Pratiques et savoirs géographiques chinois, IIIe-Xe siècles
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : Le Livre des barbares (Manshu) de Fan Chuo (suite).
Texte intégral
- 1 On trouvera les résumés des quatre premiers chapitres dans les Annuaires de l’EPHE-PSL des années 2 (...)
1Les conférences de l’année 2022-2023 ont été l’occasion de poursuivre la traduction linéaire du Livre des barbares (Manshu 蠻書) de Fan Chuo 樊綽 (fl. 863), un ouvrage méconnu mais crucial pour comprendre les pratiques ethnographiques et bureaucratiques dans les confins de l’empire des Tang. Outre son importance pour l’histoire des savoirs, le Manshu apporte de précieux éléments pour appréhender l’histoire politique du Nanzhao ou « royaume du Sud ». Cet État contrôla du viiie siècle au début du xe siècle un espace plus vaste que celui de l’actuelle province du Yunnan, en dépit des menaces que faisaient peser sur lui ses deux puissants voisins, les empires chinois et tibétains. Les années précédentes ayant été consacrées à l’étude des quatre premiers chapitres, nous avons lu, traduit et analysé les chapitres 5, 6, 7 et 81. On en présente le contenu et les enjeux dans les paragraphes suivants.
2Comme les deux paires précédentes (chapitres 1 et 2 d’une part, chapitres 3 et 4 d’autre part), les chapitres 5 et 6 forment un diptyque. Intitulé « Six préfectures » (« Liujian » 六𧸘), le chapitre 5 décrit les circonscriptions administratives civiles, tandis que le chapitre 6, dont le titre est « Circonscriptions militaires du Yunnan » (« Yunnan chengzhen » 雲南城鎮), s’attache à documenter leur pendant militaire.
- 2 Manshu jiaozhu, 5.114.
3Dans le chapitre 5, le terme émique employé pour désigner les préfectures civiles propres au Nanzhao est jian 𧸘. Il ne désigne que les préfectures historiques du royaume, c’est-à-dire celles qui se situent dans l’orbe du Erhai 洱海, aire de développement des premiers royaumes présentés au chapitre 3. Ces six préfectures sont Dahejian 大和𧸘 (grande-paix), Yangjian 陽𧸘 (méridionale), Shijian 史𧸘 (historique), Tanjian 賧𧸘 (fluviale), Mengshejian 蒙舍𧸘 (demeure-des-Meng), et Bonongjian 勃弄𧸘 (ville-rebelle)2.
4Les six entrées principales ne décrivent pas vraiment leur organisation administrative. Elles donnent en revanche des informations topographiques, historiques, architecturales et économiques. Sont ainsi signalés les uns par rapport aux autres les emplacements des sièges urbains, les réseaux qui les lient et l’environnement dans lequel ils furent bâtis, les origines et l’histoire de leurs appartenances politiques successives, leurs caractéristiques architecturales les plus communes comme les plus singulières, les ressources naturelles et la qualité des sols qui les entourent. Si l’entrée sur Yangjian, qui correspond à la capitale Yangxiemie 陽苴哶, est la plus précise du point de vue de son architecture et de son organisation politique, celle sur Bonongjian, dont le siège est à la ville de Baiya 白崖, condense l’ensemble des éléments que l’on vient de décrire :
- 3 Il s’agit plus précisément du Sinocalamus affinis, essence la plus commune dans la région, qui pous (...)
- 4 Respectivement des Citrus sinensis et des Citrus trifoliata (les fruits des seconds sont petits et (...)
La ville est adossée aux monts [Diancang], à une hauteur de dix perches. Des quatre côtés, les eaux l’entourent, sinueuses. Il n’y a que deux portes ouvertes au sud et au nord. Côté sud, c’est l’ancienne cité, d’une circonférence de deux lieues. Au coin nord-est [de l’ancienne cité], on trouve la nouvelle ville, récemment reconstruite par Geluofeng durant la septième année de [l’ère] Dali (772). Sa circonférence est de quatre lieues. À l’extérieur de la porte nord de la ville il y a des buissons de bambous-ci3, dont les plus grands sont [épais] comme le mollet d’un homme, et hauts de plus de cent pieds. À l’intérieur de la ville il y a la grande salle [de réception] bâtie par Geluofeng, [où] fut construite une galerie couverte aux couloirs tortueux. Le jardin derrière la salle a de verdoyants orangers doux et citronniers épineux4, et domine les fortifications du nord. À l’intérieur de l’ancienne cité, il y a un étang de plus de trois cents pas carrés. Au centre de l’étang, il y a un bâtiment étagé dont on dit qu’il recèle des armes. Le plateau d’est en ouest mesure plus de vingt lieues, du sud au nord plus de cent lieues. Les terres cultivables [qui servent à régler les] émoluments des fonctionnaires [d’un rang] inférieur à celui des officiers de-la-paix-pure se trouvent toutes [là]. La parentèle du Nanzhao habite également à côté de cette cité, vingt lieues au sud de laquelle il y a la ville de Manzi (barbares), où habitèrent naguère la mère et le fils de Chengjie, demi-frère de Geluofeng.
- 5 Manshu jiaozhu, 5.124-125.
依山為城,高十丈,四面皆引水環流,惟開南北兩門。南隅是舊城,周迴二里。東北隅新城,大曆七年閣羅鳳新築也。周迴四里。城北門外有慈竹藂,大如人脛,高百尺餘。城內有閣羅鳳所造大廳,修廊曲廡,廳後院橙枳青翠,俯臨北墉。舊城內有池方三百餘步,池中有樓舍,云貯甲仗。川東西二十餘里,南北百餘里。清平官已下,官給分田,悉在。南詔親屬亦住此城傍。其南二十里有蠻子城,閣羅鳳庶弟誠節母子舊居也。5
- 6 Zhongguo wenwu ditu ji. Yunnan fence 中国文物地图集. 云南分册, Yunnan sheng wenhua ting 云南文化厅 (éd.), Kunming, (...)
5On notera enfin que sur le site archéologique de Baiya, situé 40 km au sud-est du Erhai, les fouilles ont révélé un mur d’enceinte en terre damée de 1 700 m de circonférence, dont la longueur est donc proche des 4 li du texte, ainsi qu’une terrasse en terre de 1 600 m2 sur laquelle devait s’élever à l’origine un grand ensemble de bâtiments ; la majorité du site consiste à l’heure actuelle en des rizières inondées, sans doute implantées en ces lieux car l’enceinte préexistante pouvait leur servir de digue6.
- 7 Manshu jiaozhu, 6.126.
6Comme le confirme la première phrase du chapitre 6, le terme chengzhen城鎮 désigne les commissariats militaires établis et contrôlés par le Nanzhao, plutôt que de littérales « forteresses », « fortifications » ou « villes fortifiées ». Fan Chuo précise : « la règle veut qu’elles possèdent un grand général d’armée qui les dirige. On les appelle aussi “commissariats militaires” » (則有大軍將領之,亦稱節度)7. Au nombre de sept, ce sont les villes de Yunnan 雲南, Zhedong 柘東, Yongchang 永昌, Ningbei 甯北, Zhenxi 鎮西, Kainan 開南 et Yinsheng 銀生
- 8 Manshu jiaozhu, 6.127.
7. Fan Chuo n’explicite pas la logique ayant poussé à faire de ces sept villes des circonscriptions militaires de premier plan. Cependant, on peut déduire de leur répartition, bien moins concentrée spatialement que celle des préfectures civiles du chapitre 5, qu’elles sont volontairement placées en des points stratégiques : à l’exception de celle de Yunnan, située entre les deux lacs, elles couvrent principalement les zones frontalières occidentales et méridionales du Nanzhao. Parmi ces circonscriptions propres au Nanzhao, seules Zhedong, Yongchang et Yinsheng sont attestées dans les autres sources officielles, tandis que Yunnan, Ningbei, Zhenxi et Kainan, ainsi que Tieqiao 鐵橋 (ajoutée une fois la ville reprise à l’empire tibétain en 794), ne sont mentionnées que dans le Manshu8. On notera enfin que Fan Chuo distingue Kainan et Yinsheng des autres circonscriptions, sans doute parce qu’elles sont les deux seules situées au sud.
8Fan Chuo présente les fonctions de ces commissariats militaires, qui impliquent notamment l’organisation administrative et la gestion des déplacements des tribus de Man dont ils ont la juridiction, certaines des ressources naturelles comme le sel que l’on peut y trouver, ainsi que les voies de communication qui les lient entre eux.
- 9 Manshu jiaozhu, 6.127, 138, 141.
9Il est intéressant de noter que le double registre de l’âge d’or révolu et de l’abandon de terres autrefois sous le giron impérial ressort dans ce chapitre davantage que dans les autres. Fan Chuo évoque en de nombreux passages – à Yunnan, Bozhou 波州, Zhedong, etc. – la perte de souveraineté des Han et la négligence dont font preuve les Man envers des endroits où s’était naguère manifestée la puissance impériale. Les populations Han, ainsi nommées selon un procédé d’ethnicisation qui émerge justement sous les Tang, ont déserté les lieux sous la pression des Man. À ces constats s’ajoute un ressort mémoriel qui pousse Fan Chuo a évoquer les anciens noms des préfectures chinoises, et les sites où s’ancre la mémoire impériale (sépulture du fonctionnaire Duan Ziying 段子英, références à l’expédition de Zhuge Liang 諸葛亮, traces d’anciennes fondations), mais également celle des souverains des Cuan occidentaux (西爨王墓) ou des temples bouddhiques que les Man vénèrent9.
10Derrière ces considérations éloignées de la chose militaire, Fan Chuo fournit quand même des indications plus proches du thème martial suggéré par le titre du chapitre : outre des informations précises sur les distances et, plus important, sur les temps de trajet, il présente certaines stratégies militaires mises en place par le Nanzhao, mais aussi les limites et les points faibles de la puissance du régime : on apprend ainsi que les Man sont de piètres navigateurs, et que la gestion de multiples tribus pose d’évidents problèmes.
11Les trois chapitres suivants traitent des pratiques culturales (chapitre 7), culturelles et sociales (chapitre 8), et administratives (chapitre 9, non traité dans le présent rapport) des Man du Nanzhao.
12Dans le chapitre 7, intitulé « Produits internes à l’administration du Yunnan » (« Yunnan guannei wuchan » 雲南管內物產), Fan Chuo propose un vaste panorama de l’exploitation humaine des ressources végétales, minières et animales du Yunnan. Il l’entame par l’exploitation agraire, caractérisée par une rotation culturale, entre riz et orge dans les champs des plateaux, et blé sur les coteaux. On apprend que la pâte issue de la farine de blé semble moins intéressante gustativement que celle que l’on trouve dans les autres régions, et que l’orge est torréfiée pour être ensuite réduite en bouillie. Comme le rappelle par ailleurs une scène du Nanzhao tuzhuan 南詔圖傳 (Relation illustrée du Nanzhao), un rouleau illustré de la toute fin du ixe siècle, la traction animale est réalisée avec des bœufs :
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- 10 É. Trombert, Le glaive et la charrue. Soldats et paysans chinois à la conquête de l’Ouest. L’histoi (...)
Pour tout labour de la terre on utilise des charrues [à étançon de] trois pieds10 dont le joug est long d’un peu plus d’une perche, et deux bœufs mutuellement distants de sept à huit pieds. Un laboureur mène les bœufs à l’avant, un laboureur tient et pousse le timon de la charrue, et un laboureur dirige l’étançon [de la charrue].
13Fan Chuo poursuit sa description en insistant sur la qualité et la sévérité d’un contrôle étatique de la production agricole que les plus stricts des légistes n’auraient pas renié. Il faut sans doute lire ce paragraphe comme le signe que la subsistance alimentaire du royaume dépend principalement de l’agriculture céréalière.
- 12 Manshu jiaozhu, 7.174.
14La sériciculture est connue et pratiquée, mais les vers à soie dépendent des feuilles du cudranier ou mûrier tinctorial (Cudrania tricuspidata), et non de celles du mûrier blanc (Morus alba). Cela n’empêche nullement les Man de produire des étoffes de soie dont les plus fines, en mousseline, sont réservées à l’élite du pays. L’auteur précise au passage que les Man auraient grandement affiné leur production de soieries suite à un raid effectué en 829 dans la région de Chengdu, au cours duquel ils auraient capturé des artisans des ateliers impériaux12.
- 13 Manshu jiaozhu, 7.190.
15S’ensuit un catalogue des mines de sel (nommées « puits de sel », yanjing 鹽井) et des techniques d’extraction et de raffinage. Le texte compare les qualités des sels, diverses, et leurs utilisations, qui le sont tout autant : les Tibétains ne savent manifestement pas comment tirer profit des propriétés du sel du site de la ville de Kunming (alors située entre le Erhai et Chengdu), tandis que le sel provenant du gisement de Lantan 覽賧 est réservé aux membres du clan royal. Fan Chuo explique que sel est si important pour le Nanzhao qu’il constitue un étalon des échanges commerciaux13.
- 14 Manshu jiaozhu, 7.190.
16Quant au thé, il est « extrait des montagnes à la frontière de la ville de Yinsheng, et récolté nonchalamment, sans [que l’on observe] l’art [chinois] de la cueillette et de l’assemblement » (出銀生城界諸山,散收無採造法)14. Ici comme ailleurs, de manière implicite ou explicite, Fan Chuo a recours à l’analogie pour décrire et jauger des pratiques sociales et culturelles des Man du Nanzhao. Il s’agit d’une part de les comparer au référent impérial pour que son lectorat comprenne l’étrangeté apparente de certains termes et us propres aux Man, et d’autre part d’évaluer à cette aune la qualité (souvent inférieure, on l’aura compris) des productions et des pratiques du Nanzhao par rapport à celles des Tang.
17Après l’agriculture céréalière, la soie et le sel, l’auteur aborde les plantes potagères. Il énumère en passant les plus communes, mais s’attarde sur le fruit du jacquier (boluomiguo 波羅蜜果). Cette description est suivie de celle des minerais (orpiment au sud, or dans l’ouest, argent au nord) et des différentes essences de plantes ligneuses, employées médicalement comme l’arôme-de-bois-vert (qingmuxiang 青木香) ou comme bois d’œuvre (bambou de Mengtan, mûrier sauvage).
18Les ressources animales concernent les chevaux, les rhinocéros, les tigres (nommés « grands carnassiers », dachong 大蟲, en raison du tabou qui entoure sous les Tang le terme habituel, hu 虎), les chevrotains, les bœufs, buffles d’eau et yaks, les cerfs, les carassins dorés, les grands coqs et les éléphants. Cette liste contient des animaux très différents, mais ils ont pour point commun d’être exploités par les Man : rhinocéros et tigres sont capturés pour leur peau, dont on orne respectivement les armures et les habits d’apparat, le musc des chevrotains est employé comme monnaie d’échange, les bovins et les éléphants comme animaux de trait ; en revanche, l’usage des cerfs, des carassins et des grands coqs n’est pas précisé. La description de l’élevage des chevaux du plateau de Yuetan 越賧 mérite d’être citée :
Il y a des sources et les terres sont superbement herbeuses et propices aux chevaux. Les nouveau-nés [sont] comme des agneaux. Après un an [depuis la gestation], on noue de la massette pour retenir leur tête et l’attacher. Jusqu’à deux ans on nourrit [les poulains et pouliches] avec le jus d’un clair gruau de riz. À cinq / six ans ils sont presque grands, mais ce n’est qu’à sept / huit ans qu’ils achèvent [leur croissance]. La queue haute, ils excellent surtout au galop, et parcourent quotidiennement plusieurs centaines de lieues. À l’origine, on y élève de nombreux étalons, c’est pourquoi on les surnomme « étalons de Yuetan ».
- 15 Manshu jiaozhu, 7.200-201.
有泉地美草,宜馬。初生如羊羔,一年後紐莎為攏頭縻繫之。三年內飼以米清粥汁。四五年稍大,六七年方成就。尾高,尤善馳驟,日行數百里。本種多驄,故代稱越賧驄。15
- 16 Manshu jiaozhu, 7.204.
19On trouve enfin au Nanzhao l’ensemble des animaux également domestiqués dans l’empire (cochons, moutons, etc.), « mais [la façon dont on] les mange diffère quelque peu de celle des terres du centre ; les Man ne les font pas bouillir, ils les consomment tous crus » (但食之與中土稍異。蠻不待烹熟,皆半生而喫之)16.
- 17 Xin Tang shu 新唐書, Ouyang Xiu 歐陽修, Pékin, 1997, 222a.6275.
20Le chapitre 7 s’achève sur des entrées consacrées aux armes les plus illustres du Nanzhao. Déjà mentionnée au chapitre 3, la plus prestigieuse est l’épée de type duoqiao 鐸鞘, ainsi présentée dans le Xin Tang shu 新唐書 (Nouvelle histoire des Tang) : « de forme semblable à une épée sculptée, crantée de chaque côté, elle provient de la rivière Li (Irrawaddy) et est ornée d’or ; ceux qui en sont frappés inévitablement sont transpercés, les barbares [la] chérissent au plus haut point, et l’emploient lors de sacrifices mensuels sanglants » (狀如殘刃,有孔傍達,出麗水,飾以金,所擊無不洞,夷人尤寶,月以血祭之)17. Tombée du Ciel à l’époque des six royaumes, elle est le symbole de la royauté du Nanzhao. Le couteau-yu 鬱刀, trempé dans du sang de cheval blanc après avoir été frotté d’animaux venimeux, vient en second. La troisième arme est l’épée du Nanzhao (Nanzhao jian 南詔劍), ornée de peau de rhinocéros, d’or et de jade.
21Le chapitre 8, « Coutumes des barbares Man » (« Manyi fengsu » 蠻夷風俗), constitue un attendu des textes ethnographiques. Il convient de rappeler que, comme d’autres thèmes qui bénéficient pourtant de chapitres dédiés, les coutumes des Man sont également évoquées en filigrane tout au long du Manshu. Dans ce chapitre, Fan Chuo incorpore les éléments coutumiers suivants : stratification sociale et genrée des modes vestimentaires, rites d’accouplement et règles matrimoniales, pratiques libatoires et festivals annuels, habitudes alimentaires et arts de la table, normes métrologiques (mesures et poids) et monnaies d’échanges (les Man n’utilisent pas des sapèques, mais des pierres précieuses et des soieries), topomancie domestique et rites funéraires, et enfin particularismes linguistiques (suivis d’un fort instructif lexique des termes Man et de leurs transcriptions chinoises).
- 18 Manshu jiaozhu, 8.211.
22Il ressort des descriptions de Fan Chuo une attention portée à la forte hiérarchisation existante entre les élites et les gens du commun. Celle-ci s’exprime notamment à travers l’apparence vestimentaire et l’art de la table : « Pour ses repas, la famille [régnante] du Nanzhao emploie de l’or et de l’argent. Quant aux autres fonctionnaires et généraux, ils utilisent des bols de bambou. La noblesse se nourrit avec des baguettes et sans cuiller. Les plus humbles mangent à pleine main » (南詔家食用金銀,其餘官將則用竹簟。貴者飯以筯不匙,賤者搏之而食)18.
23Cherchant toujours à renseigner sur les idiosyncrasies d’une société puissante mais méconnue, l’auteur insiste logiquement sur les coutumes qui sortent de l’ordinaire. Ainsi de leurs rites funéraires (qui différencient là encore clairement Man noirs et Man blancs), sur lesquels on achèvera symboliquement ce rapport, avant de reprendre et de clore ce dossier dans la livraison de l’an prochain :
Les Cuan occidentaux et les Man blancs inhument leurs morts dans les trois jours qui suivent un décès. Ils s’appuient sur les règles des Han pour [confectionner] leurs tombes. Il arrive que des foyers fortunés plantent sapins et pins sur une vaste [zone autour de la tombe]. Le Mengshe et les Man noirs n’enterrent pas [leurs morts] dans des tombes. Trois jours en tout après la mort, ils incinèrent le cadavre, recouvrent de terre le reste des braises éteintes et ne recueillent que les deux oreilles. [S’il s’agit d’un membre de] la famille [régnante] du Nanzhao, alors on conserve [les oreilles] dans des fioles d’or que l’on place ensuite à l’intérieur d’un conteneur en argent, et que l’on emmagasine au fond d’une autre pièce. Aux quatre saisons, on les sort pour leur offrir un sacrifice. Certaines des autres familles placent les oreilles dans des fioles de bronze ou des fioles de fer pour les préserver.
- 19 Manshu jiaozhu, 8.216.
西爨及白蠻死後,三日內埋殯,依漢法為墓。稍富室廣栽杉松。蒙舍及諸烏蠻不墓葬。凡死後三日焚屍,其餘灰燼,掩以土壤,唯收兩耳。南詔家則貯以金瓶,又重以銀為函盛之,深藏別室,四時將出祭之。其餘家或銅瓶鐵瓶盛耳藏之也。19
Notes
1 On trouvera les résumés des quatre premiers chapitres dans les Annuaires de l’EPHE-PSL des années 2020-2021 et 2021-2022. Malgré une fortune éditoriale certaine, l’édition de référence du Manshu reste le travail en tous points remarquable de Xiang Da 向達 (1900-1966) : Fan Chuo 樊綽, Manshu jiaozhu 蠻書校注, Xiang Da 向達 (éd.), Pékin, 1962. Les citations des pages suivantes en proviennent toutes.
2 Manshu jiaozhu, 5.114.
3 Il s’agit plus précisément du Sinocalamus affinis, essence la plus commune dans la région, qui pousse jusqu’à 10 m et dont on utilise les chaumes, en vannerie ou pour produire de la pâte à papier (F. Fèvre et G. Métailié, Dictionnaire Ricci des plantes de Chine, Paris, 2005, p. 71).
4 Respectivement des Citrus sinensis et des Citrus trifoliata (les fruits des seconds sont petits et leur goût est désagréable).
5 Manshu jiaozhu, 5.124-125.
6 Zhongguo wenwu ditu ji. Yunnan fence 中国文物地图集. 云南分册, Yunnan sheng wenhua ting 云南文化厅 (éd.), Kunming, Yunnan keji chubanshe, 1999, p. 224.
7 Manshu jiaozhu, 6.126.
8 Manshu jiaozhu, 6.127.
9 Manshu jiaozhu, 6.127, 138, 141.
10 É. Trombert, Le glaive et la charrue. Soldats et paysans chinois à la conquête de l’Ouest. L’histoire d’un échec, Paris, 2020, p. 260, 264.
11 Manshu jiaozhu, 7.171. Li Lincan 李霖燦, Nanzhao Daliguo xin ziliao de zonghe yanjiu 南詔大理國新資料的綜合研究, Taipei, 1982, p. 132.
12 Manshu jiaozhu, 7.174.
13 Manshu jiaozhu, 7.190.
14 Manshu jiaozhu, 7.190.
15 Manshu jiaozhu, 7.200-201.
16 Manshu jiaozhu, 7.204.
17 Xin Tang shu 新唐書, Ouyang Xiu 歐陽修, Pékin, 1997, 222a.6275.
18 Manshu jiaozhu, 8.211.
19 Manshu jiaozhu, 8.216.
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Référence papier
Alexis Lycas, « Pratiques et savoirs géographiques chinois, IIIe-Xe siècles », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 434-439.
Référence électronique
Alexis Lycas, « Pratiques et savoirs géographiques chinois, IIIe-Xe siècles », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7490 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t50
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