. 373-376.
30 En particulier le Xinsui jing et le Hengshui jing, cf. G. Keyworth, « Apocryphal Chinese books in the Buddhist canon at Matsuo Shintō shrine », Studies in Chinese Religions, 2, 3 (2016), p. 17-19.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Costantino Moretti, « Histoire et philologie du bouddhisme chinois médiéval : sources primaires manuscrites et iconographiques », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 479-487.
Référence électronique
Costantino Moretti, « Histoire et philologie du bouddhisme chinois médiéval : sources primaires manuscrites et iconographiques », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t52
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page