Histoire culturelle des techniques à partir du Moyen Âge
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : I. Le voyage de l’ingénieur (XVIe-XXe siècle). — II. Actualités de la recherche.
Texte intégral
- 1 Stéphane Van Damme, « Introduction », dans Histoire des sciences et des techniques, t. 1. De la Ren (...)
1L’enquête engagée en 2022-2023 a porté sur les pratiques et les modalités de restitution du voyage chez les ingénieurs à l’époque moderne et contemporaine. Elle s’est fondée sur le constat que l’historiographie, perpétuant un cloisonnement disciplinaire convenu, a porté peu d’intérêt à la production des ingénieurs, qu’ils aient été civils ou militaires (carnets, journaux, croquis, minutes, dessins, mémoires, correspondances…) effectués lors ou à l’issue de leurs déplacements professionnels, déplacements dont les typologies même (explorations, relations, visites, courses, reconnaissances, missions, levés…), restent encore aujourd’hui mal circonscrites. De manière assez paradoxale, l’historiographie est essentiellement restée centrée sur l’étude de la forme canonique du récit d’explorations et / ou de découvertes et les publications qui en découlent et ce, en dépit des différents tournants épistémologiques qui ont profondément renouvelé tant les méthodes que les objets d’étude des historiens ces dernières décennies. Quid ainsi du renouvellement apporté par l’étude matérielle des formes du savoir, l’histoire de l’observation scientifique, l’histoire des circulations et des mobilités, l’analyse narrative et littéraire, pour ne citer que quelques exemples ? On ne peut donc que s’étonner de cette tache aveugle si l’on considère la fortune de la production viatique d’autres professionnels, tels les peintres, sculpteurs et architectes, au sujet desquels une abondante littérature a été produite, éclairant l’importance du voyage dans le cadre de leur formation mais également de l’ensemble de leur carrière. Pourtant, le voyage pour l’ingénieur, qu’il ait été à grande ou à petite échelle (c’est un point qui a été approfondi au cours de l’année) est constitutif d’un métier où la résolution de problèmes techniques passe bien souvent par l’étude et la comparaison avec d’autres modèles, la rencontre avec d’autres acteurs et la confrontation avec d’autres espaces. En d’autres termes, l’exercice du métier d’ingénieur leur a imposé de devoir se positionner en « situation d’incertitude », pour reprendre la formule de Stéphane Van Damme1. Ce n’est que grâce à cette mise en condition, cet estrangement exigé, que leur profession a pu participer aussi efficacement à la reconnaissance et à l’aménagement des territoires et des villes des États modernes en Europe.
2C’est donc sous la forme d’une enquête indiciaire, fondée sur l’analyse de « preuves » matérielles que les conférences ont été conduites. Elles ont été subdivisées en quatre grands thèmes qui ont permis d’approfondir plusieurs dossiers documentaires éclairant la transversalité de différentes cultures techniques, empiriques et / ou savantes. L’attention a été portée, tout au long de l’année, à dégager des typologies de sources et de documents à en saisir les « effets de sens » et à envisager comment leur apport peut nourrir la réflexion sur le métier de l’ingénieur et l’intelligence technique du xvie au xxe siècle.
- 2 Justin Stagl, A History of Curiosity: The Theory of Travel 1550-1800, Londres, Taylor & Francis Gro (...)
- 3 Bernard Forest de Bélidor, Architecture hydraulique, ou L’Art de conduire, d’élever et de ménager l (...)
- 4 Joan-Pau Rubiés et Francis Bacon, « Travel writing as a genre: facts, fictions and the invention of (...)
- 5 Marie-Noëlle Bourguet, Le monde dans un carnet, Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, Édi (...)
- 6 Amédée Frézier, Relation du voyage de la mer du sud aux côtes du Chily et du Perou, fait pendant le (...)
- 7 Jean-Baptiste Colbert, Lettres, Instructions et mémoires de Colbert, 5. Fortifications, sciences, l (...)
- 8 Albert de Rochas D’Aiglun, Vauban. Sa famille et ses écrits, ses Oisivetés et sa correspondance. An (...)
3La première série de conférences a porté sur l’exploration de la typologie du voyage scientifique et technique, portant attention, en premier lieu, aux modes et pratiques de déplacement des ingénieurs. Il s’est agi d’envisager l’étude de différentes sources nées, tour à tour, de l’observation directe (inspection, observation, manipulation...) et indirecte (envois, correspondances, lectures…), chacune engageant un rapport différent à l’objet, à son traitement et à ses processus d’expertise2. La notion de « voyage en chambre » notamment a été abordée en lien avec les conférences de l’année précédente qui avaient été consacrées à la publication au long cours de l’ouvrage de Bernard Forest de Bélidor (1698-1761), L’Architecture hydraulique, entre 1737 et 1750. Nous sommes notamment revenus sur le complexe système d’envois de documents, par les ingénieurs en poste dans les places frontières qui lui avait permis de restituer et de faire graver les expériences menées par les ingénieurs sur le territoire3. Cette production de documents liés au « voyage sans déplacement », nous a conduit à explorer les différentes typologies de sources documentant la circulation des ingénieurs4. Parmi l’immense production de documents viatiques, la tenue d’un carnet, « discipline obligée pour tout voyageur, qui plus est homme de science »5 a longtemps semblé être la production princeps de tout voyageur. L’enquête menée durant le premier semestre à partir des inventaires de portefeuilles et de collections des ingénieurs des colonies conservés au Service historique de l’armée de Terre, dont, au premier chef, celui d’Amédée Frézier (1682-1773), nous a permis d’affiner et de classer les documents liés à ses voyages, depuis la Relation du voyage de la mer du sud aux côtes du Chily et du Perou, fait pendant les années 1712, 1713 & 1714 jusqu’à ses envois de l’île de Saint-Domingue, puis de Landau6. Cette exploration a été complétée par l’examen des correspondances, ordres de missions, lettres, instructions envoyées aux ingénieurs avant leur départ, notamment à partir de la série des Cinq Cent Colbert conservés au département des manuscrits de la BNF. Plusieurs séances ont ainsi été consacrées à l’analyse des instructions de Colbert dans les années 16607. Enfin, nous avons achevé cette première série de conférences en relisant la correspondance de Vauban, « vagabond du roi » tout autant que figure fondatrice pour la structuration du voyage chez les ingénieurs militaires8.
- 9 Kapil Raj, « 18th-Century Pacific Voyages of Discovery, “Big Science” and the Shaping of a European (...)
- 10 Olga Medvedkova, Pierre le Grand et ses livres. Les arts et les sciences de l’Europe dans la biblio (...)
4La deuxième série de conférences a été consacrée à la matérialité du voyage. Durant ces séances, l’attention a été portée à affiner le crible d’analyse : utilisation de nouveaux instruments de mesure (lesquels ? Quels liens avec les académies, les écoles d’instruction ?), utilisation de nouvelles modalités d’enquête (questionnaires, tableaux, rapports, profils, restitution phasée…), prise en compte de la nouvelle relation qui s’instaure entre regard et expérimentation (changement de paradigme par rapport à la période précédente), participation active du voyageur (gestes, attitudes…) et observation collective, concertée, croisant regards et données9. Le premier dossier documentaire a concerné les relations de missions d’espionnage, ou plus justement de renseignement, effectuées par les ingénieurs au service de Pierre Le Grand, conservés à l’académie des sciences de Saint-Pétersbourg, qui voyageaient sans relâche en Europe pour alimenter les connaissances et les collections du Tzar10. Le croisement des collections de dessins et des correspondances des ingénieurs apporte notamment de précieux renseignements sur le matériel qu’ils emportaient avec eux, les modes d’envois des documents, les caisses, rouleaux et les boîtes qui renfermaient leurs acquisitions. Cette entreprise de re-matérialisation de l’espace du voyage a été complétée par l’étude des mémoires et manuscrits de Claude Masse (1652-1737) qui, entre la fin du xviie siècle et les premières décennies du xviiie siècle, arpentait l’Aunis, La Saintonge et la Guyenne accompagné de ses assistants pour lever les cartes du territoire. Cette seconde enquête a permis de mesurer le poids logistique du voyage, tant individuel que collectif, à différentes échelles, instaurant la figure de l’ingénieur voyageur comme un superviseur et un logisticien. La surveillance des assistants notamment et la supervision des jeunes ingénieurs notamment, que ce soit sur le terrain ou dans les bureaux, ainsi que la pratique de leur notation, tant pour redresser leurs défauts de comportement que pour évaluer leurs talents (coup d’œil, finesse du dessin) et les placer au mieux, illustre les rouages des réseaux logistiques progressivement mis en place à l’époque moderne. Ils engagent également à tirer profit de sources administratives encore rarement exploitées telles les rapports et les archives des institutions d’enseignement. Nous avons donc conclu les conférences en approfondissant cette notion du voyage comme résultante d’une communauté d’acteurs et du croisement d’observations, imposant, par là-même, la révision de la figure du savant-voyageur toujours convoquée par l’historiographie.
5Au cours de l’année, plusieurs collègues et étudiants ont également présenté leurs travaux durant les séminaires : Cécilia Paredes (Direction des monuments et sites, Bruxelles), Nouvelles approches, nouvelles relectures du voyage de Dürer aux Pays-Bas ; Michel Gallice (EPHE-PSL), Planifier et construire des stations d’altitude en Asie au XXe siècle : l’exemple des ingénieurs européens ; Florence Buttay (UniCaen), Les récits de voyage de Giorgio del Giglio, espion de Côme de Médicis au XVIe siècle dans l’Empire ottoman ; Ronan Bouttier (Paris I-Panthéon Sorbonne), Les ingénieurs français et la construction de Pondichéry au XIXe siècle. Nous avons également accueilli, à l’occasion de La semaine du Liban organisée par l’EPHE-PSL en novembre 2023, Jean Doumit (université Libanaise), qui a présenté son travail sur l’analyse du champ de bataille par système d’information géographique (SIG) à partir de l’étude de cas de la bataille de Beyrouth en 1520.
6Enfin, Edoardo Piccoli, professeur associé au Politecnico di Torino, directeur d’études invité de la chaire pour l’année 2023-2024, a proposé un cycle de conférences intitulé Turin : architecture et pouvoir d’une ville capitale au XVIIIe siècle.
Notes
1 Stéphane Van Damme, « Introduction », dans Histoire des sciences et des techniques, t. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 21.
2 Justin Stagl, A History of Curiosity: The Theory of Travel 1550-1800, Londres, Taylor & Francis Group, 1995 ; Lorraine Daston, Elizabeth Lunbeck (dir.), Histories of Scientific Observation, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
3 Bernard Forest de Bélidor, Architecture hydraulique, ou L’Art de conduire, d’élever et de ménager les eaux pour les différens besoins de la vie par M. Belidor, commissaire provincial d’artillerie, professeur royal de mathématiques, aux écoles du même corps, Paris, Charles Antoine Jombert, vol. 1 : 1737 ; vol. 2 : 1739 ; vol. 3 et 4 : 1750.
4 Joan-Pau Rubiés et Francis Bacon, « Travel writing as a genre: facts, fictions and the invention of a scientific discourse in early modern Europe », International Journal of Travel and Travel Writing, 5, 33 (2000), p. 5-33.
5 Marie-Noëlle Bourguet, Le monde dans un carnet, Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, Éditions du félin, 2017.
6 Amédée Frézier, Relation du voyage de la mer du sud aux côtes du Chily et du Perou, fait pendant les années 1712, 1713 & 1714, Paris, Jean-Geoffroy Nyon, 1716.
7 Jean-Baptiste Colbert, Lettres, Instructions et mémoires de Colbert, 5. Fortifications, sciences, lettres, beaux-arts, bâtiments publ. par Pierre Clément d’après les ordres de l’Empereur, Paris, Imprimerie Impériale,1861-1873.
8 Albert de Rochas D’Aiglun, Vauban. Sa famille et ses écrits, ses Oisivetés et sa correspondance. Analyse et extraits, t. I, Genève, Slatkine Reprints, 1972 ; Michèle Virol, Louis XIV et Vauban. Correspondances et agendas, Seyssel, Champ-Vallon, 2017.
9 Kapil Raj, « 18th-Century Pacific Voyages of Discovery, “Big Science” and the Shaping of a European Scientific and Technological Culture », History and Technology, 17 (2000), p. 79-98.
10 Olga Medvedkova, Pierre le Grand et ses livres. Les arts et les sciences de l’Europe dans la bibliothèque du Tsar, Paris, Pierre Baudry éditions, 2016.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Émilie d’Orgeix, « Histoire culturelle des techniques à partir du Moyen Âge », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 375-378.
Référence électronique
Émilie d’Orgeix, « Histoire culturelle des techniques à partir du Moyen Âge », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7268 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t4g
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