Histoire et philologie de la Chine classique
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : Le déclin et la chute des Ming dans la littérature de fiction du XVIIe siècle (2). I. Le récit vernaculaire et la transmission du savoir sur les événements contemporains : histoire littéraire, approches critiques (2). — II. Écritures et réécritures du récit historique d’actualité : étude des sources, lecture de textes (2).
Plan
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1La conférence a poursuivi pour la deuxième année l’étude du thème du déclin et de la chute des Ming tel qu’il est rapporté dans l’imaginaire et la littérature de fiction du xviie siècle. La première heure de chaque séance (« Le récit vernaculaire et la transmission du savoir sur les événements contemporains : histoire littéraire, approches critiques ») a, comme l’année précédente, constitué la partie « cours » de la conférence ; la seconde heure (« Écritures et réécritures du récit historique d’actualité : étude des sources, lecture de textes ») a constitué la partie « pratique », centrée sur la lecture d’extraits et l’analyse des textes étudiés en première partie.
I.Le récit vernaculaire et la transmission du savoir sur les événements contemporains : histoire littéraire, approches critiques
Le théâtre de Wei Zhongxian : le Qingzhong pu 清忠譜 (Le Chant des purs et des loyaux)
2L’année a été consacrée principalement à l’étude des œuvres théâtrales qui, dès le milieu du xviie siècle, voire dès les tout débuts du règne de Chongzhen 崇禎 (1628-1644), ont brodé sur le thème de Wei Zhongxian 魏忠賢 (1568-1627) et de ses victimes. Moins connue que la production romanesque, la production théâtrale autour de ce thème, pour moins abondante qu’elle soit, a cependant joué un rôle majeur dans la diffusion de la connaissance sur le grand eunuque, et son étude est l’occasion de se rappeler que l’étude de l’imaginaire romanesque ne peut se faire en négligeant son pendant théâtral. Dans ce champ, c’est le Qingzhong pu 清忠譜 (Le Chant des purs et des loyaux) qui a le plus retenu notre attention. Ce chuanqi 傳奇 en vingt-cinq scènes est aujourd’hui l’œuvre la plus connue de Li Yu 李⽟ (zi Xuanyu ⽞⽟, hao Sumen xiaolü 蘇⾨嘯侶, Yili an zhuren ⼀笠庵主⼈, ca 1591-ca 1671), le plus célèbre des « dramaturges de Suzhou » de la période de transition Ming-Qing. Elle est relativement tardive par rapport aux événements historiques rapportés, ceux du règne de Tianqi 天啓 (1621-1627) et de la mainmise de Wei Zhongxian, puisqu’elle fut composée à la fin de la décennie 1650. Elle rapporte les événements liés à l’arrestation à Suzhou, par les envoyés de Wei Zhongxian, du ci-devant vice-ministre des Fonctionnaires, Zhou Shunchang 周順昌 (1584-1626), présenté comme un parangon de droiture et soutenu par de simples marchands et plébéiens de Suzhou, exécutés pour avoir tenté de le défendre lors d’un soulèvement populaire : Yan Peiwei 顏佩韋, Yang Nianru 楊念如, Zhou Wenyuan 周⽂元, Ma Jie ⾺傑, Shen Yang 沈揚.
3 Après une présentation générale de l’œuvre, replacée au sein de la production de ce dramaturge aujourd’hui un peu négligé mais pourtant essentiel, nous avons travaillé sur deux textes critiques attachés à cette pièce, son prologue et sa préface.
4Le prologue (pugai 譜概) est dû à Li Yu lui-même ; il fait partie intégrante de la pièce. Il s’agit d’une pièce en vers, telle que classiquement chantée en début de représentation. Elle s’étend sur deux arias, dont la première expose la motivation qui a amené à l’écriture de l’œuvre et l’autre donne une esquisse très rapide des principaux points de la narration. Dans un style très elliptique, ce prologue est typique des ouvertures de ces pièces longues que sont les chuanqi, donnant un aperçu des principaux événements, des personnages ainsi que des mérites particuliers de l’œuvre qu’on va voir et entendre. Parmi les propos sur l’art théâtral lui-même, nous avons l’écho de remarques importantes sur le théâtre comme équivalent oral des textes historiques, ce que résume la formule : « Le Qingzhong pu est une histoire officielle de la scène chantée, elle est la stèle orale qui répand le parfum [des hommes vertueux] sur mille ans » 《清忠譜》詞場正史,千載口碑香.
5La longue préface de Wu Weiye 吳偉業 (1609-1672) est une pièce importante, due à l’un des auteurs les plus en vue de la période de transition Ming-Qing. On comprend que l’obtention d’un tel texte critique par un lettré de cette envergure ait pu équivaloir, pour Li Yu, à une reconnaissance enviable de son art. La préface est la seule pièce qui permette de dater la pièce avec certitude, donnant l’année 1659 comme terminus ad quem. La lecture a été l’occasion de donner une série d’informations sur Wu Weiye (zi Jungong 駿公, hao Meicun 梅村), lui aussi un natif du territoire de Suzhou et donc un compatriote de Li Yu. Beaucoup de choses sont connues de lui et de sa biographie, par exemple sa relation avec la célèbre courtisane de Nanjing Bian Yujing 卞玉京 (ca 1623-1665), qui sera l’un des personnages de L’Éventail aux fleurs de pêcher, Taohua shan 桃花扇. Le recueil de ses œuvres, Wu Meicun ji 吳梅村集, fort de 64 juan, sera très influent. Au cours de l’année 2018-2019, nous avons eu l’occasion de lire la très belle notice biographique qu’il a écrite sur un autre héros du Taohua shan, le conteur Liu Jingting 柳敬亭 (1592-1674/1675), et les positions de ce grand lettré en faveur des genres en langue vulgaire n’est pas à démontrer. Avec Qian Qianyi 錢謙益 (1582–1664) et Gong Dingzi 龔鼎孳 (1616–1673), il fait partie de ceux qu’on a appelés les Trois Maîtres de Jiangdong (Jiangzuo sandajia 江左三大家), nostalgiques des Ming aux œuvres imprégnées de sentiments loyalistes. Connu comme « poète historien », ou auteur de « poèmes à thèmes historiques » (shishi 詩史), il organisa en 1653, au Huqiu shan 虎丘山, aux abords de Suzhou, une conférence riche de débats, de compositions et de lectures d’écrits loyalistes, et il insista toujours sur le lien entre l’écriture littéraire et le sens de l’histoire. Il est à ce titre un auteur important pour notre approche de la thématique, centrale dans cette conférence, du rapport de la fiction littéraire à l’histoire contemporaine. Pour Wu, selon des conceptions assez répandues au xviie siècle, il n’y a pas de barrière de genre, tous ceux qui ont une valeur historique ayant du même coup une valeur littéraire. Wu Weiye est aussi, comme il convient de souligner, historien à part entière, connu pour son important ouvrage, Suikou jilüe 綏寇紀略 (Brèves archives sur la pacification des rebelles), relation sur les troubles paysans pendant les dernières années des Ming.
6Dans sa préface au Qingzhong pu, Wu Weiye replace la question de la mainmise de Wei Zhongxian sur le pouvoir d’État dans le cadre de la question plus large de la perte de souveraineté nationale. Pour lui, la pièce de Li Yu met en évidence une des préoccupations du mouvement du Fushe 復社, en tant qu’héritier du Donglin 東林, sur le rôle des eunuques dans l’affaiblissement général des Ming et l’affaissement de l’État. L’œuvre théâtrale, en tant que médium susceptible de s’adresser à tous les publics, correspond aux idées de Wu sur le rôle important des littératures, y compris populaires, dans une prise de conscience du sens de l’histoire. Venant d’un personnage qui, dans les années 1650, est une référence centrale pour ceux qui entretiennent à un titre ou à un autre la mémoire des Ming ou sont concernés par les origines de sa perte, la préface de 1659 au Qingzhong pu constitue pour Li Yu une légitimation importante.
7Cette préface est dense ; son analyse et sa lecture nous ont occupés sur plusieurs séances. Il n’est pas excessif de dire que ce texte est peut-être plus un prétexte, pour Wu Weiye, pour défendre son propre agenda, qu’un commentaire entièrement dirigé sur les personnages mis en scène par Li Yu. Alors que la pièce est centrée, on l’a dit, sur Zhou Shunchang, la figure dont il paraît le plus urgent de parler, pour Wu, est plutôt Wen Zhenmeng 文震孟 (1574-1636), qu’il évoque de façon répétée. Plusieurs fois cité dans le Suikou jilüe car il est un acteur important de la fin de la dynastie, il est question dans la préface d’événements de la vie de Wen Zhengmeng survenus à partir de 1622, alors qu’il tentait de servir l’empereur Tianqi. Haut fonctionnaire, Académicien Hanlin 翰林大學士, Wen Zhengmeng (zi Wenqi 文起, hao Zhanchi 湛持, shi 謚 (nom posthume) Wensu 文肅) dénonça les faiblesses du jeune empereur et de son entourage en prenant de grands risques. Fin 1622, il présente un mémoire au trône, « Dévouement au gouvernement et apprentissage discursif » (Qinzheng jiangxue shu 勤政講學疏) dans lequel il dénonce une cour, où, dit-il, tout se passe comme dans un « théâtre de marionnettes » (傀儡登場), s’attaquant frontalement à Wei Zhongxian et à ses menées. Démis de ses fonctions, il eut d’une certaine manière la chance de s’être heurté à Wei Zhongxian plus tôt que les autres, ce qui lui valut d’être simplement neutralisé plutôt que mis à mort. Il prendra le parti de son ami Zhou Shunchang, avant d’être rappelé à Pékin en 1628 pour y assumer des fonctions « pédagogiques » auprès du jeune nouvel empereur – Chongzhen (Zhu Youjian 朱由檢), né en 1611, n’a encore que 17 ans. Il est répétiteur érudit (shidu 侍讀) et « compagnon de l’héritier du trône » (zhongyun 中允), et tente d’influencer Zhu Youjian dans ces décisions. Sa position de faveur fait des jaloux et lui vaudra des ennuis en 1630, en particulier de la part d’anciens protégés de Wei Zhongxian, toujours actifs à la cour. Parmi eux le ministre des Fonctionnaires (Libu shangshu 吏部尚書), Wang Yongguang 王永光 (1561-1638), qui cherche, avec toute une coterie, à retourner le jugement du Yandang ni’an 閹黨逆案 (Jugement sur les séditieux du parti des eunuques). Victime d’une cabale, renvoyé chez lui à Changzhou / Suzhou en 1630-1631, rappelé dès 1632, il demande la révision des Guangzong shilu 光宗實錄 (Annales véridiques de l’empereur Taichang 泰昌, r. 1620) dans le sens d’une réévaluation favorable au mouvement Donglin 東林, puis fait son entrée au Secrétariat impérial (Neige 內閣). En opposition constante avec le premier grand secrétaire (Neige shoufu 內閣首輔) Wen Tiren 温體仁 (1573-1638), qui nourrit des sympathies vis-à-vis d’anciens partisans de Wei Zhongxian, il ne restera au Secrétariat qu’à peine deux mois et sera renvoyé chez lui dans la disgrâce.
8Ces différents éléments de la vie politique de Wen Zhenmeng sont évoqués dans la préface de Wu Weiye au Qingzhong pu, dont les principaux axes sont tous de grand intérêt. Wu y défend l’idée – aujourd’hui contestée par les historiens – selon laquelle les abus de Wei Zhongxian sont directement à l’origine de la chute des Ming, alors que les deux exemples précédents d’eunuques ayant usurpé des pouvoirs, ceux de Wang Zhen 王振 (?-1449) et de Liu Jin 劉瑾 (1451-1510), étaient très différents en ce que ces personnages n’avaient jamais représenté un danger vital pour la dynastie elle-même. Il s’insurge en particulier contre la pratique des « temples à un vivant » (shengci 生祠) en l’honneur de Wei – un des grands thèmes de la pièce –, qui ont contribué à asseoir son pouvoir jusque dans l’opinion publique. Wei Zhongxian est promu cause directe de la venue des bandits qui font tomber la capitale, par le pouvoir que prirent ses partisans dans le Nord du Shaanxi, cependant que Wen Zhengmeng, ami et équivalent de Zhou Shunchang, est relié par la communauté thématique de sa biographie à l’histoire de la résistance contre Wei Zhongxian. Wu établit un parallélisme entre Wen Zhenmeng et Zhou Shunchang, avec à chaque fois un individu dont le destin personnel se confond avec celui de la nation. À l’époque où il écrit, il y a une certaine absence de sources sur la chute de la dynastie, et d’une certaine manière il ne peut y avoir, sur les événements contemporains, de documents historiques que fictionnels. L’œuvre de Li Yu remplit pour lui parfaitement sa fonction à cet égard : « On n’imaginait pas que chez les auteurs d’opéras il pût y avoir un tel souci de l’exactitude historique » (不知此後填詞者亦能按實譜義), écrit-il.
9Un autre document paratextuel que nous avons étudié au cours de notre exploration du Qingzhong pu et de son environnement critique est la « Biographie des Cinq », « Wuren zhuan » 五人傳, due à Jin Risheng 金日升, un auteur un peu obscur écrivant sous Chongzhen, et figurant au juan 22 de son ouvrage Songtian lubi 頌天臚筆 (Pinceau d’exposition en hommage au Ciel). Elle est incluse dans une compilation considérable sur Zhou Shunchang, éditée par Chen Bin 陈斌, Zhou Shunchang yanjiu ziliao huibian 周顺昌研究资料汇编 (Suzhou daxue chubanshe, 2013), un livre de 532 pages, mine de documents sur le personnage et son environnement historique, littéraire et social. La notice biographique « Wuren zhuan » est à l’évidence une des sources de la pièce, puisqu’on en retrouve des détails un peu partout dans le texte. Elle est à l’origine de ce qui devient presque un genre en soi, les textes d’éloge sur ces cinq roturiers de Suzhou, au centre de ce qui deviendra une véritable légende locale. Ils sont toujours honorés de nos jours dans le temple qui leur est consacré autour de leur tombeau. Les détails du soulèvement du peuple de Suzhou contre l’arrestation de Zhou Shunchang par les sinistres tiji 緹騎, les envoyés de la Garde aux vêtements de brocart commandités par Wei Zhongxian, sont rapportés de façon très précise. L’auteur y conclut sur une dignité humaine qui n’est pas fonction de la classe sociale. « La juste colère des Cinq, par quoi a-t-elle agi ? Par ceci qu’ils ont été des hommes. À côté de cela, ceux qui s’entretenaient dans la mollesse et dans la graisse pour servir l’eunuque, qui allaient avec des apprêts coquets, tous ceux de leur sorte, étaient-ils des hommes, ou pas ? » (五人公正發憤,何所為而為乎?其可以為人矣。不然,彼脂韋事閹、佩玉鳴履者若若也,人耶,否耶?
10). Les shishi xiaoshuo 時事小說 et shishi xiqu 時事戲曲, les « romans » et « pièces de théâtre » sur des « événements d’actualité » du xviie siècle n’ont fait l’objet que d’un nombre limité d’études jusqu’à présent. Parmi les quelques travaux publiés qui ont été consacrés au remarquable Qingzhong pu, deux articles nous ont paru mériter une attention particulière. Chacun, à sa manière, a justement cherché à caractériser les ressorts de la narration sur les événements de l’histoire contemporaine. Le premier traite de la façon dont l’actualité est mise en valeur dans la pièce, le second traite plus particulièrement d’un détail d’importance : la manière dont le dialecte de Suzhou est mis en œuvre concrètement dans certaines scènes.
11Dans « Onstage Rumor, Offstage Voices: The Politics of the Present in the Contemporary Opera of Li Yu » (Frontiers of History in China, 9, no 2 [2014] : p. 165-201), Paize Keulemans examine une technique dramatique selon lui privilégiée par Li Yu : l’inclusion de bribes de rumeurs et de nouvelles rapportées dans la pièce. En incluant de tels apports très contemporains, Li Yu génère un sens de l’immédiateté au-delà de la fiction de la scène dans la « réalité » du public, créant une forme d’opéra éminemment adaptée pour rendre compte de l’activisme local de Suzhou. La pièce est, il est vrai, riche d’un sens aigu de contemporanéité, dans une mise en relation de personnages, d’événements et d’espaces divers au sein d’une structure unique et cohérente. Keulemans remarque ainsi comment Li Yu réussit à effacer la frontière existant entre la scène et la ville même de Suzhou, pour laquelle la pièce est faite. Il y parvient notamment en mettant en scène des mouvements de masse dans lesquelles de larges pans de la population locale sont engagés dans un activisme politique. Il remarque que toutes les scènes intensément dramatiques du Qingzhong pu impliquent à un titre ou à un autre la population locale, souvent présentée comme une seule et même entité unie dans l’action. Cet aspect est remarquable dans la scène 22, « La destruction du temple », « Hui ci » 毀祠, une des dernières scènes, où, en détruisant le temple à Wei Zhongxian, le petit peuple de Suzhou semble reprendre en main son destin. Les noms de différentes localités de l’agglomération sont cités. Dans la didascalie les indications sur les costumes soulignent la diversité des apparences et des conditions sociales. Cette foule n’est pas présente seulement sur la scène : Li Yu trouve des techniques pour montrer comment elle est présente dans tout le périmètre de la ville, dont l’espace théâtral n’est qu’une fraction caractéristique. Cette foule est également traversée de rumeurs qui circulent rapidement et relient l’espace scénique au monde extérieur. Enfin ces rumeurs sont les véhicules d’un sentiment fort d’unité entre les personnages vus sur scène et l’ensemble de la population, « réelle », de la ville. Paize Keulemans peut ainsi conclure :
Meta-theatricality in The Registers of Pure and Loyal [Qingzhong pu] does not lead to detachment or transcendence, but instead to immersion and engagement. Li Yu’s meta-theatricality and its politics of emotional engagement are predicated precisely on the way they blur fiction and reality. This is perfectly captured in their use of rumor as source material and as structuring device.
12Citant un souvenir des Tao’an mengyi 陶庵夢憶 (Souvenirs rêvés de Tao’an), de Zhang Dai 張岱 (1597-1689), il montre comment la conception de la méta-théâtralité par Zhang Dai est remarquablement proche de celle de Li Yu, à ceci près que Zhang Dai ne relève ses effets que pour souligner… le danger qu’elle représente, car elle possède un pouvoir contre lequel il juge bon de mettre le public en garde. Nous avons pu également montrer comment Kong Shangren 孔尚任 (1648-1718), dans son Éventail aux fleurs de pêcher, est à sa manière tributaire d’un traitement de l’actualité et de la rumeur tel qu’il a été élaboré par Li Yu.
13Sur l’utilisation du dialecte local dans le Qingzhong pu, Catherine Swatek a publié un article qui mérite plus encore attention : « Dialect Humor and Local Sentiment in Two Plays by the Suzhou Playwright Li Yu 李玉 (1602 ? – post 1676) » (CHINOPERL: Journal of Chinese Oral and Performing Literature, 39, no 1 [juillet 2020], p. 31-58). En examinant plusieurs versions de scènes de la pièce, les éditions imprimées avec une version manuscrite, elle montre des différences significatives, dans la performance, de certains rôles s’exprimant en dialecte. À travers un examen de la manière dont des textes manuscrits, qui font un usage intensif du dialecte de Suzhou, diffèrent de la version plus cardinale destinée à l’imprimeur, elle montre le niveau d’improvisation que s’autorisaient les acteurs sur la scène, introduisant par leur usage du dialecte un groupe linguistique distinct. Ceci leur permet d’ériger un pouvoir de résistance face au pouvoir de Pékin. Notre travail à partir de la réflexion de C. Swatek a été nourri de la lecture et de la comparaison de nombreux extraits, les deux versions, celle de la xylographie originale et celle d’un manuscrit dit « de Nanjing » (南京鈔本) étant toutes les deux incluses dans l’édition des œuvres théâtrales de Li Yu (Li Yu xiqu ji 李玉戲曲集, éd. par Chen Guyu 陳古虞, Chen Duo 陳多 et Ma Shenggui 馬聖貴, Shanghai Guji chubanshe, coll. « Zhongguo gudian wenxue congshu » 中國古典文學叢書, 2004, vol. 3, respectivement p. 1291-1403 et p. 1404-1489).
14La comparaison des deux textes montre certains remaniements profonds entre les versions, avec un découpage différent des scènes, et certaines de ces dernières qui deviennent surdéveloppées dans la version manuscrite, où sont introduits de nombreux ajouts faisant parler des rôles locaux (de bouffons, chou 丑, notamment), en dialecte de Suzhou. Les changements opérés sont souvent hilarants, montrant la corruption mais aussi la bêtise des envoyés pékinois de Wei Zhongxian que les petits fonctionnaires locaux font tourner en bourrique en feignant de ne pas les comprendre ou en interprétant de façon facétieuse ou grotesque leurs ordres et leurs propos. Un luxe véritablement virtuose de jeux de mots, de calembours, souvent difficiles à interpréter tant ils sont vernaculaires, montre une tension entre langue commune et langues locales qui n’est pas souvent mise en scène à ce niveau d’élaboration, dans les pièces de théâtre ou dans le roman d’avant le xixe siècle. La foule du petit peuple de Suzhou, présentée de façon un peu théorique chez Keulemans, acquiert ici une présence remarquable, avec un localisme qui, tirant profit de la scélératesse de Wei Zhongxian, vient casser l’illusoire unité nationale. L’utilisation du dialecte y montre indirectement le rôle du mandarin dans la construction d’une propagande et d’un discours officiels.
Les précurseurs : les deux plus anciennes pièces sur Wei Zhongxian
15Le Qingzhong pu de Li Yu n’a pas été la seule pièce que nous ayons étudiée. Deux autres œuvres ont retenu notre attention, quoique plus brièvement. En fait, de même que dans le domaine du roman, c’est très tôt, dès la première année du règne de Chongzhen, que le monde du théâtre s’est attaché à mettre en scène le thème de la puissance et de la chute de Wei Zhongxian. Au cours de la transition Ming-Qing, sous les règnes de Chongzhen puis de Shunzhi 順治 (r. 1644-1661), on ne dénombre pas moins de onze pièces consacrée au conflit entre Wei Zhongxian et le Donglin. Trois d’entre elles seulement nous sont parvenues. Si la plus connue est le Qingzhong pu, deux autres pièces l’ont précédé : Wei jian mo zhong ji 魏監磨忠記 (L’eunuque Wei broie les loyaux), ou simplement Mo zhong ji 磨忠記 (Les Loyaux broyés), d’un certain Fan Shiyan 范世彥, et Xi feng chun 喜逢春 (Une heureuse rencontre avec le printemps), d’un anonyme signant Qingxiaosheng 清嘯生, L’Érudit au clair sifflement. Un article d’Alison Hardie (« Political Drama in the Ming-Qing Transition: A Study of Four Plays », Ming Qing Yanjiu, 17, no 1 [2012] : p. 1-34) en traite en partie, fournissant certaines informations précieuses.
16Mo zhong ji de Fan Shiyan 范世彥, un auteur obscur du Zhejiang, est considérée comme la plus ancienne des pièces sur le thème de Wei Zhongxian à nous être parvenues, ayant été écrite peut-être avant 1629. En 38 scènes, elle met en scène Wei Zhongxian, Cui Chengxiu 崔呈秀 (1571-1627) et Tian Ergeng 田爾耕 (?-1628) aux prises avec Yang Lian 楊漣 (1571-1625), Wei Dazhong 魏大中 (1575-1625) et Zhou Shunchang 周順昌 (1584-1626). Une sous-intrigue concerne le soulèvement mené par Nurhaci 努爾哈赤 (1559-1626), et l’on trouve aussi une grande mise en valeur d’aspects de la vie privée des victimes de Wei, les femmes y tenant une grande place. La mise en exergue de la femme de Yang Yang Lian 楊漣 (1572-1625), jouée par un rôle féminin principal (dan 旦), est un aspect remarquable de la pièce, qui tend à rendre l’affaire politique plus proche du public. Après la mort de Yang Lian, sa femme est envoyée en exil, de même que les épouses de Wei Dazhong et de Zhou Shunchang. Intervient alors une autre composante importante de la pièce, son aspect surnaturel. Au-delà de la frontière, les femmes exilées sont protégées par le dieu local (tudiwang 土地王) de Datong 大同, déguisé en nonne. La furen Yang dispose pour elle-même d’une scène entière. La présence de Ke-shi 客氏, la nourrice de l’empereur Tianqi, sert aussi, à sa façon, à souligner les aspects familiaux de l’histoire, puisqu’elle serait, dit l’histoire, secrètement mariée à Wei Zhongxian. L’élément surnaturel correspond certainement à une attente du public, mais a aussi pour effet de dédouaner le grand eunuque jusqu’à un certain point, irresponsable de ses méfaits puisqu’on nous dit qu’il n’est en réalité qu’un démon incarné sous forme humaine. La pièce, qui a été jugée médiocre, présente un aspect sensationnaliste présentant les conflits comme des affrontements élémentaires entre le bien et le mal, avec peu de subtilité dans la description des personnages.
17La seconde pièce la plus ancienne sur le thème de Wei Zhongxian à nous être parvenue, Xi feng chun, est d’origine encore plus obscure. Tout ce qu’on sait de son auteur anonyme, L’Érudit au clair sifflement, est qu’il était originaire de Nanjing, mais l’édition n’indique aucune attache avec une localité particulière. Le titre fait référence à l’ère de renouveau inaugurée par l’accession au trône de Chongzhen vers la fin de la pièce, un moment plein d’optimisme après les années sombres qui laisse à penser que la pièce fut composée en un temps antérieur à celui des déceptions apportées par le règne de Zhu Youjian. L’auteur aborde l’histoire d’une manière assez différente de celle de Fan Shiyan, son personnage central étant un chef de bureau au ministère de la Justice, Mao Shilong 毛士龍 (zi Bogao 伯高, hao Yumen 禹門, ?-1644, jinshi 進士 en 1613), ennemi acharné de Wei Zhongxian. Il reste moins connu que les martyrs des grandes purges, puisqu’il vivra jusqu’à l’année de la chute de Pékin. La pièce donne à l’histoire une tournure très différente de celle des autres drames, montrant un Mao qui saura traverser le règne de Tianqi en préservant son honneur et son intégrité. Le surnaturel ne joue qu’un rôle mineur, avec toutefois un grand eunuque terrassé par Guandi 關帝, divinité protectrice des lettrés, quand il tente de s’asseoir sur le trône impérial. D’autres thématiques de la pièce sont propres à attirer du public : la violence et les descriptions érotiques ou graveleuses. Nous découvrons ainsi un Wei Zhongxian pré-eunuque entretenant une liaison avec sa belle-sœur, qui lui fournit de l’argent pour le jeu, et finalement obligé par son frère à se châtrer sur scène pour échapper à la justice. Le spectacle de la violence est très présent. Xu Xianchun 許顯春 (?-1628), l’acolyte de Wei, y est décrit dans toute sa brutalité contre les hauts fonctionnaires, et soumettant à la torture, sur scène, Yang Lian et Wei Dazhong. Malgré quelques scènes individuellement frappantes, l’intrigue de Xi feng chun est assez décousue. Le traitement du personnage central de Mao Shilong est sans grand relief, et présenté de façon parfois moins romanesque que ce que l’ont trouvera à son propos dans le Ming shi 明史. Les séquences d’événements montrent peu d’imagination, les enchaînements sont pauvres, et il n’est pas jusqu’aux références au règne éclairé de l’empereur Chongzhen, nouvellement intronisé à l’époque de la composition de la pièce, qui ne paraissent stéréotypées. Ce chuanqi a peut-être été monté pour célébrer l’inauguration du nouveau règne, et une composition hâtive pourrait expliquer la construction maladroite de l’intrigue. On remarquera toutefois que les blocs d’impression de l’édition Chongzhen sont très usés, parfois peu lisibles, ce qui laisse à penser qu’en dépit de ses lacunes, la pièce a pu connaître une période de popularité.
Élaboration romanesque et rationalisation : le Taowu xianping 檮杌閑評
18La dernière œuvre sur le thème de Wei Zhongxian que nous ayons étudiée est le roman en cinquante chapitres Taowu xianping 檮杌閑評, Les conversations oiseuses de la bête de Taowu (Idle Talk of the Taowu Beast), publié en 1644, peu après la mort de l’empereur Chongzhen. Son titre alternatif est Mingzhu yuan 明珠緣, Le lien prédestiné de la perle lumineuse. Son auteur est difficile à identifier. Il pourrait s’agir de Li Qing 李清 (1602-1683), le livre ayant pu être publié à Xinghua 興化 (Jiangsu). Li Qing est surtout connu comme historien. Le livre aurait pu être achevé en 1644. Comparé à d’autres titres de la veine des « romans d’actualité » (shishi xiaoshuo), le Taowu xianping paraît distant par rapport aux événements, comme si ceux-ci appartenaient déjà au passé. Le livre, très bien écrit, est à beaucoup d’égards remarquable. Il présente une tendance à l’embellissement, aux développements romanesques, au lyrisme. Il avance aussi des formes de dédouanement de la responsabilité personnelle de Wei Zhongxian, au profit de responsabilités plus partagées. Ce point de vue pourrait être postérieur à 1644, alors qu’on a fait l’expérience de catastrophes encore plus importantes que celles de l’époque de Tianqi.
19L’un des aspects intéressants du Taowu xianping est sa composition qui tire profit d’un dense réseau d’intertextualité. Il reprend en effet verbatim de nombreux passages de Wei Zhongxian xiaoshuo chijian shu 魏忠賢小說斥奸書 (1628), roman dû à un auteur et éditeur important, Lu Yunlong 陸雲龍 (vers 1586-1644), sur lequel on sait beaucoup de choses. Son titre fait référence à une bête mythique de l’Antiquité, le taowu 檮杌, aux connotations multiples. C’est d’une part un monstre malfaisant, et d’autre part la notion même d’histoire. L’histoire, ou taowu, n’est autre que l’inscription des actes des malfaiteurs et de leurs conséquences ; elle raconte le passé de manière à mettre en garde les générations suivantes contre l'immoralité et les déviances. Ce monstre a de plus des propriétés psychopompes : c’est un médium, agissant sur la transmigration des morts.
20Le roman est riche en rebondissements, en épisodes de nature multiple ; il est idéologiquement assez complexe. Il possède un cadre surnaturel, avec une narration construite autour d’une causalité karmique. Dans un contexte d’inondations du fleuve Jaune et de la Huai 淮河, le haut fonctionnaire en charge de la régulation des eaux fait brûler un nid de serpents rouges, crime lourd de conséquences, puisque ces êtres surnaturels reviendront en ce monde sous la forme de Wei Zhongxian et Dame Ke. C’est dans ce cadre de destinée quasi cosmique que s’insère toute la narration romanesque, qui redonne de Wei une nouvelle version biographique, particulièrement vivante et enlevée. Celle-ci associe Wei à des rencontres féminines qui contribuent à donner un relief beaucoup plus subjectif au destin du grand eunuque – qui ne devient tel que par l’action d’un chien qui lui emporte les organes génitaux avec ses crocs. Sa condition n’est donc pas choisie, ce qui contribue à construire une biographie assez nuancée du personnage. Au lieu d’être le grand méchant tel que décrit dans d’autres textes, il est ici plutôt présenté comme une victime. L’intertextualité confère au texte une dimension universelle à une suite d’épisodes circonscrits temporellement. En raison du système de prolepse et d’analepse au sein duquel il s’insère, le récit remonte à l’empereur Yao 堯 et à Yu le Grand 大禹, et en même temps il rationalise les souffrances subies par les uns et par les autres au sein d’un système logique de rétribution. Remarquable aussi est le rôle joué par les deux principales femmes de la vie de Wei Zhongxian, personnages antithétiques qui n’ont pas de précédent dans les autres romans sur Wei – la femme excessive, Ke Yinyue 客印月 (possesseur de la perle de destinée présente dans le titre alternatif), et la chaste femme modèle, Fu Ruyu 傅如玉. Également complexe au sein du roman est la question de la filiation, une question possédant en filigrane une grande importance dans les récits d’eunuques. Wei Zhongxian est le fils illégitime que sa mère, Hou Yiniang 侯一娘, a eu avec un acteur, Wei Zixu 魏子虛 (« Fils vide »). Mais ce père perdu restera inconnu de Wei Zhongxian. Des années plus tard, lorsque Wei rencontre son père naturel, tous les deux ignorent le lien qui les relie. La même situation revient lorsque Fu Yingxing 傅應星, le fils que Wei a eu avec Fu Ruyu, rencontre celui qui entretemps est devenu le grand eunuque : on le lui présente comme son « oncle ». Dans les deux cas, la relation père-fils reste ignorée. Ironie de l’histoire, Wei Zhongxian qui entretient des relations « père / fils » avec de nombreux fonctionnaires qui se disent ses « fils adoptifs », est incapable de reconnaître le vrai fils qu’il a engendré. C’est là une assez bonne définition, au fond, de ce que signifie symboliquement la castration de Wei : l’impossibilité de reconnaître une filiation. Nous devons de surcroît nous rappeler le rapport ambigu de Yu le Grand à son père Gun 鯀, surnommé taowu 檮杌. Gun avait été chargé par l’empereur Shun 舜 de réguler les eaux du fleuve Jaune et s’était avéré incapable d’y parvenir. En reprenant cette tâche et réussissant à la mener à bien, Yu répare aussi son père : il assure la rédemption de sa lignée, et lui donne au contraire une postérité. Cet acte de rédemption du père se retrouve à la fin de l’histoire, après le suicide de Wei, quand Fu Yingxing et sa mère Fu Ruyu organisent une cérémonie bouddhique pour libérer l’âme de Wei. Cet élément narratif n’est pas sans rappeler la dernière scène du Jin Ping Mei 金瓶梅, lorsque Wu Yueniang 吳月娘 permet à Xiaoge 小哥, le fils du défunt Ximen Qing 西門慶, et aussi sa réincarnation, de prendre la tonsure pour racheter les crimes de son père.
21De manière générale il y a de grandes différences entre le projet narratif du Taowu xianping et les romans précédents sur Wei Zhongxian. Ici Wei est dépeint comme un bouffon sans envergure dont l’ascension au pouvoir est le fruit de coïncidences. Ce portrait de Wei Zhongxian génère une gamme d’émotions beaucoup plus large, allant de l’empathie au sentiment du ridicule. Avec ce roman apparaît une volonté de sortir de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie Donglin, qui avait chargé Wei Zhongxian de la responsabilité de la chute des Ming, comme symbole commode d’une lutte historiquement perdue contre la corruption et l’ineptie du gouvernement. Bien que des passages entiers du Wei Zhongxian xiaoshuo chijian shu soient cités verbatim dans le Taowu xianping, nous avons affaire à deux projets littéraires bien différents. Alors que le roman plus ancien « condamnait » (chijian shu 斥奸書), l’auteur « commente » désormais avec un certain « détachement » (sens de xianping 閒評). Pour la première fois le personnage de Wei n’est pas présenté selon une grille d’analyse binaire, mais comme un personnage complexe. L’eunuque est ici une personnalité ordinaire, assez bête, crédule, personnage parfois bon bougre, à l’origine petit escroc se laissant facilement berner par des aigrefins bien plus filous que lui. Souvent plus comique que vraiment méprisable, il paraît surtout croire à ses rêveries, et montre dans certains cas de la générosité si ce n’est même de la grandeur d’âme. Dans les romans précédents, Wei se châtrait lui-même en sachant d’avance le profit qu’il pourrait tirer de cet acte. Ici, il devient simplement eunuque du palais parce qu’il se trouve avoir été châtré par un chien ayant dévoré ses organes génitaux alors qu’il cuvait son vin. L’ordre des nécessités est inversé. Écrit probablement après la chute des Ming, et donc la survenue de catastrophes beaucoup plus graves que celles de l’époque du duel Wei / Donglin, le roman présente un personnage plus complexe que dans ses versions précédentes. Il est aussi plus intéressant. Non plus génie du mal, calculateur et impérieux, mais désormais personnage bouffon, vaniteux, mesquin, opportuniste, il ne possède pas une nature différente de tous ceux qui ont dû se révéler tels qu’ils étaient dans la catastrophe survenue à partir de 1644.
II. Écritures et réécritures du récit historique d’actualité : étude des sources, lecture de textes
Qingzhong pu清忠譜
22Des extraits de l’œuvre de Li Yu ont été lus et traduits en séance.
23Scène 4 : « La fondation du temple » (« Chuangci » 創祠), sur la décision du censeur-inspecteur du Nanzhili, Mao Yilu 毛一鷺, de construire un « temple à un vivant » en l’honneur de Wei Zhongxian.
24Scène 6 : « Insultes à la statue » (« Ma xiang » 罵像) de Wei Zhongxian par Zhou Shunchang, correspondant au moment où Zhou Shunchang scelle son destin.
25Scène 16 : « La supplique écrit avec le sang » (« Xuezou » 血奏), dans laquelle le fils de Zhou Shunchang, Zhou Maolan 周茂蘭, présente une supplique pour demander la grâce de son père. Un tour d’horizon est effectué sur ce thème narratif courant, et ancien, du texte tracé avec le propre sang de celui qui écrit, qui marque ainsi sa sincérité, thème auquel Jimmy Yung Fung Yu consacre un chapitre de son livre (Sanctity and Self-Inflicted Violence in Chinese Religions, 1500-1700, Oxford, New York, Oxford University Press, 2012).
26Scène 17 : « La tête dans un sac » (« Nang shou » 囊首), sur la mise à mort de Zhou Shunchang dans la prison du décret, ce qui a été l’occasion de lire également des passages du Beixing ripu 北行日譜 (Journal du voyage dans le Nord) de Zhu Zuwen 朱祖文, un proche ami de Zhou Shunchang, compte rendu très précis des malheurs de Zhou, et une source importante de Li Yu dans son écriture de sa pièce.
27Scène 18 : « L’exécution des justes » (« Lu yi » 戮義), sur la mort tragique des cinq amis, hommes du peuple, qui, à Suzhou, avaient cherché à défendre Zhou Shunchang et avaient mené la révolte contre son arrestation.
28Scène 20 : « La rencontre des âmes » (« Hun yu » 魂遇), mettant en scène la rencontre des âmes des Cinq, remontant vers Pékin pour porter plainte de leur sort, avec celle de Zhou Shunchang, redescendant, lui, vers le Sud pour aller prendre les hautes fonctions qui sont désormais les siennes, celle de dieu des Murs et des Fossés de Nanjing, la Capitale du Sud. Les Cinq deviennent ses adjoints, Administrateurs des registres des mérites des cinq directions (Wufang gongcao 五方功曹). Cette scène a fait l’objet, en raison de la vision panoptique qu’elle donne de l’espace de l’empire comme ensemble unifié, de réflexions de Tina Lu dans sont livre Accidental incest, filial cannibalism, & other peculiar encounters in late imperial Chinese literature (Cambridge, MA, Harvard University Press, 2008 [Harvard East Asian monographs 304]).
Taowu xianping檮杌閑評
29Le seul chapitre du Taowu xianping 檮杌閑評 à avoir été lu en séance est le long chapitre 40, « D’étranges cataclysmes servent de prétexte à éloigner des ministres vertueux, Par des arrestations abusives, du tort est fait aux hommes honnêtes » (« Ju zaiyi yuanzhu zhichen, Jia jibu wanghai liangshan » 據災異遠逐直臣, 假緝捕枉害良善). Le long extrait étudié permet d’analyser la manière dont le roman exploite un fait divers bien connu, celui de l’explosion, le 30 mai 1626, du Wanggongchang 王恭廠 (alias Anminchang 安民廠 (安皿廠), l’arsenal de Pékin, qui détruit tout un quartier de Pékin et est entendu jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville. Nous avons lu et étudié en particulier le rapport qui est fait sur « La cataclysme cosmique rapporté par la gazette de Pékin », « Tianbian dichao » 天變邸抄, ainsi que la relation donnée, sur le même sujet, vers 1672, par Song Qifeng 宋起鳳 dans Propos insignifiants, Baishuo 稗說.
Déclin et chute des Ming dans la littérature de fiction du XVIIe siècle : conclusion de l’année 2
30L’année a été consacrée principalement à la production théâtrale relative aux événements de la période Wei Zhongxian dans le contexte de la production de ce qu’il est convenu d’appeler le théâtre et le roman d’actualité (shishi [xi]qu 時事[戲]曲, shishi xiaoshuo 時事小說). La production imaginaire autour du personnage de Wei Zhongxian et de son époque constitue un sujet colossal. Il est l’un des personnages de l’histoire nationale qui a le plus prêté à la production de littérature d’imagination, et le premier cas dans ces proportions. Son traitement témoigne d’une période caractérisée par un intérêt sans précédent du public pour ce qui se passe dans le secret la cour et dans les hautes sphères de l’État. Entre roman et théâtre, les publics ne sont pas les mêmes. Alors que tous les publics n’ont pas de culture écrite suffisante pour lire des romans, tous ont la capacité d’assister à des pièces de théâtre, où, en particulier, l’usage des dialectes permet d’incorporer à une culture locale des problématiques nationales.
31Il y a une ambiguïté continue du personnage de Wei Zhongxian et de son thème. Le jugement sur lui est changeant, et finit par relativiser ses crimes. Il est possible que le sentiment par rapport à lui n’ait pas été, sous les Ming finissants, identique à ce qui s’est fixé par la suite, et jusqu’à aujourd’hui. Si des justifications peuvent paraître à l’époque, qui tempèrent le caractère monstrueux du personnage, c’est que l’empire de la rumeur comporte aussi une critique, plus sourde mais continue, à l’encontre du Donglin. Aujourd’hui valorisé d’une manière qui laisse peu de place à la nuance, le Donglin a dû susciter, en son temps, un sentiment général globalement négatif, de sorte que la lutte de ses membres contre Wei Zhongxian ont du être ressentis dans le moment en termes moins manichéens qu’ils ne le sont devenus. La pratique de la collusion des hauts fonctionnaires avec les eunuques, qui ne date pas de Wei, est sans doute ce qui est le plus universellement condamné, et c’est un trait qui apparaît souvent dans les textes d’imagination. La méfiance générale vis-à-vis de ce qui se passe à la cour fait que le mouvement Donglin ne bénéficie pas vraiment, au niveau de l’opinion générale, d’un sentiment de préférence. Cette méfiance conduit à une expression qui parfois passe par une opposition capitale / provinces dont le Qingzhong pu est typique. Zhou Shunchang est un héros national certes, mais son traitement est fortement ancré sur l’hypothèse d’une sorte de vertu spontanée des provinces face à une corruption supposément irrémissible de la capitale.
32Écrite avec un certain recul, et à la lumière de la chute subséquente de la dynastie, la préface de Wu Weiye au Qingzhong pu témoigne d’une opinion probablement assez répandue à l’époque où il écrit : que la dynastie a commencé à entrer sur une pente fatale à partir de Wei Zhongxian. À partir de lui, plus rien ne pouvait arrêter sa fin. Mais Wei n’y apparaît au fond que comme un déclic, au sein de mécanismes de corruption dont les causes lui sont extérieures.
33Les régions pouvaient commencer à se dispenser du lien automatique de loyauté vis-à-vis de l’autorité de la cour impériale. Nous verrons justement ce qu’il en est de cette question dans la suite de la conférence, qui, en année 3, sur le thème (2023-2024), sera concentrée sur les récits relatifs au règne de Chongzhen et de ses troubles.
Pour citer cet article
Référence papier
Rainier Lanselle, « Histoire et philologie de la Chine classique », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 440-451.
Référence électronique
Rainier Lanselle, « Histoire et philologie de la Chine classique », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7388 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t4s
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