Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : Nouvelles recherches sur la diplomatie du Second Empire. La diplomatie française pendant la guerre de Crimée et le congrès de Paris.
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1Le programme des conférences de l’année 2021-2022 avait permis de mettre en lumière l’activité du consulat de France à Jérusalem à travers la correspondance des consuls et d’autres documents issus des archives diplomatiques françaises, puis de porter l’attention sur la crise diplomatique dite « des Lieux saints » (1847-1853) dont il est convenu de voir l’origine de la guerre de Crimée (1853-1856). Au cours de l’année, l’actualité internationale avait donné une importante imprévue à la problématique des rapports de la Russie avec l’Europe orientale et de sa confrontation avec le système international, et les résonnances du xixe avec notre siècle s’avèrent, mutatis mutandis, fort nombreuses.
2Conformément à l’esprit de ces conférences annuelles d’histoire de la diplomatie et des relations internationales au xixe siècle, dont il faut rappeler que l’EPHE-PSL est seule dans l’enseignement supérieur français à en proposer, le but était double : former les auditeurs et les étudiants à la connaissance et à l’exploitation des sources diplomatiques françaises, dans toute leur diversité et en particulier celle des archives disponibles ; et reprendre en profondeur, en revenant aux sources, des événements qui ont eu une très grande portée mais sur lesquels on continue à lire et à publier des lectures orientées et partielles, voire erronées. Au demeurant, l’origine et la persistance de ces erreurs ou de ces biais historiques sont elles-mêmes d’un grand intérêt et méritent une étude historiographique. Le double but – pédagogique et scientifique – poursuivi a inspiré également le programme de cette année, qui est la suite directe des conférences de 2021-2022 sur la crise des Lieux saints dans son environnement international. Elles avaient permis de conclure qu’il n’est plus possible de faire de la crise diplomatique des Lieux saints (1847-1853) la véritable cause des événements dont est issu un conflit majeur impliquant plusieurs grandes puissances pendant plusieurs années, avec d’immenses enjeux géopolitiques – l’avenir de l’Empire ottoman, l’équilibre européen, la neutralisation de la mer Noire, le statut des chrétiens d’Orient ou celui de la Roumanie. La crise des Lieux saints ne fut que le prologue de la guerre de Crimée et même, disons le mot, le prétexte.
3Les premières séances ont été consacrée à un aperçu historiographique depuis la fin du xixe siècle jusqu’aux historiens plus récents. Force est de constater qu’en se focalisant sur la question des Lieux saints comme cause de la guerre de Crimée et sur la diplomatie de Napoléon III comme structurellement mal fondée, mal conduite, incohérente, à dénigrer par principe, l’historiographie a souvent peiné à saisir les véritables enjeux. De ce fait, elle a persisté à y voir une guerre indéfendable causée par des motifs dérisoires et par des dirigeants inconséquents. C’est que, du côté français, l’exécration du régime impérial par la Troisième République puis, surtout, l’alliance franco-russe à la Belle Époque ont lourdement et doublement pesé sur l’historiographie. Ainsi, en 1895, en pleine idylle entre la France et la Russie, l’historien républicain Antonin Debidour écrit au sujet de la guerre de Crimée :
- 1 Antonin Debidour, « Napoléon III », dans La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, (...)
Napoléon III voulait surtout empêcher la France de penser à ses libertés perdues et l’en distraire par la gloire des armes. De là l’importance qu’il fit prendre en 1853 à l’insignifiante querelle des Lieux saints et la facilité avec laquelle il se laissa entraîner par l’Angleterre dans une action commune contre la Russie1.
4L’intérêt de ces quelques lignes, qui résument parfaitement la doxa historique dominante alors et pour longtemps, c’est que tout y est faux : car Napoléon III n’a pas provoqué une guerre pour faire oublier le coup d’État ; la querelle des Lieux saints n’a pas été relancée en 1853 par la France, c’est le moins qu’on puisse dire ; la France n’a pas été entraînée par l’Angleterre, c’est très exactement le contraire qui s’est produit au printemps 1853 ; et l’« action commune contre la Russie » ne résulte pas d’une offensive occidentale mais d’une réaction commune contre la tentative russe de pousser au maximum son avantage en Orient dans un contexte qui lui parut très favorable.
- 2 Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales, t. V, Paris, Hachette, 1954, p. 291.
- 3 P. Renouvin, Histoire des relations internationales, V, p. 291.
5Dans les années 1950, écrivant lui-même les chapitres sur cette époque dans sa vaste Histoire des relations internationales, Pierre Renouvin tente à son tour d’exposer aussi nettement que possible les causes embrouillées de la guerre de Crimée. Du côté russe, dit-il en substance, les choses sont assez claires : le tsar Nicolas avait l’ambition de réaliser enfin la vocation historique de la Russie d’accéder à la Méditerranée et d’établir sa tutelle sur la Sublime Porte. Du côté anglais, les motifs stratégiques l’emportent aussi, en sens évidemment contraire : il faut empêcher à tout prix les Russes d’avancer davantage vers le sud, et pour cela il faut sauver l’Empire ottoman. Mais du côté français, Renouvin ne comprend pas et le dit : les motivations qui ont décidé le nouveau régime à s’allier aux Anglais pour sauver l’Empire turc sont tout bonnement insaisissables pour lui. L’économie ? La religion ? « Aucune de ces explications n’est satisfaisante ; aucune n’est confirmée par les rares documents qui permettent d’entrevoir la pensée de l’Empereur. »2. L’historien est sur le point de s’avouer vaincu. Mais il faut bien donner une explication, alors il ajoute : « La préoccupation essentielle est liée à la politique générale. Napoléon III, en préface aux grands projets européens qu’il envisage, veut […] obtenir à cette occasion l’alliance anglaise, voilà le but immédiat qu’il se propose. »3.
6S’il est incontestable que Napoléon III ait agi pour des motifs de « politique générale » et qu’il ait voulu fonder solidement l’alliance anglaise dès le début de son règne, l’hypothèse d’une guerre de Crimée envisagée comme préalable à la « politique des nationalités », comme si sa diplomatie se limitait à cette seule politique, paraît difficile à défendre.
7Ainsi, l’analyse des causes de la guerre de Crimée reste partielle chez Renouvin. Elle l’est plus encore sous la plume de Jean-Baptiste Duroselle. Dans sa grande synthèse sur L’Europe de 1815 à nos jours, l’historien écrivait :
- 4 Jean-Baptiste Duroselle, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 1964 (Nouvelle Clio), p. 130.
L’Angleterre a un intérêt réel en jeu. Il n’est pas surprenant qu’elle pousse la Turquie à résister et que, la guerre s’étant déclenchée entre Russes et Turcs, elle finisse par intervenir. Par contre, on comprend mal que Napoléon III lui emboîte le pas. Pour la France, c’est à peu près uniquement une question de prestige4.
8On retrouve ici l’idée – fausse – selon laquelle la France a « emboîté le pas » de l’Angleterre en 1853 – nous avons montré largement au cours des conférences de l’année 2021-2022 à quel point la réalité était différente. Mais là n’est pas l’essentiel. Pour ces deux grands historiens, l’enjeu diplomatique de la guerre de Crimée est resté, au fond, une énigme – un point de vue aujourd’hui largement exploité par les partisans de la Russie, qui essayent de prouver par des arguments historiques que la Russie et la France ont tort de s’affronter.
- 5 L’ouvrage ancien de Charles Dupuis, Le Principe d’équilibre et le concert européen de la paix de We (...)
9Mais depuis les deux dernières décennies, un courant historiographique a apporté certaines clefs de lecture qui permettent de comprendre la guerre de Crimée, en étudiant le système international du xixe siècle, par la notion de « Concert européen » – c’est-à-dire les formes de concertation collective des grandes puissances, de diplomatie multilatérale sur les questions internationales d’intérêt général5. Or, si l’on considère l’ensemble du siècle, la place de la guerre de Crimée et de sa conclusion diplomatique, le congrès de Paris de 1856, se révèlent considérables dans l’histoire du Concert européen.
10Quelques rappels s’imposent. Dans sa première phase, entre 1815 et 1830, le Concert européen était centré sur les problèmes de l’Europe stricto sensu et sur la lutte contre les révolutions. Mais il s’est montré inapte à gérer les questions d’intérêt général, notamment la question grecque, qui relevait alors de la « Question d’Orient ». Au contraire, dans sa deuxième phase, les années trente et quarante, le Concert a réussi à gérer la crise orientale de 1840, à maintenir l’équilibre des puissances en Orient, en forçant la France à réduire ses ambitions et son soutien à l’Égypte de Méhémet-Ali. La crise de 1840 a commencé à élargir le champ d’action du Concert européen vers l’Orient, et a consolidé le système en montrant que l’isolement d’une puissance (alors la France) face à toutes les autres pouvait contraindre celle-là à « rentrer dans le rang », si l’on peut dire ; le Concert européen devenait donc un moyen efficace de préserver l’équilibre européen. D’une certaine façon, le versant diplomatique de la guerre de Crimée et le congrès de Paris sont la réplique inversée de la crise de 1840, tournée cette fois contre la Russie pour l’isoler et faire obstacle à son ambition excessive en Orient.
11Lors de la grande commotion révolutionnaire de 1848-1849, les tentatives de gestion collective des affaires européennes ont échoué ; le Concert est de nouveau affaibli. C’est dans ce contexte qu’éclate la nouvelle crise orientale, et ce n’est évidemment pas un hasard. L’Europe politique est à un tournant. Va-t-on assister à la fin du Concert européen, c’est-à-dire à la fin du système international péniblement construit depuis la chute de Napoléon, et au retour d’un « système copartageant » digne des pires heures de la diplomatie d’Ancien Régime ? Ou bien, au contraire, le Concert européen va-t-il entrer dans une nouvelle phase en étendant son champ d’action à la Question d’Orient ? Tel est au fond la question des années 1853 à 1856. Autrement dit, pourra-t-on imposer à la Russie – et du même coup à toutes les grandes puissances – le principe d’une gestion collective de la Question d’Orient, par une diplomatie et des traités multilatéraux ? Ou bien le sort de l’Empire ottoman déprendra-t-il d’accords bilatéraux entre la Turquie et la Russie, solution qui mettrait évidemment la première à la merci de la seconde ?
12Telles sont les questions que doivent trancher, non seulement les armées sur les champs de bataille, mais aussi les diplomates pendant les trois phases de négociations multilatérales : la première, celle de 1853, précède la guerre ; la deuxième a lieu pendant la guerre, car les discussions diplomatiques ont été très intenses lors même qu’on se battait en Orient ; et la troisième est le congrès de Paris de 1856 qui met fin au conflit. La première étape ayant été amplement étudiée l’année dernière, c’est aux deux autres étapes qu’ont été consacrées les conférences de ce cycle : la diplomatie pendant la guerre et après la guerre.
13Pendant la guerre de Crimée, les négociations n’ont jamais cessé, y compris avec la Russie. Et ces négociations ont été essentiellement multilatérales. Renforcé et même réveillé par la résistance franco-anglaise en 1853, le Concert européen fonctionne à nouveau. Dès la fin juillet 1853, une conférence se réunit à Vienne, avec les ambassadeurs des quatre grandes puissances (France, Angleterre, Autriche, Prusse). L’analogie avec les négociations de la convention de Londres en juillet 1840 est frappante (à l’époque, quatre puissances s’étaient entendues contre la France). À Vienne, l’ambassadeur russe est invité mais il ne participe pas ; le ministre autrichien des Affaires étrangères le voit à part : le Russe est donc dans la négociation tout de même.
14Les conférences ont permis de retracer dans ses grandes lignes et avec de nombreux documents inédits l’histoire de ces négociations de Vienne, qui ont duré, sous diverses formes et malgré des interruptions, jusqu’au début de l’année 1856, soit deux années et demi. Il faut retenir que la diplomatie européenne a cherché des compromis pourvu que l’accord fût collectif. Mais ces négociations, destinées d’abord à empêcher la guerre puis à proposer des sorties de guerre acceptables, ont finalement toutes échouées, principalement parce que les grandes puissances ne parvenaient pas à faire bloc face à la Russie. La Prusse est restée neutre tout en penchant plutôt du côté russe ; quant à l’Autriche, elle est restée longtemps indécise.
- 6 Lettre confidentielle de Drouyn de Lhuys à Napoléon III, Paris, le 27 octobre 1853. Archives nation (...)
15Mais si, pendant toute cette phase, l’Autriche hésite sur la ligne à suivre, elle joue pleinement le jeu du Concert européen. Les négociations ont lieu chez elle. Au surplus, elle peut espérer y gagner des avantages futurs sur le Danube ou dans les Balkans. Pour la France et l’Angleterre, l’un des grands enjeux de la période est de faire basculer l’Autriche du côté de l’alliance. La diplomatie française, surtout, cherche à « élargir le cercle » selon l’expression du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys à Napoléon III6. Dans l’idée du ministre français, qui est le grand artisan de cette politique, l’alliance franco-anglaise n’est qu’un début : l’objectif est d’isoler le tsar, donc de rallier l’Autriche – pour la Prusse, on se contentera de la maintenir dans sa neutralité, un positionnement antirusse étant inenvisageable alors à Berlin. Une fois isolée, la Russie pourrait accepter de reconnaître son échec ou de négocier un compromis avec l’Europe. C’est pourquoi toute l’histoire diplomatique de la guerre de Crimée, c’est-à-dire l’histoire des négociations qui ont été conduites pendant le conflit, même en vain, est une étape importante de l’histoire du Concert européen.
16Ainsi la France, l’Angleterre et l’Autriche définissent-elles ensemble, à l’été 1854, des objectifs communs : 1o fin du protectorat russe sur les Principautés danubiennes ; 2o liberté de navigation du Danube ; 3o révision par le Concert européen du traité des Détroits pour limiter la prépondérance russe en mer Noire ; 4o fin de la prétention russe au protectorat sur les chrétiens de l’Empire ottoman, dont le statut serait réformé par le Sultan lui-même. Cet accord sur les « quatre garanties de Vienne » est une étape essentielle. Puis, le 2 décembre 1854, un traité est conclu avec l’Autriche, qui n’entre pas en guerre, mais prévoit l’éventualité d’une coopération armée. Quoi qu’il en soit, l’Autriche a pris nettement ses distances avec la Russie, tout en restant un « pont » possible pour des négociations. Celles-ci reprennent au printemps 1855, toujours à Vienne. Le siège de Sébastopol se prolonge, mais le contexte évolue, puisque le tsar Nicolas est mort. Pourra-t-on faire accepter à son fils Alexandre II un arrêt des hostilités et une paix de compromis ?
17L’enjeu de cette nouvelle étape des négociations multilatérales paraît si important que le ministre français des Affaires étrangères décide de se rendre en personne à Vienne, où il s’installe avec quelques collaborateurs pendant un mois entier (avril 1855). Grâce à plusieurs récits, notamment les Souvenirs inédits d’Hippolyte Desprez, dont le maître de conférences prépare l’édition, il a été possible d’étudier en profondeur cette phase méconnue et pourtant décisive des négociations. Les Occidentaux se montrent plus exigeants et envisagent désormais une neutralisation complète de la mer Noire après la guerre. Pourtant, de laborieuses négociations avec la Russie paraissent un moment sur le point d’aboutir. Mais le prix du compromis serait de renoncer à neutraliser la mer Noire. Or, ce qui était acceptable à Paris et à Londres quelques mois plus tôt ne l’est plus au printemps 1855. Alors que la France et la Grande-Bretagne font une guerre très meurtrière et très coûteuse depuis une année et demie, les gouvernements de Paris et de Londres ne pensent plus possible d’accepter ou de faire accepter par les opinions publiques une paix de compromis. Pour eux, la négociation menée par les diplomates à Vienne n’est plus la priorité : il faut vaincre à Sébastopol et imposer à la Russie la neutralisation de la mer Noire.
18Malgré leur échec, les conférences de Vienne ont habitué les puissances à une pratique continuelle de la négociation collective, tout en préparant la paix future. Parallèlement, les agents des grandes puissances à Constantinople ont pris eux aussi l’habitude de négocier et de préparer les futures réformes de l’Empire ottoman.
19On connaît la suite. Après la prise de Sébastopol, les négociations reprennent à Vienne, dans la continuité des précédentes phases, mais cette fois sous la menace d’une nouvelle campagne préparée par les Anglais dans la Baltique. Vaincue, la Russie consent finalement à l’arrêt des hostilités.
20Peut alors commencer la dernière phase, celle de la négociation du traité de paix. L’Europe se réunit en congrès à Paris, de février à avril 1856 : c’est le premier événement majeur ayant pour cadre le Quai d’Orsay. Moins connu que le congrès de Vienne, mais vécu comme une revanche diplomatique de Napoléon III quarante ans après le triomphe des vainqueurs de Napoléon en 1814-1815, le congrès de Paris permit à la diplomatie française de se placer habilement au centre du jeu diplomatique, et à devenir le pivot du système international sauvé par la victoire des alliés contre la Russie en Crimée. En n’abusant pas de la victoire, Napoléon III pu conquérir un leadership moral en Europe, qu’il conserva quelques années.
- 7 Il a donné lieu tout de même en 2006, pour ses 150 ans, à un colloque au Quai d’Orsay et à une expo (...)
21Le congrès de Paris est resté longtemps dans l’oubli7. Il n’est plus guère connu que des habitués du Quai d’Orsay qui fréquentent le « salon du congrès », au rez-de-chaussée du ministère, et des historiens du droit international public qui se rappellent la déclaration sur le droit maritime ou l’introduction du principe de la médiation en cas de conflit entre deux puissances signataires. Avec le recul, le congrès de Paris apparaît en effet comme un tournant essentiel dans le développement du droit international. Mais son œuvre politique n’est pas moins intéressante, même si elle a été moins durable. Le traité de Paris, signé le 30 mars 1856, a été vécu en France comme une véritable revanche sur le congrès de Vienne qui avait redessiné l’Europe après la défaite de Napoléon. En 1856, si la première puissance mondiale est incontestablement l’Angleterre, le leadership sur le continent européen est enlevé à la Russie et repris par la France.
22L’histoire du congrès de Paris est donc l’histoire d’un succès. Non seulement pour la France, mais aussi pour l’Europe qui invente une diplomatie multilatérale moderne et redonne un nouveau souffle au Concert européen.
23Avant même d’avoir commencé, le congrès est déjà une victoire symbolique pour Napoléon III : en proposant de déplacer les négociations de Vienne à Paris, l’Angleterre et la Russie ont reconnu les mérites de la diplomatie française. Le symbole est d’autant plus fort que le congrès sera présidé par le ministre français des Affaires étrangères, qui n’est autre que le comte Walewski, fils naturel de Napoléon Ier et de Maria Walewska.
24Chaque puissance sera représentée par deux plénipotentiaires : son ministre des Affaires étrangères et son ambassadeur à Paris. Pour la France, le second plénipotentiaire sera le baron de Bourqueney, ambassadeur à Vienne, qui fera ainsi la continuité avec les négociations multilatérales qu’il a conduites pendant la guerre.
25Le congrès n’aura pas à débattre des grands principes d’ores et déjà acceptés par la Russie pour prix de sa défaite militaire : la neutralisation de la mer Noire d’une part, l’indépendance et de l’intégrité de l’Empire ottoman garanties par les grandes puissances d’autre part. En outre, le Sultan promulgue avant le congrès un décret sur le statut des chrétiens de son Empire, ce qui écarte ce sujet du congrès. Et de la question des Lieux-saints, qui avait servi de détonateur en 1853, il ne sera jamais question. Il reste donc à fixer tous les détails de l’application des grands principes, et aussi à décider du sort des principautés roumaines – Moldavie et Valachie – qui font partie de l’Empire ottoman mais doivent être dotées d’un nouveau statut. En fait, le congrès ne se contentera pas de régler ces questions, il ira au-delà de son programme initial.
26Le 25 février, à midi, une immense foule s’est réunie sur les quais de la Seine, aux abords des Affaires étrangères, installées depuis septembre 1853 dans un ministère tout neuf. Les plénipotentiaires arrivent pour la première séance, qui se tient dans le salon des Ambassadeurs, au rez-de-chaussée. Au centre, une grande table ronde recouverte d’un tapis de velours vert fabriquée pour la circonstance. Autour d’elle, les douze plénipotentiaires prennent place dans l’ordre alphabétique du pays qu’ils représentent : Autriche, France, Grande-Bretagne, Russie, Sardaigne et Turquie. Une petite table carrée est ajoutée, à l’usage du secrétaire du congrès, le Français Vincent Benedetti, directeur des affaires politiques au Ministère, qui rédigera les protocoles. Un absent de marque : la Prusse. Écartée du fait de sa neutralité dans la guerre, elle va être « repêchée » par Napoléon III lui-même, qui fait accepter par les puissances (et notamment aux Britanniques, très réticents) le principe d’ouvrir finalement le congrès aux Prussiens. Ils seront introduits le 18 mars, alors que toutes les grandes décisions auront été prises. Mais ils seront signataires, ce qui est le plus important du point de vue du Concert européen, soucieux de la solidité du futur traité.
27Le premier acte est de prolonger l’armistice jusqu’au 31 mars : le congrès se donne donc un bon mois pour conclure un traité de paix. Les progrès techniques récents, avec le développement des lignes télégraphiques, permet cette relative rapidité, car les plénipotentiaires peuvent échanger désormais plus facilement avec leur souverain ou leur gouvernement. Pendant les trois premières semaines, onze séances se succèdent tous les deux ou trois jours. Puis, à partir du 24 mars, on voit le rythme s’accélérer : une conférence par jour, afin de terminer le traité avant la fin du mois.
- 8 Jean-Claude Yon, « En marge des négociations : mondanités et spectacles pendant le congrès de Paris (...)
28Ajoutons que la « fête impériale » bat son plein, comme l’a montré naguère notre collègue Jean-Claude Yon en étudiant les spectacles donnés à Paris pendant le congrès8.
29Les discussions suivent, ainsi qu’il arrive dans toutes les grandes réunions diplomatiques deux formes différentes, officieuse et officielle. Dans l’intervalle des séances, les plénipotentiaires se communiquent leurs observations, les débattent, transigent et l’accord est presque toujours fait lorsqu’ils se réunissent in pleno. Aussi est-il très peu de séances qui aient agité le congrès. Il n’en est aucune qui ait remis la paix en question.
- 9 Édouard Gourdon, Histoire du congrès de Paris, Paris, Librairie nouvelle, 1957, p. 486-487.
Les plénipotentiaires se réunissaient souvent par groupes avant l’ouverture de la séance, soit dans le salon de la Rotonde, soit dans le jardin. Ces réunions avaient toujours lieu quand l’ordre du jour faisait pressentir quelques difficultés sérieuses. C’était la petite séance avant la grande, et il arrivait parfois que la petite séance durait (sic) beaucoup plus longtemps que l’autre. Généralement, les plénipotentiaires qui se savaient du même avis sur la question dont on allait s’occuper formaient un groupe, tandis que leurs adversaires en formaient un autre. On causait d’abord à voix basse, puis sur un mot, sur une interpellation, sur une demande de renseignements, les hommes se rapprochaient, les deux groupes se confondaient et les idées s’échangeaient. […] Le débat se calmait peu à peu, des concessions réciproques étaient faites, et quand le moment paraissait venu de mettre la main à l’œuvre définitive, on abandonnait l’ébauche, et le Congrès entrait en séance9.
30La lecture attentive des protocoles, dont des extraits significatifs ont été commentés pendant les conférences avec le concours actif des auditeurs et des étudiants, montre que le congrès ne se déroule pas comme un scénario convenu à l’avance : on tâtonne, on invente au fur et à mesure des méthodes de négociation et de rédaction. Les grandes questions à régler sont introduites au fur et à mesure des séances, mais sans attendre que les questions précédentes aient donné lieu à un accord. On aborde ainsi la question des frontières entre la Russie et l’Empire ottoman en Bessarabie et dans le Caucase, le problème des arsenaux sur les bords de la mer Noire neutralisée, les modalités de la libre navigation du Danube, et bien sûr le futur statut des principautés roumaines. Aussi doit-on débattre à chaque séance de plusieurs sujets différents, en faisant le point de l’avancement des négociations. Souvent, les plénipotentiaires doivent demander l’accord de leur gouvernement : grâce au télégraphe, il ne faut plus compter que quatre jours pour obtenir une réponse de Saint-Pétersbourg ou de Constantinople. À aucun moment un gouvernement n’a infirmé la position de ses représentants au congrès en les obligeant à revenir sur une négociation et sur les termes d’un accord sur lesquels ils s’étaient avancés sous réserve de l’approbation de leur souverain.
31En général, les questions introduites en séance plénière ne font pas l’unanimité. La méthode est toujours la même : après un premier échange, les positions sont exposées et le différend constaté, la négociation est alors ajournée. Mais on ne se contente pas de la renvoyer à une séance prochaine : l’habitude se prend de nommer une commission particulière, composée d’un plénipotentiaire des pays les plus directement concernés, afin de chercher une rédaction acceptable par tous. C’est ainsi que, de jour en jour au cours du mois de mars, le fonctionnement du congrès devient de plus en plus complexe. Plusieurs « chantiers » se déroulent en parallèle. En réalité, la charge de travail la plus importante revient aux seconds plénipotentiaires, qui sont généralement chargés de préparer et de négocier des rédactions nouvelles entre deux séances. La multiplication de ces commissions finit par donner l’idée d’une Commission de rédaction, composée de tous les seconds plénipotentiaires et dirigée par le Français Bourqueney. On finit par lui confier directement la rédaction des articles, qui sont ensuite proposés en séance plénière.
32Ainsi armé, le congrès avance assez vite. Le 18 mars, après trois semaines de travail seulement, Bourqueney peut déjà présenter au congrès une vision d’ensemble du futur traité. Mais il faut préciser que le sujet le plus débattu, la question des principautés roumaines, a été remise à plus tard. Le problème à trancher est le suivant : la Moldavie et la Valachie, dont les populations sont de même langue, de même religion, de même culture, seront-elles à l’avenir réunies en une seule principauté au lieu des deux actuelles ? La Turquie et l’Autriche y sont très hostiles, tandis que la France, l’Angleterre et la Russie y sont favorables, affirmant que cette « Roumanie » sera plus forte si elle est unifiée. L’argument en faveur de l’union est fondé sur le vœu des populations, dont on suppose qu’elles désirent leur union. Mais les Turcs et les Autrichiens prétendent qu’il n’en est rien et qu’au contraire, les populations veulent rester séparées. On va vers le blocage. Le 10 mars, le congrès décide de former une commission de trois de ses membres. C’est dans ce cadre que naît l’idée d’une consultation des populations sous le contrôle d’une commission européenne, cette consultation devant être suivie d’une conférence internationale qui entérinera le vœu des Roumains, et fixera leur statut. La solution est donc remise à plus tard, mais elle reste dans la main du Concert européen. Et pour la première fois, le principe de consultation des populations entre dans la diplomatie.
33Les trois dernières séances sont consacrées à une lecture complète et attentive de l’ensemble du traité et des conventions qui lui seront jointes. Le traité est parafé le 29 mars et c’est le dimanche 30 mars, à midi, dans la salle habituelle des délibérations, que les plénipotentiaires y apposent leur signature et le sceau de leurs armes. Clarendon propose alors de se rendre aux Tuileries pour informer l’Empereur de la fin des travaux du congrès et lui témoigner la reconnaissance pour son hospitalité.
34C’est dans cette atmosphère qu’on peut dire non seulement irénique – c’est de circonstance lorsque la paix est conclue – mais excessivement optimiste, que le congrès entre dans une deuxième phase. Celle-ci n’était pas prévue à l’origine et elle n’a d’ailleurs pas de rapport direct avec le traité de paix. Non contents d’avoir pacifié l’Orient, les organisateurs du congrès abordent des problèmes qui pèsent sur la situation générale de l’Europe. Le 8 avril, à la 22e session, Walewski prend la parole et tient un exposé en trois points : il fait une longue diatribe contre la presse belge qui, à l’abri d’une législation très libérale, laisse se multiplier les attaques de politique intérieure contre l’Empire français ; il dit un mot de la situation politique et financière de la Grèce, source d’inquiétude très vive ; et il parle enfin de l’Italie, exprimant le souhait de voir prendre fin la double occupation des États pontificaux (autrichienne au Nord, française au Sud), et appelant le roi de Naples à faire preuve de clémence et de modération. Il s’ensuit un débat tendu portant surtout sur l’Italie.
35Cette séance du 8 avril est restée célèbre. Elle était une victoire incontestable pour Cavour, qui, avec l’appui des Anglais, avait obtenu de Napoléon III que le congrès parlât de l’Italie. La discussion se poursuit lors de la conférence du 14 avril, mais cette séance et la suivante, le 16 avril portent essentiellement sur les règles de droit maritime en temps de guerre – encore un sujet qui n’était pas prévu à l’origine. Dès la séance du 16 avril achevée, les plénipotentiaires commencent à quitter Paris. Les seconds restent encore, pour quelques jours encore, jusqu’à l’échange des ratifications.
36Il convenait alors de construire une interprétation historique des événements et de dégager leur place dans l’histoire de la diplomatie et plus spécifiquement dans l’histoire de la négociation.
37Comment le congrès a-t-il réalisé son ambition, que le chroniqueur de la Revue des deux mondes définissait ainsi le 14 février 1856 : « Le congrès doit satisfaire les vainqueurs sans humilier les vaincus [et offrir] une transaction élevée propre à sauvegarder la dignité des peuples, en devenant une règle nouvelle des relations européennes » ?
38Deux questions lourdes qui auraient pu faire échouer le congrès sont écartées : la question des Lieux saints n’est jamais abordée (on conserve le statu quo issu de décrets de 1852, considéré implicitement comme satisfaisant) ; le problème général du statut des chrétiens de l’Empire ottoman a été réglé avant l’ouverture, privant ainsi la Russie de son principal prétexte d’intervention en Orient. Quant aux éléments principaux du traité, ils sont considérés comme préalables et ne seront plus à négocier en principe : la neutralisation de la mer Noire et l’intégrité de l’Empire ottoman. La question de la Roumanie est abordée au congrès mais sa solution définitive est finalement renvoyée à plus tard, avec une méthode de travail assez précise qui a fait consensus au congrès. L’idée de donner un préambule au traité, avec des principes généraux, a été écartée pour ne pas risquer de briser inutilement l’accord en gestation entre toutes les puissances sur les stipulations. Le congrès a désamorcé autant que possible les causes probables d’échec ou de blocage.
39Le congrès s’est donné cinq semaines, ce qui n’est ni trop court (risque de compromis précipités et finalement dénoncés), ni trop long (risque d’événements nouveaux modifiant la situation internationale globale). Il met sur la table les questions les unes après les autres, mais sans attendre d’avoir trouvé la solution de chaque problème avant d’aborder le suivant. Après le premier constat de désaccord en séance plénière, les questions à négocier sont renvoyées et isolées. Elles sont traitées séparément en petites commissions – même si lesdites commissions sont composées en général des mêmes personnes – ce qui permet au négociateur de conserver une vision globale. Le compromis une fois trouvé, la rédaction est proposée en séance plénière. Le rythme du congrès – une séance tous les deux jours en moyenne – permet d’aller assez vite. La sociabilité diplomatique, portée à son comble, joue tout son rôle, et permet des échanges informels à tout moment entre tous les participants, y compris les Russes, au demeurant fort bien reçus par les Parisiens. En effet, la Russie n’est pas à Paris pour subir un Diktat de ses vainqueurs : elle participe aux débats à égalité de dignité avec les autres puissances. L’Autriche, qui n’a pas fait la guerre contre la Russie, n’est pas reléguée au second plan pour autant. Et la Prusse elle-même finit par être invitée au congrès. La coalition des vainqueurs ne dicte pas sa loi ; les cartes sont rebattues et de nouvelles alliances peuvent se former. Le jeu est ouvert. L’idée est donc moins de consacrer une victoire et de toucher les dividendes d’un investissement militaire, que de mettre en scène une Europe nouvelle, différente de celle de 1815. Mais surtout, la France conquiert une grande autorité morale car elle ne demande rien pour elle : ses buts de guerre se confondaient avec l’intérêt général de l’Europe (équilibre des puissances par la stabilité en Orient ; neutralisation de la mer Noire) ; et si elle défend certaines opinions (sur l’unification de la Roumanie notamment) conformes à ses intérêts ou à sa vision politique, ce n’est jamais seule, mais avec d’autres puissances (souvent même avec la Russie).
40Le congrès de Paris est un huis-clos spectaculaire. Il se déroule dans le plus grand secret – sauf Cavour qui est parfois trop bavard avec les journalistes. Le contenu même du traité du 30 mars 1856 ne sera connu du public qu’après les ratifications. Mais si le public doit se contenter de rumeurs sur le fond du traité, il assiste à un événement historique considérable. La présence d’hommes d’État étrangers, les fêtes continuelles, puis l’annonce de la signature du traité se déroulent sans aucune animosité contre les vaincus – nous sommes avant l’ère des nationalismes. Non seulement le tout Paris impérial mais toute l’Europe ont les yeux tournés vers le Quai d’Orsay, en attente de la conclusion de la paix. On ne peut comprendre que les grandes puissances aient fait tant de concessions sans ce poids de l’opinion, poids très réel nonobstant le secret : personne n’avait intérêt à prendre la responsabilité d’un échec, ni même à retarder la paix.
41Au lendemain du congrès, certains observateurs ont fait remarquer – pour s’en plaindre – qu’à la lecture du traité, on ne savait plus qui avait gagné ou perdu la guerre. Par la suite, l’historiographie républicaine a minimisé le congrès de Paris en reprochant à Napoléon III d’avoir fait la guerre au bénéfice des intérêts stratégiques anglais et non des intérêts nationaux français. C’est mal comprendre le succès de la diplomatie française en 1856. Depuis la Révolution et l’Empire, la France a été vue en Europe comme une source d’instabilité et de guerre, et sa position diplomatique n’est pas à la hauteur de sa puissance réelle. Le congrès de Paris lui permet de se présenter comme une grande puissance victorieuse mais modérée, jouant le jeu du Concert européen au profit de l’intérêt général, même lorsqu’elle introduit le principe des nationalités. En 1856, la France se voit reconnaître le rôle d’arbitre de l’Europe.
- 10 Le traité de Paris, par un ancien diplomate, Paris, Firmin Didot, 1856.
42L’avant-dernière conférence a été consacrée à la lecture commentée d’un opuscule anonyme paru à Paris au lendemain du congrès10, pour en proposer à l’opinion publique un résumé, et dont le maître de conférences a pu prouver qu’il a été écrit par un agent du Quai d’Orsay, Hippolyte Desprez, rédacteur à la direction politique. Cette « histoire officielle » livrée par le gouvernement au public du temps est évidemment très éclairante, car cette période est marquée par un souci plus grand de l’opinion publique dans la politique étrangère.
43« La guerre n’a pas eu seulement pour résultat de rattacher étroitement l’avenir de l’empire ottoman au système fédératif de l’Europe », lisait-on dans cet opuscule écrit au Quai d’Orsay ; « elle a eu sur la politique générale et sur la situation respective des puissances des effets aussi importants qu’imprévus ».
44En somme, la guerre de Crimée et le congrès de Paris ont refondé le système international, en donnant une nouvelle base au Concert européen, et ont placé la France dans une position de grande puissance libre de ses alliances, au cœur du système.
45Quant à la dernière conférence, elle a permis de commenter une sélection de lettres de diplomates de l’époque, conservées dans les « papiers d’agents » des archives diplomatiques, donnant leurs commentaires du congrès « à chaud ».
- 11 C’est-à-dire celle de 1815 après le congrès de Vienne.
- 12 Lettre particulière de Bourqueney à Édouard Thouvenel, ambassadeur à Constantinople, Paris, le 14 a (...)
Elle est belle, elle est grande cette paix que nous venons de signer, écrit Bourqueney : durera-t-elle quarante ans comme l’autre11 ? Ne demandons pas à la Providence ses secrets ; contentons-nous de ses bienfaits. Quant à l’acteur principal [Napoléon III], il n’a jamais eu plus de sang-froid et de calme : l’Europe s’en va enivrée de lui12.
- 13 Lettre particulière du général Aupick, ancien ambassadeur, à Thouvenel, Paris, le 3 mars 1856. AMAE (...)
46Dans le petit monde des diplomates français, le temps est à l’enthousiasme. Dans une lettre qu’il écrit à l’un de ses collègues, un ambassadeur s’extasie sur le peu d’années passées depuis les commotions de 1848 et parle « d’une paix honorable qui replace d’un bond la France à la tête de l’Europe civilisée »13.
47Enfin, le maître de conférences a commenté des extraits des Souvenirs du ministère des Affaires étrangères inédits d’Hippolyte Desprez qui donnait, à la fin du siècle, avec le recul, sa lecture du congrès de Paris et de cette période faste de la diplomatie française :
- 14 Hippolyte Desprez, Souvenirs du ministère des Affaires étrangères. AMAE, Papiers Desprez, vol. 22.
Tout nous souriait aux débuts du Second Empire. Par un heureux ensemble de circonstances aussi bien que par le mérite supérieur des hommes qui dirigeaient la politique française, le nouveau gouvernement était en état de saisir l’occasion des grandes entreprises et la Russie nous l’offrait. On avait la jeunesse, l’audace, la certitude d’être dans le vrai, la foi sincère en la puissance de notre droit. […]. La France était vengée de ses défaites de 1815 et de l’état de suspicion dans lequel les Cabinets l’avaient tenue presque constamment depuis lors. Elle n’avait pas seulement brisé par les négociations et par les armes, l’ancienne coalition, elle reprenait le premier rang parmi les grandes cours, et, pendant d’heureuses et brillantes années, elle gardait sans opposition, je dirais presque sans rivalité […]. Elle exerçait une sorte d’arbitrage moral. On la consultait de toutes parts et on l’écoutait. Le gouvernement de Napoléon III était alors dans toute la force du terme le défenseur attitré de l’équilibre général. C’est ainsi qu’il avait rallié la presque totalité des puissances européennes, petites ou grandes à la cause défendue en Orient et que la Russie elle-même put s’incliner devant le triomphe de la France et de ses alliés sans s’humilier14.
48Desprez ajoute aussitôt : « Mais cette époque était travaillée par des aspirations qui, certainement généreuses dans leur principe, pouvaient devenir funestes dans leurs conséquences. » C’est à ces « aspirations », et d’abord à l’usage que la diplomatie française a fait de sa puissance retrouvée, dans les années qui ont suivi le congrès de Paris, que seront consacrées les conférences de l’année prochaine 2023-2024.
Notes
1 Antonin Debidour, « Napoléon III », dans La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. 24, Paris, H. Lamirault et Cie, éditeurs, 1899, p. 797. Pierre Larousse, dans la notice sur « Napoléon III » de son Grand Dictionnaire encyclopédique du XIXe siècle, publiée en 1874 dans le tome XI, comporte déjà cette idée : « Dès 1854, la France put voir de quelle façon son nouveau maître mettait en pratique son axiome fameux : “l’Empire c’est la paix”. Désireux de faire figure dans le monde des Césars où il s’était nuitamment introduit, et de montrer qu’il était bien le représentant de la politique napoléonienne, il saisit avec empressement l’occasion qui s’offrit à lui et se joignit à l’Angleterre (10 avril 1854) pour défendre la Turquie contre la Russie. » Mais plus loin, Pierre Larousse explique tout de même que « la paix, signée le 30 mars [1856], eut pour résultat d’amener la neutralisation de la mer Noire et d’empêcher l’absorption par la Russie de l’empire ottoman », preuve qu’au fond il avait parfaitement bien perçu l’enjeu de la guerre de Crimée. Voir ma réédition de la notice « Napoléon III » de Pierre Larousse dans mon recueil, Napoléon III. L’empereur mal aimé, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 342-343.
2 Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales, t. V, Paris, Hachette, 1954, p. 291.
3 P. Renouvin, Histoire des relations internationales, V, p. 291.
4 Jean-Baptiste Duroselle, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 1964 (Nouvelle Clio), p. 130.
5 L’ouvrage ancien de Charles Dupuis, Le Principe d’équilibre et le concert européen de la paix de Westphalie à l’acte d’Algésiras (Paris, Perrin, 1909), rend encore service, pour les faits qu’il établit et surtout pour les mises en perspective qui gardent un certain intérêt. Mais on se réfère ici à l’historiographie renouvelée depuis une vingtaine d’année, en France autour de Georges-Henri Soutou (L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 2007 [Nouvelle Clio] précédé par l’ouvrage collectif L’Ordre européen du XVIe au XXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1998), ou Jacques-Alain de Sédouy (Le Concert européen. Aux origines de l’Europe. 1814-1914, Paris, Fayard, 2009). Et dès 1997, l’article d’Yves Bruley, « Le Concert européen sous le Second Empire », Relations internationales, no 90 (1997), p. 145-163. À noter aussi l’intéressant collectif : Du « Concert européen » au concert mondial, 1815-2015, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no 42 (2015) [disponible gratuitement en ligne sur le site de l’université Paris I].
6 Lettre confidentielle de Drouyn de Lhuys à Napoléon III, Paris, le 27 octobre 1853. Archives nationales, 400AP 56, f. 64. Dans cette lettre, le ministre se livrait à un exercice de pédagogie avec l’Empereur, pour qui l’essentiel était l’alliance avec Londres et non le basculement de l’Autriche dans l’alliance.
7 Il a donné lieu tout de même en 2006, pour ses 150 ans, à un colloque au Quai d’Orsay et à une exposition aux Invalides. Actes du colloque : Gilbert Ameil, Isabelle Nathan et Georges-Henri Soutou, Le congrès de Paris (1856), un événement fondateur, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2009. Catalogue de l’exposition : Napoléon III et l’Europe, 1856 : le congrès de Paris, Éditions Artlys, Paris, 2006.
8 Jean-Claude Yon, « En marge des négociations : mondanités et spectacles pendant le congrès de Paris », Le congrès de Paris (1856), p. 171-184.
9 Édouard Gourdon, Histoire du congrès de Paris, Paris, Librairie nouvelle, 1957, p. 486-487.
10 Le traité de Paris, par un ancien diplomate, Paris, Firmin Didot, 1856.
11 C’est-à-dire celle de 1815 après le congrès de Vienne.
12 Lettre particulière de Bourqueney à Édouard Thouvenel, ambassadeur à Constantinople, Paris, le 14 avril 1856. Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Papiers Thouvenel, vol. 5, f. 277.
13 Lettre particulière du général Aupick, ancien ambassadeur, à Thouvenel, Paris, le 3 mars 1856. AMAE, Papiers Thouvenel, vol. 1, f. 352.
14 Hippolyte Desprez, Souvenirs du ministère des Affaires étrangères. AMAE, Papiers Desprez, vol. 22.
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Référence papier
Yves Bruley, « Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 386-397.
Référence électronique
Yves Bruley, « Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7295 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t4j
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